Les Royalistes du midi sous la révolution/02

Les Royalistes du midi sous la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 363-389).
LES
ROYALISTES DU MIDI
SOUS LA RÉVOLUTION

II.[1]
LE CAMP DE JALÉS.


I.

La vallée de Jalès, avec les hautes montagnes qui l’environnent, est un des sites les plus pittoresques du Vivarais. Desservie aujourd’hui par une ligne ferrée qui la met en communication directe avec Nîmes et autres villes du Midi elle semblait, en 1792, séparée de toute civilisation par sa ceinture de monts abrupts. On pouvait la comparer alors à un cirque immense, fermé de toutes parts et rendu inaccessible par une enceinte de murailles naturelles. C’est pour cela que les conspirateurs de Jalès y avaient établi le centre de leurs opérations.

A l’une de ses extrémités, on voyait, on voit encore un petit village, Berrias, où, malgré le voisinage des châteaux de Jalès et de Bannes, qui leur avaient longtemps servi de quartier-général, les royalistes ardens étaient en petit nombre. Dans les derniers jours du mois de juin de cette année, ce village, qui ne se soulevait pas assez vite au gré des contre-révolutionnaires, fut envahi par un détachement formé d’un certain nombre d’entre eux. Les citoyens qui pactisaient avec la révolution furent maltraités. On foula aux pieds des cocardes tricolores arrachées au chapeau des patriotes. La vie de plusieurs habitans de la commune fut menacée; on pilla diverses maisons. Ce mouvement isolé préludait à l’exécution d’autres plans. L’armée qui devait se réunir au premier signal était destinée à marcher sur le Puy, en se fortifiant en route de tous les mécontens. Le soulèvement devait s’effectuer dans la nuit du 8 au 9 juillet.

En vue de cette prise d’armes, le comte de Saillans, dès le premier jour de ce mois, envoyait de Saint-André-de-Cruzières, où il avait établi son quartier-général, des instructions et des ordres. A l’exception du château de Bannes, où, comme on l’a vu, le directoire de l’Ardèche entretenait une petite garnison, toute la vallée était en son pouvoir. Dans les auberges, les royalistes s’assemblaient tous les jours pour délibérer. A la porte des églises, ils affichaient nuitamment des proclamations incendiaires. Quelques-uns poussaient l’audace jusqu’à contraindre les curés constitutionnels à les lire en chaire. Ces proclamations signées du comte de Saillans, « chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant-colonel commandant des chasseurs du Roussillon, gentilhomme de la chambre de Monsieur, commandant en second, au nom de Monsieur et Monseigneur comte d’Artois, dans le bas Languedoc, Vivarais, Velay et Gévaudan, » étaient conçues en termes choisis pour frapper les imaginations naïves, pour faire croire aux paysans que la révolution touchait à sa fin et que l’ancien régime allait revivre. Les royalistes ne prenaient presque plus la peine de cacher leurs projets. Ils circulaient librement, enjoignant aux habitans des communes qu’ils traversaient de s’armer pour la bonne cause, prédisaient de terribles vengeances aux hésitans et aux tièdes, leur envoyaient des lettres anonymes pour les menacer du pillage prochain de leur maison, se faisaient héberger chez l’habitant et obligeaient partout le percepteur des impositions à verser entre leurs mains le contenu de sa caisse.

Pour appuyer ce recrutement forcé, les curés réfractaires refusaient d’entendre en confession ceux qui ne voulaient pas partir. Ils excitaient les catholiques à verser le sang des patriotes, à ravager leurs propriétés.

— Cette fois, ça ira, murmuraient-ils ; ceux qui rient aujourd’hui pleureront bientôt. A bas les patriotes! ajoutaient-ils; vous ne répéterez plus : « Vive la nation! » Si les protestans égorgent les catholiques, nous vous égorgerons aussi. »

Ils tenaient ces propos aux gendarmes eux-mêmes, essayaient de les détourner de leur devoir, leur faisaient honte de leur costume et inspiraient autour d’eux une terreur telle que nul de ceux à qui ils s’adressaient n’osait les dénoncer au directoire départemental. Déjà les royalistes étaient prêts à occuper Bannes et Bernas ; déjà, dans Saint-André-de-Cruzières, dans Naves, dans le Folcherand, l’autorité du comte de Saillans s’exerçait souverainement, et les autorités locales en étaient à se demander si les rumeurs qui faisaient allusion aux mouvemens royalistes étaient fondées. C’est à un incident inattendu qu’elles durent de connaître la vérité.

Ainsi qu’on l’a vu, le château de Bannes était occupé militairement Au commencement de l’année, la famille du Roure, à qui il appartenait, l’avait abandonné, n’y laissant que son chargé d’affaires, un notaire nommé Fabrégat. Les royalistes s’y étaient alors installés. Se croyant inexpugnables dans cette forteresse plantée sur Is roc, ils avaient fabriqué des balles avec les plombs des vitres puis tiré des coups de fusil sur les passans, aux cris de : « Vive le roi ! » Le district de Joyeuse s’était empressé d’envoyer deux brigades de gendarmerie et une compagnie du 59e pour les en expulser Cette petite garnison y était maintenant installée sous les ordres de deux officiers de gendarmerie, le capitaine de Bois-Bertrand et le lieutenant Roger. Elle s’efforçait de maintenir le calme dans le pays. Mais elle n’osait étendre son action au-delà d’un rayon très restreint, se sentant menacée par une force invisible et mystérieuse dont elle devinait l’existence sans pouvoir la saisir.

Le 1er juillet, un habitant d’un des hameaux de la commune de Bannes vint porter plainte à la gendarmerie cantonnée dans le château et déclarer que, durant la nuit, les arbres de son jardin avaient été coupés. Le lieutenant Roger, après avoir pris les ordres de son capitaine, se rendit sur les lieux afin de procéder à une enquête. Elle ne lui révéla rien quant au fait signalé, mais elle lui permit de constater qu’un nombreux rassemblement avait lieu a Saint-André-de-Cruzières, à quelques kilomètres de là, et que des hommes d’allures suspectes étaient réfugiés dans l’une des maisons de ce village. Il s’y transporta le lendemain avec un piquet de gendarmerie, trente hommes de la ligne, et quinze gardes nationaux de Berrias. Son entrée dans le village fut le signal d’un trouble extrême. De la maison vers laquelle il se dirigeait sortaient en fuyant une foule de gens. Il parvint à faire quelques prisonniers, dont il fouilla les poches. Dans celles de l’un d’eux, il trouva des papiers et les lut. Ils lui parurent si graves qu’il s’empressa de les envoyer aux autorités départementales en permanence à Joyeuse. Puis il retourna au château de Bannes.

Le lendemain, à la pointe du jour, le capitaine de Bois-Bertrand entendit sonner le tocsin et battre la générale. Bientôt il vit apparaître, marchant vers le château dont il avait la défense, une bande conduite par un jeune officier, qui n’était autre que le chevalier de Melon et qui le somma, au nom du roi, d’avoir, lui et les siens, à évacuer le fort, sommation à laquelle il répondit par un refus énergique. Le chevalier de Melon mit alors le siège devant le château, s’empara du village, ordonna à la municipalité de cesser d’envoyer des approvisionnemens aux assiégés et d’en pourvoir sa troupe. Puis, ayant constaté que cette municipalité s’exécutait de mauvaise grâce, il lui fit défense formelle de s’assembler et de délibérer sur quelque objet que ce fût.

Bien qu’il y eût dans sa conduite une grande part d’initiative personnelle, elle était cependant conforme aux ordres qu’il avait reçus du comte de Saillans. L’expédition du lieutenant Roger sur Saint-André-de-Cruzières, l’arrestation d’un individu porteur de ses dépêches, avaient décidé le commandant de l’armée royaliste à hâter le mouvement qui ne devait éclater, d’après ses premiers plans, que dans la nuit du 8 au 9. Tandis qu’il envoyait de toutes parts de pressans avis pour précipiter la mobilisation de son armée, il chargeait le chevalier de Melon de s’emparer du château de Bannes, où il voulait se retrancher, comme dans un centre inexpugnable d’opérations.

Lui-même, à la tête d’une poignée d’hommes, se transportait dans la journée du 3 juillet sur Beaulieu d’abord, où il réquisitionna un détachement de garde nationale, sur Berrias ensuite. Ce village est situé au bas du rocher sur lequel s’élevait le château de Bannes. En y arrivant, le chevalier de Melon réunit les autorités et les notables ; il leur signifia que toute la garde nationale devait se porter au secours des assiégeans de Bannes et contribuer à l’investissement du château. Ces pauvres gens n’osèrent résister; ils se décidèrent, pour éviter de grands malheurs, à envoyer vingt hommes à l’armée insurrectionnelle. Mais en même temps ils expédiaient un émissaire au directoire du département, afin de l’avertir. Leur résignation apparente ne les mit pas à l’abri des mauvais traitemens. Dans la soirée, le comte de Saillans s’étant rendu à Bannes, les exaltés pillèrent en son absence plusieurs maisons; ils y prirent des chevaux, des bœufs, du drap, du pain et se conduisirent comme des bandits.

A la fin du jour, la commune fut même le théâtre de scènes tragiques. Un envoi de vivres, destiné au château de Bannes, était arrivé à Berrias, escorté par quelques soldats du régiment de Dauphiné, qui ne savaient rien des événemens. La nuit les empêcha de continuer leur chemin. Ils s’arrêtèrent dans l’unique auberge de Berrias, tenue par un sieur Tournayre. Vers une heure, ils étaient attablés dans une salle basse, où, pour leur faire honneur, le maître d’école Ginhoux, ardent patriote, les avait rejoints, quand la porte fut ébranlée soudain par des coups violens accompagnés de cris. Sur le conseil de Ginhoux, ils ne répondirent pas. Mais l’aubergiste, beau-frère de ce dernier, déjà retiré dans sa chambre, ouvrit une croisée et aperçut une bande d’environ deux cents hommes, commandée par un individu jeune encore, vêtu d’un uniforme bleu et blanc, à boutons jaunes, portant une épaulette de lieutenant. Il essaya d’abord de parlementer, mais des huées couvrirent sa voix, il prit peur et alla se cacher dans un grenier, où il passa toute la nuit, insensible aux cris et aux plaintes qui arrivaient à ses oreilles.

Il eut à peine disparu que la bande recommença à secouer furieusement la porte en criant :

— Vive le roi ! A bas la nation ! A bas la constitution !

Alors le maître d’école Ginhoux commit l’imprudence d’ouvrir et, s’adressant aux mutins, il dit :

— Ce n’est pas à une pareille heure qu’on vient chez les gens; il n’y a ici que de braves soldats qui exécutent les ordres qu’ils ont reçus.

Comme les braillards ne voulaient rien entendre et commençaient à proférer des menaces, Ginhoux prit un fusil et, s’il faut en croire l’affirmation de l’un des témoins entendus plus tard, lors de l’instruction de cette affaire, il les mit en joue et tira sur eux. Il est vrai qu’il n’en atteignit aucun. Mais il avait fourni un prétexte à leurs fureurs. Ils se précipitèrent dans la salle. Le maître d’école et ses compagnons furent arrêtés; on leur lia les mains et, tandis que l’officier faisait avertir le comte de Saillans de la capture qui venait d’être opérée, on les gardait à vue. Le comte de Saillans ordonna qu’on les conduisît auprès de lui. Il se trouvait en ce moment dans l’une des maisons de Berrias; il y avait passé la nuit et il était cinq heures du matin quand les prisonniers furent mis en sa présence, sur le seuil de cette maison.

— Vous avez enfreint les ordres du roi, leur dit-il durement; vous êtes dignes de mort. Un conseil de guerre va prononcer immédiatement sur votre conduite.

Une heure plus tard, après un interrogatoire sommaire, ces malheureux s’entendaient condamner à être sans délai passés par les armes, les soldats pour avoir escorté un convoi de vivres destiné à la garnison du château de Bannes, Ginhoux pour avoir tenté de les protéger contre une troupe d’énergumènes. On les ramena à l’auberge Tournayre, une chambre leur fut donnée pour prison; on leur fit savoir qu’en l’absence du curé non assermenté de Berrias, celui de Bannes allait venir les confesser. Mais il ne leur fut pas donné de l’attendre. Un attroupement s’était formé devant l’auberge. On vociférait, on voulait leur tête. Tout à coup, quelques furieux se jetèrent dans la chambre sans que les factionnaires essayassent de faire résistance. Ginhoux et deux des soldats furent tués à coups de sabre, et l’un de ceux-ci précipité par la croisée. Les autres allaient périr de même quand le prêtre attendu arriva pour remplir les devoirs de son ministère. Il dut constater qu’un grand crime venait d’être commis. Il prit sous sa protection les deux condamnés qui survivaient à leurs compagnons, les fit ramener devant le comte de Saillans, auprès de qui il sollicita leur grâce. Elle lui fut accordée, mais à la condition qu’ils marcheraient et combattraient avec les royalistes.

Tel fut le sanglant prélude de la prise d’armes du Vivarais, meurtre inutile et odieux dont le souvenir fut souvent invoqué, à titre de justification, par d’autres assassins, dans les représailles qui suivirent. Après la défaite des royalistes, une instruction fut ouverte pour découvrir les auteurs de ce forfait. On arrêta plusieurs individus sur lesquels pesaient de graves soupçons. C’étaient pour la plupart de modestes artisans connus pour leurs opinions royalistes. Ils furent interrogés, opposèrent aux témoignages invoqués contre eux des dénégations énergiques et, en définitive, le meurtre de Berrias demeura impuni.

Au moment même où il venait de s’accomplir, on vit apparaître dans la commune la plupart des gardes nationaux que la municipalité contrainte et forcée avait fait partir la veille pour le château de Bannes. Après avoir fait acte de présence parmi les assiégeans, ils s’étaient sauvés pour rentrer dans leurs foyers. Leur désertion excita la colère du comte de Saillans.

— Si ces hommes ne retournent pas sur-le-champ là d’où ils viennent, dit-il au maire, je mets le feu à votre village, je vous en avertis.

On dut lui obéir, car il eût exécuté sa menace, convaincu de la nécessité de faire un exemple. Déjà les nouvelles que lui transmettaient ses lieutenans signalaient les difficultés qu’ils rencontraient pour obliger les paysans à aller au combat. Tant qu’il ne s’était agi que de promesses el d’engagemens pour l’avenir, ces braves gens s’étaient montrés résolus, presque enthousiastes. Mais maintenant qu’on leur demandait de passer des sermens et des bravades à l’action, ils y mettaient moins d’empressement. La crainte d’un danger couru pour une cause désespérée paralysait leur courage. Il fallait user de rigueur, employer la force pour les contraindre à marcher. Les partisans du comte de Saillans en étaient réduits à organiser de véritables razzias, des battues générales pour ramasser des soldats. Ils arrivaient dans les communes qui avoisinent Bannes, à Brabic, a Naves, à Gravières, au Folcherand, ils convoquaient les gardes nationaux. — L’heure est venue de marcher, leur disaient-ils; prenez vos armes et suivez-nous. Si vous résistez, vous serez fusillés. Mais vous ne résisterez pas; vous ne voudrez pas vous révolter contre la volonté de Monsieur et de Monseigneur le comte d’Artois.

Quelques-uns se laissaient convaincre ; mais le plus grand nombre prenait la fuite. Vainement, certains maires et des prêtres réfractaires secondaient de leur mieux les agens du comte de Saillans, leur désignaient les maisons où se cachaient les déserteurs, pressaient les récalcitrans et les traînards; ceux-ci se dérobaient au destin qu’on voulait leur faire subir. Les quinze mille hommes promis par Claude Allier au général royaliste ne figuraient, hélas ! que sur le papier; on ne parvint pas à en réunir plus de quinze cents, décidés à jouer leur vie pour la cause royale.

Il est vrai qu’en devançant de plusieurs jours la date primitivement fixée pour une levée en masse, le comte de Saillans avait surpris les gens, insuffisamment préparés encore à ce qu’on attendait d’eux. Ils n’avaient pas eu même tous connaissance de ses ordres, dont plusieurs copies, saisies par le lieutenant Roger sur la personne d’un porteur arrêté par lui, avaient été expédiées au directoire du département.

Dans la matinée du 4 juillet, le comte de Saillans, en voyant réunis autour de lui, dans le camp formé sous le château de Bannes, quelques centaines d’hommes seulement, alors qu’il en avait espéré plusieurs milliers, put mesurer l’étendue de sa faiblesse. Il se plaignit amèrement aux chefs royalistes de la contrée qui l’avaient poussé à une action immédiate. Il adressa de vifs reproches à l’abbé Claude Allier, par les promesses duquel il s’était laissé tromper. Celui-ci répondit en promettant de nombreuses recrues pour le lendemain. Cette promesse ne toucha guère le comte de Saillans. Il commençait à douter du succès. Mais la partie était déjà trop vivement engagée pour qu’il pût l’abandonner. Il n’y avait plus qu’à tenter un coup de désespoir, afin d’obtenir un premier avantage qui pourrait seul amener des partisans à une cause déjà compromise.

Dès le matin, il réunit sa troupe dans l’église de Bannes, où la messe fut célébrée. On bénit ensuite solennellement un drapeau blanc, tandis que, debout près de l’autel, le comte de Saillans entonnait une hymne que l’assistance chanta avec lui. Cette cérémonie exalta les courages, déchaîna les imaginations. Des mesures furent prises pour investir étroitement le château de Bannes. Le chevalier de Melon proposa de conduire aux Vans les troupes disponibles, afin de piller cette bourgade qui, tour à tour, aux mains des royalistes et des patriotes, semblait plus favorable à ces derniers et paraissait devoir devenir le point central de la résistance qui s’organisait déjà contre les bandes du comte de Saillans. Mais cette proposition fut le poussée; elle indigna même quelques gardes nationaux, qui disparurent sous le prétexte qu’ils ne voulaient pas s’associer à des brigands. L’idée de marcher sur les Vans fut abandonnée. Le comte de Saillans se contenta d’envoyer de tous côtés des détachemens composés d’hommes sûrs, charges de lui ramener des soldats dont le rendez-vous était fixé à Saint-André-de-Cruzières.

Pendant ce temps, le directoire départemental prenait connaissance des pièces saisies sur l’un des individus que le lieutenant Roger avait arrêtés; elles lui révélèrent l’étendue et la gravité des périls qui menaçaient l’ordre légal. La plus importante de toutes était une proclamation du comte de Saillans appelant le peuple aux armes :

« Peuple fidèle à votre Dieu, à votre roi, levez la tête, disait le commandant de l’armée royale; assez et trop longtemps elle a été courbée sous le joug des plus vils tyrans ; assez et trop longtemps, vous avez été le jouet de la faction la plus impie et la plus barbare. La patrie déchirée, la monarchie renversée, la religion horriblement persécutée, le trône avili, le roi captif et dégradé, tous les gens de bien opprimés demandaient au ciel et à la terre, depuis trois ans, les vengeurs de ces affreux attentats, de ces épouvantables désordres... Seuls vous tentâtes deux fois de réussir dans cette grande et glorieuse entreprise; mais vous ne pûtes avoir le succès désiré, parce que vous n’aviez pas de chefs, que vos moyens étaient insuffisans, qu’ils n’étaient pas combinés avec les forces invincibles des grandes puissances et des bons Français qui doivent les seconder dans toutes les provinces, parce qu’en un mot le moment n’était pas venu. Le voici, réjouissez-vous; que les méchans tremblent; le jour de la vengeance est arrivé, la foudre est prête, elle va éclater sur leurs têtes criminelles et les écraser. Vous manquiez de chefs, de moyens et d’appui; vous allez avoir tout cela. Nous sommes nous-mêmes un de ces chefs... Nous venons vers vous, peuple généreux et fidèle au meilleur comme au plus malheureux des rois, pour nous mettre à votre tête et diriger vos efforts... »

Ce préambule se continuait par l’énumération des griefs des royalistes : les encouragemens donnés dans le Midi aux protestans, les autels abattus, les ornemens du culte profanés, les églises incendiées, leurs curés emprisonnés, les châteaux mis au pillage et détruits, les clubs victorieux et triomphans. Venait ensuite une pressante invitation de s’armer pour la religion et le roi. Défense était faite de reconnaître les fonctionnaires publics établis par la constitution, de payer aucun impôt. Ordre enfin était donné aux anciens tribunaux de reprendre leurs fonctions, le pouvoir des nouveaux étant un pouvoir usurpé.

Avec cette proclamation révélatrice avaient été saisies d’autres pièces, notamment des messages adressés aux lieutenans du comte de Saillans, leur faisant connaître les dispositions prises pour mener le complot à bonne fin.

« Que l’étendard de la contre-révolution soit déployé partout le même jour et à la même heure, » disait l’une de ces circulaires, qui prescrivait en même temps à M. de Blou de se mettre à la tête des royalistes de diverses localités. L’autre confiait le commandement de dix communes à l’abbé de la Bastide de la Molette, en enjoignant aux populations de lui obéir.

Après avoir lu ces pièces, le directoire départemental ne put douter de la réalité d’une vaste conspiration. L’avis que lui fît parvenir la municipalité de Berrias le convainquit que cette conspiration allait éclater. Il envoya sur-le-champ au président de l’assemblée nationale un messager porteur des pièces saisies, un autre au général de Montesquiou-Fézensac, général en chef de l’armée du Midi, qui avait son quartier-général sur la frontière de Savoie, à Bourgoin, dans l’Isère. Il demanda des secours à Marseille, à Montpellier, à Nîmes, à Mende. En les attendant, il distribua toutes les armes dont il put disposer à six cents volontaires levés dans le département et qui se préparaient à rejoindre leurs régimens; il les envoya à Joyeuse, où lui-même se transporta afin d’être plus près des événemens et, réunissant à ces volontaires quelques compagnies du 38e de ligne en garnison dans le département, il mit cette petite armée sous les ordres du lieutenant-colonel Aubry. Dans le premier conseil de guerre tenu à Joyeuse, on décida, après un sérieux examen de la situation, de ravitailler le fort de Bannes, de se porter sur les postes menacés par le comte de Saillans, afin de les défendre contre lui, et enfin d’établir un cordon de troupes entre son centre d’opérations et le département de la Lozère, d’où il pouvait attendre des secours.

Toutefois, ces préparatifs exigeaient quarante-huit heures que les royalistes pouvaient mettre à profit pour étendre et consolider leur action. D’autre part, les troupes envoyées contre eux n’étaient pas de premier choix. On avait tout à craindre d’elles, des attentats contre les personnes et les propriétés et même une défection. Des secours étaient donc nécessaires et impatiemment attendus. Par malheur, la désorganisation de l’armée était telle qu’il ne paraissait pas aisé de les réunir avec autant de promptitude et en aussi grand nombre que l’exigeaient l’imminence et la grandeur du danger. Le général de Montesquiou, partagé entre la nécessité de défendre la frontière contre une invasion possible et l’obligation de la franchir qui pouvait à toute heure s’imposer à lui, n’avait pas trop du petit corps d’armée dont il disposait. Il n’en pouvait, il n’en voulait rien distraire ; il fit partir cependant avec des ordres en blanc deux maréchaux de camp réunis autour de lui, le général de Chateauneuf-Randon et le général d’Albignac, en les autorisant à prendre sur leur route les troupes qui lui étaient destinées et à s’en servir contre l’insurrection, à la condition de les lui renvoyer dès qu’elle serait dispersée. Il écrivait en même temps au directoire de l’Ardèche :

« Vous aurez du canon, du courage, et je crois que M. de Saillans est un étourdi qui s’est montré trop tôt. Il faut bien vite balayer ces gens-là et vous mettre en état de remettre en marche les régimens qui sont destinés à Tourneux, de peur que le roi de Sardaigne n’y arrive avant nous. »

Le lendemain, sur une demande d’armes qui lui parvenait de Nîmes, il adressait au directoire du Gard cette lettre qui trahit son embarras et ses angoisses :

« Ayez, je vous prie, égard à ma position. J’ai à armer quinze nouveaux bataillons et l’augmentation de tous les autres. Je n’ai d’autre ressource que de ramasser tous les vieux fusils et de les raccommoder. C’est ce que je fais faire partout. M. d’Anselme m’en demande pour la défense du Var, et je ne peux lui en donner. Plaignez-moi donc et faites-moi la grâce de ne pas insister. J’espère que vous serez venu à bout des brigands de M. de Saillans. J’en attends des nouvelles avec impatience. Il est question dans ce moment d’un bien autre brigandage. On me demande pour le Rhin vingt bataillons. Si cela s’exécute, je quitte. Je veux bien mourir avec vous, mais non vous défendre sans troupes. »

Cette lettre fut portée à Nîmes par un lieutenant-colonel, M. de Cascaradec, qui avait ordre de se tenir à la disposition du directoire du département du Gard. Déjà les généraux de Chateauneuf-Randon et d’Albignac s’étaient mis en route, l’un se dirigeant sur Privas, l’autre sur Joyeuse. Le premier passa par Vienne, d’où il expédia quatre-vingts dragons au Puy, pour aider à la défense de cette ville si elle était attaquée. Il fit arrêter à Pierrelate le régiment de La Fare, qu’il y rencontra se portant vers l’armée du Midi et qui dut se rendre à la citadelle du Pont-Saint-Esprit. Le second ne fit que traverser cette ville, y prit les gardes nationales du Gard qui s’y trouvaient, sous les ordres de deux des administrateurs de ce département et se dirigea vers Saint-Ambroix, où le rejoignit le lieutenant-colonel de Cascaradec, qui amenait de son côté la légion d’Alais.

A Saint-Ambroix, le général d’Albignac dut faire halte.

Entre cette ville et Joyeuse, où le directoire de l’Ardèche se tenait en permanence, s’étend la vallée de Jalès, dans laquelle il n’osa s’aventurer, ignorant l’importance de l’armée insurrectionnelle. « Il s’agit, écrivait-il alors, de frapper un grand coup et de le faire promptement. Mais, pour cela, il faut nécessairement connaître nos forces. » Laissant sa troupe à Saint-Ambroix, il gagna Joyeuse en faisant un long détour. Il voulait se concerter avec le directoire de l’Ardèche. Quand il arriva à Joyeuse, il trouva la population et les gardes nationales rassemblées en cet endroit et aux Vans en proie au plus grand trouble. Depuis l’avant-veille, la garnison du château de Bannes avait capitulé, et cette place était au pouvoir du comte de Saillans.

Comment cela s’était-il fait?

Nous avons laissé le chevalier de Melon devant le château de Bannes avec une poignée de partisans. Le 5 juillet, le comte de Saillans était venu l’y rejoindre, et, comme nous l’avons dit, le capitaine de Bois-Bertrand, sommé de rendre le poste, avait répondu par un refus. Sans se laisser rebuter, le comte de Saillans, après être en vain revenu à la charge, fit savoir au capitaine qu’il désirait l’entretenir un moment. « Je parlerais à M. de Saillans avec plaisir, objecta le chef de l’armée patriote; mais je ne pourrais le faire qu’en présence de ma troupe ; il peut venir ; je réponds sur mon honneur qu’il ne lui arrivera rien. » Le comte de Saillans déclina cette offre. Un des officiers assiégés, le lieutenant Roger, proposa alors à son chef d’aller faire connaître au commandant royaliste les volontés de la garnison. Le capitaine de Bois-Bertrand y consentit.

Arrêté avec force insultes par le premier poste qu’il trouva sur son chemin, Roger fut cependant autorisé à rejoindre le comte de Saillans, qui l’attendait près de l’église de Bannes. Il lui déclara d’abord que le château ne se rendrait pas; il se plaignit ensuite des mauvais traitemens dont il venait d’être l’objet, malgré la parole donnée, sur la foi de laquelle il avait consenti à cette entrevue. Le comte de Saillans s’excusa de son mieux, et quand, après d’inutiles pourparlers, le lieutenant Roger exprima le désir de se retirer, il le fit accompagner par quatre officiers chargés de le protéger, après lui avoir annoncé toutefois qu’il se rendrait maître du château par escalade.

Que se passa-t-il alors dans l’esprit du capitaine de Bois-Bertrand? Les insurgés lui avaient pris ses chevaux, qui se trouvaient dispersés chez divers habitans du village ; en dépit des approvisionnemens que lui envoyaient Bannes et Berrias, il pouvait craindre de manquer de vivres. Dans toutes les communes des environs, le tocsin sonnait. Il ignorait l’importance des effectifs employés contre lui. Il perdit tout sang-froid, oublia que le directoire départemental, mis par ses avis au courant des risques qu’il courait, ne pouvait manquer de lui envoyer des secours; il oublia surtout que la population de Bannes, celle de Berrias, lui étaient dévouées, qu’elles l’avaient prouvé en lui faisant passer des vivres. Après avoir échangé avec les assiégeans une fusillade qui coûta la vie à trois de ceux-ci, il se prêta à des pourparlers en vue d’une capitulation. En pareil cas, ouvrir l’oreille aux propositions de l’ennemi, c’est s’avouer vaincu. Le 7 juillet, on délibéra de part et d’autre, des lettres furent échangées. Enfin, le 8, la capitulation fut signée sans avoir été précédée d’aucune tentative de résistance.

Elle portait que la garnison de Bannes se retirerait en emportant ses armes et bagages, qu’elle suivrait la grande mute pour se rendre aux Vans, que ses chevaux lui seraient restitués et qu’elle ferait, en se retirant, évacuer tous les postes non royalistes. Il était en outre stipulé que le chevalier de Melon la protégerait jusqu’à sa destination. Ces décisions s’exécutèrent conformément au traité qui les résumait, et le château de Bannes fut livré au comte de Saillans. Il s’empressa d’en prendre possession. Cette victoire était inattendue. Elle étonna les vainqueurs eux-mêmes et indigna les autorités légales, surprises par cet échec au moment où elles se préparaient à attaquer énergiquement l’insurrection. Elles dénoncèrent à l’assemblée nationale le capitaine de Bois-Bertrand en demandant qu’il fut traduit devant une cour martiale.

C’est dans ces circonstances que le général d’Albignac était arrivé à Joyeuse. Il releva les courages abattus, se concerta avec le lieutenant-colonel Aubry, qui commandait les troupes de l’Ardèche. Il fut décidé que celles-ci resteraient dans leurs positions, mais que celles que le général d’Albignac avait laissées à Saint-Ambroix marcheraient non sur le château de Bannes, mais sur Saint-André-de-Cruzières, où les royalistes se fortifiaient pour défendre la plaine de Jalès. Puis, il revint sur Saint-Ambroix par le long chemin qu’il avait suivi déjà et engagea ses opérations sans tarder.

Malheureusement, ces mesures suprêmes ne furent pas considérées par les patriotes comme suffisantes à laver l’injure qu’ils avaient reçue. Irrités et avides de vengeance, ils se portèrent sur les Vans pour en chasser les contre-révolutionnaires et s’y fortifier. Cette petite ville était le rendez-vous d’un grand nombre de prêtres réfractaires. Ils y travaillaient pour la cause royale. En apprenant que l’armée marchait contre elle, la population se souleva, se partagea en deux camps. Des scènes tragiques s’ensuivirent. Les royalistes menacés se réfugièrent dans le presbytère, tandis que les patriotes opéraient des perquisitions dans toutes les maisons suspectes pour y découvrir les rebelles. Le presbytère ne fut pas à l’abri de ces recherches. Ceux qui s’y trouvaient voulaient résister; ils n’en eurent ni les moyens ni le temps. On les arrêta et parmi eux plusieurs prêtres qui vivaient depuis quelques semaines dans la commune de Naves, à 2 kilomètres des Vans, et qui étaient venus dans cette ville en apprenant la prise du château de Bannes par le comte de Saillans. L’un de ces prêtres fut sauvé par le capitaine de Bois-Bertrand, qui venait d’arriver et qui favorisa sa fuite. On donna aux autres pour prison une salle de la mairie, où ils furent gardés, au nombre de neuf, par une populace armée et bruyante que dépitait le succès des royalistes. Des individus convaincus d’être des espions du comte de Saillans périrent sous les coups de ces furieux. Déjà, la veille, un royaliste de Saint-Ambroix, que l’on conduisait prisonnier à Alais, avait été tué par ses gardiens.

Au reste, tout le pays, des Vans à Saint-André-de-Cruzières, était en proie à la guerre civile. Dans la plupart des communes, le tocsin sonnait sans interruption; de toutes parts grondait la fusillade ; les mairies étaient assiégées par des gens qui demandaient des armes sans dire quel usage ils en voulaient faire. Un grand nombre de maisons étaient au pillage. Enfin, sur divers points, s’engageaient des combats isolés entre des détachemens rivaux, comme dans la commune de Meyranne, où trois jeunes gens appartenant au parti royaliste, fortifiés dans une habitation, soutinrent pendant cinq heures le choc d’une troupe nombreuse et lui tuèrent plusieurs hommes. Mais ce n’étaient là que de rares exemples d’énergie et de courage. Contrairement aux espérances du comte de Saillans et aux craintes du directoire de l’Ardèche, qui avaient cru l’un et l’autre que la prise du château de Bannes accroîtrait le prestige de la cause contre-révolutionnaire et serait le signal du soulèvement, la masse du peuple ne bougeait pas. Les menaces des agens royalistes, les appels désespérés de leurs chefs n’y pouvaient rien. La confiance manquait, comme si tous ces braves gens, qui pendant deux années de suite s’étaient laissé entraîner au camp de Jalès, eussent deviné l’incapacité de ceux qui les menaient et compris l’impossibilité de vaincre.

Dès le 4 juillet, circulaient des avis dans le genre de celui-ci: « Vous n’avez pas un instant à perdre, messieurs; rassemblez le plus de monde que vous pourrez, avertissez les campagnes; les protestans veulent d’ici après-demain exterminer nos frères les catholiques; au moment où je vous parle, il en est peut-être deux cents d’égorgés. Je vous le répète, vous n’avez pas un instant à perdre. » La signature du comte de Saillans figurait au bas de cette lettre mensongère. C’est qu’il fallait à tout prix entraîner les populations, les entraîner par l’effroi si la persuasion ne suffisait pas. Après la prise du château de Bannes, les appels devinrent plus pressans. La capitulation avait été signée le 8; le même jour, le comte de Saillans l’annonçait à toutes les municipalités qu’il croyait dévouées à la même cause que lui. « Le fort de Bannes, leur écrivait-il, est au pouvoir de l’armée depuis onze heures. » Il leur ordonnait aussi de faire partir sur-le-champ des hommes armés, fixant l’effectif que chacune d’elles était tenue de fournir au rassemblement général qui se formait dans la vallée de Jalès, et il ajoutait : « lui déclarant que, faute par elle de le faire, elle sera déclarée responsable de tous les excès auxquels les protestans pour- raient se porter. » En même temps, il faisait dire de tous côtés que « les patriotes qui annonçaient du repentir pouvaient se présenter à son camp, armés de leurs fusils, et qu’ils y seraient bien reçus. » Mais ces invitations restaient vaines, et, le 10 juillet, le commandant en second de l’armée royale agissant seul, contrairement aux ordres de son général en chef, sans y avoir été autorisé par les princes, sans s’être concerté avec les contre-révolutionnaires des départemens voisins, n’avait pu réunir autour de lui plus de quinze cents hommes.

Le lendemain, dès l’aube, les forces envoyées par le département du Gard, rassemblées à Saint-Ambroix, se mettaient en route, sous le commandement du général d’Albignac, qui était revenu la veille de Joyeuse. C’est sur cette ville qu’elles allaient se porter, en traversant la vallée de Jalès. Elles devaient occuper au passage Saint-André-de-Cruzières, qui, par sa situation, commandait la vallée ; y laisser quatre cents hommes et deux pièces de canon, descendre ensuite sur le château de Jalès, s’en emparer, s’emparer aussi de Beaulieu d’abord, de Berrias ensuite, et en général de tous les postes importans qu’elles trouveraient sur leur chemin. A Berrias, elles seraient attendues par quatre cents hommes de l’Ardèche, restés eux-mêmes en communication directe avec Joyeuse, de telle sorte que le comte de Saillans, séparé des divers détachemens qu’il avait expédiés de toutes parts se trouvait cerné et réduit à la seule possession du château de Bannes, où il serait prisonnier.

Ce plan s’exécuta complètement, mais non sans coup férir. La petite armée du Gard, avant d’arriver à Saint-André-de-Cruzières, rencontra aux abords de ce village, sur la montagne de Saint-Brès, une bande nombreuse retranchée dans les gorges pour lui disputer le passage. Le combat s’engagea sur-le-champ et ne dura pas moins de trois heures. Le comte de Saillans avait envoyé là le meilleur de ses troupes, l’élite de ses officiers sous les ordres du chevalier de Melon et de Dominique Allier. La lutte devint acharnée. Les chefs royalistes furent héroïques. Ils communiquèrent à leurs soldats quelque chose de leur intrépidité. Il fallut employer le canon pour détruire les retranchemens derrière lesquels ils se défendaient. On y parvint, non sans peine. Cette ligne détruite, ils étaient à la merci de leurs ennemis. Ceux-ci s’élancèrent, gravirent la montagne au pas de charge, culbutant tout sur leur passage. Les royalistes prirent la fuite, malgré les efforts du chevalier de Melon et de Dominique Allier, qui, se voyant abandonnés, durent à leur tour se dérober à une mort certaine.

On crut d’abord que le premier se trouvait parmi les morts. Il était parvenu cependant à se sauver et à gagner les bois, guidé par Dominique Allier; il se cacha pendant plusieurs jours, put se diriger ensuite sur Lyon et fut du nombre de ceux qui, sous les ordres du général de Précy, défendirent cette ville contre la convention. Fait prisonnier à la fin du siège, il fut passé par les armes et tomba en saluant ses exécuteurs du cri de : « Vive le roi ! » Quoique destiné à périr d’une manière aussi tragique, Dominique Allier devait vivre plus longtemps et prendre encore part aux conspirations qui suivirent celle du comte de Saillans.

Après ce succès, l’armée du Gard pouvait s’avancer librement. Enivrée par sa victoire, irritée par la résistance qu’elle venait de rencontrer, elle entra dans Saint-André-de-Cruzières très excitée et en désordre. Les habitans de cette commune, épouvantés par la bataille, étaient partis, laissant leurs demeures vides. Les vainqueurs imitant les barbares y mirent le feu. L’incendie détruisit en peu d’instans toutes ces maisons, sans qu’il fût possible d’en sauver une seule.

A dater de ce moment, l’armée continua son chemin sans trouver devant elle le moindre obstacle. Elle occupa d’abord le château de Jalès, le temps seulement de le livrer aux flammes, puis Beaulieu et enfin Berrias, où elle opéra sa jonction avec le bataillon de l’Ardèche. C’était le coup de grâce porté à l’insurrection. Mais, dans l’excès de leur joie, les vainqueurs déshonorèrent leur victoire en saccageant une partie de cette commune.

La famille de Malbosc était fugitive depuis la mort de son chef. Les trois maisons qu’elle possédait dans le village furent incendiées. Ce n’était là que le commencement des sinistres représailles qui allaient s’accomplir durant les jours suivans.


II.

Dans la soirée du 11 juillet, les bandes royalistes vaincues fuyaient dans toutes les directions, pêle-mêle avec des femmes et des enfans, chassés de leur demeure, cherchant un refuge dans les forêts dont étaient alors couvertes les montagnes qui environnent la plaine de Jalès. Le pittoresque bois de Païolive, situé au-delà de Berrias, sur la route des Vans, au milieu d’un formidable entassement de rochers, servit de refuge à une foule de ces malheureux. Ils vécurent plusieurs jours à la belle étoile, cachés dans les corridors mystérieux qu’a formés la nature en cet endroit, dans les clairières protégées par les rocs amoncelés et enfouis sous les arbres.

D’autres parvinrent à regagner leur village pendant la nuit, à y rentrer sans être aperçus et à faire croire qu’ils n’en étaient pas partis. Il en est enfin, ce fut le plus petit nombre, qui se laissèrent prendre par les détachemens de patriotes répandus dans la campagne. On les massacra presque tous, sur les grandes routes, à l’entrée des buis, dans les fermes où ils demandaient l’hospitalité d’un moment. Il y eut ainsi bien des drames sanglans dont l’histoire ne connaîtra jamais ni le nombre, ni l’horreur, ni les victimes, et dont elle ne saurait rien si les documens officiels parlant de celles-ci, ne portaient « qu’on en immola beaucoup. » Les survivans furent dirigés vers la citadelle du Pont-Saint-Esprit, où ils devaient attendre qu’on eût statué sur leur sort.

Parmi les fugitifs se trouvaient les chefs de la conspiration, les officiers du comte de Saillans, les membres du comité de Jalès, beaucoup de prêtres, le chevalier de Melon et Dominique Allier, dont nous avons indiqué déjà le sort, le frère de ce dernier, Claude Allier, curé de Chambonas, l’âme même du complot, qui, par ses folles ardeurs et ses illusions, avait hâté l’n’réparable défaite, l’abbé de la Bastide de la Molette, un autre exalté comme lui, Perrochon, l’intendant-général de l’armée, plusieurs encore dont, à trois jours de là, le directoire de l’Ardèche allait mettre la tête à prix. En se retournant, ils pouvaient voir derrière eux, sur divers points de la contrée dont ils avaient fait un théâtre de guerre civile, de formidables incendies allumés. Saint-André-de-Cruzières était en feu; en feu aussi le château de Jalès; en feu plusieurs maisons de Berrias et de Bannes. Dans tous les villages de la plaine, le tocsin se faisait entendre; au son des cloches se mêlait le bruit de la fusillade dirigée sur les fuyards, combattans désarmés ou pauvres diables qui n’avaient pas voulu se mêler à l’action et dont les vainqueurs châtiaient la neutralité en mettant leur maison au pillage.

Pendant toute cette longue journée, le comte de Saillans avait en vain attendu des secours. Des hommes sur lesquels il comptait le plus, les uns s’étaient abstenus de répondre à son appel; les autres lui avaient fait savoir que, mandés à l’improviste et plus tôt qu’ils ne s’y attendaient, ils ne possédaient pas des forces suffisamment organisées pour pouvoir lui venir en aide. Quelques-uns lui avaient reproché sa légèreté, son mouvement prématuré, en rejetant sur lui la responsabilité de leur impuissance commune. C’est qu’en réalité il avait poussé la témérité et l’imprudence à l’extrême, en envoyant, le 3 juillet, des ordres de tous côtés, sans s’informer d’abord si ceux à qui il les adressait étaient en état de les exécuter. Il était de ses partisans auxquels, ce jour-là, il ordonnait tout à coup, par un message, de « se mettre à la tête des mécontens et d’aller attaquer le Puy, dans la nuit du 8 au 9. » Et il ne s’était même pas préoccupé de savoir si la route très longue qui sépare l’Ardèche de la Haute-Loire était libre ! Il avait encore écrit : « La contre-révolution sera faite partout le même jour, au moment où les armées de deux grandes puissances commenceront leurs opérations. » Et il avait négligé de s’enquérir de ce qui était préparé pour assurer la simultanéité de ces divers mouvemens. Jamais général d’armée n’a entassé au même degré folies sur folies.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si durant cette journée funeste il avait reçu, non les secours qu’il attendait, mais d’amers reproches. Lui-même en avait adressé à l’abbé Claude Allier, laissant éclater enfin, dans ce péril suprême, l’irritation qui gonflait son cœur. Il en était résulté entre lui et le prieur une vive querelle, à la suite de laquelle celui-ci avait disparu, humilié et désespéré de n’avoir pu réunir, au lieu de l’armée nombreuse et disciplinée qu’il ne cessait depuis deux mois de promettre, que quelques centaines d’hommes.

Pour ces diverses causes, le comte de Saillans ne pouvait, après la déroute de Saint-André-de-Cruzières, mettre en doute l’étendue de son malheur. Il était perdu et il le comprit. À la fin du jour, retranché dans le château de Bannes avec une poignée d’hommes, il était cerné de toutes parts, sans avoir pu conserver un seul des postes qu’il occupait la veille. Entre la place, son unique et dernier refuge, et la Lozère, où il espérait trouver des secours, s’étendait un cordon de troupes qui lui fermait l’accès de ce département. Alors il eut un cri de douleur et de colère dont les documens officiels nous ont transmis l’accent énergique et la forme brutale.

— Je suis f… ! dit-il ; on m’avait promis quinze mille hommes, et je n’en ai pas mille.

À bout d’expédiens, il se décida à imiter ce qu’il voyait faire autour de lui depuis le matin, à fuir à son tour et à se dérober ainsi aux douloureux traitemens dont il était menacé. Il fit part de son projet aux quelques hommes restés fidèles à sa fortune. Tous l’approuvèrent ; aucun d’eux n’aurait pu conseiller un autre parti. Il rédigea une proclamation pour l’armée royaliste.

« Nous François-Louis, comte de Saillans, disait-il,.. voyant avec la plus grande peine les calamités qu’entraîne une guerre pour ainsi dire générale dans le royaume, notamment dans le Vivarais, les uns contre les autres, à causes de différentes opinions, je déclare en mon propre et privé nom que, fatigué des excès que le peuple éprouve, je demande que chacun rentre chez soi et qu’on y soit parfaitement libre et tranquille. Nous promettons de ne commettre aucune hostilité, que je resterai dans mon château de Bannes, comme faisant partie de mon héritage; je déclare de plus que je ferai tous les sacrifices possibles pour faire cesser tous les brigandages qui se commettent de part et d’autre. C’est dans ce moment que tout rassemblement n’aura plus lieu et chacun rentrera dans sa maison.

« C’est dans ces sentimens, du plus profond de mon cœur, que j’exhorte tous les partis divisés à se réunir en vivant en bonne intelligence et nous en rapporter aux puissances qui nous prendront sous leur protection. »

Le style étrange de cette proclamation trahit le trouble qui dominait l’esprit du comte de Saillans au moment où il l’écrivait. Cet appel à la paix succédant à l’appel à la guerre qu’il faisait entendre la semaine précédente, cette prétention à considérer comme son héritage le château de Bannes, propriété de la famille du Roure, enfin la promesse d’y rester, solennellement faite, au moment où il se préparait à fuir, sont autant de traits qui permettent d’affirmer qu’en cet instant tout son sang-froid l’abandonnait ou qu’il cherchait à endormir la surveillance dont il était l’objet. Un de ses partisans se chargea de porter cette dernière manifestation du royalisme expirant aux quelques bandes qu’on disait être encore à Saint-Ambroix. Mais il ne put arriver au terme de son voyage. Rencontré en chemin par un détachement de l’armée patriote qu’il voulut éviter, il fut tué d’une balle au moment où il prenait sa course à travers champs.

Quelques heures après, par une nuit obscure, un orage éclata tout à coup. La pluie tombait à torrens, les éclairs se succédaient. Les soldats qui tenaient la campagne comme ceux qui assiégeaient le château renoncèrent à rester en plein air pendant cette bourrasque. Ils coururent se réfugier à Bannes et à Berrias, laissant libres les issues de la place. Le comte de Saillans jugea que l’occasion était propice pour s’enfuir. Il se procura des habits de paysan, il s’en revêtit et, après avoir fait partir devant lui sa petite garnison, il quitta le château de Bannes pour n’y plus rentrer. Il le quittait la rage dans le cœur. Il eut même le tort, au moment de s’éloigner, de songer à la vengeance.

Trois soldats du 38e de ligne, faits prisonniers durant la journée précédente, étaient incarcérés dans les caves du château. En partant, il donna l’ordre de les fusiller. Heureusement pour ces pauvres diables, parmi tant de gens pressés de fuir, personne n’eut le courage de pousser jusqu’au bout l’exécution de cet ordre odieux. Il se trouva même quelqu’un pour les mettre en liberté, alors que leur supplice commençait. L’un d’entre eux en fut quitte pour une blessure légère, les deux autres pour la peur. Une fois délivrés, ils se rendirent aux Vans, où ils firent connaître l’évacuation de la place dont une forte escouade alla sur-le-champ prendre possession. Elle y trouva douze cents rations de pain, vingt grandes cuves d’eau et une quantité d’affiches imprimées.

En fuyant, le comte de Saillans n’avait conservé près de lui que quatre de ses compagnons, son domestique, deux prêtres, l’abbé Pradon curé de Bannes, et l’abbé Boissin, curé de Puech, et un ancien carabinier nommé Nadal. Jusqu’au jour, il erra avec eux dans les bois. Le matin venu, il se dirigea, par des chemins de traverse, du côté de Villefort, d’où il espérait gagner un refuge qu’il s’était ménagé dans la Lozère. A sept heures, il se trouvait sur le territoire de la commune de Malons, quand il fut surpris au hameau des Aidons par une patrouille de gardes nationaux que commandait un ancien militaire, nommé Hyacinthe Laurent. Les fugitifs furent arrêtés et désarmés. Laurent les conduisit dans sa maison, située non loin de là et les interrogea. Le comte de Saillans se fit passer pour le curé de Barjac. Son interrogatoire terminé, il demanda à s’éloigner un moment. Laurent lui désigna une écurie. Il y entra et, croyant n’être pas vu, il cacha dans la crèche le portefeuille qu’il portait sur lui. Laurent, qui n’avait cessé de le surveiller, le fit conduire et enfermer dans une chambre. Il revint ensuite s’emparer du portefeuille, dont le contenu lui apprit que son prisonnier n’était autre que le comte de Saillans.

Accablé par l’évidence, celui-ci n’essaya pas de mer :

— Je suis en votre pouvoir, dit-il, voici ma croix; accordez-moi la liberté; je vous offre cinquante louis et fortune dans mon entreprise.

Comme Laurent résistait à ses offres, il lui sauta au cou et, en l’embrassant, le supplia de le sauver. Puis voyant l’inutilité de ses efforts il fit mine de vouloir l’étrangler :

— Si nous étions seuls, reprit-il, et si je ne craignais tes camarades, ton affaire serait faite.

A cela se borna sa résistance ; ses compagnons se nommèrent à leur tour. Alors Laurent fit battre la générale dans sa petite commune des Aidons, où se déroulait cet épisode, réunit une quinzaine d’hommes et se mit en route avec eux pour conduire les prisonniers aux Vans. Une estafette les précédait, annonçant sur son chemin la grande nouvelle qu’elle portait à Joyeuse, au directoire départemental en même temps que les papiers saisis sur le comte de Saillans. Le directoire, averti déjà de l’évacuation du château de Bannes délibérait encore avec le général d’Albignac sur les moyens de rétablir la tranquillité publique. Il prit connaissance de la lettre de Laurent des documens qui l’accompagnaient et décida qu’il se transporterait à la rencontre du chef des insurgés. Il décida également que vu la difficulté de garder sain et sauf dans le département un prisonnier aussi notoirement compromis et de protéger ses jours, il le ferait partir sous bonne escorte pour Orléans aussitôt après l’avoir interrogé. Mais ces résolutions étaient à peine arrêtées qu’il apprit par un nouvel envoyé que l’agent des princes venait de périr, lui et ses compagnons, sous les coups d’une poignée de furieux, en arrivant aux Vans.

Tout le long de la route, l’escorte des prisonniers s’était grossie d’une foule de gardes nationaux qui ne cessaient de proférer contre eux des injures et des menaces. A l’entrée des Vans, on rencontra un énorme rassemblement de peuple animé des mêmes passions, avide de châtier les rebelles et de venger sur eux ses terreurs à peine dissipées. Cette petite ville avait subi depuis dix jours les plus cruelles angoisses, livrée tour à tour aux royalistes et aux patriotes, et menacée également par les deux partis. Définitivement vainqueurs, les patriotes attribuaient tous leurs maux au comte de Saillans et aux prêtres réfractaires. Déjà la veille, ils étaient allés, comme on l’a vu, arrêter neuf de ceux-ci, les avaient ramenés aux Vans et emprisonnés. L’heureuse chance du vétéran Hyacinthe Laurent leur livrait un coupable de plus et non le moins redoutable. Ils allèrent au-devant de lui, excités déjà par la nouvelle de sa défaite, possédés de ce sentiment d’implacabilité qu’engendrent dans le premier moment les victoires longuement disputées.

C’est parmi cette foule exaspérée et hostile que les prisonniers entrèrent dans la ville. Les commissaires du directoire, le maire, le juge de paix, plusieurs officiers essayaient vainement de contenir la populace. Pour avoir raison d’elle, il aurait fallu employer la force. On n’osa le faire, et c’est ainsi que la troupe de ligne, dont l’intervention eût empêché l’effusion du sang, assista, l’arme au bras, aux scènes qui suivirent, sans être appelée à les empêcher.

Les prisonniers avaient été conduits à la mairie. Mais, au lieu de les y faire entrer sur-le-champ, on les laissa d’abord sur la place de la Grave, au centre d’une bande d’énergumènes dont l’audace s’accrut en même temps que s’accentuait la faiblesse des pouvoirs publics. Quand ceux-ci purent mesurer l’étendue du danger qui menaçait le comte de Saillans et ses compagnons, il était trop tard pour les y soustraire. Entourés de toutes parts, menacés, maltraités, ils ne pouvaient plus être sauvés. Le juge de paix Coren-Fussier, le capitaine de Bois-Bertrand et le lieutenant Roger, qui se trouvaient aux Vans, déployèrent néanmoins une rare intrépidité pour les arracher à la mort; mais nul n’avait plus la puissance de commander aux passions. Ils y renoncèrent et disparurent, laissant les cinq malheureux aux prises avec les bandes patriotes, qui les tuèrent à coups de sabre et s’acharnèrent furieusement sur leurs cadavres.

Le même jour, un garde national royaliste, le capitaine Terron, entreposeur des tabacs aux Vans, et trois autres citoyens de cette ville, Chanay, Reynaud et Etienne Rivière, fuient massacrés à la place où avait péri le comte de Saillans, tandis que les deux fils de Reynaud tombaient, à quelques lieues de là, sous les fureurs des patriotes.

Il y eut alors bien des crimes analogues que l’obscurité qui enveloppe ces temps lointains ne nous a pas permis de reconstituer complètement, mais dont les documens officiels portent assez de traces pour qu’ils ne puissent être révoqués en doute. Le nom de quelques-unes des victimes est parvenu jusqu’à nous. Ce fut d’abord l’abbé de la Bastide de Malbosc, prieur de Saint-Bauzéli. Après la mort de son frère, assassiné au Pont-Saint-Esprit, au lendemain du premier rassemblement de Jalès, ce prêtre, vieux et infirme, ayant refusé le serment civique, s’était retiré avec sa belle-sœur dans une petite propriété qu’il possédait à Bannes. Il vécut là jusqu’au mois de juillet 1792. La défaite du comte de Saillans l’obligea à tuer. Il se réfugia dans une caverne, au milieu des bois, ayant auprès de lui la veuve et les enfans de son frère, ceux-ci encore en bas âge. Ces malheureux vécurent ainsi pendant quinze jours, nourris par des fermiers des environs. Puis, avertis que leur retraite était découverte, ils revinrent une nuit à Bannes. Mais ce fut pour y trouver leur maison incendiée et, dans l’impossibilité de revenir sur leurs pas, se voir réduits à chercher un abri sous ses décombres. C’est là qu’on vint les arrêter, à la suite d’une dénonciation. L’abbé de Malhosc, entraîné sur les bords d’un ruisseau nommé le Tégoul, fut mis en joue par une douzaine d’énergumènes et fusillé sous les yeux de l’un de ses neveux, âgé de dix ans. Mme de Malhosc, envoyée à Paris, n’échappa à l’échafaud que grâce au 9 thermidor.

Ce fut ensuite l’abbé de la Bastide de la Molette et un de ses parens, le chevalier d’Entremaux. On sait avec quelle ardeur l’ancien gendarme, devenu chanoine d’Uzès et vicaire-général de Mgr de Béthisy, évêque de cette ville, avait pris fait et cause pour le mouvement royaliste. Dans la soirée du 12 juillet, il s’était enfui de Jalès, en même temps que l’abbé Claude Allier, Mais il n’eut pas une chance aussi heureuse. Des gardes nationaux suivaient ses traces, ils l’arrêtèrent dans sa maison de campagne, sur la route de Langogue à Villefort, et avec lui le chevalier d’Entremaux, coupable seulement d’avoir accepté son hospitalité. On les mena tous deux à Joyeuse. Injuriés et maltraités en route, ils déployèrent le plus grand courage, ne cessant de demander des juges. Ils arrivèrent à Joyeuse, le lendemain, dans la matinée. C’était un dimanche. La messe constitutionnelle venait de finir. Pour échapper aux buées dont ils étaient l’objet de la part de la foule réunie sur la place, ils se réfugièrent dans l’église, encore ouverte, avec l’espoir que les autorités locales viendraient les délivrer. Celles-ci ne purent ou ne voulurent pas intervenir. On obligea les deux infortunés à sortir du temple. On criait autour d’eux :

— Mort aux chouans ! mort aux aristocrates !

L’abbé de la Bastide de la Molette eut le pressentiment très net du sort qui l’attendait. Il se jeta à genoux, les mains levées au ciel, en récitant les prières des agonisans. Un violent coup de sabre Je renversa mourant sur le sol, où les bourreaux l’eurent bientôt achevé. Là, comme aux Vans, les soldats restèrent sans ordres et assistèrent les bras croisés à ces scènes de meurtre. Le chevalier d’Entremaux, qui se débattait avec désespoir, se tourna plusieurs fois vers eux :

— Je ne vous demande pas de me protéger, leur criait-il; je vous demande une épée, une épée pour me défendre contre ces scélérats.

Il finit par tomber percé de coups.

Déjà, depuis quatre jours, les prêtres arrêtés à Naves, au nombre de neuf et conduits aux Vans, comme nous l’avons raconté, avaient péri également victimes des fureurs populaires. C’étaient l’abbé Claude Bravard, sulpicien, directeur du séminaire Saint-Charles d’Avignon ; l’abbé Pierre Lejeune, sulpicien aussi, professeur dans le même établissement; l’abbé Henri Clemenceau, curé de la cathédrale de Nîmes; l’abbé Jean Bonijol, chanoine d’Uzès; l’abbé Jacques Montagnon, curé de Valabre ; l’abbé Faure-Michel, curé de Mons, l’abbé Laurent Drôme, vicaire de Saint-Victor-la-Cotte, l’abbé Victor Nadal, curé d’Arpaillargues, et enfin l’abbé Novi, vicaire à Aujac. Ce dernier avait à peine vingt-trois ans. Plusieurs de ces prêtres étaient restés étrangers à l’insurrection. Réfugiés dans le Vivarais, leur plus grand crime consistait dans le refus de prêter le serment constitutionnel. On les confondit tous dans les mêmes vengeances. Le 14 juillet, la populace envahit leur prison, les traîna au dehors et les mit en pièces avec une cruauté qui ne fut égalée que par la sérénité qu’ils opposèrent à la mort.

Touchées par la jeunesse de l’abbé Novi, quelques femmes essayèrent de le sauver en lui demandant le serment civique, en le lui faisant demander par son père.

— J’aime mieux mourir! répondit-il.

Et il périt comme les autres.

Une relation manuscrite que nous avons sous les yeux raconte que Boissy d’Anglas, alors procureur-général-syndic de l’Ardèche, qui se trouvait aux Vans ce jour-là, supplié d’arrêter ce carnage, se contenta de répondre :

— Le peuple est juste même dans ses vengeances. Mais aucune preuve n’est donnée à l’appui de ce propos, et il est difficile de penser que le président de la convention qui eut le courage, le 20 mai 1795, de saluer la tête de Féraud avait préludé à cet acte héroïque par un acte d’insigne lâcheté.

Il semble que tant d’horreurs ne pouvaient être dépassées. Il appartenait aux terroristes d’Alais de prouver le contraire. Quoique éloignée du camp de Jalès et située dans un autre département, cette ville, placée sur la route que par deux fois les troupes du Gard avaient dû suivre pour marcher contre les insurgés, subissait le contre-coup des événemens. L’émotion y était vive, les clubs y dominaient. Depuis un mois, ils exerçaient une active surveillance, afin d’empêcher les contre-révolutionnaires d’aller grossir les bandes royalistes.

Le 5 juillet, le bruit se répandit que le comte de Saillans avait mis le siège devant Bannes, fait périr trois gendarmes et déclaré la guerre au gouvernement. Ces nouvelles déchaînèrent les passions révolutionnaires. Dans l’après-midi, deux individus, les sieurs Roure et Nias, furent arrêtés au moment où ils tentaient de sortir de la ville. Soupçonnés de ne la quitter que pour se rendre au camp de Jalès, poursuivis par la foule, ils allaient être pendus, quand la municipalité les sauva en les faisant enfermer dans la prison du fort d’Alais.

Quelques heures plus tard, une femme honorablement connue, Mme Gaillard, fut arrêtée dans les mêmes conditions. On saisit sur elle des cartouches, et, comme son mari, connu pour ses opinions royalistes, était absent depuis plusieurs jours, il fut aisé de deviner qu’elle allait le rejoindre sur le théâtre de l’insurrection. Une multitude bruyante, composée surtout de femmes et d’enfans, la ramena brutalement à la mairie ; elle y fut interrogée par le juge de paix, puis envoyée au fort, où se trouvaient déjà, avec les individus arrêtés le matin, diverses personnes compromises et décrétées d’accusation. Dans le nombre, on comptait un gentilhomme de la localité, M. d’Esgrigny, soupçonné, à tort ou à raison, d’avoir participé au complot de Perpignan, fomenté l’année précédente par le comte de Saillans, encore inconnu.

Ces incidens aggravèrent l’excitation des esprits, entretenue par les clubs; elle s’augmenta le 7 juillet au passage à travers la ville des gardes nationales du Gard, que le général d’Albignac conduisait au camp de Jalès. Dans la soirée du 13, on apprit l’arrestation et la mort du comte de Saillans. Les maisons s’illuminèrent, les cloches furent mises en branle autant pour célébrer la victoire que pour annoncer l’anniversaire de la fédération.

Le lendemain, dans la matinée, les gardes nationales du district arrivèrent pour fêter cette commémoration. Eq même temps, la légion d’Alais, partie pour aller combattre les royalistes, rentrait triomphalement, ses canons, ses fusils, les chapeaux des légionnaires pavoisés et couronnés de branches de laurier. Ces troupes assistèrent à la messe constitutionnelle, qui fut dite dans la prairie d’Alais. A une heure, elles étaient rentrées et dispersées dans la ville. C’est alors que des individus demeurés inconnus se mirent à la tête d’une bande d’environ deux cents hommes et les engagèrent, au nom de la nation, à faire œuvre patriotique, en mettant à mort les contre-révolutionnaires détenus dans la prison du fort. Cette proposition fut saluée de joyeuses clameurs. La municipalité fit preuve d’une criminelle faiblesse. Elle avait eu vent, dès la veille, de ces sinistres projets. Elle ne prit aucune mesure pour les conjurer, et trois fois chassés du fort, dans lequel une mystérieuse, mais certaine complicité les introduisit chaque fois, en abaissant le pont levis, les envahisseurs purent égorger tour à tour, quatre des prisonniers, Roure, Nias, d’Esgrigny et Mme Gaillard.

Ces deux derniers reçurent la mort dans la cour du château avec les traitemens les plus barbares. On les dépouilla de. leurs vêtemens, on leur coupa la tête; puis, les deux cadavres jetés l’un sur l’autre dans une altitude indécente, la tête d’Esgrigny au bout d’une pique, celle de Mme Gaillard tenue à la main par les cheveux, les assassins allèrent promener dans les rues ces horribles trophées. Celui qui portait la tête de l’infortunée marchait en avant, dansant et criant :

— C’est moi qui l’ai fait I c’est moi! Vive la nation[2] !

Presque tous les habitans d’Alais, glacés par l’effroi, s’étaient enfermés chez eux. Les autorités demeuraient inertes. Une escouade de dragons ayant rencontré le hideux cortège, se rangea pour le laisser passer. La municipalité, qui s’était retirée après avoir promené le drapeau rouge dans la ville, ne donna des ordres décisifs que lorsque les scélérats, las de tant d’infamies, eurent abandonné les restes de leurs victimes dans le ruisseau, pour aller piller plusieurs maisons royalistes, qui restèrent également sans défenseurs. Les cadavres furent ensevelis dans la soirée, les têtes traînées dans les champs, où elles se perdirent. Plusieurs catholiques, activement recherchés par les assassins, purent rester cachés et fuir pendant la nuit.

Le lendemain, quand les administrateurs du Gard et le général d’Albignac traversèrent la ville, tout était rentré dans l’ordre. Les auteurs de ces grands crimes avaient disparu. Il est à noter qu’à Alais pas plus qu’aux Vans et à Joyeuse, on n’osa les poursuivre ni même commencer une instruction pour les découvrir. C’est qu’il y avait alors deux justices. Les patriotes pouvaient être impunément criminels. Il n’en était pas de même des royalistes. On le vit bien après leur défaite, à la rigueur des vengeances exercées contre eux. On avait incendié Saint-André-de-Cruzières, diverses maisons de Berrias, le château de Jalès ; on incendiait maintenant celui de Bannes. Le général de Chateauneuf-Randon expédiait ses meilleurs soldats à Chambonas pour arrêter Claude Allier. Mais, celui-ci ayant disparu, il fallut se contenter de fouiller du haut en bas le presbytère, où l’on découvrit au fond d’une cachette pratiquée dans le mur la correspondance et les papiers du prieur, qui allaient permettre de reconstituer la conspiration de son origine à son dénoûment.

Les représailles que nous avons racontées indignèrent les cœurs honnêtes. Elles arrachèrent au général de Montesquiou une éloquente protestation. « En vous félicitant de vos succès, écrivait-il le 16 Juillet de Bourgoin au directoire de l’Ardèche, j’éprouve une vraie douleur, en apprenant la manière dont M. de Saillans a expié ses forfaits. C’est un assassinat qu’on a commis au lieu d’un grand exemple qu’on aurait donné. Le peuple n’apprendra-t-il donc jamais à laisser aux lois le soin de sa vengeance? » Dans une lettre au général d’Albignac, il revenait avec plus de force sur cette idée. « Je suis bien fâché que votre victoire ait été cruelle, disait-il. Il eût été superbe de livrer les coupables aux lois. A présent que les têtes les plus importantes sont abattue, je vous exhorte à arrêter, s’il est possible, le cours des vengeances. Je sais que ce n’est pas une entreprise facile, mais je sais aussi qu’elle est digne de votre vertu. Qu’une proclamation du moins rappelle le règne de la loi, sans laquelle i! n’y a point de liberté. » Les commissaires de la Lozère, appelés de leur côté à apprécier les événemens, s’exprimaient en ces termes : « L’humanité souffre au moment où l’on reçoit de pareilles nouvelles et les vrais amis de la liberté seraient affligés qu’elle eût été violée dans toutes ces exécutions militaires. Quels que soient les coupables, il faut que les règles soient observées à leur égard. Mais enfin, la tranquillité va se rétablir, la chose publique ne court plus de dangers dans cette contrée, et nous nous arrêtons à cette idée avec complaisance pour perdre de vue les scènes désagréables qui pourraient troubler notre joie. »

Ces extraits de la correspondance officielle contiennent, à ce qu’il nous semble, des aveux qui méritaient de dénouer le récit de ces journées sanglantes. A l’heure où les assassins recevaient pour tout châtiment les blâmes isolés qu’on vient de lire, le personnage qui avait arrêté le comte de Saillans fugitif et n’avait pas su protéger sa vie, était admis, en passant à Mende, aux honneurs de la séance du conseil général. Deux bataillons marseillais se trouvaient alors dans cette ville. On redoutait, à cette occasion, des excès de leur part. Mais ces craintes ne furent pas justifiées; tout se borna à un banquet et à des illuminations. L’assemblée nationale célébrait à son tour et à sa façon la victoire remportée sur les royalistes. Ignorant encore que les châteaux de Jalès et de Bannes avaient été brûlés, elle en ordonnait la destruction. Elle votait à Hyacinthe Laurent une récompense de 3,000 livres. Enfin, le 20 juillet, confirmant un arrêté du directoire de l’Ardèche, elle décrétait d’accusation cinquante-sept personnes ayant pris part au complot de Jalès.

Sur cette liste figuraient entre autres le comte de Connway, qui n’était pas entré en France, l’abbé La Bastide de la Molette et le capitaine Terron, de la garde nationale des Vans, qui avaient déjà péri, l’abbé Crégut, Louis Pellet, l’abbé Boissin, d’autres encore qui, lorsque le décret arriva dans l’Ardèche, avaient aussi payé de leur vie, dans des circonstances ignorées, leur participation à la prise d’armes de Jalès.

C’était le règne des exécutions sans jugement. Elles se continuèrent longtemps encore. Les municipalités suspectes furent suspendues; les administrateurs du district du Tanargue, dont faisait partie la vallée de Jalès, accusés de complicité avec les conspirateurs, furent remplacés. L’un d’eux, le procureur syndic, M. de Bournet, inaugura, en y portant sa tête, l’échafaud dressé quelques mois plus tard dans l’Ardèche ; deux gentilshommes du pays, MM. de Brès et de la Vernède, furent fusillés. On dit que ce dernier vit creuser sa fosse et fut enterré vivant. Les ruines de Saint-André-de-Cruzières, condamnées à perdre le nom sous lequel ce village était désigné, prirent celui de Claisse. Après les grands coupables, on poursuivit les petits. Les prisons de l’Ardèche étaient pleines de pauvres gens qui se défendaient en déclarant qu’on les avait forcés à marcher. On ouvrait à la poste les lettres suspectes, et neuf mois après ces tragiques événemens, on procédait encore à des arrestations.

C’est ainsi qu’en avril 1793 un sieur Charousset se laissait surprendre dans une auberge de Bollene, département de Vaucluse, et était bientôt reconnu comme un des principaux complices du comte de Saillans. « On aura des preuves pour le faire guillotiner, » écrivait à son sujet le directoire de l’Ardèche. Conduit à Privas, il voyait se dresser contre lui un acte d’accusation redoutable, dans lequel étaient relevés à sa charge des faits d’enrôlemens, de pillage et d’assassinats. Un des griefs était ainsi formulé : « Il a fait la contrebande avec Dominique Allier et gardé la maîtresse de ce dernier, fille des pays étrangers. »

Cette brève allusion à une aventure d’amour, sur laquelle il nous a été impossible de faire la lumière, est la seule de ce genre que nous ayons trouvée dans les nombreuses pièces à l’aide desquelles nous avons reconstitué ces tragiques événemens. La femme est absente des conspirations du Vivarais, et M. de Lamartine n’a écrit qu’un roman, lorsque étudiant l’histoire, non à travers les documens contemporains, mais à travers son imagination, il parle « de jeunes filles à cheval, vêtues et armées en amazones, parcourant les rangs, distribuant les signes de la révolte, et, les cœurs de Jésus sur la poitrine, les croix d’or au chapeau, réveillant, au nom de l’amour, l’héroïsme de l’ancienne chevalerie. » La vérité n’avait pas besoin de cette poétique mise en scène. Nous l’avons rétablie d’une manière irréfragable.

L’affaire de Saillans est la plus importante des conspirations royalistes du Midi. Conduite par des hommes moins légers que les émigrés, plus circonspects et plus prudens que les chefs qui la dirigèrent, elle pouvait réussir. Si elle avait réussi, elle aurait jeté sur Paris, à l’heure où la Vendée se soulevait, où les frontières s’ouvraient à l’invasion, une formidable armée royaliste, qui eut non pas rétabli l’ancien régime, mais changé le cours de la révolution. Les maîtres du moment le comprirent quand éclata à leurs yeux le danger qu’ils avaient couru. Aussi s’appliquèrent-ils à en conjurer le retour.

Convaincus que l’esprit royaliste n’était pas mort dans le Midi en même temps que le comte de Saillans, ils engagèrent la lutte contre lui par la terreur. Ils ne purent empêcher cependant son fréquent réveil. Après l’avoir successivement combattu à Arles, à Jalès, à Mende, à Lyon, après avoir employé, pour le refréner, les armes les plus meurtrières, ils étaient obligés de s’avouer qu’ils n’en pouvaient venir à bout. « Le complot subsiste encore dans sa presque totalité, écrivait l’un d’eux, à la fin de 1792. » Il ne se trompait pas. L’émigration espérait encore et entretenait l’agitation dans le Midi. Aux confins de la Lozère et de l’Aveyron, dans un village perdu au milieu des montagnes d’Aubrac, un ardent royaliste, un combattant des luttes passées, le notaire Charrier, recommençait à prêcher la révolte et préparait une nouvelle tentative en faveur de la royauté agonisante.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Ces tragiques détails sont extraits des procès-verbaux des séances de la municipalité d’Alais et d’une relation manuscrite, rédigée par un témoin oculaire.