Les Romantiques et les Parnassiens de 1870 à 1914


LES ROMANTIQUES
ET LES PARNASSIENS
DE 1870 À 1914

LES QUATRE VENTS DE LA POÉSIE


L’exil intérieur de Lamartine, l’exil extérieur de Hugo, le procès de Baudelaire, avaient mis le Second Empire en froid avec la poésie. Ajoutons que la cour impériale n’avait pas de goût, que les hommes d’État étaient sans culture, que le militaire donnait le ton. Théophile Gautier était rallié à l’Empire, mais quand il écrivit son Rapport sur l’état de la poésie à l’occasion de l’Exposition de 1867, le vieux condottiere d’Hernani sut marcher au canon : « Chez Hugo, écrivit-il, les années, qui courbent, affaiblissent et rident le génie des autres maîtres, semblent apporter des forces, des énergies et des beautés nouvelles. Il vieillit comme les lions : son front, rongé de plis augustes, secoue une crinière plus longue, plus épaisse et plus formidablement échevelée. Ses ongles d’airain ont poussé, ses yeux jaunes sont comme des soleils dans des cavernes, et, s’il rugit, les autres animaux se taisent. »

Le 4 septembre, la République était proclamée, pour la troisième fois, devant un pays qui n’était pas plus républicain en 1871 qu’il ne l’était en 1792 et en 1848. Il allait mettre trente ans à le devenir. Entre les causes qui le tournèrent à la République, il y a celle-ci : en 1870 l’idée républicaine s’éclaire du rayonnement de Hugo (Lamartine était alors oublié, entré dans un sommeil de vingt ans). Des poètes, et d’abord Hugo, presque seul, occupèrent pour les républicains un foyer de prestige comme celui qu’occupaient Henri IV et Louis XIV pour les royalistes, le Premier Consul et l’Empereur pour les impériaux. Au delà du lion bonasse de bronze qui veille sur l’urne du suffrage universel, comme le lion aveugle de Tartarin sur la sébile aux sous, on imaginera, avec Théophile Gautier, le vieux lion romantique et républicain, celui de l’Île hier et de l’Arc aujourd’hui.

Vivant ou mort, l’apothéose de Hugo occupa les trente dernières années du XIXe siècle, deux hémisphères de quinze ans ayant pour équateur la fête républicaine du 1er  juin 1885. De 1870 à 1885 Hugo n’écrit guère que les recueils de l’Année Terrible, de l’Art d’être grand-père et de Religions et Religion. Le reste, les nouvelles séries de la Légende des Siècles, les Quatre Vents de l’Esprit, le Pape (un peu antérieur), la Pitié suprême, l’Âne, avait été écrit presque tout entier entre 1852 et 1860, production tropicale de ces années extraordinaires, végétation poétique qu’ont nourrie l’aliment rabelaisien des géants, les esprits des tables, l’inspiration de la solitude, la respiration de la mer et la familiarité de Dieu. Une prévision lucide avait fait garder ses poèmes de la maturité, par ce prudent capitaliste, pour la vieillesse et l’outre-tombe. Leur allure est en effet oraculaire, testamentaire. Tout se passe comme si le poète était resté halluciné par son drame des Burgraves, s’était proposé la vieillesse de Job, les tirades infinies et sonores lancées dans le burg romantique, devant des générations respectueuses et une descendance poétique sidérée.

Lié au XIXe siècle français, né presque avec lui, ce sont bien les cent ans du burgrave Job qu’il eût dû vivre, et il avait, mieux que Fontenelle, la santé qui les eût remplis. Mais ces cent ans, à défaut de sa destinée, sa volonté les lui acquit. Sa barbe et ses cheveux poussèrent dans le tombeau. D’après le conseil qu’à Jersey lui donna la voix des tables, il voulut que ses œuvres posthumes, jusqu’en 1902, remplissent ce siècle ; les poèmes épiques de la Fin de Satan et de Dieu, les recueils lyriques de Toute la Lyre et d’Océan, le livre satirique des Années funestes, les pièces dramatiques du Théâtre en Liberté.

On remarquera que cette œuvre posthume est gouvernée par l’idée architecturale des Quatre Vents de l’Esprit, soit des quatre directions de la poésie, des quatre ailes que le poète le plus totalement poète avait senti se former en lui, et conquérir hors de lui tant d’espace : lyrisme, satire, épopée, drame. L’émotion, l’indignation, la vision, l’évocation scénique, répondent aux quatre attitudes du poète, à quatre versants possibles et puissants du Saint-Gothard poétique. La poésie entière semble couler par ces quatre sources, former le Rhin que domine et que gouverne le burgrave centenaire.

Elle coule, mais aussi tout coule, nous ne nous baignons pas deux fois dans le même fleuve, des sources tarissent et des sources naissent. Quand nous suivons sous la Troisième République la destinée de ces quatre courants, nous connaissons combien ces soixante années, ici comme ailleurs, ont apporté de révolution. La rose des vents traditionnelle s’est défaite. Trois des quatre vents de l’esprit poétique ont peu à peu cessé, ont épuisé leur force, et, au moins pour les deux premiers, sans doute irrémédiablement : le satirique, l’épique, le dramatique. Le quatrième, le lyrique, qui a absorbé à peu près toute la poésie, s’est trouvé transformé au plus profond de sa chair, et jusque dans les règles séculaires de son vers.

Comme 1885 entre les quinze ans de vie dernière et les quinze ans de vie posthume de Hugo, 1902, l’année où Hugo a ses cent ans, marque l’arête médiane dans l’histoire et dans le cours de la Troisième République, depuis sa naissance jusqu’à l’heure où nous écrivons. Année politique de sa dernière victoire politique contre la réaction, 1902 coïncide aussi avec la fin du Parnasse et la victoire du symbolisme. Elle met le point final à cet âge poétique, achevé sous Hugo et par Hugo, qui comportait toujours, depuis le XVIe siècle, et même depuis le xiie, poème satirique, poème épique, poème dramatique. Elle servirait ici de point de projection à des réflexions sur de vieux thèmes : comment les genres finissent.

la poésie de combat

Au mot de poésie satirique, restreint et démodé, il conviendrait peut-être de substituer celui de poésie de combat. La poésie de combat répond à un vieux courant de notre littérature : combat religieux au XVIe siècle avec Ronsard et d’Aubigné, combat littéraire, corporatif (j’entends la corporation des gens de lettres) et social avec Régnier, Boileau et leurs petits successeurs du XVIIIe siècle ; combat politique quand la Révolution lui ouvre l’arène. La poésie de combat prend alors deux formes, la grande et la petite : la grande, qui est la lyrique, celle de Chénier et de Barbier ; la petite, qui est la chanson, avec Béranger.

Mais, plus largement encore, la littérature de combat, c’est le poète dans la cité. Et le poète, avec le romantisme, s’y installa puissamment. Rien de civique n’est étranger à Lamartine et à Hugo. Tous deux aspirent à la fonction de chefs, de guides politiques. Là sont les parties mâles de leur poésie. Rien n’est au-dessus des grandes odes politiques de l’un, nationales de l’autre. Poésie de combat, c’est-à-dire poésie tantôt d’attaque, comme la Curée, tantôt de défense, comme À Némésis. Mais toujours la poésie passe comme un air bruissant et pur dans les poumons respirants de l’histoire. Le 2 décembre fait de Victor Hugo le grand poète de combat de la France, et probablement de tous les temps.

Ces poumons vont par deux, le poumon est deux : lyrique et oratoire. Lamartine est grand orateur du même fonds dont il est grand poète. Hugo échoua à la tribune, qu’il confondait avec un théâtre et pour laquelle il composait des tirades. Mais de toutes façons le romantisme est une chose éloquente, le romantisme a lié partie avec l’oratoire. Les Châtiments figurent un sommet de l’éloquence politique et poétique aussi saisissant, aussi unique que le cinquième acte de Rodogune, sommet du tragique extérieur, ou Phèdre, sommet du tragique intérieur. Et cette éloquence participe à la chair même de la poésie romantique, comme le tragique à la chair de la poésie classique. Quand l’Empire tombe, que Victor Hugo rentre, le lyrisme oratoire ne va-t-il pas retrouver ses forces, ses poumons, son objet, sur ce sol bouleversé, incendié, mutilé ?

L’aliment de la poésie de combat, c’est la colère. Et les colères sont déchaînées. Colères nationales d’abord. Les traités de 1815 avaient indigné trois générations, discrédité trois gouvernements. L’Empire avait rencontré la popularité en les attaquant, en les ruinant. C’est en se fendant pour leur donner le grand coup qu’il s’était enferré. En 1871, cette frontière, maintenant perdue, de 1815, devenait elle-même un idéal, comme celle de 1802 l’avait été pour les patriotes de la Restauration. La blessure saignait, l’idée de revanche était partout, les rigueurs de l’invasion et du démembrement, l’arrogance allemande, le bas de laine vidé pour la rançon, allumaient un foyer de haine pire que sous la Restauration. Colères de classe ensuite la guerre étrangère avait été suivie de la guerre civile la plus sanglante de l’histoire de France, Paris avait été mis en feu par la Commune, en sang par Versailles ; et d’une telle saignée que la force révolutionnaire de la capitale en est restée brisée jusqu’à ce jour. Mais les vraies guerres excitatrices de la pensée et de la poésie de combat sont les guerres religieuses. Or, de 1871 à la séparation, et sauf pendant l’intermède de l’esprit nouveau, la France a vécu politiquement une guerre de la République et de l’Église. Ajoutons que la presse est libre, que les pires violences en vers comme en prose ne risquent que quelques mois de Sainte-Pélagie, c’est-à-dire la gloire. Jamais la race, le milieu, le moment n’ont été vus plus favorables à un large sursaut de la poésie de combat : M. Taine, qu’ils conduisent alors de l’Intelligence à la Révolution n’oserait pas ne point le prévoir.

Le Livre satirique des Quatre Vents a pour sous-titre : le Siècle. Et Victor Hugo y désigne cette courbe, ce zénith probable de la poésie de combat en des traits de feu qui valent bien les traits d’encre des critiques.


La satire à présent, chant où se mêle un cri,
Bouche de fer d’où sort un sanglot attendri,
N’est plus ce qu’elle était jadis dans notre enfance,
Quand on nous conduisait, écoliers sans défense,
À la Sorbonne, endroit revêche et mauvais lieu,
Et que, devant nous tous qui l’écoutions fort peu,
Dévidant sa leçon et filant sa quenouille,
Le petit Andrieux, à face de grenouille,
Mordait Shakespeare, Hamlet, Macbeth, Lear, Othello,
Avec ses fausses dents prises au vieux Boileau
....................
Elle approche du peuple et, guettant la rumeur,
Penche l’ïambe amer sur l’immense dormeur.
La strophe alors frissonne en son tragique zèle,

Et s’empourpre en tâchant de tirer l’étincelle
De toute cette morne et livide langueur,
Et le vers irrité devient une lueur.
Ainsi rougit dans l’ombre une face farouche
Qui vient sur un tison souffler à pleine bouche.


C’est écrit en avril 1870, quand la face s’approchait et que le tison allait devenir fournaise. Mais l’avenir est femme, et l’on en prévoit ordinairement le contraire de ce qui arrive. La Troisième République allait voir au contraire la fin de cette poésie de combat, la clôture du livre satirique.

Victor Hugo, seul, comme Lamartine, au Retour des Cendres, voulait Napoléon seul ! Le livre satirique, c’est lui. Le lutteur, c’est lui. Évidemment l’Année terrible ne vaut pas les Châtiments. Outre que l’âge est là, la haine de l’homme qui est né de l’autre côté de l’eau, et qui n’a pas de raisons en soi de ne point vivre comme vous, a toujours plus faiblement inspiré les lettres que la haine du concitoyen qui est de l’autre côté de votre foi, même de vos intérêts. Comparez, de Barrès, la Chronique de la Grande Guerre avec Leurs Figures ! Mais enfin l’Année terrible, parce qu’elle est de Victor Hugo, reste le seul feuillet du livre poétique de guerre qui soit assuré de vivre. Notons d’ailleurs que les plus beaux morceaux sont inspirés par la guerre civile : Sedan, qui paraît le dernier poème des Châtiments ; les pièces sur la Commune, au-dessus de la mêlée, appels à la paix, à la concorde entre les citoyens ; le cri profond et poignant devant Strasbourg et Metz arrachés : avec plus de lenteur, plus de redites et plus d’ombres, ce n’est pas indigne des Châtiments. Nous reconnaissons le fleuve oratoire de la poésie romantique.

En dirons-nous autant de la poésie anticléricale du Livre Satirique et de Religions et Religion ? Elle est plus démodée. Elle fait vieil almanach. C’est du journalisme quotidien du temps de Pontmartin et de Veuillot, et le lecteur d’aujourd’hui y trouve le contraire d’un bain de Jouvence.

La poésie de combat, héritage du romantisme et maintenue en partie par la longévité de Victor Hugo, allait cependant durer vingt-cinq ans, mais, notons-le, sous une seule forme, la poésie patriotique inspirée par la guerre de 1870.

Elle naît pendant le siège de Paris, moins dans les journaux, comme poésie écrite, qu’à la Comédie-Française, comme poésie dite, à laquelle contribuent tous les poètes parnassiens et autres, mobilisés comme bardes du siège : Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, Catulle Mendès, François Coppée, Émile Bergerat, Eugène Manuel. Nous imaginons mal aujourd’hui la popularité que gardèrent pendant vingt ans des chromos aussi grossiers que la Lettre d’un Mobile breton, le Maître d’École ou la Colère d’un Franc-Tireur.

La gloire que, durant ce même quart de siècle, connut Paul Déroulède se légitime mieux, et fait partie du climat des années quatre-vingts. Il figura la poésie patriotique parce qu’on le connaissait comme le poète patriote, et que les Chants du Soldat étaient les chants d’un soldat courageux dont on savait les sacrifices tangibles à la patrie. Ils puisaient leur prestige dans une destinée voulue, consacrée tout entière à l’entretien du patriotisme et à un service aussi militaire que pouvait le fournir un officier devenu civil par accident physique. Ils étaient gauches, oratoires, étrangers aux coupes et aux artifices parnassiens, mais leur allant, leur pas de chasseur à pied, leur sincérité, leur appel direct aux sentiments de tous, leur valurent une diffusion immense. Les écoliers les apprenaient, et en 1914 ils habitaient encore la mémoire de milliers de territoriaux. Écrits pour former la génération de la revanche, ils ne prétendaient pas lui survivre, ils n’ont même pas survécu, comme livre, à l’affaire Dreyfus, qui limita à un parti politique l’influence de Déroulède.

Quant à moi, le farouche et vieux crieur de guerre,
Que je survive ou non au choc libérateur,
Mon œuvre, je le sais, ne lui survivra guère,
Et mes Chants du soldat n’auront plus de chanteur.

Oui, oui, l’heure viendra — qui prévoit peut prédire —
Où ces cris de fierté, chers au pays vaincu,
Au pays consolé sembleront un délire ;
Où nul ne comprendra la haine où j’ai vécu.

Il est remarquable que la guerre de 1914 n’ait pas produit un Déroulède, n’ait suscité rien de comparable à la poésie patriotique issue de la guerre de 1870. Les Hymnes de Joachim Gasquet sont un des rares livres de guerre qui, inspirés par la tradition romantique, écrits à la guerre même par un combattant, possèdent quelque valeur propre ils n’ont pas eu de succès. Quant aux poèmes de guerre de Claudel, de Gregh, ils ont mal survécu aux circonstances : les cris de guerre des civils ou demi-civils étaient diminués par déposition. L’ode malherbienne de Maurras, l’Arrêt sur la Marne, n’a ajouté que peu à sa gloire. La Grande Guerre a bien marqué le tombeau de la poésie de combat, de combat contre l’étranger.

Plus tôt finie encore la poésie de combat politique et social, celle qui, avec Lamartine, Hugo, Barbier, borde d’une frange de lumière toute la vie politique du XIXe siècle. Les luttes religieuses de la République produisent une vaste littérature de combat catholique et de combat anticlérical : batailles de presse où la poésie n’a pas d’autre part que Religions et Religion. L’affaire Dreyfus a été un tumulte d’intellectuels, non un tumulte de poètes. Le mouvement démocratique, social, socialisant, qui gouverne la vie politique française est resté à peu près étranger à la poésie française. Un seul nom serait retenu à ce sujet : celui de Clovis Hugues, dont la faconde méridionale a gardé çà et là, dans ses pièces sociales et socialistes, quelque tradition des Châtiments.

Il semble qu’ainsi la poésie se soit épurée de l’accidentel, du grossier, du commun, qu’elle se soit retirée vers ses tabernacles et ses essences. Et il y a en effet de cela. Mais plus sûrement encore, voyons là un témoignage de sa diminution et de son anémie. La force combative est une preuve de virilité, une énergie, une jeunesse. On peut l’identifier à la force tout court. Et surtout à la passion. Mais qu’il s’agisse de la passion amoureuse ou de la passion civique, la passion, dans la poésie française, n’a guère survécu au romantisme. « Béranger, dit Flaubert, a fait accroire à la France que la poésie consistait dans l’exaltation rimée de ce qui lui tenait au cœur. » L’auteur de Salammbô parle ici en burgrave du Parnasse. C’était tout le romantisme qui avait continué à tenir la poésie pour l’exaltation de ce qui tient au cœur humain, individuellement, nationalement, politiquement, religieusement. Les Parnassiens, en se déclarant impassibles, en jouant sur cette question de la passion, et contre elle, les destinées de la poésie, ont engagé et marqué l’avenir, notre présent. Puis le symbolisme est venu, qui a tordu le cou à l’éloquence poétique. Qu’il y ait là une diminution, ceci ne nous permet pas d’en douter, que la fin de la poésie de combat a entraîné à bref délai la fin du grand combat pour la poésie.

la poésie épique

À un souffle également nécessaire et fort, correspond, dans les Quatre Vents, le Livre épique, pour lequel Victor Hugo a détaché l’un des plus longs et des plus extraordinaires morceaux de la Légende des Siècles de l’exil : la Révolution. Durant le romantisme, la veine épique de la littérature française avait été abondante, et de bien meilleure venue qu’à toute autre époque. La gloire de Lamartine est d’un poète épique autant que d’un lyrique. Le romantisme a créé avec Alfred de Vigny la petite épopée, c’est-à-dire, en vers épiques, soutenus de lyrisme, le récit ou le tableau d’un événement à signification morale ou à portée symbolique. Leconte de Lisle, s’inspirant de Chénier autant que de Vigny, et intéressé par l’idée de mettre en vers ce que le Guérin et le Quinet de 1838, et le Flaubert alors secret de 1848, avaient mis en prose, les mythes grecs et orientaux, publiait dès 1852 les Poèmes antiques, que suivaient en 1862 les Poésies barbares. Théodore de Banville, tout de facilité et de qui n’importe quel flot portait l’inspiration heureuse et légère, donne en 1866, avec les Exilés, ses Poèmes antiques à lui, qu’il est d’usage de comparer à l’œuvre d’un peintre décorateur de la Renaissance, les poèmes de Leconte de Lisle étant plutôt apparentés à la sculpture. Coppée et Mendès ont multiplié les récits épiques, les petites Légendes des Siècles, et le public parut avoir décerné, en son temps, à Coppée le premier prix de narration en vers. Sully Prudhomme alla plus loin : après les petites épopées des Écuries d’Augias et du Zénith, il s’employa, comme Lamartine et Laprade, à un grand poème épico-allégorique de la destinée humaine, le Bonheur.

Un inventaire de la poésie épique dans les trente dernières années du XIXe siècle amènerait à la lumière, comme les sondages dans les abîmes océaniques, d’étranges phénomènes. La nature littéraire, comme la nature organisée, conserve volontiers les échantillons de ses types déclassés : sa voie marchante se double de voies de garage. Nommons au moins entre ces monstres le plus volumineux, le dinosaure : la cacographie de l’Épopée humaine, par Strada (Clarens), faite d’un million de vers en cinquante poèmes épiques qui commencent à la nébuleuse, quam Graeci dixere Chaos, et ne sont pas encore finis avec la Révolution française.

Le XIXe siècle aura été, du triple point de vue de la quantité, de la qualité, et des problèmes posés, le plus épique des siècles français. L’épopée y a vécu, y a poussé, en liaison avec l’histoire et la philosophie de l’histoire d’une part, la peinture historique d’autre part. De Chateaubriand aux Parnassiens en passant par les romantiques, elle a fait sa partie dans une vaste entreprise de résurrection, d’évocation ; cette suite démesurée, cette ambition de monuments, de frontons, de sphinx, s’achève curieusement dans les bijoux de vitrine de José-Maria de Heredia, dernier état de la résurrection et de l’évocation poétiques.

Il y a une guerre des genres, et principalement la vieille guerre civile de la littérature, celle de la poésie et de la prose. L’épopée, comme un héros malheureux d’Homère, a succombé dans ce combat. Elle a été tuée, ou, si l’on veut, conduite en esclavage par le roman. Et même sous cette figure et dans ce rôle servile, elle n’a pas tardé à s’éteindre. Il y a eu un âge héroïque du naturalisme qu’on pourrait appeler l’âge épique, avec Flaubert et Zola. On en verrait quelque survivance dans J.-H. Rosny, si l’épique n’était par ailleurs lié étroitement à l’oratoire, s’il pouvait y avoir des succédanés de l’épopée sans recours à l’éloquence.

la poésie dramatique

On vit, peu après 1870, mourir sur la scène une des victimes du romantisme : le vers dramatique de la comédie bourgeoise. Depuis que Corneille avait fondé la comédie française et créé le vers comique français, la poésie, pendant plus de deux siècles, avait eu les épaules assez robustes pour exprimer dans un vers dru, solide, écouté, la comédie des mœurs contemporaines. Certes, le vers romantique, son exigence de musique et de dépaysement, portèrent déjà un coup à ce vers comique, en 1830. Mais le public résista. La bourgeoisie au pouvoir ne supporta pas d’être privée d’une représentation poétique de ses mœurs. M. Poirier suscita Ponsard et Augier, comme Louis XIV Racine. Évidemment nous avons beau jeu aujourd’hui à nous égayer de

Notre ami, possesseur d’une papeterie
A fait avec succès appel à l’industrie.

Nous avons beau jeu parce que ces vers nous les lisons, que la lecture pour des vers de théâtre c’est l’automne, l’hiver, et que les feuilles mortes de ces ridicules distiques se confondent avec l’humus obscur où poussent les arbres nouveaux. Mais il y eut pour les vers de Ponsard et d’Augier une vie du théâtre, qu’ils méritèrent. Ils trouvèrent l’oreille du public, qui pensait que l’éloquence convient aux situations dramatiques, que le vers la nourrit, ajoute à l’autorité, comme la crinoline et les manches à gigot au prestige des dames, et qui, habitué aux toilettes étoffées et cossues, aimait que la langue en portât.

Ce vers comique bourgeois ne s’est éteint sous la République que lentement. Gabrielle était encore au répertoire peu avant la guerre. Pailleron a donné de 1860 à 1882 une demi-douzaine de comédies bourgeoises en vers. Les Ouvriers (1870), l’Absent (1873) d’Eugène Manuel, le Père Lebonnard (1889) de Jean Aicard sont écrits par ligne de douze pieds rimés. Le XXe siècle a mis fin à ces survivances.

De Ponsard à Aicard, voilà évidemment, comme les Rougon-Macquart, une famille qui se détruit. Mais pourquoi et comment ? En réalité la comédie bourgeoise en vers, en succombant la première, n’a fait qu’inaugurer une liquidation générale du théâtre en vers, que la Grande Guerre a achevée. Jusqu’en 1900, on eût pu difficilement prévoir une destinée aussi catastrophique.

C’est, en effet, dans les trente premières années de la République que comédie et drame romantiques en vers ont donné le plus d’œuvres honorables, vu se renouveler les salles les plus bienveillantes, connu surtout, avec la Fille de Roland, Pour la Couronne ou Cyrano leurs plus persistants triomphes.

La comédie fantaisiste en vers fournit une carrière particulièrement brillante. Dans l’éclat de son manteau d’Arlequin, on reconnaît plusieurs anciennes couleurs. Et d’abord cette volonté de poésie que le vieux théâtre romantique avait manifestée avec les parties bouffonnes de Cromwell et de Marion, le quatrième acte de Ruy Blas, l’À quoi rêvent les jeunes filles de Musset, — ce prestige de l’époque Louis XIII, de sa truculence ante-classique, tournée, par les Grotesques de Gautier, en liberté anti-classique ; — la vogue momentanée de la pantomime, des deux Deburau, qui fournit aux poètes, à Gautier et à Banville, le cortège bientôt monotone des Pierrots ; — la peinture et le décor du XVIIIe siècle, le cadre de la comédie italienne et des tableaux de Watteau, trempés dans le bain du vers romantique, la Fête chez Thérèse qui devient la fête chez Thalie ; — le goût d’un public cultivé, encore tout français, pour les jeux du vers, les trouvailles de la rime, certaine musique gratuite dont les personnages de convention sont le prétexte ; — le vieux métier poétique poussé précisément à sa perfection technique par les Parnassiens, et la corde dorée, dangereuse et précaire, de cette perfection menant volontiers son jeu en liaison avec les ficelles du théâtre ; des acteurs enfin qui savent dire les vers, aiment les dire, les Sarah Bernhardt, les Coquelin, les Mounet, les Bartet, les Berr, les Silvain.

En 1869 il a suffi d’un acte en vers, à l’Odéon, le Passant, dit par Agar en courtisane et Sarah Bernhardt en page, pour faire, comme on écrivait alors, courir tout Paris, porter François Coppée à la gloire, et l’engager dans le théâtre, où il donna une quinzaine de pièces, dont deux très grands succès, Severo Torelli et Pour la Couronne, l’un et l’autre encore à l’Odéon. L’Odéon, plus que la Comédie-Française, fut en effet le théâtre des poètes, avec son public lettré, traditionnel, rive gauche qui n’est pas seulement du côté du cœur, mais du côté de la province. Le Passant déclencha la série de ces « actes odéoniens » où le spectateur moyen prenait en cabine son bain de poésie.

Au terme d’acte odéonien, il faudrait joindre, pour caractériser cette époque, l’épithète de banvillesque, qui s’appliquait à un certain genre de rime, de vers et de théâtre. Du Feuilleton d’Aristophane (1852) à Riquet à la Houppe, qu’il écrivait l’année de sa mort en 1892, Banville a fait du théâtre toute sa vie. Le Baiser est resté le type de la comédie de Pierrot. Son acte équilibre celui du Passant. Un acte de vingt-cinq minutes, c’est la durée que comporte ce genre aimable (il y a bien des longueurs dans À quoi rêvent les jeunes filles et Mangeront-ils ? — qui ont deux actes et les Romanesques et la Princesse lointaine sont interminables) : l’équivalent dramatique du sonnet parnassien ! Partout la peau de chagrin de la poésie française se rétrécit.

Les cinq actes ne sont meublés suffisamment que si le poète adapte Shakespeare, ou s’il écrit une comédie héroïque, ou s’il continue la tradition du drame romantique.

Les comédies de Shakespeare, arrangées et traduites en vers, ont connu à l’Odéon de très gros succès, des centaines de représentations, avec le Marchand de Venise d’Edmond Haraucourt, Conte d’Avril (la Douzième Nuit) d’Auguste Dorchain. Il est à remarquer que les comédiens et le public jusqu’à 1914 n’ont guère admis le théâtre grec et shakespearien que traduit en vers. Au théâtre d’Orange, jouer en prose eût paru une injure au Mur et à la Muse. À la veille de la guerre, le succès d’une Nuit des Rois, en prose, devant le public du Vieux-Colombier, est déjà un signe des temps, et Copeau ne dresse plus sa troupe aux grandes orgues du vers classique.

La comédie héroïque, appelée par le décor Louis XIII comme la comédie poétique par le décor de Watteau, avait été assez infructueusement cultivée par le rimeur Émile Bergerat avec Enguerrande (1883), la Nuit bergamasque (1887) et le Capitaine Fracasse (1896). Mais il est l’auteur d’une bonne définition du vers comique tel que le lui a appris son maître Banville. « Ce vers coloré, pittoresque, vivant de sa propre gaîté gasconne, presque indépendant de la pensée qu’il contient, gardant en ses sonorités le haut ton déclamatoire du milieu dramatique où il est éclos, c’est au romantisme qu’on le doit. Il est le vers comique moderne. » Cette gaîté gasconne s’incarna dans un Gascon, Cyrano, porté par un Marseillais, Edmond Rostand. Le théâtre en vers aspirait à son Capitaine Fracasse, que Bergerat, en le copiant sur celui de son beau-père Gautier, ne lui fournit qu’insuffisamment. Le vrai Capitaine Fracasse fut Cyrano. Il y a une filière Scarron-Gautier-Rostand. Et le moineau de Paris que fut l’auteur d’Enguerrande mangea dans la main du boulevard sa miette légitime de gloire, quand un plaisant appela la comédie de Rostand, qui suivait de deux ans son Fracasse, Cyrano de Bergerat.

Cyrano est le chef-d’œuvre de la comédie romantique en vers, le chef-d’œuvre d’un genre qui, il est vrai, n’est pas le chef-d’œuvre des genres. Le vers de théâtre de Rostand ressemble au clown de Banville. Dans ce funambulisme intégral une limite est atteinte, et il n’y a plus qu’à disparaître. Barrès, qui déclare posséder, comme toute sa génération, ce sens et ce goût (aujourd’hui si démodés) de l’acrobatie de rythme et de rime, porté à une si bonne conscience par Banville, le compare au sens de l’escrime dialectique chez le lecteur des dialogues de Platon. Il reste beau que dans Chantecler et Cyrano Rostand ait écrit ses chefs-d’œuvre en revenant ces deux fois au thème de deux autres triomphes dramatiques : la Métromanie et Chatterton, soit la vie, la vocation et le destin du Poète. Le poète se prenant pour sujet, la poésie, moyen et fin, le sort du lyrisme en jeu sur le théâtre, procuraient à la comédie en vers un beau point final et une euthanasie providentielle.

Point final est d’ailleurs façon de parler. Le triomphe de Cyrano réveilla la comédie en vers. Les directeurs devinrent miel et sourire pour les poètes. Mendès fit jouer un Scarron et un Glatigny en vers, sans résultat. Les Bouffons et la Fleur Merveilleuse de Miguel Zamacoïs, banvilleries aimables, touchèrent ou dépassèrent les cent représentations. Jacques Richepin s’élança avec des Cadet Roussel, des Falstaff, des Marjolaine. Pareillement Maurice Rostand continue de mettre de l’eau sur les marcs paternels. Et, en 1918, quand Sacha Guitry représenta son Deburau, les jeunes spectateurs se laissèrent dire, sans objection, par leurs parents, plus connaisseurs, que Deburau était en vers. Grâce à Rostand, la comédie poétique avait fini en beauté, et survécu d’une dizaine d’années au drame romantique.

Le drame romantique, lui, n’a pas survécu au XIXe siècle. Sa dernière génération fut celle des poètes qui eurent leurs vingt ans sous l’Empire, en somme la génération dite parnassienne. Mais le plus grand succès de théâtre de la Troisième République, dans ce genre, fut la Fille de Roland, dont l’auteur, jusqu’alors obscur, Henri de Bornier, avait cinquante ans quand on la joua, en 1875. Une coupe habile, la générosité des sentiments, surtout la fibre patriotique touchée ingénieusement par la chanson des deux épées, déclenchèrent un triomphe torrentiel, que les pièces suivantes de Bornier ne retrouvèrent plus, car ses vers ternes et pâteux ne décollent pas. La Fille de Roland elle-même a rejoint dans l’oubli le Siège de Calais, et ne se joue plus que dans les patronages cantonaux.

C’est que Bornier, qui eut son jour de bonheur au théâtre, ne fut jamais un poète. Mais le drame romantique fut défendu sous la République par une escouade de poètes authentiques, en pleine force après 1870 : Coppée qui, par une bonne langue poétique et une adroite présentation, a fait triompher les mélodrames absurdes de Severo Torelli, et, l’année même de Cyrano, de Pour la Couronne ; Jean Richepin, qui a parcouru honorablement toute la gamme du théâtre en vers : comédie bouffonne avec Monsieur Scapin, comédie sentimentale avec le Flibustier, drame de cape et d’épée avec Par le Glaive, drame rustique avec le Chemineau, lequel mit fin en 1897 à sa carrière utile ; Alexandre Parodi, dont les pièces sans style, Rome vaincue et la Reine Juana offrent de fortes situations dramatiques ; Catulle Mendès, dont la Reine Fiammette (1898) serait la pièce la moins mauvaise ; au-dessous, il y a l’Enguerrande de l’autre gendre de Théophile Gautier, Émile Bergerat ; Edmond Haraucourt, auteur d’un Jean Bart ; René Fauchois d’un Beethoven. Faisons une place aux mystères religieux, à la mode mystique de 1890 à 1898, qui offrent un débouché poétique à la Passion d’Haraucourt, au Noël, au Tobie, aux Mystères d’Éleusis de Maurice Bouchor. Pourquoi oublierions-nous ce qu’on pourrait appeler l’école d’Orange, les tragédies traduites ou originales que le Mur suscita chez Alfred Poizat, Georges Rivollet, Paul Souchon, Lionel des Rieux, Paul Barlatier, et dont la plus célèbre reste la froide Iphigénie de Moréas ? Euripide l’y a moins servi que n’a fait Eschyle pour Leconte de Lisle dans ces Érynnies, où sonnent au moins avec puissance les hautes semelles du Cothurne.

La disparition de la pièce en vers est un important événement littéraire. De Richelieu à la guerre de 1914, soit pendant trois siècles pleins, le long d’une tradition jamais interrompue, la tragédie, la comédie, le drame, les cinq actes en vers, avaient figuré comme une messe esthétique de la bonne compagnie. La pièce en vers était une religion de Paris. C’était elle qu’on écoutait en habit noir, l’habit à la française, qui a disparu avec elle du théâtre. Elle restait l’hommage rituel du Français aux Muses. Elle conservait dans la troisième des littératures classiques une image de ce que fut jusqu’aux Alexandrins toute la poésie grecque : poésie dite devant les hommes assemblés, mode sublime de la voix humaine, dans un costume et un décor. Elle maintenait au vers ses valeurs rythmiques, entretenait sa fleur, sa chair vivante et sa respiration. Tout a été séché brusquement, et la mort du théâtre en vers menace d’entraîner le crépuscule du vers tout court, comme la disparition des champs de course, aussi frivoles pour le moraliste sévère qu’une salle de première, abâtardirait en deux générations toute la race chevaline. Cette révolution poétique ou anti-poétique paraît d’autant plus extraordinaire qu’elle coïncide avec une transgression et un envahissement des valeurs sonores qui dépasse tout ce qu’au début du XXe siècle l’imagination la plus folle pouvait rêver. Au contraire de la musique, la poésie dramatique ou autre, n’a nullement profité de la radiophonie. Quand l’invention nouvelle a été déclenchée, la poésie venait d’être refoulée dans le livre. Elle y est encore. Tombeau ? Ou simplement château endormi de la Belle au Bois ?


la poésie lyrique

Des quatre vents hugoliens, un seul a trouvé la voie libre. C’est le lyrisme. La poésie lyrique seule vit, de 1870 à 1930, une vie normale. Elle conserve ses saisons. Elle a ses révolutions, et même une des plus étonnantes de l’histoire littéraire la naissance du vers libre.

Les premiers poètes de la Troisième République se confondent naturellement avec les poètes du Second Empire. Et les dernières années du Second Empire sont, en poésie comme dans presque tous les autres domaines littéraires, marquées par la disparition en bloc de la génération romantique. Lamartine est mort en 1869, ne comptant plus, comme poète, que dans l’Université et dans les provinces : il attendra vingt ans son Retour des Cendres. Des quatre maîtres et maréchaux du Parnasse, les Tétrarques, Baudelaire est mort, Théophile Gautier disparaîtra en 1873. Seuls, Leconte de Lisle et Théodore de Banville maintiennent un duumvirat parnassien. Mais, en poésie, mort et vie ne s’entendent pas d’abord des personnes physiques. Il y a longtemps que Gautier avait cessé d’agir quand il mourut. Au contraire, c’est sous la République que se pose la question de Baudelaire, et que son influence se propage. Tout se passe comme si la tétrarchie des Parnassiens était réduite après 1870 au triumvirat des derniers tétrarques, Leconte de Lisle, Banville, Baudelaire.

les derniers tétrarques

Leconte de Lisle, qui avait dépassé la cinquantaine en 1870, et qui mourut en 1894, neuf ans après avoir remplacé Victor Hugo à l’Académie, occupa pendant ses dernières années une situation généralement reconnue de prince des poètes. La gloire lui vint très tard. Depuis une enfance opprimée par un père sévère, jusqu’à soixante ans, il connut des déceptions et des humiliations qui renforcèrent, si elles ne le créèrent pas, son pessimisme.

Si le mot de déraciné, dont on a fort abusé, convient à quelqu’un, c’est à Leconte de Lisle. Élevé durement dans une île à esclaves, il avait rompu à trente ans toute relation avec elle et avec les siens. Il n’eut plus de patrie que la terre de ses études, de sa pensée, de sa langue. Déjà la France de 1848, les milieux phalanstériens, le bouillonnement démocratique, le monde d’idées où il vécut de vingt-huit à trente ans avaient pris figure d’alibi magnifique pour le jeune créole. Il en fut de même, bientôt, de sa Grèce utopique et paradisiaque, faite seulement de belles formes, de grands dieux, de héros stellaires, de vierges dans du blanc, splendides et savantes.

Le mal, pour Barrès, c’est d’être soumis à des disciplines qu’on n’a pas choisies. Le créole Leconte, en France, a trouvé des disciplines, les a aimées, les a choisies. Non les disciplines sociales dont la Réunion, la colonie à esclaves, lui a enlevé le goût, mais les disciplines de l’esprit et celles de la forme.

Pour Leconte de Lisle, la science propre au poète est la science des mythes. Les romantiques lui avaient frayé la voie. Ils avaient créé les plus beaux mythes de notre poésie, Vigny avec les Poèmes, Lamartine avec la Chute d’un Ange, et Hugo n’attendit pas le Satyre ou la Fin de Satan pour donner cours à une extraordinaire imagination mythopoétique. L’épopée en prose était entrée dans le jeu, avec Ahasvérus, et en 1848 le jeune Flaubert achevait la mise en état de ce vaste répertoire de mythes qu’est la Tentation de saint Antoine. Voilà dans quelle température est éclose en 1848 la poésie de Leconte de Lisle, qui donne en 1852 les Poèmes antiques, en 1854 les Poèmes et Poésies, en 1862 les Poésies barbares. Ces mythes, il entend les puiser aux sources, les exposer en vers avec exactitude, tels que les anciens peuples, Hindous, Grecs, Celtes, Finnois, les ont inventés et exprimés. Il attache une grande importance à ce côté technique, historique, livresque, de sa poésie. Il croit qu’il a mis là une sorte de point final à la poésie française. En 1852, dans la préface des Poèmes antiques, il écrivait que, l’art ayant perdu la spontanéité intuitive, « c’est à la science (celle des mythes) de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées ». Et quarante ans après, il déclare à l’auteur de l’Enquête sur l’Évolution littéraire que cette exploitation des mythes était tout ce qui restait de champ nouveau devant la poésie française, qu’il l’a prise, et que tout est fini !

On comprend que des études sur les Sources de Leconte de Lisle soient tout indiquées pour des étudiants en quête de sujets de thèse. Par là le poète, contemporain de Flaubert, appartient solidement à l’historicisme du XIXe siècle. Comme Flaubert il est un passionné du décor, qu’il essaie d’incorporer à la plastique et au physique de sa strophe. Comme Flaubert il se jette dans les siècles anciens, dans les livres, pour échapper à son temps, qu’il hait, pour fournir un alibi ou un calmant à son indignation. Comme Flaubert il a procuré à une ou deux générations des secrets de style, des principes formels. Et plus que Flaubert il a été bousculé par ses successeurs, par les poètes symbolistes que n’intimidait point son terrible monocle, qui virent parfois en lui l’abbé Delille du mouvement romantique, et qui le traitèrent de bibliothécaire pasteur d’éléphants.

Le bibliothécaire, j’entends le rédacteur éclatant des mythes antiques, est aujourd’hui un peu oublié. La fin du roman historique et le déclin du style plastique ont nui à cette poésie décorative, à cette épopée descriptive, à ce cliquetis savant de noms propres dont l’orthographe aux lettres parasites fait l’effet d’un déguisement : les Khiron et les Klytaimnestra restent gauches, aujourd’hui, avec leur plume dans le nez. Les poèmes de Leconte de Lisle sont éloquents, et l’éloquence, surtout en vers, est dépréciée. La Grèce reste une source d’intérêt éternel, et nous admirons toujours la Jeune Tarentine et le Satyre : pourquoi la Grèce de Leconte de Lisle, si éloquemment comprise, suscitée en vers puissants, en strophes substantielles nous semble-t-elle désaffectée ? Nous nous intéressons à l’Inde plus que jamais, et Leconte de Lisle est le seul de nos poètes, avec Jean Lahor, qui ait pris les mythes hindous pour thèmes épiques ou lyriques pourquoi Baghavat et Çunacepa, bien mieux écrits que la Chute d’un Ange, nous sont-ils tellement plus étrangers ? Tout simplement le clinamen, la ligne serpentine, le tremblement de la vie, manquent à cette poésie. L’auteur d’Anthinea, arrivant pour la première fois, en 1896, à Athènes par la pluie, loue cette eau et cette nuée de lui montrer d’abord que la Grèce vivante n’a rien de commun avec celle de M. Leconte de Lisle, ainsi que Moréas, d’ailleurs, qui en venait, ne cessait de le répéter au café Vachette.

Mais si nous n’accordons au bibliothécaire mythologue qu’une estime correcte, une place éminente dans l’histoire littéraire et une principauté dans le Parnasse, le pasteur d’éléphants doit nous toucher de plus près, et des deux le grand poète c’est lui. Poète des éléphants, des grands fauves, des chiens sauvages, de l’aigle mongol et du condor.

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l’on voit
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine ;
Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

Voilà son domaine. Il est le plus grand et même le seul animalier de notre poésie, ou, si l’on veut, il met ici dans la nature tropicale un peu de ce que La Fontaine met à nos coins de campagne française. Non seulement il avait passé sa jeunesse dans son île natale de la Réunion, mais il avait voyagé dans l’Inde, dans les îles de la Sonde. Lui qui ne connut jamais l’Italie ni la Grèce, avait gardé ces paysages dans les yeux : il les anime avec leurs fleurs, leurs reptiles, leurs oiseaux de feu et leurs fauves, il les fait entrer dans la poésie. Il n’est pas seulement, comme Parny, un poète né dans une colonie française, il est notre premier et jusqu’ici notre grand poète colonial.

Ce pays de tropique, non seulement le poète de la Bernina, de la Fontaine aux Lianes, du Manchy, l’a recréé dans ses paysages, non seulement le poète du Sommeil du Condor, des Hurleurs, de la Forêt vierge, l’a rendu dans sa vie élémentaire, mais encore le poète de l’Illusion suprême, d’Ultra Cœlos, de Dies Iræ, lui a donné une âme religieuse, épouvantée et tragique. Ce n’est pas dans les poèmes hindous de Leconte de Lisle que nous éprouvons la présence de Siwa, mais dans ses poèmes personnels. L’aventure de Pétrarque, sauvé par les sonnets du naufrage de l’Africa, sur laquelle il comptait pour lui donner la gloire, est une aventure éternelle.

Théodore de Banville est resté, avec Leconte de Lisle, pour le Parnasse, le maître de la forme, et aussi son théoricien, puisque le Traité de poésie française est le seul livre de ce genre qu’ait écrit un illustre poète français. Que Leconte et Banville, qui sont de la même génération, nés et morts à peu d’années l’un de l’autre, appartiennent à la même veine littéraire, faisant équipe dans les bibliothèques et pour la critique, cela nous montre que la communauté d’une école poétique consiste dans une forme beaucoup plus que dans des sentiments, qu’une école n’agit avec vivacité et ampleur, ne s’arrondit en domaine global et organisé, que si par un élan unique créateur de formes, elle comporte des tempéraments opposés, exprime en un même langage des natures humaines violemment différentes, c’est-à-dire complémentaires. C’est le cas de nos deux poètes.

En face de cette destinée de Leconte de Lisle, qui portait comme un fruit naturel le jugement que le monde est mauvais, qu’il serait absolument mauvais sans la circonstance atténuante qu’on meurt et qu’il mourra, voici la nature la plus heureuse, la narine ouverte aux parfums, la voix prête au rire, les yeux qui brillent à la lumière, l’amitié des hommes et des choses, l’amour des femmes et des roses, et la vie dans la poésie comme un mouvement de nageur dans la mer. Il ne vient pas, celui-là, des Indes, des terres à esclaves et du royaume de Siwa ; il est né en plein centre de la France, à Moulins, et il pousse, et il parle, et il vit, et il écrit en plein centre de l’héritage français, dont le royaume de poésie lui appartient par droit de naissance, un royaume inépuisable qu’il mange en herbe, qu’il mange en fleur. C’est le roi René, mal jugé ou peu jugé par l’histoire, qui l’a laissé de côté, et ne voit que Louis XI, de même que Brunetière, qui ne retenait que Leconte de Lisle, refusera l’être au futile Théodore. Non plus le bibliothécaire pasteur d’éléphants, mais Pierrot chez les petits lapins.

Nous sommes les petits lapins,
C’est le poil qui forme nos bottes,
Et n’ayant pas de calepin,
Nous ne prenons jamais de notes.

Nous ne cultivons pas le Kant ;
Son idéale turlutaine
Rarement nous attire. Quant
Au fabuliste La Fontaine,

Il faut qu’on l’adore à genoux,
Mais nous préférons qu’on se taise,
Lorsque méchamment on veut nous
Raconter une pièce à thèse.


Ce poète n’était donc pas un penseur. On le lui fit bien voir. Par la critique, et d’abord par les normaliens de la grande promotion, Banville fut traité comme un innocent qui savait bien faire les vers, un Pierrot ingénu et malicieux qu’on ne pouvait, ni en bien ni en mal, prendre au sérieux. Il est remarquable que l’étude que lui consacre Lemaître dans les Contemporains, et qui est la première du premier volume, s’ouvre par ces lignes, pur jus de cette critique critiquante de critiqueur : « M. Théodore de Banville est un poète lyrique hypnotisé par la rime, le dernier vers, le plus amusé, et, dans ses bons jours, le plus amusant des romantiques, un clown de poésie, qui a eu, dans sa vie, plusieurs idées, dont la plus persistante a été de n’exprimer aucune idée dans ses vers. » Il se maria sur le tard avec une femme à souhait, faite au moule à pâtisserie, qui lui assura une vieillesse délicieuse de petits plats, de bons vins, d’eau bénite, et d’amitiés fidèles, une de ces Titanias qui en dix ans font d’un âne un académicien ; mais elle connut qu’il n’y avait rien à tenter pour mener Pierrot chez les Quarante : cet homme incarnait l’esprit de frivolité, il ne comptait pas dans l’évolution de la poésie lyrique, coupe d’eau pleine qui n’admet plus, comme au temps de Zadig, le pétale de rose.

Et pourtant… Comme on voit que la critique n’est pas faite par les poètes ! Méprisé des grands normaliens, haï des penseurs, toujours les poètes, de quelque école qu’ils fussent, l’ont aimé, tant symbolistes que parnassiens et que romantiques. Ils en ont pensé et dit ce qu’un peintre pense et dit de Tiepolo. Il y a quelque chose de sacré dans l’homme qui vit parmi les vers comme le peintre parmi la lumière et les couleurs, de sacré dans la virtuosité technique de l’artiste consubstantiel à son métier, lorsqu’elle est unie à la flamme vive du poète consubstantiel à la poésie. Cela, Banville l’a connu, l’a rendu. Les Odes funambulesques, les Exilés, le Forgeron, ses trois chefs-d’œuvre (et le dernier, un des mythes les plus solides, les plus amples, les mieux trouvés qu’ait fait vivre un poète français) créent un climat poétique, placent le lecteur dans le pays pur de la poésie, dans l’idée de la poésie, dans des idées de poésie, des idées qui en valent d’autres, une vision du monde plus vraie que la vision abstraite. Je sais bien : il y a peut-être entre le goût des vers et le goût de la Poésie, ou le goût tout court, la même différence qu’entre le goût pour les femmes et l’Amour. Mais il y a des hommes chez qui ils coïncident, et pour Banville le monde des vers et la Poésie ne faisaient qu’un, où il était roi.

Banville, mieux que personne, nous fait comprendre qu’il n’y a eu au XIXe siècle qu’une Poésie, dont romantisme, Parnasse et symbolisme ont été des prénoms. Évidemment il est aussi romantique que personne. Quand il publie les Cariatides, en 1842, l’année où commence la retraite du romantisme, pendant les douze ans de silence lyrique de Victor Hugo, et après qu’ont commencé les silences définitifs de Lamartine et de Musset, le volume est de ceux qui signifient : « Romantisme pas mort, vers suivent », et c’est Banville qui donnera à la poésie du Second Empire son blason, à la fois de l’absence et de la présence dans le

Mais le Père est là-bas dans l’Île !

On sait comment, vingt ans après les Cariatides, les Parnassiens tinrent Banville pour précurseur, maître et demi-dieu. On a moins remarqué à quel point la notion symboliste de la poésie pure puise dans Banville sa substance et sa justification. Non seulement par le jeu de ses rimes équivoques, mais par le climat qu’elle compose et le pays de poésie qu’elle suscite, la Prose pour des Esseintes érige la statue même qui convient au parc banvillien. Mallarmé n’admirait rien tant en poésie que le Forgeron, qui, mieux peut-être que le hasardeux Amphion, pourrait servir de mythe à la poésie valérienne. En ces deux astres durs, Mallarmé et Valéry, il semble que se condense la nébuleuse de Banville. Banville, Mallarmé, Valéry, tous trois collaborent pour créer cette synthèse originale du pœta vates et de l’homo faber (c’est le sens du Forgeron) devenue aujourd’hui une des lignes directrices de notre sens poétique.

Selon l’ordre de leur entrée dans la vie de la poésie, Baudelaire vient le dernier des trois grands poètes du Second Empire, bien qu’ils soient contemporains de naissance (1821-1823) tandis que Banville débute en 1842, à dix-neuf ans, par les Cariatides, ses deux aînés de deux ans débutent, Leconte de Lisle à trente et un ans, avec les Poèmes antiques, Baudelaire à trente-six ans avec les Fleurs du Mal. Et en effet, la poésie de Baudelaire semble avoir une jeunesse derrière elle plutôt qu’une jeunesse avec elle. Et puis elle n’a pas vécu du tout dans le même rythme de durée que celle de ses deux contemporains. Tandis que ceux-ci empiètent largement sur le domaine de la Troisième République, ont été présents et applaudis chez elle pendant plus de vingt ans, Baudelaire meurt en 1867 et même avant. Et pourtant, si l’on mesure la présence d’un poète à l’inspiration qu’il communique et à l’action qu’il exerce, Baudelaire aura été depuis soixante ans le plus mêlé à la vie poétique, le seul des trois contemporains parnassiens qui continue à agir, le seul qui ait labouré la sensibilité d’une époque à la même profondeur que les grands romantiques. De la littérature de la Troisième République, on l’ôterait plus difficilement encore que Leconte de Lisle et Banville.

Il n’a été, en effet, digéré, compris, que bien après sa mort. La magistrature lui avait fait un succès de scandale, et ses contemporains littéraires un succès d’étrangeté. Un pas-comme-les-autres, un excentrique, et c’était tout. Dans le mot de Victor Hugo sur le frisson nouveau, l’accent est sur nouveau. Théophile Gautier, qui donne ici le ton au goût des poètes, développe longuement, et dans sa notice et dans son Rapport, l’image du « jardin singulier où un botaniste toxicologue a réuni la flore des plantes vénéneuses ». Et Sainte-Beuve donne pour un demi-siècle le ton à la critique, avec son image si inexacte et même perfide d’un kiosque perdu au bout d’un Kamtchatka poétique.

La vérité est que les Fleurs du Mal transforment et retournent le romantisme, avec ces trois ferments, aujourd’hui encore agissants une poésie chrétienne, une poésie urbaine, une poésie critique.

Une poésie, chrétienne et une vraie ! Une vraie, c’est-à-dire le contraire de la poésie chrétienne à la Chateaubriand, qui était décorative, glorieuse, lyrique. Pas de christianisme vrai sans la conscience du péché, le sens du péché, un sens dont on ne sait comment Baudelaire s’est trouvé le posséder comme Pascal. Or, s’il existe bien en France, pour les philosophes, un grand pays de vie intérieure venu des Grecs, d’autre part il semble que la vibration poétique, l’appel à la sensibilité générale et au lecteur commun, ne coïncident, dans cet ordre de la vie intérieure, qu’avec des thèmes chrétiens, même si ces thèmes ne font que servir de mythe, et si la croyance authentique ne donne pas. Le péché originel, ses récurrences personnelles, les drames de l’enfer et du ciel, l’examen de conscience, la confession, la damnation et le salut, le démon et la Madone, sont poétisés intérieurement et réellement par les Fleurs du Mal, comme ils l’ont été extérieurement et décorativement par le Génie du Christianisme. Les grands romantiques, et même Vigny dans le Mont des Oliviers, ont fait un usage poétique des idées chrétiennes. Baudelaire, et cela nous introduit dans un autre monde, en fait une profession poétique, voisine de la confession religieuse.

Une poésie urbaine. Né à Paris comme Musset, brûlé jeune comme lui par la vie de Paris, transposant comme lui ce feu en poisons, Baudelaire a succédé complètement à Musset comme poète de la vie profonde de Paris, Victor Hugo restant le poète de ses fêtes, de ses épiphanies. La poésie de Baudelaire suit « les plis sinueux des vieilles capitales ». Elle donne une voix au péché multiplié qui y coule, à ses lumières et à ses fards, à ses luxures et à ses secrètes pensées. Elle ne les « chante » pas, elle les vit. Les Fleurs du Mal les traitent en profondeur et les exposent en réalité, comme les Méditations ou les Contemplations ont fait des lacs, des forêts et de la mer, comme Racine a fait de la cour. Sans Baudelaire, Musset serait aujourd’hui beaucoup plus grand, car Baudelaire l’a déclassé : le Paris de Musset est devenu le Paris factice que les étrangers voient au café, le Parisien de Musset est retombé en acteur romantique, cependant que le cœur mis à nu de Baudelaire devenait, dans Paris, le cœur même de l’homme moderne.

Enfin une poésie critique, la poésie d’un esprit critique. Comme il a compris Delacroix et Wagner, Baudelaire a compris l’homme de son temps. Il l’a vu en analyste, et non plus, comme les romantiques, en lyrique généreux. Son sentiment chrétien de la vie pécheresse est enté sur la clairvoyance dure et sur la sensualité lucide du XVIIIe siècle. Après Baudelaire il faudra exiger de plus en plus des poètes non pas des « idées », mais une intelligence critique révolutionnaire, un non ! plus fort infligé à l’habitude, au conformisme, au tout fait.

On remarquera à quel point ces trois directions de Baudelaire auraient dû faire de lui le poète de Sainte-Beuve. N’y reconnaissons-nous pas la sensibilité chrétienne à laquelle on doit Volupté et Port-Royal ; la poésie intimiste, exacte, urbaine de Joseph Delorme, que Baudelaire tenait d’ailleurs pour son vrai précurseur et dont il se réclamait ; enfin la présence de cette intelligence critique dont vécut Sainte-Beuve ? Mais, quand parurent les Fleurs du Mal, Sainte-Beuve avait perdu son pouvoir de réceptivité, sa capacité de devancer son temps, il luisait, selon son mot, comme une lune morte ; le familier des salons de l’Empire était du côté de la magistrature, voulait être une magistrature : il relégua au Kamtchatka un petit-fils que le célibataire, qui ne tenait pas à déranger ses habitudes, reniait ; ce n’est peut-être pas dans le Livre d’Amour qu’il faut voir la grande trahison de Sainte-Beuve, c’est dans l’absence d’un Lundi sur les Fleurs du Mal.

Tandis que Leconte de Lisle et Banville agissaient fortement sur la forme de la poésie, l’influence de Baudelaire, ici, est nulle. Frisson nouveau, non corps nouveau. Forme, langue, style poétique ne vont pas chez lui sans de nombreuses défaillances. Son triomphe en fut retardé. La critique ennemie, sentant ici le faible, en fut encouragée jusqu’au début du XXe siècle, Baudelaire fut une pomme de discorde entre la jeunesse et ses maîtres, entre la vie des lettres et les cadres de collège. Un article de revue particulièrement injurieux de Brunetière, qui faisait alors un cours libre dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, valut au critique en 1894 un des plus beaux chahuts de l’histoire du Quartier Latin. Cette guerre s’est terminée à la gloire de Baudelaire : les Fleurs du Mal sont aujourd’hui, avec les Méditations, les Contemplations et les Destinées, une des quatre grandes références habituelles du lyrisme personnel français.

la tétrade parnassienne

À ces Tétrarques du Parnasse, dont trois demeuraient vivants, fait suite, dans la génération qui débute vers 1867 et qui a de vingt à trente ans de moins que les Tétrarques, une tétrade de quatre Parnassiens de haut bord, qui n’ont point participé aux dernières lueurs du romantisme, et qui représenteront officiellement l’école jusqu’à la fin du XIXe siècle : ces quatre sont Sully Prudhomme, né en 1839, Coppée, Heredia et Mendès, nés tous trois en 1842.

Sully Prudhomme et François Coppée ont été comme les poètes officiels de la Troisième République, entre 1870 et 1900 ; ils occupèrent sur leur plan inférieur une situation analogue à celle de Lamartine et de Victor Hugo entre 1820 et 1840. L’un et l’autre, en 1881 et en 1884, précédèrent à l’Académie leur grand aîné Leconte de Lisle, lequel, lui, n’y entra qu’à soixante-cinq ans, sur désignation de Victor Hugo qui lui avait légué impérativement son siège. Sully Prudhomme et Coppée allèrent, dès leurs débuts, à la gloire. Sully Prudhomme fut en 1902 le premier lauréat du prix Nobel de littérature, et il fut tenu pendant vingt ans pour le poète de l’élite pensante : tout agrégé des lettres, tout lecteur des Débats, mettait à une place d’honneur de sa bibliothèque les cinq volumes de ses Poésies complètes ; le Vase brisé était, avec les Deux Cortèges de Soulary, la poésie le plus souvent infligée à la mémoire des collégiens. Le premier avec la correction d’un homme qui avait préparé Polytechnique et traduit Lucrèce, le second avec la pointe de bohème roublard qui entre dans la composition du parfait bourgeois de Paris, Sully Prudhomme et Coppée, entre leurs digues de principes indiscutés, avaient des cœurs généreux, et le goût pour leur poésie était encouragé encore par l’amitié déférente que leur personne inspirait.

Si la retraite des Parnassiens vers l’atelier des sculpteurs et des ciseleurs tenait en partie à ce qu’un poète officiel, sous l’Empire, ne pouvait que ramper, il sembla que la République eût rendu aux poètes le droit de chanter, comme on dit, avec plus de dignité. Les poésies patriotiques, presque obligatoires, de 1871 et d’après, les entraînaient à ce rôle. Comme l’a dit Maurras, l’idée de la revanche a été pendant trente ans la vraie reine en France, et c’est sans déchoir moralement qu’on put louer en vers cette reine et ses dames de compagnie. Mais on alla plus loin. Sully Prudhomme et surtout Coppée rédigèrent à tas, pour les anniversaires, les grands événements, les inaugurations, des poèmes plus ou moins officiels. On peut les louer d’avoir continué ainsi sur la place publique une vivante tradition romantique, mais ici nous voilà loin du pur laurier parnassien et de ce type convenu du ciseleur dans son atelier, qui ne fut la plupart du temps qu’un idéal, ou un motif poétique momentané, ou un cliché.

Sully Prudhomme fuit le Parnasse par un côté, et il lui appartient par un autre. Il le fuit par son hostilité contre le décor historique et par son goût pour les nuances de la vie intérieure. Il lui appartient par un zèle extraordinaire pour la précision, tel qu’il n’y en a peut-être pas d’autre exemple dans la poésie française.

À vingt-six ans, en 1865, quand il avait publié ces Stances et Poèmes, dont il n’y a guère à retenir que les cinquante premières pages, une vingtaine de petites pièces en quatrains d’octosyllabes, intitulées la Vie intérieure, ce titre découvrait un royaume neuf. Une pensée secrète, en chacun de ces stricts poèmes, est retenue, cernée d’un trait net, amenée à l’être en quelques mots justes, en un discours cohérent et en une ligne musicale. Cette union de la délicatesse poétique, de la vérité psychologique et d’une extrême précision logique avait beau ne guère avoir de précédents, elle n’en appartenait pas moins très exactement au génie immanent de la poésie française. On songe à un Racine qui à Port-Royal eût été élevé chez les géomètres au lieu de l’être chez les hellénistes.

Les Épreuves et les Solitudes avaient confirmé en 1866 et 1869, sans l’étendre beaucoup, sa maîtrise du royaume intérieur et sa découverte de la précision. Les Vaines Tendresses, en 1875, marquèrent le zénith de cette poésie, suivi en 1878 de cet autre Zénith, le poème de la conquête de l’air, du progrès par la science, inspiré à Sully Prudhomme par l’ascension meurtrière du ballon de ce nom. Cette longue allégorie (son esprit de précision rend Sully Prudhomme incapable de traiter le mythe) est pleine d’éloquence romantique. Ce ballon dans l’espace prend bellement, et sur les mêmes rythmes, et dans le même esprit, la suite de la Bouteille à la Mer. Il n’est indigne ni du vaisseau aérien de la Chute d’un Ange, ni du Plein Ciel de Victor Hugo, et c’est après tout le meilleur poème de circonstance qui, dans la guerre comme dans la paix, ait été écrit sous la Troisième République.

Comme Lamartine et Hugo, Sully Prudhomme, devenu illustre, tenta la chance de laisser derrière lui un ou deux grands poèmes épiques. La Justice est un dialogue de dix chants entre un chercheur qui parle en sonnets et une voix qui répond en quatrains ; elle part d’une belle pensée, on la lit avec respect, on y prend idée de ce que serait le grand poème civique d’une république de professeurs. On l’imagine comme le texte préféré de l’école normale de Sèvres, au temps de M. Pécaut, on voit sur elle la figure pâle de ces jeunes contremaîtres des ateliers intellectuels dont Barrès a parlé à l’occasion de Burdeau, on respecte ces vers pleins d’idées, creuset d’une mystique qui fut une des forces et une des vertus de la République. On les regarde naître, comme d’un germe, de ces vers d’un autre demi-Parnassien, le vieux révolutionnaire de 1848, condamné à quinze mois de prison après les journées de juin, Louis Ménard.


L’idéal qu’avait rêvé ma jeunesse,
L’étoile où montaient mes espoirs perdus,
Ce n’était point l’art, l’amour, la richesse,
C’était la justice et je n’y crois plus !


On songe au spirituel de la République, et que les Français ont entendu par République la recherche de la justice. On ne s’étonne pas de voir en 1897 le poète de la Justice figurer parmi les cinq membres de l’Académie française, rarinantes, qui signèrent la protestation en faveur du colonel Picquart. Mais on ne se dissimule pas non plus que parmi les élèves d’une classe de 1890, le garçon ou la fille miraculeuse qui deviendront poètes le seront contre la Justice.

Sully monta laborieusement vers une autre étoile dans l’interminable poème du Bonheur, dont on ne peut sauver rien d’autre que des essais curieux, et assez réussis, pour mettre en vers exacts, bien frappés comme des carafes de glace, des résumés de chimie et l’histoire de la philosophie. Des maîtres de philosophie, dont Sully Prudhomme était le poète favori, en ont eu parfois cette récompense qu’ils virent leurs élèves reçus au baccalauréat pour avoir fait grâce à la mnémotechnie sulliste, une bonne réponse sur la preuve ontologique.


Anselme, ta foi tremble et la raison l’assiste.
Toute perfection dans ton Dieu se conçoit.
L’existence en est une, il faut donc qu’il existe.
Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit.


Ces paradoxes de précision et de didactisme ont nui à Sully Prudhomme, autant qu’à Coppée ces autres paradoxes : la poésie de l’homme dans la rue, de l’épicier de Montrouge devant sa cassonade. Lui-même, Sully, savait qu’il allait à contre-sens de l’évolution poétique du XIXe siècle « Depuis Lamartine, disait-il à Léo Claretie, l’emploi de la versification a été de plus en plus restreint à l’expression des émotions vives, tendres et mélancoliques de l’âme. J’essaie de réagir contre cette tendance, et de rendre à la versification un visage traditionnel qui est d’exprimer n’importe quoi, pourvu que les conditions qui font un vers soient remplies. Coppée dit l’histoire du Petit Épicier et il ne déroge pas à notre art, malgré l’humilité du sujet. » Évidemment c’était une chance à courir ! Faguet écrivait en 1901 : « Il est probable que la postérité mettra M. Sully Prudhomme aussi haut que l’ont mis ses premiers lecteurs, plus haut que les hommes d’aujourd’hui ne le mettent. » Or, en 1929, M. André Thérive dit dans son livre sur le Parnasse « On ne saurait lire des vers plus obstinément mauvais que ceux de ce poète. La platitude et la cacophonie, le prosaïque et le grandiloque, la vulgarité du langage, une incapacité absolue de quitter le ton journalistique ou philosophard, voilà ce qui y offense sans cesse. Aucune « poésie » ne jure plus fort avec le goût moderne, qui nous incline à chercher pour la Muse un langage spécial, des grâces celées, une démarche allusive. » Le seul disciple authentique (avec Jules Lemaître poète) de Sully Prudhomme, Auguste Dorchain, l’auteur de la Jeunesse pensive, fut écrasé dans la rue par l’automobile d’un romancier pressé. On sent dans ces lignes de M. Thérive les mêmes roues passer sur le maître de Dorchain, la même injustice non seulement du sort, mais des hommes. Sully Prudhomme est un poète abandonné, dans le sens où Duhamel a écrit les Hommes abandonnés. Les symbolistes l’avaient attaqué avec dérision, Gourmont le qualifiait d’augiesque ; de son côté Sully accusait le vers libre d’avancer sa mort, sinon celle de la France, et l’auteur des Stances de 1865 eut la faiblesse de gémir à l’Académie que si elle décernait à l’auteur des Stances de 1898, Jean Moréas, un petit prix que demandait pour lui (Moréas était devenu pauvre) Heredia, il y verrait un outrage personnel. Grande pitié ! Heureusement que c’est au critique, non au poète, qu’il appartient d’écrire le onzième chant de la Justice, celui qui, comme le onzième de l’Odyssée, se passe chez les morts : la justice dans les lettres. Je crois qu’elle sera favorable à Sully Prudhomme et que sa place dans l’histoire de la poésie — celle du poète de la précision — lui sera très honorablement conservée.

Le seul poète parnassien qui ait connu la grande popularité, et le Béranger de la Troisième République, ce fut François Coppée. Gautier se moquait de Flaubert qui lui avait dit de son prochain livre : « Il n’est pas encore écrit, mais j’ai toutes mes chutes de phrases dans l’oreille. » Pareillement Coppée prit aux tétrarques du Parnasse les chutes, les coupes, les rimes de leurs vers. Comme technicien il est l’élève et le successeur de Banville. Même maîtrise impeccable dans l’équilibre du vers, même variété dans les rejets, même trouvaille, mise en valeur et richesse de la rime, même langue franche et de plein jet. Ce Parisien de Paris est aussi un ouvrier de Paris : l’ébéniste, l’orfèvre, le relieur parisiens, qui, le soir, en famille, lisaient du Coppée, au temps des bons ouvriers d’art du faubourg Antoine ou de la rue Dauphine, retrouvaient en ce praticien un collègue et un frère.

Ainsi que le vers de Banville, et au contraire du vers de Sully Prudhomme et du vers de Heredia, le vers de Coppée plonge dans la langue parlée comme une fleur dans l’eau. Banville et Coppée tenaient une conversation étincelante, plaisante et vive de poètes, tandis que celle de Sully offrait les propos élevés d’un philosophe, celle de Leconte la décision distante et ironique d’un maître, celle de Heredia le plumage et le ramage d’un oiseau du tropique. Et Banville et Coppée, s’ils savaient parler, savaient faire parler : tous deux étaient poètes de théâtre, et la carrière poétique de Coppée est encadrée entre les deux triomphes du Passant et de Pour la Couronne. (Son audience dramatique dépassa de beaucoup celle de Banville.) Les petits bourgeois ne s’y sont pas trompés, quand ils ont fait à ses poèmes populaires un succès extraordinaire de diction : peu de soirées chez le sous-préfet où le surnuméraire de l’enregistrement ne rugît la Bénédiction ou ne fît pleurer la notairesse avec le Naufrage et la Veillée.

Banville déclare au début du Petit Traité de Poésie française : « L’outil que nous avons à notre disposition est si bon, qu’un imbécile même, à qui on a appris à s’en servir, peut, en s’appliquant, faire de bons vers. » Le malin Coppée n’est pas du tout ce poète faible d’esprit qui s’appliquerait, mais c’est un poète d’esprit qui s’applique à de faibles sujets, et à qui cet outil parnassien permet de s’y appliquer en bons vers. S’il reçoit, du point de vue de la poétique, l’héritage de Banville, il tient ses sujets d’abord de Sainte-Beuve, qui s’était déjà fait le poète des intimités populaires, puis de Baudelaire, poète de Paris, poète de la servante au grand cœur, poète des petites vieilles. Mais tandis que Sainte-Beuve et Baudelaire n’ont fait que rencontrer et traverser cette veine, Coppée a pris le brevet, l’a exploité délibérément, s’est par lui assuré un fief : son succès est contemporain de celui de Boucicaut et de Cognacq.

C’est qu’au contraire de Leconte de Lisle et de Sully Prudhomme, il n’avait pas grand’chose à dire dans ses vers : la chroniquette de ses amours avec la grisette du coin, bouquetière de la Madeleine ou Madeleine des bouquetières, cela manquait de profondeur et fut vite expédié. De son lyrisme personnel, je crois bien qu’un seul vers est demeuré, que ceux qui furent jeunes avant 1900 trouvèrent de fréquentes et agréables raisons d’évoquer

Ô les premiers baisers à travers la voilette !

Il convient qu’il soit lié à un détail révolu du costume, et aussi qu’il nous fasse souvenir que Coppée n’a jamais embrassé la Muse qu’à travers une charmante voilette de conventions, en fin tissu du meilleur Parnasse. La poésie plus objective des Humbles eut le triple avantage de le sortir de ce lyrisme très court, de cadrer parfaitement avec sa sentimentalité facile et celle, plus facile encore, de ses lecteurs, et de satisfaire à cet idéal du bon Parnassien : faire quelque chose de rien, comme la Parisienne est la femme qui s’habille élégamment « avec rien ». Je crois même que c’est de ce recueil de Coppée que le mot « les humbles » est passé dans la langue des discours politiques, où il graillonne hypocritement, et qu’il a doublé le mot de démocratie pour signifier, selon un trait connu, le peuple quand on a besoin de lui.

Mais enfin à ce peuple porta honneur, autant qu’à l’auteur, la saine popularité de Coppée. André Gide a dit qu’avec de bons sentiments on fait souvent de la mauvaise littérature. Il est vrai que Coppée a mis en valeur, comme les auteurs de romances, les bons sentiments ; cependant, quand il tombe dans la niaiserie, il y est conduit par l’optique du théâtre beaucoup plus que par le génie de la romance. Car ce génie de la romance il sait le tempérer, le renouveler par une sorte d’humour intelligente, d’ironie tendre, très habituelle au public parisien, lequel l’a retrouvée à la fois chez Coppée, son poète, Parisien comme lui, et chez Alphonse Daudet, son romancier, un Provençal. Émotifs et fins, voulant à la fois et refusant d’être dupes, est-ce que le peuple de Paris et le peuple de Provence ne se ressemblent pas un peu ? Bien que Mistral soit beaucoup plus grand, le seul poète de son temps qui le rappelle comme homme, c’est Coppée. On ne s’étonnera donc pas que Coppée et Daudet, exactement contemporains, aient été le poète et le romancier fêtés d’un même public. Ils sont liés aux mœurs et à l’âme des trente premières années de la République.

Coppée a broyé dans le mortier d’argent, armorié et sonore, du métier parnassien, le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert avec le réséda séché de Mimi Pinson. Et il n’a guère survécu à ce XIXe siècle. D’abord le Parnasse devenait une butte à funiculaire. Et puis ne voilà-t-il pas que Coppée, grisé par un succès extraordinaire, et tard venu, de journaliste, s’était avisé de descendre dans la rue ! Tous les jeudis il donnait au Journal un article qui faisait monter fortement le tirage. Du Coppée sans rimes, donc rendu plus facilement bourgeois. Jules Renard en a publié alors dans la Revue Blanche un florilège sous ce titre : François Coppée essentiel : « Parisiens, mes frères… Je n’ai rien d’un globe-trotter… — Je prends, comme disent les bonnes gens, l’omnibus de mes jambes… — Ce livre (Cavaliers de Napoléon, par Frédéric Masson) a fait se hérisser d’enthousiasme le bonnet à poil que j’ai dans le cœur. » Coppée, qui avait été si fin, finit dans les pires vulgarités poétiques, prosaïques et politiques.

Le procès qui pour la critique s’institue devant Heredia, c’est le procès du poème à forme fixe. Ce poème au XVe siècle avait absorbé à peu près toute la poésie, puis au XVIe s’était contenu dans le sonnet ; le sonnet, malgré l’encouragement donné par l’Art Poétique, avait à peu près disparu dès la fin du XVIIe pour un siècle et demi, jusqu’à Sainte-Beuve. Le romantisme ne le ressuscita pas, sauf Musset qui l’essaya quelquefois avec négligence, Hugo à qui l’importunité des femmes en arracha deux pour des albums, et qui en fit encore trois, puis, bien entendu, Arvers, ce notaire qui écrivit dix-sept pièces de théâtre, mais un sonnet, le sonnet. Dans l’école de 1830, Sainte-Beuve en reste le mainteneur, d’abord par dilettantisme de critique et pour agrandir l’honneur d’avoir ressuscité Ronsard dans son Tableau, ensuite parce que le cadre du sonnet soutient le poète qui est peu poète, comme des ballons maintiennent sur l’eau le nageur malhabile. C’est peut-être dans deux ou trois sonnets que Sainte-Beuve a donné sa note la plus pure.

Il est naturel que le Parnasse ait ramené, chez les poètes et dans le public, le goût du poème à forme fixe, qui s’impose dès qu’en matière de poésie lyrique le métier l’emporte sur l’élan, et que le tour de force y est admiré, comme au cirque. Banville lui fait une grande place dans son Traité, il a écrit en abondance sonnets, ballades, chants royaux, qui d’ailleurs compriment sa verve et ne lui réussissent guère. Les métaphores d’atelier et l’esthétique du Parnasse ont amené les poètes à se choisir dans les poèmes à forme fixe des spécialités. Comme il y a dans la cuisine de grande carte les entremettiers et les sauciers, il y eut, autour des fourneaux poétiques, un sextinier (le comte de Gramont, qui ne fit que des Sextines, genre de poème arbitraire et fatigant), un balladier (Laurent Tailhade, à la fin du XIXe siècle dans les ballades fortes en gueule d’Au pays du mufle), et surtout des sonnetiers, dont les deux principaux furent un Lyonnais, Joséphin Soulary, et Heredia.

Heredia est peut-être le seul des poètes parnassiens dont le nom et l’œuvre tiennent tout entiers dans le mot et dans l’idée de Parnasse, et qui ne l’outrepasse ni dans la direction du XVIIIe siècle, comme Sully Prudhomme, ni dans celle des années quarante du XIXe siècle comme Leconte de Lisle, ni dans celle de Béranger comme Coppée. Ce vieil Espagnol, ce seigneur soldat, engagé dans la troupe poétique française, a choisi sa bande, n’en est plus sorti, n’a pas eu besoin d’écrire, ni de penser une ligne de manifeste pour en devenir le porte-drapeau. Drapeaux, écussons sur la pierre, parchemins au grand sceau de cire jaune, émaux, reliquaires, il semble qu’à l’imitation de ces vieilles choses historiques où un petit espace est chargé de sens et de beauté il ait écrit ses sonnets. La terre et les morts ! dit Barrès. La mer et les vivants ! dit Claudel. L’histoire et les mots ! telle est la devise d’où Heredia a tiré son œuvre. Dans l’histoire, chacun établit, selon sa nature, des lignes arbitraires à l’intérieur desquelles il encadre, abstrait, emporte, utilise ce qu’il veut : ainsi la Grèce qui pour les classiques est raison, pour Leconte de Lisle beauté plastique, pour Louis Ménard vérité, pour Pierre Louÿs nudité et luxure. Heredia, lui, a jeté sur l’histoire un réseau qui en retenait des images plastiques. Tout existe, disait Mallarmé, pour aboutir à un livre. L’histoire dans la durée, la terre et les cieux dans l’espace, existent, devant Heredia, pour aboutir au dernier vers d’un sonnet. Quatorze vers sur cinq rimes : dans ce fruit parfait d’une séculaire expérience de l’oreille, il n’est rien du passé ni du présent qui ne puisse, en s’y contractant, contracter sens éternel et beauté fixée.

Si le Parnasse a consisté en partie dans une poésie d’atelier, le sonnet est par excellence le poème d’atelier. Il convoque, suggère, impose, des images plastiques. On comprendra d’autant mieux la force du sonnet parnassien qu’on le ramènera davantage à ces images, qu’on s’efforcera de rapprocher la technique poétique de celle des arts plastiques. Banville, insistant sur une des difficultés du sonnet, qui est l’inégalité des quatrains et des tercets, et signalant l’artifice par lequel dès lors on grandira, élargira, magnifiera les tercets, sans rien leur ôter de leur légèreté et de leur rapidité, écrit très justement : « Ceux-là me comprendront qui ont admiré comment les Coustou et les Coysevox équilibrent toute une figure avec un morceau de draperie et presque un ruban désespérément envolé ». Mieux encore on ferait du sonnet d’Émail un blason du travail parnassien.

Le four rougit ; la plaque est prête. Prends ta lampe,
Modèle le paillon qui s’irise ardemment
Et fixe avec le fer, dans le sombre pigment,
La poudre éblouissante où ton pinceau se trempe.


Dis, ceindras-tu de myrte ou de laurier la tempe
Du penseur, du héros, du prince ou de l’amant ?
Pour quel Dieu feras-tu, sous le noir firmament,
Cabrer l’hydre écaillée ou le noir hippocampe ?

Non. Plutôt, en un orbe éclatant de saphir,
Inscris un fier profil de guerrière d’Ophir,
Thalestrie, Bredamante, Aude ou Penthésilée ;

Et pour que sa beauté soit plus terrible encor,
Casque ses blonds cheveux de quelque bête ailée,
Et fais bomber son sein sous la gorgone d’or.


On remarquera à quel point est justifiée ici l’observation de Banville, comment, grâce aux rimes et aux sonorités, le poids des tercets équilibre le poids des quatrains, comment la forme interrogative du second quatrain, tombant sur la rime féminine, et posant un temps faible (Henri de Régnier eût fait du huitième vers un temps fort, terminant un poème) prépare la décision impérative le — Non ! — des vers suivants, exige d’être relevée par la vigueur et la densité du tercet. Premier quatrain : l’atelier, le matériel du travail de l’artiste. Deuxième quatrain : les idées de l’artiste, coexistantes, proposées, rêvées. Premier tercet : le choix de l’artiste, l’acte mâle, l’idée élue, le dessein réalisé. Deuxième tercet : l’idée ornée, le dessein repris, relevé, parachevé, les prestiges de la forme éclatante, ce que le vers de Victor Hugo ajoute au vers de Racine, ce trésor des sonorités de la langue, qui a conduit vers Paris le poète cubain, comme le fabuleux métal attirait vers Cipango ses ancêtres conquérants. Un des plus beaux tableaux de Watteau, c’est une simple enseigne, l’enseigne de Gersaint. Voilà l’enseigne du Parnasse !

Jules Lemaître a appelé tel sonnet étonnamment travaillé de Soulary, une noix de coco sculptée par un forçat. Et Soulary n’est qu’un Heredia de province. Mais c’est à propos de Heredia qu’un polémiste littéraire, Han Ryner, évoquait ce Grec qu’on présenta à Alexandre et qui, avec une sarbacane, envoyait des lentilles par le trou d’une aiguille. Il attendait un beau présent : le roi ami d’Homère lui fit donner un sac de lentilles. Est-ce donc le cas de Heredia ? Ses sonnets ne ressemblent pas du tout à un tour de force. Au contraire, on l’y sent conduit par sa pente, retenu par une douce habitude. Les quatorze vers d’un sonnet se trouvent immédiatement à la mesure d’un sentiment chez Ronsard, d’une pensée chez Sully Prudhomme, d’un tableau chez Heredia. Heredia a le goût de la coupe, et il en tire des effets admirables, mais pas plus que Banville et Coppée dans leurs alexandrins suivis. Il écrivait difficilement ses sonnets, mais le temps ne fait rien à l’affaire, et Racine, lui aussi, faisait difficilement des vers faciles. Or un sonnet de Heredia est facile, clair, se lit, se boit, se savoure d’un trait.

La vérité nous paraît simplement que, par le simple jeu de la durée vivante, par le fait seul du vieillissement naturel, le sonnet moderne, qui dure depuis cent ans, et qui a été dans les jardins du Parnasse l’objet d’une véritable forcerie, donne des marques d’épuisement. Le sonnet du XVIe siècle n’avait pas duré plus longtemps. On fait encore d’excellents sonnets ; ce matin même j’en cueillais un, frais paru, et charmant, de M. de Nolhac sur Hélène de Surgères. Mais enfin, les lire c’est relire. Un jeune poète qui viendrait nous apporter un recueil de sonnets ne serait jeune que pour l’état civil ou sa bonne amie, et nullement pour notre goût. Il y a en littérature un assolement nécessaire. Le sonnet va entrer en sommeil pour deux ou trois générations, comme il a fait vers 1661, après quoi un prince le réveillera, qui cueillera la rose neuve.

Non seulement par ses sonnets, mais par sa personne, son accueil, sa ferveur poétique, la voix de cuivre de ses enthousiasmes, son salon de l’Arsenal où il avait repris les réceptions littéraires de Nodier (le sonnet d’Arvers n’avait-il pas été écrit pour Marie Nodier ? Comme le sonnet, le monde est petit !) Heredia avait ouvert son atelier de sonnets sur une place publique de la poésie, comme la bottega d’un peintre de la Renaissance. Autour de lui s’affirmait et s’entretenait un goût de décor, de belles choses, luxe de vivre, de penser et de créer, un amour des mots somptueux. Le Parnasse ne se conçoit pas sans bibliothèques. Mais tandis que le bibliothécaire créole du Sénat était pasteur d’éléphants, le bibliothécaire cubain de l’Arsenal vivait dans une volière d’oiseaux de paradis. Il fut le seul Parnassien que les symbolistes respectèrent, encensèrent et même imitèrent. La soudure des deux campagnes poétiques se fit dans les salons de l’Arsenal. Le jeune Henri de Régnier, gentilhomme cependant urbain et doux, poursuivait de sarcasmes le pauvre Coppée, jouait méchamment avec la casquette du petit épicier comme Pierre Nozière avec celle de Fontanet, mais il admettait et cultivait Heredia, imitait ses sonnets, et, quand il épousa sa fille Marie, ce mariage fut celui de deux États poétiques, comme les unions des princes, qui appartiennent à l’histoire politique. Marie de Régnier, autrement Gérard d’Houville, s’est décidée aussi tard que son père à réunir ses Poésies (en 1930). On ne saurait les séparer des Trophées, non plus d’ailleurs que des Médailles d’Argile. Très remarquables déjà par elles-mêmes, elles prennent une valeur unique comme signe parnassien, idée de Muse familière d’une maison poétique. Les deux autres gendres de Heredia, Pierre Louÿs, qui restera plus peut-être comme poète, lui aussi, de la soudure, que comme romancier, et Maurice Maindron, le curieux romancier décorateur, contribuent à donner toute sa portée pittoresque à ce vallon luxuriant du Parnasse sur sa fin. Le nouvel atelier de Heredia équilibre à un bout du Parnasse ce qu’était aux origines romantiques de ce même Parnasse l’atelier de Gautier, avec sa fille, la belle Judith, génial auteur du Livre de Jade, du Dragon impérial et de la Sœur du Soleil, et les deux poètes parnassiens ses gendres, Catulle Mendès et Émile Bergerat. Non hasard, tout cela. Cette géographie du Parnasse poétique s’explique en raison. C’est précisément en 1830, avec le rapin Gautier, que les ateliers sont entrés dans la littérature et la littérature dans les ateliers, que les poètes, amis des peintres et combattants des mêmes combats, ont senti et pratiqué la vie littéraire sous la catégorie de l’atelier. La communauté de métier et d’idéal, qui fait les familles littéraires d’esprit, fait aussi des familles littéraires physiques. Baudelaire, Coppée, Sully Prudhomme étaient célibataires ; ni Leconte de Lisle ni Banville n’eurent d’enfants (notons cependant que le beau-fils de Banville, élevé chez lui, le peintre Rochegrosse, eut pour vocation la mise en tableaux et en gravures du décor parnassien et symboliste). Chez les Tétrarques comme chez les quatre Épigones, il n’y eut d’autres familles physiques que les Gautier et les Heredia : leur ressemblance n’en est que plus instructive. Le théâtre en vers, avec les dynasties Rostand et Richepin, nous offre un autre exemple de cette procession et succession du talent poétique, là où est en jeu (et nulle part il n’y est plus qu’au théâtre) l’élément de métier et d’ateliers.

C’est précisément à ce titre de délégué au métier pur que nous avons dû donner une place à Catulle Mendès parmi les quatre Épigones. Nous ne nous dissimulons que celui-là est un mort authentique et intégral. Je crois bien qu’il ne reste de sa poésie qu’un vers d’Hesperus sur un paysage glacé :

Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu

Mais enfin le Parnasse a été sa chose. Dès 1864, avec sa Revue fantaisiste, il en est l’animateur, le metteur en train, l’homme d’affaires, le serre-file ou le commissaire du cortège pompeux. Il en a le premier écrit l’histoire, avec sa Légende (peu sûre) du Parnasse contemporain. Il a été chargé, à l’occasion de l’Exposition de 1900, comme son beau-père Gautier l’avait été lors de l’Exposition de 1867, d’écrire le Rapport officiel sur l’histoire de la poésie depuis cette date de 1867, et il a fait tourner entièrement cette histoire autour du Parnasse. Son œuvre poétique considérable est elle-même une Exposition Universelle du Parnasse, je veux dire un musée d’échantillons de toute la production parnassienne. Mais, comme dans ces bâtiments d’Exposition, il a fallu peu de temps pour que tout fondît en déblais et en plâtras. De sa race (c’était un de ces israélites bordelais, venus autrefois du Portugal), il tenait cette aptitude aux affaires, aux fondations de revues avec des combinaisons et des primes, et surtout ce rôle d’intermédiaire et d’organisateur tourbillonnant où on le vit s’agiter pendant quarante ans. Il ressemblait à son père, un industriel à idées qui ne fit pas fortune, Tibulle Mendès (ces noms de poètes dans cette famille juive étaient tout un programme, y faisaient la catégorie de l’idéal, la part de Dieu). Et Mendès brûla vraiment du feu sacré. Il eut sa manière à lui d’adorer la poésie, mais il l’adora. Il manifesta son amour pour les poètes en les imitant. Il a fabriqué du Hugo, du Baudelaire, du Banville, et il n’est d’ailleurs supportable que lorsqu’il imite quelqu’un ; ses mièvres bonbons personnels, où le sucre enveloppe un grain de cantharide, écœurent. Quand fut joué Cyrano, il tenait un feuilleton dramatique célèbre, et il acclama le poète nouveau avec autant de feu juvénile que s’il fût sorti de la bataille d’Hernani. C’était bien ! Mais le lendemain, il commençait un Scarron, aggravé bientôt d’un Glatigny, cinq actes en vers d’intention cyranesque. Il ne pouvait toucher du marbre, voire du stuc, sans les reproduire en plâtre. C’était sa vocation. Pour qui pèse les poètes selon leur apport individuel et original, il ne reste rien de Mendès. Mais si on les considère dans ces familles que sont les écoles, on ne peut écrire du Parnasse, penser le Parnasse sans lui.

les disciples

Si l’on excepte Gautier, qui appartient à la génération antérieure, et Mendès dont la nature poétique, toute d’influence subie, exclut toute influence exercée, chacun des grands Parnassiens, Tétrarques ou Épigones, est entouré plus ou moins de brillants seconds qui donnent au Parnasse son volume d’école et sa caisse de résonance. Autour de chaque prince paraissent de grands officiers.

Il y a un rayonnement et une école considérables de Leconte de Lisle. Elle commencerait à Victor Hugo lui-même : les Poèmes antiques ne paraissent pas avoir été sans influence sinon sur l’inspiration, du moins sur le dessein de la Légende des Siècles, non plus que les Émaux et Camées sur les Chansons des Rues et des Bois. On doit nommer tout d’abord Louis Ménard (1822-1901), ami, contemporain, coreligionnaire politique et compatriote alexandrin de Leconte de Lisle. Comme Leconte, Ménard ne pense pas que l’humanité ait rien acquis d’utile depuis les Grecs. Le retour à l’Hellade est son alpha et son oméga. Plus subtil, plus érudit, il est bien moins poète, et c’est son hellénisme plus que son métier qui nous autorise à voir dans l’auteur des Rêveries d’un Païen mystique un Parnassien : louons en lui le poète gnomique, appelons-le le Théognis du groupe, ce sera suffisant.

Si Ménard est le compatriote alexandrin de Leconte de Lisle, nous trouvons en Léon Dierx, moins métaphoriquement, son compatriote de la Réunion et son fidèle compagnon de Paris. Âme haute et pure, vieux poète étranger à toute autre chose que le culte de la poésie, comme un président de la République est généralement un vétéran éprouvé des luttes républicaines, de l’idéal laïque et démocratique, le zèle parnassien de Mendès valut à Dierx presque la même année que Loubet, en 1898, d’être élu, après la mort de Mallarmé, président de la République poétique, soit prince des poètes. On convint qu’il était « apprécié de l’élite ». Son cas ressemble à celui d’Élémir Bourges, figure, lui aussi, de l’honneur littéraire, et moins lu que vénéré. Les anthologies poétiques sont faites pour ces natures secondes qui ont eu une ou deux fois d’heureuses inspirations : les Filaos de Dierx ne sont pas indignes de la Bernica de Leconte de Lisle, et son Lazare ressuscité suit d’un pas respectueux son maître le Nazaréen.

Anatole France figurerait presque au même titre que Mendès et que Ricard dans les origines du Parnasse, puisque, comme lecteur de Lemerre, il fut chargé du Troisième Parnasse contemporain, en fit exclure en leur donnant des notes sévères Mallarmé et Verlaine, y publia des vers, parmi lesquels les Noces corinthiennes, y parut, et comme artiste et comme helléniste, le disciple de Leconte de Lisle, avec une ligne plus simple et plus humaine. Les Poèmes dorés (1873) restent un des meilleurs recueils du Parnasse. Plus tard France se brouilla avec Leconte de Lisle au point que le vieux poète le provoqua en duel. France avait abandonné les vers, la trentaine passée de peu. Par paresse, semble-t-il, et ce fut dommage. Il était doué. On admire avec raison le poème des Cerfs. Madame de Caillavet, si elle eût aimé les vers, lui eût fait écrire aussi bien d’autres Cerfs que le Lys rouge (ce poème et ce roman sont faits d’ailleurs sur le même thème).

Leconte de Lisle mettait très haut le vicomte de Guerne qui l’imitait consciencieusement et infructueusement dans des volumes d’histoires en vers : l’Orient antique et l’Orient grec, linceuls pour dieux morts, lieux communs des petits Parnassiens, qui n’y ont enseveli qu’eux-mêmes.


Les vrais disciples de Baudelaire sont les poètes symbolistes, et d’abord et surtout Mallarmé. Néanmoins Maurice Rollinat (1846-1903) nous garde assez bien l’idée de ce que pouvait être certain baudelairisme du dehors, tel que l’imaginait Brunetière, avec des horreurs, des hystéries, des névroses et du macabre. Rollinat a de l’invention, le sens des fantômes, des brandes et du frisson des nuits : mais la faiblesse de sa langue, l’insuffisance de sa poétique, voilà qui ne nous permet de le laisser dans un coin du Parnasse qu’à condition qu’il s’y fasse oublier.

L’influence de Baudelaire s’exerce beaucoup plus d’une façon diffuse, par une lente transformation de la vision poétique, que par des disciples et des imitateurs patents. Du fait même de la quarantaine où le tenait la critique universitaire, et parce que, par exemple, quand Gidel était proviseur du lycée Louis-le-Grand, la saisie des Fleurs du Mal dans les mains d’un rhétoricien était un cas d’expulsion, la découverte de Baudelaire, l’action de Baudelaire, ont pris, pour les générations de la fin du XIXe siècle, une grande importance. Le poète de ce temps qui nous fournirait la plus claire figure du baudelairien moyen, sur la frontière du Parnasse et du symbolisme, serait Albert Samain, tout au moins le premier Samain, celui du Jardin de l’Infante (1894), un des plus grands succès poétiques de ce temps (quatre-vingt mille exemplaires à ce jour). Flamand timide et maladif, vivant dans les limites, les joies et les devoirs de la bureaucratie parisienne (celle de l’Hôtel de Ville, où les littérateurs sont nombreux), c’est par un malentendu, et parce qu’il fut des premiers collaborateurs du Mercure, qu’on le compte parmi les symbolistes. Sa poésie claire et plastique, de forme liée, impeccable, artiste, ne révèle qu’un carrefour parfait d’influences parnassiennes, une étoile de routes dans une belle forêt. L’article de Coppée qui le fit connaître et célébrer en 1894, c’était exactement la transmission d’un aîné parnassien à un Épigone de la même école.



À l’auteur des Odes funambulesques on rattachera naturellement la poésie des prodigues et des virtuoses de la rime. Entre les grands Parnassiens, Banville est sans doute celui dont les disciples demeurent le plus agréables. Pourquoi Charles Monselet, qui a publié en 1881 ses Poésies complètes, est-il exclu de toutes les anthologies ? C’est un des princes de la prosodie (voyez les Créanciers) et de la poésie gastronomique (les sonnets du Cochon, de la Truite, de l’Asperge, du Godiveau croquent délicieusement sous la dent). Émile Bergerat, qui, au théâtre comme à la ville, jongla avec les rimes

(Il appert du cachet que cette cire accuse
Que le vin que voici provient de Syracuse)


a joué sympathiquement les utilités à ces Funambules du vers. Ceux qui aiment le Roman comique et le Capitaine Fracasse auront toujours un souvenir et une heure de lecture pour le cher Albert Glatigny, qui les a vécus. Et le vrai successeur de Banville est né en 1848, il est encore heureusement des nôtres. C’est Raoul Ponchon, qui a écrit cent cinquante mille vers de chronique rimée pour le Courrier français et le Journal, verveux, solides, éclatants. Une des rares déclarations de Jean Richepin qui mérite d’être méditée est celle-ci :

Vous ne serez qu’une aubergine
Si vous n’avez pas lu Ponchon !

Je remplace ici vu par lu : car vous n’aurez pas toujours Ponchon parmi vous, tandis que la Muse au Cabaret, le seul livre qu’il ait daigné extraire de ses chroniques, durera toujours pour les bons lecteurs et les bons buveurs.

Dans cet aimable quartier du Parnasse, non loin de Glatigny, on rangera Léon Valade, funambule à la suite, dont le verre ne fut pas grand, mais qui en eut un bien à lui, la flûte à champagne du triolet. La chronique des années 1880, en triolets signés Silvius, dans la revue la Jeune France, vaut presque la chronique rimée de Ponchon. Louis Marsolleau, Hugues Delorme, ont brillé dans ce journalisme en vers, où la rime fait une partie du comique. L’auteur de Rimes d’audience, Henry Spiess, figure poétique et lunaire, y prendrait facilement place. En 1930, le représentant le plus brillant de cette lignée banvillesque, héritier de la grâce de Banville, de son incroyable facilité pour tout mettre en vers, c’est Tristan Derème, incarnation contemporaine de l’ancien Pierrot, auteur de ces Poèmes de la pipe et de l’escargot, qui s’en vont en spirales, comme la fumée de l’une et la trace d’argent de l’autre, et de l’Enlèvement au clair de lune, dont le titre est tout un programme. Quant à ceux qu’on appelle aujourd’hui les poètes fantaisistes, c’est tout autre chose, et même tout le contraire.

Si on s’amusait à appeler les disciples de Banville les poètes funambules, on devrait observer les distances en nommant ceux de Sully Prudhomme les poètes penseurs. Il y en a de fort distingués. Rappelons le nom éminent d’un précurseur de Sully, madame Ackermann, qui, née en 1813, appartient à la génération romantique, mais publie encore en 1872 ses Poésies philosophiques et ne meurt qu’en 1890. Et ce nom nous indique que la muse pensive n’a rien du tout de la Muse au Cabaret. Cette muse est pessimiste radicalement avec la schopenhauérienne qu’est madame Ackermann, virilement avec Sully Prudhomme, métaphysiquement avec le poète de l’Illusion, Jean Lahor, qui, de l’Inde décorative de Leconte de Lisle fait descendre la poésie dans l’Inde des philosophes. Cependant les vrais disciples de Sully Prudhomme, ceux qui forment avec lui un groupe harmonieux et solide, seraient bien plutôt ces poètes sans grand lyrisme ni virtuosité, mais très cultivés, toujours soucieux de faire affleurer la pensée jusqu’au bord de leurs vers sérieux et pleins, ces praticiens mélancoliques et subtils de la vie intérieure, généralement universitaires, et à qui la muse offre des repos entre des œuvres de critique, une vie pour soi dans les intervalles d’une vie pour autrui. C’est le critique d’art Georges Lafenestre, dont le dernier recueil, Images fuyantes (1902), contient nombre de pièces solides, d’une émotion bien humaine et d’un beau style. C’est le professeur d’anglais Auguste Angellier, dont le nom restera comme celui de Heredia et de Sully Prudhomme dans l’histoire du sonnet français, et dont les cent soixante-dix sonnets de l’Amie perdue font une manière de Petrarque flamand ; le latiniste Frédéric Plessis, un M. Bergeret plus viril, dont les vers souvent nous font toucher du doigt l’endosmose du vers latin d’humaniste, et de l’alexandrin français, un poète scolaire ou scholarque au sens le meilleur du mot. À ce groupe penseur on joindra volontiers Auguste Dorchain, disciple préféré de Sully Prudhomme, dont il gagna le cœur par le titre et le sujet de son premier livre, la Jeunesse pensive. La tradition de ce quartier poétique serait aujourd’hui maintenue par Fernand Gregh, dont le bon métier date un peu, mais dont les meilleures pièces nous rendent fort bien ce qu’on a appelé l’émotion de pensée, une des saines habitudes de la poésie à la fin du XIXe siècle.

Ce n’est que très conventionnellement qu’on peut rattacher au Parnasse tant de poètes intelligents et analystes, attentifs d’ailleurs à la tenue du vers, qui poussent sur les confins des penseurs et des inquiets, à égale distance de Sully Prudhomme et de Baudelaire. Nommons, entre les personnalités de ce tiers-parti, Paul Bourget, qui de 1872 à 1882 écrivit quatre livres de poèmes qui furent goûtés plus pour le ton direct et prenant de la confession que pour la forme, qui est sans grâce : les titres du second, la Vie inquiète, et du dernier, les Aveux, sont exacts et significatifs ; Georges Rodenbach, le poète de Bruges, accordé admirablement à tout l’être de sa ville, comme Baudelaire à Paris, Jammes à Orthez, mais ainsi qu’eux purement poète français, qui dans la Jeunesse Blanche, le Règne de Silence, le Voyage dans les Yeux, les Vies encloses, a fait entrer exactement tout ce qu’annonçaient les titres. Le reflux de la mode, la décroissance, depuis trente ans, d’une célébrité momentanée, semblent avoir replacé ses poèmes dans la poussière, les vieilles choses, les mobiliers ternis, dont ils ont besoin, éteint ce qui veut être éteint, mis du désuet dans les armoires de cet amoureux de la durée. Charles Guérin, qui, n’ayant écrit qu’un seul essai de critique, l’a fait tout naturellement sur Georges Rodenbach, et qui, par la pureté des vers, par son don de musique, par la qualité de sa tendresse et de sa mélancolie, par un sens nu, complet, unique, de la vie intérieure, reste entre tous ces poètes celui qui a fait naître et conservé le plus d’affections longtemps et encore fidèles. Par delà Rodenbach et Sully Prudhomme, Guérin rallie une tradition lamartinienne. Ce Lorrain serait peut-être le grand lamartinien de son temps, si son compatriote Barrès n’existait pas. Fils du premier Lamartine seulement, celui qui finit avec les Harmonies. Chez lui, pas d’autre génie oratoire que celui de l’oratoire à prière ! Ce sont les Novissima Verba qu’évoque Nuit sombre, nuit tragique. Et l’admirable Lettre à Francis Jammes, le chef-d’œuvre de l’ « épître » au XIXe siècle, se place bien au-dessus de celles de Lamartine et de la Lettre à Lamartine de Musset.

Rodenbach, Angellier, Guérin, forment un trio parfait et mesuré d’intimistes du Nord. Sur des frontières plus incertaines, entre l’école de Sully Prudhomme et celle de Coppée, on voit les poèmes, plus extérieurs, d’André Rivoire, auteur du Songe de l’Amour, ceux, plus traditionnels, d’Adolphe Boschot (Poèmes dialogués) et cette Maison des glycines d’Émile Despax qui évoque un Charles Guérin moins angoissé, moins pénétrant, plus ensoleillé. Ce groupe intellectuel, ces lévites et ces clercs de la vie intérieure, cette jeunesse pensive, inquiète ou blanche, elle mérite, dans un pays catholique, son aumônier. Il semble qu’il lui ait été donné en la personne de l’abbé Louis Le Cardonnel, l’auteur des Carmina Sacra, qui a mené ensemble la vie du poète et la vie du prêtre, sans que rien de l’une périclitât par l’autre, aire favorisée de contrastes, à la fois parnassien et symboliste, franciscain et vivant robuste, chrétien de goût et de foi, païen de sensibilité, et qui n’a pas plus choisi entre les beautés créées que Dieu lui-même ne l’a fait en les créant toutes.

L’école de Coppée, comparée au cirque des funambules et au jardin académique des penseurs, paraît une école plutôt primaire. Elle compte pourtant un inspecteur général de l’Université, Eugène Manuel, auteur des Poésies de l’École et du Foyer, dont la Robe et autres récits sentimentaux à douze pieds ont trop sévi sur notre enfance pour que nous puissions en parler ici avec l’impartialité qui sied au disciple d’Aristarque. Le nom de Jacques Normand vous dit-il quelque chose ? Je crains que non. C’est pourtant le meilleur élève de Coppée. La Gervaise peut, à droite d’une pendule, faire pendant au Naufragé. Les titres des recueils de Normand À tire-d’aile, les Moineaux francs, les Visions sincères sont interchangeables avec ceux de Coppée. Ses Écrevisses furent célèbres :

J’aurais voulu que tu la visses,
Mangeant des pattes d’écrevisses
En cabinet particulier.

Ne sont-elles pas les cousines germaines du petit homard des Batignolles, que mange une grisette qui, entraînée chez Brébant par un galant dangereux,

D’un unique homard avait fait trois heureux,
Car elle avait gardé les pattes pour sa mère.

Au fait, le petit homard des Batignolles est-il bien de Coppée ? La parodie qui a abondé autour de lui, voilà sans doute un des produits gais, vivants de son école. Mais entre ses disciples plus respectables, n’oublions pas les poètes patriotiques. Si Coppée a écrit la Lettre d’un Mobile breton, les premières poésies de Jacques Normand seront les Tablettes d’un Mobile. Le légendaire bonnet à poil de Coppée est exactement dans la tradition de Béranger, poète de Paris. Et si, vous souvenant de ce que les gares de l’Est et du Nord, depuis l’arrivée de Victor Hugo le 5 septembre 1871, jusqu’à la mobilisation du 2 août 1914, ont représenté pour le peuple de Paris, vous voulez bien penser sans ironie que l’omnibus à chevaux Montrouge-Gare-de-l’Est, par les boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, avec François Coppée sur l’impériale, passait vraiment par une voie géographique de la poésie parisienne, analogue au Val de Loir ronsardien ou à la route lamartinienne de Bourgogne, je ne trouverai pas cela si ridicule.

Nous avons dit qu’on ne saurait, avec la meilleure volonté du monde, grouper une école autour de Mendès, en poésie le type même de l’héritier et de l’Épigone. Ce n’est même pas un funambule, car le fondateur de la Revue fantaisiste ne manqua de rien plus que de fantaisie. Mais comme conteur intarissable, et d’ailleurs goûté, son nom figura trente ans dans les journaux presque côte à côte avec celui d’Armand Silvestre. L’Homme tout nu ou Pour lire au bain de Mendès ont fait pendant au Commandant Laripète et aux Histoires joviales de Silvestre. Et pareillement leurs milliers de vers parnassiens, dont Silvestre écrivit une dizaine de volumes, sans compter autant de drames en vers. Ils ont laissé dans les lettres deux noms de bazars. Les deux bazars littéraires, aussi variés, aussi brillants, aussi achalandés l’un que l’autre, se complétaient l’un l’autre, l’un au coin du quai, l’autre un peu plus haut. Avec tout cela, Silvestre, comme Mendès, a adoré la poésie, d’un bel amour pur, qui ne trompe pas. Le cœur de l’homme n’est pas simple, le cœur du poète moins encore. Avec plus ou moins de succès, dans les conditions variées que leur faisaient leurs fortunes, tous les Parnassiens ont eu ceci de commun qu’ils ont aimé généreusement la Muse, ne l’ont jamais trahie sans remords, ont fait, derrière leurs bannières et leurs saints, une corporation de métier, d’allure antique, de volonté unanime. Le regard aujourd’hui ne retrouve pas sans admiration cette procession stylisée sur des bas-reliefs et des vitraux. Vieux Parnassien ! Ce mot rend encore, sous la plume, un son authentiquement noble, comme sonnent Vieux de la Vieille ou Vieux républicain de 1848. Ces hommes de métier ont institué une manière de franc-maçonnerie du vers, un honneur poétique éclatant. Décorateurs, inquiets, baudelairiens, funambules banvilliens, ou penseurs sullistes, voire Prudhommes, groupes de l’Arsenal ou de Montrouge, tout cela distribuait sur le vieux Parnasse des figures aussi contrastées, des natures aussi complémentaires, que les neiges d’été, les rochers, les forêts, les champs de fleurs et ceux de pommes de terre. Grandis dans l’atmosphère du second Empire et de la Revanche, ce n’est pas un hasard si tous ces poètes nous laissent une image de beaux, braves et probes officiers en retraite. Ils ont servi !

les derniers romantiques

Même sans le sursis que lui conférèrent la longévité et la vigueur de travail de Victor Hugo, le courant romantique eût persisté à travers le Parnasse et le symbolisme. Une force poétique qui a bouleversé une époque, comme l’a fait le romantisme, ne s’éteint pas en une génération. Le drame romantique a duré jusqu’aux premières années du XXe siècle. Quant à la température poétique et aux fruits lyriques du romantisme, deux poètes, appartenant à deux générations successives, les ont représentés sous la République Jean Richepin et madame de Noailles.

Il y a cent ans, deux héros de la soirée d’Hernani étaient un beau jeune homme brun en gilet rouge, Théophile Gautier, à l’amphithéâtre, et une belle jeune fille blonde, en bleu, Delphine Gay, dans une loge où, à côté de sa mère, elle figurait Éloa, l’ange même du romantisme. Tous deux portent déjà sur leur visage les vers qu’ils écriront demain, l’un :

Je suis jeune, le sang dans mes veines abonde,
Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu,
Et sans gravier ni toux, ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l’air libre, l’air de Dieu !


l’autre :

Mon front était si fier de sa couronne blonde,
Anneaux d’or et de feu tant de fois caressés,
Et j’avais tant d’espoir quand j’entrais dans le monde,
Orgueilleuse et les yeux baissés.

Sauf que la beauté brune de madame de Noailles contrasta avec la beauté blonde de madame de Girardin, il semble que nos deux romantiques contemporains nous aient rendu l’écho de ces voix alternées (qui ont dû, il y a un siècle, rappeler à quelque classique grincheux l’Allons, saute, marquis ! du répertoire).

Les romantiques sont des grands hommes éloquents, l’éloquence est mêlée de partout au romantisme, et Richepin aura été le dernier représentant de la poésie éloquente. Un tempérament flamboyant, un enthousiasme romantique, une forte culture classique qui greffe le Conciones du normalien sur le lyrisme de l’hugolien, la passion du tréteau, de la parade et du théâtre, tout cela se déverse vers le dehors, avec la bouche ouverte d’un masque qui crie. Qui crie sa joie d’être au monde, jeune et non vieux, coq et non chapon, poète et non bourgeois, et qu’il a un torse d’écuyer et le mépris des lois, et qu’on va voir ce qu’on va voir, et entendre ce qu’on va entendre. On voit et on entend ceci, que Richepin n’est pas comme les autres, ah, mais non ! Il ne commence pas par : « Mes bons messieurs, je suis Tourangeau ! » mais par : « Messieurs et mesdames, je suis Touranien ! » Le sang des Touraniens est le « sang des gueux, sang des révoltés ». Le sang des gueux donne la Chanson des Gueux, le sang des révoltés les Blasphèmes, le sang des errants donne la Mer, le sang tout court, le rouge sang qui dans les jeunes veines abonde, donne les Caresses. Ils les donnent, mais en rendant à l’École Normale ce qu’elle leur a prêté. Et voilà les quatre premiers livres de poèmes de Richepin, les seuls qui comptent (1876-1886). Après ses froids Paradis (1894) il consacra ses trente dernières années au théâtre en vers, au journalisme, aux conférences, à l’Académie. Deux vers des Blasphèmes offrent une singulière vérité.

Taïaut ! taïaut ! Voici le troupeau des Idées
Qui fuit effaré devant nous.

Il y a de quoi ! L’incompatibilité d’humeur entre une idée et l’éréthisme oratoire de Richepin paraîtrait justement à un disciple de Faguet quelque chose d’absolu. Avec un grand fonds de poésie, il semble avoir été une victime de la culture classique. Son malheur de poète fut d’avoir fait des études, de sorte qu’on songe devant la Mer à un Corbière manqué, devant la Chanson des Gueux à un Bruant scolaire, devant les Caresses à un musée secret académique, devant les Blasphèmes à de la grasse et saine matière qui se sent matérialiste, en outre !

On y songe souvent, mais pas toujours. Nul n’a mieux transposé que Richepin l’âme et le rythme des chansons populaires, et la Chanson des Gueux mérite souvent son titre. Et les Caresses existent… Le matérialisme d’école et de lit fait pendant chez Richepin au matérialisme d’artiste de Gautier : à l’un et à l’autre bout du romantisme, ces poids physiques se correspondent comme ceux d’une horloge, ou mieux comme ceux d’un Hercule de foire dans ses deux mains.

Remarquons d’ailleurs que Gautier et Richepin, happés dès la trentaine par le ménage de la vie, Gautier après Fortunio, Richepin après les Blasphèmes, n’ont pu maintenir, ni l’un ni l’autre, ces attitudes décoratives que le public ne prend jamais au sérieux et qui ne durent que quelques saisons, comme la forme d’un boxeur. Ils sont devenus vite des chefs de famille rangés, ont aspiré à distribuer sous les broderies vertes la pécune de Montyon. Ne trahissant jamais d’ailleurs, et maintenant toujours son pur honneur au culte poétique.

Depuis le livre de Maurras sur l’Avenir de l’Intelligence, on classe volontiers nos meilleures poétesses dans une section qu’on appelle le romantisme féminin, et l’on estime que la femme poète est romantique par position. Il faut croire que romantique n’est pas un terme très clair, puisqu’on s’en sert et pour reprocher à Richepin son manque de sincérité, et pour caractériser chez madame de Noailles l’excès tumultueux des passions. Disons que madame de Noailles a maintenu en pleine période symboliste l’accent direct et le feu des grands romantiques. Disons aussi qu’elle est restée, comme la plupart des poètes de son sexe, étrangère à ces recherches de forme auxquelles les Parnassiens s’employaient. Venue de Dacie, comme Moréas de Grèce, elle est entrée en contact fulgurant non avec les écoles françaises, mais avec le courant et le cœur du lyrisme.

La moitié de ses vers chantent l’amour, et tous ses romans disent ou analysent l’amour. Leur abondance dit dans un grand cœur une grande fièvre, à la fois la joie de vivre et cet « honneur de souffrir » qui sert de titre à son dernier recueil.

Elle a donné une voix inentendue à l’exigence féminine, au désir despotique, à l’éternelle réclamation : « Et moi ! » Sa poésie tient peu de celle de Racine, mais s’a nature poétique tient de la nature d’une héroïne racinienne. Et aussi d’une héroïne stendhalienne. Dans une chambre d’hôtel, à Grenoble, elle écrit des vers pour se comparer à Julien Sorel et elle dit vrai.

C’était cette fureur profonde
De vouloir posséder le monde ;
Quand on est comme vous et moi,
On est hors du temps et des lois.

Toute une part de sa poésie tombe comme une de ces tresses coupées de cheveux que Mathilde de la Môle jette à Julien.

Certaine vision, certaine mythologie de la nature lui appartient authentiquement, comme son invention propre. Invention facile, spontanée, d’ailleurs, et toute gouvernée par sa vie d’enfant. On la compare souvent à son contemporain Francis Jammes, l’un le dieu Vertumne et l’autre la déesse Pomone des campagnes françaises. C’est exact, à condition de ne pas oublier le contraste des deux existences, celle d’un jardinier béarnais et celle d’une patricienne européenne. Toute la province poétique petite-bourgeoise de la France tient dans deux vers de Jammes.

Et je songe à ces écolières d’autrefois
Dans des propriétés qui produisaient encore.

Madame de Noailles, elle, a vécu, écolière, dans des parcs de châteaux dont elle n’était pas l’économe, dans une nature à la fois historique, civilisée et passionnée, où le potager et le verger, avec leur dieu amène le jardinier, étaient pour les petites filles à peu près ce qu’étaient pour le jeune Racine les pêches et les poires de M. d’Andilly. Et comme il est bien que le vers le plus noaillesque du XVIIe siècle soit justement écrit par Racine à vingt ans !

Je viens à vous, arbres fertiles,
Poiriers de pompe et de plaisir !

Le fripon, dit Sainte-Beuve, en avait goûté ! Les jardins de

l’Île-de-France et les vergers de Savoie, ces pêches, ces poires, ces framboises, ces brugnons, dont les rimes ou les syllabes bien en place, ensoleillées, pendent, éclatantes, au bout des vers de madame de Noailles, la courge, le haricot, le céleri, de ses plates-bandes de quatrain, ils ont gardé dans sa poésie la place qu’ils tiennent dans les enfances émerveillées. Puis les voyages, les paysages historiques de France, d’Italie, d’Orient, tout ce qui retrouva, au début du XXe siècle, une beauté rayonnante, aujourd’hui démodée, sous l’incantation de M. de Chateaubriand, je veux dire de Barrès. La poésie de madame de Noailles est liée à certain style de beauté décorative que l’après-guerre n’a pas retrouvée.

Cette poésie fut liée aussi, comme celle de Delphine de Girardin, à une situation mondaine, à une qualité officielle de Muse, à une magie féminine : madame de Noailles fut poète à la ville. Elle imposa la présence matérielle, un peu théâtrale et volontaire, du génie, et, dans les intermittences du trépied, elle eut autant d’esprit que madame de Girardin. Aux deux douzaines de pièces d’anthologie qui resteront d’elle (autant que de Desbordes-Valmore), il faut, pour peser justement sa gloire future, ajouter cette figure à la Staël, ce nom, ce bruit, ce prestige d’une destinée, (des correspondances posthumes peut-être), et, derrière le noyau livresque de la comète, une queue indéfinie de vapeurs d’or.

L’épitaphe de cette lamartinienne devra commencer ainsi que se termine le Lac. Tout d’elle dit : Elle a aimé ! Elle a aimé d’amour, elle a aimé la nature, elle a aimé la gloire, elle a aimé le génie. Elle les a aimés chez autrui, autant qu’elle les a voulus pour elle. Elle ne fut jamais plus séduisante que dans la passion d’admirer, dans cette ferveur de petite fille enthousiaste devant un Mistral, un Barrès, un Jaurès. Cette nature généreuse fait honte à qui l’apprécierait sans générosité, à qui plaisanterait à l’excès une candeur parfois intempérante, toujours relevée par la pureté et la qualité de l’enthousiasme, une clairvoyance lyrique, et un goût d’oiseau pour l’élément de lumière. Certain ton de raillerie pachydermique et facile autour d’elle témoigne d’une vraie haine de la poésie.

Comme à toute l’équipe du romantisme féminin, l’inspiration religieuse lui est étrangère. Elle réalise la mort comme la fin de sa chair, c’est-à-dire la fin de tout et comme l’aiguillon et le tourment de la vie. Ce paganisme sans hypocrisie, ce repos que l’Orientale oppose aux demi-teintes et aux conventions d’un christianisme du dehors, cette laïcité de sa poésie sanctionnée par le dehors politique, ont peut-être contribué à distribuer les groupes de ses ennemis et de ses amis. N’en fut-il donc pas de même de Lamartine et de Hugo ?

Madame de Noailles, à la différence de l’autre grand poète français des Balkans, Moréas, n’a jamais pensé sous la catégorie d’écoles, n’en a jamais fondé. Il serait injuste, et pour elle et pour les autres poétesses dites du romantisme féminin, de grouper celles-ci autour d’elle comme les nymphes autour de Diane. On retrouve cependant et chez Renée Vivien et chez madame Lucie Delarue-Mardrus des qualités et des défauts analogues aux siens : les puissances d’une poésie sensuelle, de beaux vers charnels et charnus dans des pièces qui manquent souvent d’élan et de ligne, le don plus que la maîtrise. On comprend, en les lisant, que l’observation le plus souvent jetée par les maîtresses dans les marges des « styles » de jeunes filles soit « délayage ». On remarque aussi que, pour elles comme pour madame de Noailles, leurs meilleurs vers soient de beaucoup dans leurs premiers recueils, et qu’elles aient peiné ensuite à répéter affaibli le cri vif par lequel leurs vingt ans de poète ont abordé la vie. Madame Gérard d’Houville a connu une destinée favorisée, qui, élevée dans un atelier d’orfèvre, n’a touché que prudemment et patiemment l’outil, et comme son père, a voulu que sa poésie tînt entière dans un seul livre paru tard.

la poésie de province

Les formes démodées de la littérature, et particulièrement de la poésie, se conservent volontiers en province, dans des coins paisibles d’habitudes, de famille, de propriétés et de livres, qui ne sont que peu ou point touchés par les courants nouveaux. J’écrivis un jour que probablement on y faisait encore des tragédies : huit jours après je recevais du centre et du midi de la France deux manuscrits de tragédies en cinq actes et en vers. Surtout des poètes des deux sexes continuent d’y écrire et d’y faire imprimer des poésies lamartiniennes.

Le Parnasse n’a pas manqué de respect à Lamartine lui-même. Mais il s’est prononcé avec sévérité contre les imitateurs faciles du poète, leurs terres natales, leurs cloches de village, leur chien, leur chat, leurs Elvires en série. Ces imitateurs étaient plus ou moins des poètes de province, vivant en province : la gloire vraie du poète en souffrit, et parut longtemps exilée en province, comme au temps de Boileau, la Pharsale de Brebeuf. Lamartine d’ailleurs n’avait-il pas le premier fait entrer dans la poésie le génie conscient de sa terre, l’âme d’une grande province, tout ce qui allait fleurir plus tard sous les noms de racinement et de régionalisme ? N’avait-il pas donné l’investiture à Mistral, offert à la seule poésie authentique de province, celle de Provence, son arc triomphal ? Milly et Saint-Point sont devenus comme une capitale de la poésie des régions.

Il y a chez Lamartine un certains fonds lyonnais. Lyon, capitale de sa jeunesse, était la capitale de sa région. Né l’année même de la division de la France en départements, il appartient au point frontière de la Bourgogne qui n’est attiré que par Lyon et nullement par Dijon. Il y a toute une histoire lyonnaise de Lamartine. Ce chrétien démocrate possède comme Lyon, dans l’enceinte de son vaste génie, sa colline inspirée de Fourvière et sa Croix-Rouge révolutionnaire. Nous retrouvons dans Chenavard ses grandes ambitions épiques. On ne s’étonnera donc pas qu’en 1870 le chef, en France, des lamartiniens de province soit un Lyonnais, spiritualiste et républicain, Victor de Laprade.

À la vérité, pas plus que Lamartine, Laprade n’est Lyonnais. Mais de son pays, le Forez, Lyon est la capitale absorbante, comme Paris pour l’Île-de-France. Successeur d’Alfred de Musset à l’Académie française, destitué par l’Empire d’une chaire de littérature qu’il occupait à la Faculté des Lettres de Lyon, il obtint une grande réputation poétique, une place d’honneur dans les morceaux choisis, où il est encore, pour des poésies épiques et oratoires d’une inspiration, comme on dit, élevée, mais de forme molle et de courant verbeux. En 1870 il venait de publier une épopée familière extraordinairement plate, Pernette, qui a sa place dans l’histoire de la décadence du roman en vers. Après la guerre les Poèmes civiques et le Livre d’un Père honorèrent le libéral, le chef de famille, le député de Lyon à l’Assemblée Nationale, plus que le poète. Si ce professeur a abusé du discours de distribution versifié, reconnaissons qu’il représente honorablement un certain humanisme poétique, et qu’il maintient les communications de la poésie avec les grandes causes humaines.

Le voisinage de Lamartine semble avoir encouragé dans cette région (que je prends pour exemple, mais on en pourrait choisir d’autres, un dénombrement complet étant au moins inutile) l’apparition de nombreux bardes locaux voués au culte des lettres, arborant sur leur gentilhommière le pavillon de la Muse, qu’écussonnait le blason de leur province, cherchant des rimes entre les rangs de leurs vignes, présidents de l’Académie locale, voire députés, couronnés par l’Académie française, de bon accueil, de bonne cave, avec belle famille ou jolie servante. La plupart avaient eu vingt ans en 1848 et disparurent pleins de jours au début du XXe siècle. C’était en Franche-Comté Édouard Grenier, auteur de longs romans en vers à la Pernette, de poésies civiques et patriotiques, et à qui Jules Lemaître apporta un bâton de maréchal inattendu en le faisant figurer dans les Contemporains. C’était le bon Nivernais Achille Millien. De 1871 au XXe siècle, le Mâconnais de Lamartine députe encore à l’Assemblée, puis à la Chambre le vieux poète son ami, Henri de Lacretelle. Le plus curieusement représentatif de ces départementaux est peut-être le Dijonnais Stephen Liégeard qui, né en 1830, mourut presque centenaire, écrivit des vers pour des Académies qui ne lui épargnèrent pas le laurier, le lui épargnèrent d’autant moins que, châtelain en Bourgogne, à Cannes et en d’autres lieux, il possédait les vignes qui donnent le meilleur Chambertin, répandait les paniers de vins avec autant de prodigalité que les poèmes, les discours et les conférences. Malgré cela, et une juste popularité provinciale, la même malchance que sur de Brosses et Piron, du côté des fauteuils académiques, pesa sur lui. Il fut le Ragueneau académique dont on buvait le vin pendant qu’on entendait ses vers, en disant « Admirable ! Quel bouquet ! Quel feu ! » Un côté de la vie provinciale française, séculaire, a été enterré avec lui.

Enterré, dans la mesure restreinte où en littérature quelque chose finit absolument. Comme les grandes îles pour les formes animales, la province reste un conservatoire de formes poétiques. Des intermédiaires à la manière du Lheureux de Madame Bovary ont longtemps exploité, exploitent encore le zèle poétique des deux sexes. En 1881, un M. Victor Billard publie chaque mois l’Académie des Muses santonnes, une cinquantaine de pages de vers sur deux colonnes, laquelle a plusieurs milliers d’abonnés parce qu’il a institué entre eux des concours et leur décerne des prix. Jusqu’en 1914 une douzaine de publications analogues sont entretenues par le désir tenace d’associer encore France et espérance, lampe et tempe, astres et désastres, et ces frères jadis ennemis, Lamartiniens et Parnassiens.


albert thibaudet