Les Rossignols du cimetière




LES
ROSSIGNOLS DU CIMETIÈRE













Personnages


LES ROSSIGNOLS DU CIMETIÈRE.
UN ROSSIGNOL DES BOIS.
DES ENFANTS.
DES BOURGEOIS.
DES AMOUREUX.
DES CBOQUE-MORTS.
UNE MARCHANDE DB PLAISIRS.






LES

ROSSIGNOLS DU CIMETIÈRE




Le cimetière Montparnasse. — Le jour pointe. — Les morts reposent. — Les Rossignols du cimetière chantent à voix basse. — Un Rossignol des bois leur répond du haut d’un arbre du boulevard.



Scène PREMIÈRE


le rossignol des bois.

Rossignols, mes frères, à qui diable en avez-vous, de chanter ainsi dans ce grand jardin triste ?

les rossignols.
.

Rossignol, mon frère, ce grand jardin triste est le jardin des morts.

le rossignol.

Rossignols, mes frères, où prenez-vous des chants si doux et si désolés ? Vous êtes des oiseaux comme moi, et cependant nos voix ne sont pas les mêmes ; — mon timbre est bien plus clair et plus éclatant. Écoutez cette roulade. Le vôtre possède en revanche quelque chose de mystérieux et de voilé qui trouble et qui charme. Quelle sorte de rossignols êtes-vous, ô mes frères, et pourquoi ce crêpe à vos gosiers ?

les rossignols.
.

Rossignol des bois, trêve à vos roulades et à vos moqueries ; nous chantons comme il nous plaît, et nous vous prions d’aller porter ailleurs votre gaieté et votre timbre clair ; vous faites trop de bruit.

le rossignol.

Vous avez donc des malades chez vous ?

les rossignols.
.

Non ; mais des gens qui dorment.

le rossignol.

En ce cas, je me retire ; promettez-moi seulement de venir déjeuner, un de ces dimanches, dans les bois de Ville-d’Avray ; c’est là que je perche.

les rossignols.
.

Grand merci ; nous ne mettons jamais le bec dehors.

le rossignol.

Comment ! vous n’allez jamais courir les bois ? Vous passez votre vie dans ce grand clos, au milieu de ces arbres en deuil et de cette nature attristée ? Comme je vous plains !

les rossignols.
.

Ne nous plaignez pas, ami, nous sommes très heureux. Dieu nous a doués d’une voix amoureuse et tendre, que nous employons à de pieux usages. Nous sommes les Rossignols du cimetière ; comme tels, nous avons ici deux fonctions. La première est de bercer le sommeil des pauvres gens enterrés à nos pattes ; nous devons leur chanter doucement, comme la mère aux enfants qui s’éveillent, et les rendormir au plus vite, afin qu’ils ne souffrent pas en songeant à ceux qu’ils aiment ; voilà pourquoi notre timbre est si doux, si voilé, si tendre… Chut ! quelqu’un a soupiré dans l’allée à gauche ; c’est la petite du coin qui se réveille. Allons, mes amis, vite un peu de musique ; et chantons-lui cette romance de Fleur de la mort au’elle aime tant. (Ils sortent.}


LA ROMANCE DE FLEUR DE LA MORT.
Moitié jouant, moitié rêvant,
Sous les cyprès et sous les saules,
Elle va, livrant ses épaules
Aux impertinences du vent.
Deux fleurs, les premières venues,
Vous la coiffent ; le plus souvent


Ses petites jambes sont nues.
Elle porte, hiver comme été,
Une robe noire en lustrine,
Ouverte un peu sur la poitrine,
Craquant un peu sur le côté.
Ainsi faite, elle se trémousse
Comme une chèvre en liberté,
Sur les tombes où l’herbe pousse.

En voilà assez ; elle est endormie.

le rossignol.

Savez-vous que c’es-t très gentil, ce que vous faites là !

les rossignols.
.

Ce n’est pas tout ; nous sommes encore les gardiens de la maison, les sylphes bienfaisants de l’endroit. Par le temps où nous sommes, on naît et l’on meurt avec une telle simplicité, que la mort perd de jour en jour cette beauté d’apparat, mystérieuse et froide, qui imposait aux hommes. On place les cimetières aux portes de la ville, comme des maisons de campagne, dont ils ont l’aspect bourgeois et ratissé ; l’homme s’enhardit de plus en plus vis-à-vis des choses saintes, qui lui deviennent familières, et la hideuse profanation promène ses pieds fangeux et ses doigts sales sur les tombes. Nous sommes ici pour mettre ordre à tout cela et chasser les importuns sacrilèges qui viennent troubler le sommeil de nos chers défunts. Nos chants sont lugubres, nos voix tristes ; par ainsi nous rendons le séjour des cimetières impossible à ceux qui viennent pour s’y promener et prendre l’air des champs.

le rossignol.

Rossignols, mes frères, vous êtes de divins oiseaux, et pour vous je me sens une vive vénération ; vous me donnez le dégoût de mon existence bohémienne et inutile à tous ; je serais bien heureux de verser dans l’escarcelle d’or de la charité ces perles de mon gosier que j’ai gaspillées jusqu’à ce jour et semées à tous les vents.

les rossignols.

Eh bien ! viens avec nous, Rossignol des bois, viens avec nous ; viens faire un noviciat d’une journée, tu habitueras ta voix à des chansons tristes, ton cœur à la tendre pitié, ton œil à la vigilance. Tu vivras de notre vie, et quand tu auras vu l’efficacité de nos services, tu entreras, si tu t’en sens le courage, dans la corporation des Rossignols du cimetière ; et maintenant, attention ! ton noviciat commence. Voici le soleil qui se lève, le vent qui tiédit ; c’est le jour. — Un lourd craquement se fait entendre sous les tombes ; ce sont les morts qui se réveillent, par habitude, au jour levant. Il faut les rendormir : chantons, mes frères, chantons. Toi, prends garde, ami, pas de trille éclatant ni de roulades, que ton gosier soit tout miel et velours.


Scène II


Il est grand jour ; le soleil dore les tombes. — Les Rossignols sont perchés sur les cyprès. — Entrent les enfants.


les enfants.

O la bonne idée ! la bonne idée ! Ce Miquelon a toujours de bonnes idées. Quel endroit charmant pour s’amuser pendant l’heure de la classe ! de l’ombre, de l’herbe, des fleurs et point de maître. Quel bonheur ! On va pouvoir s’en donner à cœur-joie et à toutes jambes. Au diable buvards et cartables ! coiffons-nous de nos cahiers ; faisons des cocottes avec nos grammaires ! À quoi jouons-nous ? Aux barres ou à la toupie ?

les rossignols commencent à chanter d’une voix triste.


Enfants ne criez pas si fort ;
Songez au pauvre homme qui dort
   Sous l’herbe où vous êtes ;
Quand le Luxembourg est si près,
Pourquoi venir chez nous exprès ?
Vous savez bien que les cyprès
   N’ont pas de noisettes.

les enfants.

Tout de même, on ne se sent guère en train de s’amuser. Il y a là-haut un tas d’oiseaux qui chantent si drôlement. On ne comprend pas ce qu’ils disent ; mais c’est égal, ça vous fait froid dans le dos. — Voyons, jouons-nous aux barres ou à la toupie ?

les rossignols reprennent.


Enfants, ne criez pas si fort.
Songez au pauvre homme qui dort
   Sous l’herbe où vous êtes.

les enfants.

Dites donc, les enfants, si nous allions jouer ailleurs, au Luxembourg, par exemple, ce serait moins triste qu’ici ? Ah çà ! décidément, à quoi jouons-nous ? Aux barres ou à la toupie ?

les rossignols redoublent


Enfants, ne courez pas si fort ;
C’est le Tivoli de la mort,
   Cette lierre où vous êtes ;
Et la nuit, c’est sur ce gazon
Que les maîtres de la maison
Viennent se trémousser, au son
   Des noires musettes.

les enfants.

Allons-nous-en ! allons-nous-en ! Cela nous porterait malheur de courir partout là ; les cimetières sont faits pour pleurer, et non pour rire. Puis ces arbres noirs, ces petites maisons à vitraux bariolés, ces rossignols avec leurs chansons : tout cela est d’un triste… Allons-nous-en ! (Exeunt.)

le rossignol

Rossignols, mes frères, voilà qui est merveilleux, et je suis ravi de la facilité avec laquelle nos voix ont opéré… Mais quelle est cette vieille, ridée et malpropre, qui vient à nous, un tourniquet sous le bras ? J’ai vu cette figure-là quelque part.

la marchande

Que sont devenus mes bambins ? Je viens d’en voir entrer une douzaine, et j’espérais… Où diantre sont-ils passés ? Sans doute blottis dans quelque coin. Si je criais un peu, la faim ferait sortir les loups du bois. (Criant.) Voilà l’plaisir, mesdames, voilà l’plaisir !

le rossignol, indigné.

Ah ! vieille sorcière irrévérencieuse ! Un pareil cri dans un cimetière ! Tu n’as pas honte ?

les rossignols.

Ne t’emporte pas, Rossignol des bois ; laisse-nous mettre un terme à cette profanation ; nos clients seuls vont suffire. (Ils chantent.)


Un homme noir marchait devant,
Un homme blanc venait derrière,
L’un portait un cercueil d’enfant.
L’autre chantait une prière.
Le cercueil était en sapin,
La prière était en latin.

la marchande.

Voilà l’plaisir, mesdames, voilà l’plaisir !

les rossignols.


Derrière ces hommes venait
La mère, une petite femme.
Qui, sous les fleurs de son bonnet,
Sanglotait à vous fendre l’âme.
Elle disait en étouffant :
« Ma pauvre enfant ! ma pauvre enfant !

la marchande.

Taisez-vous donc, maudites bêtes, on ne s’entend pas. Satanés oiseaux, va ! ils chantent d’une façon qui vous rend toute chose. Je me suis rappelé tout de suite ma pauvre Eugénie, qu’on a enterrée l’an dernier ; j’ai revu le corbillard, les porteurs, les filles de la congrégation tout en blanc, la fosse ouverte, et le prêtre et les clergeons… j’en ai la chair de poule et les yeux tout mouillés. Sortons d’ici, ces rossignols me font trop de mal.

les rossignols.

Tu vois, elle est partie, nos chants ont réveillé en elle la fibre du souvenir : juge de leur puissance ! Mais taisons-nous ; voici venir un groupe turbulent de bourgeois en promenade, criant et gesticulant, sans respect pour la sainteté du lieu. Préparons-nous à chasser dehors toute cette vermine.

le bourgeois, lisant une épitaphe.

« Louis-Charles-Borromée-Anselme Piquedoux, dit le père des ouvriers, adjoint au IVe arrondissement ; décédé à Paris en juin 39, à l’âge de… » — Jolie tombe, ma foi ! jolie tombe ! du style, beaucoup de style ! D’honneur, c’est magistral.

la bourgeoise.

Nastase, qu’est-ce que cela veut dire, ces grosses lettres qui viennent après le « décédé à l’âge » ? Il y a un x, un i et un v.

le bourgeois.

Ceci, ma toute belle, c’est des chiffres romains. Cela signifie attends un peu… hum ! hum ! cent, deux cents… oui, c’est cela : décédé à l’âge de deux cent cinq ans.

la bourgeoise.

Deux cent cinq ans, Piquedoux ! Mais vous étiez de la même année.

le bourgeois.

Dame ! les chiffres sont là ; il peut se faire pourtant que les valeurs numériques n’eussent pas dans l’antiquité…

les rossignols.

Allons, amis, faisons taire ces gros oisons qui viennent se pavaner en belle veste au cimetière, comme au Pré-Catelan ou aux Prés-Saint-Gervais. (Ils chantent.)

 
Sous l’herbe grasse et la terre mouillée,
Les pauvres morts dorment ensevelis ;
C’est les oiseaux qui leur font la veillée,
Sans goupillon, sans cierge et sans surplis.

la bourgeoise.

Eh bien ! viens-tu, Nastase ? Que fais-tu là, planté sur tes pieds, la bouche ouverte ? Qu’as-tu ? tu es pâle.

la bourgeoise.

Je songe aux morts, madame.

la bourgeoise.

À quoi diable vas-tu songer !

les rossignols reprennent.

Mais quelquefois, dans le grand cimetière,
Sous les cyprès chargés d’acres parfums
Un tombeau s’ouvre, et deux ou trois défunts
S’en vont faisant la tombe buissonnière.

la bourgeoise, d’une voix émue.

Nastase, allons-nous-en d’ici. Je ne sais pourquoi, mais je me sens toute émotionnée ; j’ai mon déjeuner sur l’estomac. J’ai peur ! j’ai peur ! Partons. (Exeunt.)

les rossignols.

Et de trois ! … L’ouvrage ne nous manquera pas aujourd’hui.

le rossignol.

Ohi ! oh ! j’aperçois là-bas, derrière un saule pleureur, une jolie paire d’amoureux de ma connaissance ; je les ai souvent rencontrés dans les bois de Ville-d’Avray. Pauvres enfants ! il leur est donc arrivé quelque malheur, qu’ils viennent au cimetière ! Voyons, approchons-nous un peu.

les amoureux.

L’adorable promenade, et quelles douces émotions elle nous procure ! Il est bon qu’en amour la corde triste résonne quelquefois, et ce n’est pas un mal de mener de temps à autre sa belle passion par des sentiers mélancoliques.

le rossignol.

Ah ! les petits scélérats ! c’est un raffinement d’amour qui les amène.

les amoureux, s’arrêtant devant une tombe.

Tiens ! voilà de jolies fleurs ; si nous en cueillions quelques-unes ?… Les belles roses. Personne ne nous voit.

le rossignol.

Oh ! fi donc ! Voilà qui est mal ; voler ces pauvres morts !

les rossignols.

Tais-toi, bavard, et laisse-nous faire.

Quelquefois, sous la couche froide
Où la mort le tient étendu,
La face blême et le corps roide,
Un défunt se dresse éperdu

Avec des douleurs indicibles,
Il sent, dans l’ombre du tombeau,
Comme des ongles invisibles
Arracher son cœur par lambeau.

Passant, passant, c’est toi qui causes
Cette épouvantable douleur ;
Quand aux morts on vole leurs roses.
On arrache plus qu’une fleur.

les amoureux.

Nous avons fait une mauvaise action en volant ces fleurs… Il semble qu’elles aient des gouttes de sang à leurs tiges… Ces pauvres morts ! c’est une si bonne chose pour eux ces fleurs qui respirent le souvenir !… Allons-nous-en vite, ils n’auraient qu’à vouloir se venger. (Exeunt.)

les rossignols.

Tu vois qu’il ne nous faut pas de grands efforts pour mettre les gens à la raison.

le rossignol.

J’en suis émerveillé. (Bruit de voix et chansons au loin.) Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela ?… Quelles sont ces affreuses gens aux manteaux noirs et courts, aux bottes boueuses ?… À qui en veulent-ils avec leurs cris et leur tapage ? Bon ! les voilà qui s’installent sur l’herbe à présent ; je crois même qu’ils vont déjeuner là. Déjeuner dans un cimetière ! pouah ! c’est révoltant !

les croque-morts.

Avant de commencer son petit ouvrage, rien n’est bon comme un coup de gobelet ; le litre est le nerf du travail ; pour escorter le vin bleu, rien ne vaut un bon trognon de fromage, quelques ciboules et du gros pain. (Ils mangent et ils causent.)

le rossignol.

Quelle profanation !… Ah çà ! vous autres, n’allez-vous pas faire cesser un pareil scandale ?

les rossignols.

Hélas ! nos voix ne pourraient rien ici ; les oreilles crasseuses de ces rustres sont insensibles comme leurs cœurs ; n’essayons pas même de les émouvoir. Rossignol des bois, fais comme nous, écarte les pattes et trousse ton aile.

les croque-morts.

Tiens ! voilà quelque chose qui tombe dans mon verre… Bon ! sur le fromage maintenant. Satanés oiseaux ! On dirait que cela les amuse. Allons plus loin. (Ils s’éloignent ; le jeu recommence.) Décidément pour biturer à l’aise, rien ne vaut une grosse table de chêne et un coin de taverne bien noir. Allons finir le repas au cabaret, camarades. (Ils sortent.)

le rossignol, enthousiasmé.

Rossignols du cimetière, vous êtes d’adorables bêtes, et je demande à faire partie de la corporation.

les rossignols.

Qu’il soit fait selon ton désir, ami ; tu vois quelle est notre vie, toute de dévouement et de surveillance ; puisqu’elle ne t’effraye point, sois des nôtres, frère, sois des nôtres !

le rossignol, préludant.


Au chevet des enfants la mère reste assise,
N’ayant jamais sommeil en les sentant dormir ;
Mais dès qu’elle croit voir leur paupière indécise
S’entre-bâiller un brin, trembloter et frémir,
Elle chante à voix basse une berceuse et pose
Sa bouche fraîche au ras de leur frais oreiller.
Nous, de peur que les morts viennent à s’éveiller,
Mes amis, chantons-leur doucement quelque chose.

le chœur, reprenant.

Nous, de peur que les morts viennent à s’éveiller,
Mes amis, chantons-leur doucement quelque chose.


fin des rossignols du cimetière.