Les Romans et les Romanciers nouveaux

Les Romans et les Romanciers nouveaux
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 472-484).
REVUE LITTERAIRE

LES ROMANS ET LES ROMANCIERS NOUVEAUX.

Celui qui voudrait suivre pendant quelques mois la vie littéraire de notre pays dans la diversité de ses manifestations ne pourrait s’empêcher de revenir sans cesse au roman comme à la forme où elle se traduit le plus volontiers, où elle s’affirme avec le plus d’insistance. Tandis que la poésie, enchaînée par un sommeil étrange, attend, comme la Belle au Bois-Dormant, quelques-uns de ces princes dont la voix souveraine chasse les méchantes fées et dissipe tous les maléfices, on voit le roman s’agiter, s’élancer avec une inquiétude fiévreuse vers tous les points de l’horizon, donner tous les signes enfin, sinon d’une vitalité puissante, au moins d’une singulière activité. Veut-on ensuite pénétrer plus ayant dans ce monde du roman contemporain, se rendre compte du spectacle de confuse animation qu’il présente : on est bientôt surpris et affligé du petit nombre des œuvres qui, au milieu de cette mêlée bruyante, méritent l’attention de la critique. Et combien parmi celles-ci encore n’en faut-il pas compter qui appellent le blâme plus que l’éloge ! N’importe : même réduite à ces proportions, l’activité qui de nos jours caractérise la production romanesque montre que là en définitive se porte non-seulement le goût des écrivains, mais la prédilection du public. Aussi convient-il de ne pas traiter avec dédain une forme de l’invention littéraire qui jouit d’une telle faveur, et de rechercher avec une sévère attention, parmi les tendances qu’elle trahit, celles qui honorent l’art moderne et celles qui le compromettent.

Dans un groupe tel que nous l’entendons, on tacherait de réunir, en remontant à quelques mois, les romans les plus dignes de l’examen de la critique, et si l’on s’arrêtait d’abord à ceux qui appellent les éloges plus que le blâme, on rencontrerait dès le début deux œuvres qui, malgré de frappantes différences, se distinguent par un même sentiment très vif de l’idéal dans la vie comme dans l’art, — le Comte Kostia de M. Victor Cherbuliez, Dominique de M. Fromentin. — Ces deux romans, nos lecteurs les connaissent trop bien pour qu’il soit nécessaire d’entrer ici en de longs développemens d’analyse. Notons tout de suite un trait qui leur est commun, et que nous ne retrouverons guère dans les récits dont il y aura lieu de s’occuper plus tard : l’élévation morale des caractères étudiés par le romancier. Dans le Comte Kostia par exemple, Gilbert, l’homme juste, ferme et tenace que l’auteur présente comme un Lorrain, et qu’on pourrait nommer plutôt un Parisien de Genève, est un exemple de l’ascendant exercé par un caractère énergique, par une raison droite et par une belle âme. Il se fait un ami du comte, qui raillait cette belle âme ; il se fait un disciple de Stéphane, la fille persécutée et révoltée du comte, qui le traitait de pédant. Il est poète par l’imagination, quand il évoque ces « chères marionnettes,» ces « poupées» invisibles, créatures légères de la fantaisie, qui lui sourient dans la solitude et « parlent ou chantent en dormant. » Philosophe, artiste, savant, Gilbert l’est aussi ; mais il faut voir en lui, par-dessus tout, le lien intellectuel de l’œuvre et l’interprète des idées familières de l’auteur en même temps qu’un noble type de la volonté ramenant au sentiment du vrai et du bon tout ce qu’elle voit s’égarer, s’agiter dans le vague autour d’elle.

Le roman de M. Fromentin, Dominique, contient une étude non moins curieuse de la volonté et du jeu de nos facultés morales mises en branle par les circonstances de la vie. C’est en résumé la confession d’une âme tendre et contemplative, d’un homme dégoûté de l’action dès le début et rendu aux habitudes calmes et routinières de la province par un détachement complet de lui-même. Les confidences de Dominique se composent d’impressions plutôt que d’événemens. Dominique dit fort bien de lui : « J’ai fait l’impossible pour n’être point un mélancolique… Mais il y a dans l’esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se répandre en pluie sur leurs idées. » Il dit encore : « Ce que j’ai à vous dire de moi est fort peu de chose, et cela pourrait tenir en quelques mots : un campagnard qui s’éloigne un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à sa manie d’écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son histoire. » Oui, c’est là tout, si l’on ne prend que la vie extérieure de l’homme ; mais que d’enseignemens et d’émotions dans ce peu de chose ! On se rappelle l’histoire de ce jeune homme qui, dès le collège, s’analyse constamment avec une rare perspicacité, ayant la manie des dates, des chiffres, des symboles, imprimant partout « la trace d’un moment de plénitude et d’exaltation » et remplissant « d’innombrables confidences » les murs, les boiseries et les vitres d’une chambre d’écolier ou d’un cabinet de travail, d’un cabinet de retraite plutôt. De là une timidité née de cette vie qui n’ose éclater. Pourtant il est un âge où le moins hardi et le plus occupé de rêves intérieurs ne saurait échapper aux sollicitations du dehors, et c’est l’amour qui le pousse dans la mêlée où il se risque avec répugnance. On peut voir, par l’exemple du héros de M. Fromentin, de quel mal est capable un esprit honnête, lorsqu’il se laisse aller aux impulsions d’une sensibilité que rien ne gouverne. Dominique ne surmonte pas de haute lutte la passion qui le désole et qui tourmente Madeleine ; il ne cherche que tardivement et par contrainte un antidote nécessaire dans le travail ; il ne s’en va pas résolument, il ne couvre point d’un silence viril une douleur discrète. Aucun parti énergique ne lui convient. Aussi attire-t-il peu à peu Madeleine vers un gouffre où elle peut tomber avec l’honneur d’un autre. D’amie, elle devient, par charité pour cet esprit en déroute, une conseillère de chaque jour, une consolatrice et une confidente ; elle croit du moins n’être que cela, et, franchissant naïvement les limites des convenances sociales et du devoir conjugal, elle donne au jeune homme des rendez-vous de camarade. Quand elle se réveille, il est trop tard pour étouffer cet amour dont elle prétendait le guérir, et qui la consume elle-même. N’est-ce pas une espèce de miracle si Dominique et Madeleine s’arrêtent court dans cette voie périlleuse, et si l’heure solennelle qui devait les perdre les sauve de leur propre faiblesse ? Rien n’est flétri en apparence, mais tout est brisé, et il n’est pas étonnant que Dominique, entraîné déjà par d’irrésistibles instincts loin de la foule et du bruit, regagne, après ce choc décisif, la province où il retombera dans l’ornière de l’enfance et de la jeunesse. Un ami de Dominique, un cousin de Madeleine, Olivier, amateur des élégances mondaines, aboutit par un autre chemin au désenchantement. Dominique,du moins a voulu effacer le passé ; il s’est donc marié, il s’est retrempé dans l’exercice des vertus domestiques : dégoûté de la vie, dégoûté de lui-même, victime de l’égoïsme qui le désole, comme il avait désolé autrui, Olivier termine tristement une carrière stérile par une tentative de suicide qui le châtie en le défigurant. Seul, un des personnages de ce roman, l’actif Augustin, le précepteur et l’ami de Dominique, traité de cuistre par Olivier, mais armé d’une volonté de fer et pressé de se construire un foyer pour l’agrandir et le parer, est arrivé au but la tête haute et le cœur pur. — On relira volontiers ce livre instructif, nourri d’observations, et que décore plus d’un paysage peint de main de maître. Le style, exempt de toute prétention, aisé, empreint d’un charme élégiaque en effet, représente bien la vie de Dominique, coulant au gré de la pente qui l’emporte, un instant resserrée et accélérée dans son cours, puis tranquille de nouveau dans un large lit, entre des rives planes et verdoyantes.

Si Dominique est l’homme de la nature et de l’instinct, dans le caractère d’Augustin, comme dans celui de Gilbert Savile, c’est la volonté qui domine, et la volonté appliquée au bien, avec une différence pourtant : c’est que Gilbert occupe le premier rang dans l’œuvre de M. Cherbuliez, et que, dans l’œuvre de M. Fromentin, le personnage d’Augustin est accessoire. Néanmoins la mâle figure de ce dernier, esquissée dans un coin de la toile, n’éclaire-t-elle pas fortement, par le contraste, Dominique et tous les autres personnages du roman?

Le Mariage de Gertrude se rapproche, par une étude sincère du cœur humain, des romans que nous avons placés en tête du groupe, et où l’art s’inspire de la nature avec tant d’originalité. Si le récit de M. Uchard est chargé d’incidens, il contient de jolies pages et même des pages émues. La volonté victorieuse dans Gilbert et dans Augustin, indécise et vacillante chez Dominique, succombe chez Pierre de Chanteretz et ne se relève qu’après d’irréparables fautes. Le Mariage de Gertrude est l’histoire d’un de ces orages qui troublent parfois les âmes les mieux unies. Une bucolique en Touraine précède le roman proprement dit, et nous initie au caractère candide et franc de Gertrude, qui obtient pour mari, malgré l’affection jalouse de son père, M. de Moresne, celui qu’elle aime avec une foi profonde. Pierre de Chanteretz aime aussi Gertrude; il est heureux, mais, hélas ! on se fatigue de tout ce qui dure, même du bonheur, et Pierre de Chanteretz, las des joies paisibles qui lui avaient fait oublier les séductions du monde, s’éprend tout à coup de la belle Mme  de Tressol. L’intrigue galante qui dissipe si vite le rêve conjugal de Gertrude, le rôle misérable de Pierre entre sa femme et sa maîtresse, les angoisses de l’une, les transports de l’autre, la crise qui rompt ce lien coupable; les retours et les repentirs du mari éloigné, puis rappelé, puis banni de nouveau par la femme trompée qui se consume dans le désespoir; l’agonie de la baronne de Tressol et les dernières résistances de Gertrude aux supplications de Pierre de Chanteretz, tout cela est observé et rendu avec l’accent de la vérité en dépit de répétitions inutiles et de quelques ressorts de théâtre. La fin du roman dégénère en mélodrame, et c’est dommage. Le drame réel est d’ailleurs dans le cœur des deux époux, qui n’ont ressaisi, après tant d’épreuves, que le fantôme de leur bonheur envolé, et pour qui « les enchantemens des premières saisons ne sont point revenus ! » M. Mario Uchard vise à la grâce et rencontre souvent la manière; sa phrase fleurie, où les épithètes s’accumulent, n’est pas toujours d’un goût très pur; les images et les mots qu’il enchaîne se contrarient plus d’une fois entre eux. Le roman de M. Uchard pèche en outre par la prolixité, et l’auteur eût pu le diminuer d’un bon tiers.

La Madelon de M. About nous transporte dans un tout autre monde, et ici la critique rencontre des intentions pour lesquelles il ne lui est permis de montrer aucune complaisance. L’influence flétrissante du vice et le triomphe de la volonté appliquée au mal, la débilité et l’incapacité de la vertu, voilà en somme le double thème exploité par M. About. La douceur impérieuse de Gilbert, la robuste conscience d’Augustin, les défaillances momentanées contre lesquelles réagissent Dominique et Pierre de Chanteretz, n’ont que faire dans cette région malsaine où le cœur le plus honnête, où la plus belle âme doit fléchir, où l’innocence n’apparaît que pour être frappée mortellement ou subir la contagion de l’infamie. Madelon toutefois indique chez le trop facile conteur de l’Homme à l’oreille cassée, du Nez d’un Notaire et du Cas de M. Guérin, un effort pour se dégager des fantaisies de mince étoffe, pour renoncer aux pochades vulgaires où s’oubliait depuis longtemps l’auteur de la Grèce contemporaine. Dans une dédicace placée en tête de Madelon, M. About déclare avoir « travaillé avec amour à ce récit pendant trois ans. » Madelon est donc une étude, comme on dit aujourd’hui ; y retrouverons-nous les traces de « l’application obstinée, » du « soin minutieux de l’artiste ? » Que veut-il être et qu’est-il ? Le rôle de son héroïne va nous répondre.

Une fille des rues devenue l’une des reines de la bohème galante de Paris, puis la femme d’un usurier millionnaire entraîné vers elle par une impulsion plus forte que l’amour des écus ; des coquins de tout étage trempant avec cette Madelon et l’usurier Jeffs en d’iniques entreprises qui menacent un canton de l’Alsace, mais qui doivent les gorger d’or ; la décadence complète de Frauenbourg due aux monstrueuses combinaisons du mari et des amis de Madelon, tel est en peu de mots l’aspect général des faits exposés dans le roman de M. About. Madelon y joue le rôle d’une divinité infernale enveloppant dans une solidarité infâme tous ceux dont l’orgueil ou la candeur ose l’affronter. Il s’agit de savoir si l’excessive puissance que l’auteur lui attribue est suffisamment justifiée.

La femme joue dans la littérature, comme dans la vie, un rôle considérable ; bon ou mauvais génie, elle est comme une puissance occulte qui intervient dans la plupart de nos actes. Que de types ne fournit-elle pas au romancier et au poète ! La plus grande part d’influence appartient beaucoup trop souvent aux pires créatures. Madelon est un de ces démons féminins qui changent tout en ruine autour d’eux et qui déshonorent leurs victimes. Ce que représente Madelon, c’est le vice impudent et vulgaire, n’ayant d’autre parure que lui-même, n’étant relevé ni par les grâces de l’esprit ni par l’éclat de la beauté, ni par les tourmens du remords, ni même par les éclats d’une passion brutale ; c’est l’infamie toute nue. Elle ne connaît point les attendrissemens équivoques d’une Marguerite Gautier, qui trouve en de tardives tendresses, comme la Marion du poète, un renouvellement d’innocence ! Antithèse absolue de la courtisane vierge et martyre, elle franchit l’espace qui sépare du monstre la créature humaine. Manon Lescaut, née courtisane, mais capable d’émotions et de retours sincères, trahissant Desgrieux et l’aimant en même temps ; Esther Gobseck, cette fille perdue, adorant Lucien de Rubempré dans un roman bien connu de Babsac, et mêlant au cynisme du vice les élans d’une adoration aveugle, ont encore des entrailles : quelque chose les touche, les attire et les blesse. Telle n’est pas Madelon. Digne de Mme  Marneffe par la hideuse corruption qui lui fait tout briser et flétrir en souriant au gré d’un intérêt ou d’un caprice, elle n’est point comme elle la personnification de tous les charmes de la femme, de toutes les grâces de l’intelligence se prostituant pour de l’or : Madelon n’est que la puissance du vice. Comme Marco, ce type de la fille de marbre crayonné par Alfred de Musset dans la Confession d’un Enfant du siècle, elle est morte aux sentimens humains ; comme l’Olympe de M. Augier, elle étouffe dans le cercle du monde régulier qu’elle traverse un instant, — et si le bourbier où elle se plaît ne la suivait partout, comme Olympe, elle aurait la nostalgie de la boue ; mais le coup de pistolet qui atteint sur la scène l’héroïne de M. Émile Augier est épargné à Madelon par M. About. Madelon est invulnérable ! Madelon, pour qui le vice est un gage d’éternelle jeunesse, remplace dans le roman de M. About la fatalité antique. C’est dire que l’auteur, pour lui frayer la voie, supprime hardiment et les résistances matérielles et les résistances morales : périssent la raison, la pudeur et la volonté des gens, puisque c’est le bon plaisir de Madelon ! Voilà un horizon bien noir, et le monde est bien près définir, si M. About ne force rien. Madelon marche de victoire en victoire, depuis l’heure où elle apparaît aux habitans de Frauenbourg, portant dans les plis de sa robe conjugale l’arrêt de mort de la ville et la perte des plus honnêtes gens. On la revoit enfin, à Paris, âgée de quarante-huit ans ou de trente-huit au moins, chez un prince d’Armagne nargué jadis par elle : et quand ce lion décrépit, vaincu, par le temps et par la débauche, n’est, plus qu’une ruine ambulante, la courtisane, qui s’est traînée d’orgie en orgie durant vingt ans ou plus, ne paraît pas même effleurée par l’âge, dont la griffe n’épargne pas les plus chastes ! En l’affublant du titre de comtesse Lena, l’auteur ne s’est-il pas souvenu d’une aventurière de notre époque, pétrie de la même fange que Madelon, et qui, s’étant couchée bohémienne, se réveilla comtesse en Allemagne par la grâce d’un autre Mathias XXIII ou XXIV ? Ainsi qu’il arrive d’ordinaire quand on outre les choses, M. About, en allant trop loin, s’est enlevé les avantages de l’idée qu’il voulait développer : Madelon n’épouvante pas, elle répugne, et finit par lasser le regard du spectateur incrédule qui la met au rang des gorgones mythologiques.

N’insistons pas. Le roman de M. About aurait de quoi défrayer amplement la critique : nous préférons signaler dans cet essai l’intervention de la satire, qu’il faudrait louer, si elle n’avait un caractère de monotonie extrême, s’il n’en résultait un excès de sarcasme et de bouffonnerie qui fatigue. Voltaire, puisqu’on n’a pas craint de rappeler un tel nom à propos de M. About, peut servir d’exemple en ceci qu’il ne riait pas toujours. Ce terrible railleur eut plus d’un cri pathétique, plus d’une inspiration éloquente : relisez pour vous en convaincre, si par hasard vous l’aviez oublié, non quelque page d’histoire, non quelque plaidoyer fameux en faveur de la raison et de la justice, mais tout simplement l’Ingénu, un conte qui est au chef-d’œuvre, et où l’auteur de Candide, cessant de badiner, décrit l’agonie de Mlle  de Saint-Yves d’un trait ineffaçable, avec une forte et noble émotion dont l’accent nous va au cœur et nous arrache des larmes. Mais laissons là Voltaire ; il faut bien revenir aux romans du jour.

Le récit brutal que M. Ernest Feydeau publie aujourd’hui en trois volumes sous divers titres, un Début à l’Opéra, M. de Saint-Bertrand, le Mari de la Danseuse, exagère encore davantage, s’il est possible, cette opposition entre l’imbécillité de l’innocence et la supériorité déclarée du vice qui nous choquait dans le roman de M. About. Doit-on envisager ce livre comme une œuvre satirique ? Oui, si l’on considère telle page où l’auteur essaie laborieusement de fixer quelques traits comiques ; non, si l’on tient compte de la préface imprimée en tête du premier volume, et qui ne renferme pas moins de soixante-dix pages de critique furieuse... contre la critique. M. Feydeau veut si peu, nous ne disons pas corriger, mais reprendre les mœurs et gourmander les gens vicieux, qu’il se vante de reproduire les choses telles qu’elles lui apparaissent, comme ferait un miroir. Il nous arrêtera ici, et nous reprochera d’exagérer ce qu’il avance dans cette majestueuse préface, « que pourra passer le lecteur, l’auteur ne l’ayant écrite que pour lui-même et quelques-uns de ses intimes.» L’auteur, nous en convenons de bonne grâce, rejette avec force l’épithète de naturiste ; il se plaint amèrement d’avoir été traité de jeune chien par un critique mal poli, et n’accepte l’attache du réalisme qu’après avoir donné lui-même de ce mot une définition très adoucie. Défendant la cause du mal avec plus de courage que de bonheur, il finit par avouer que le mal n’entre dans les œuvres des maîtres que comme repoussoir ; il admet un travail de choix et par conséquent d’élimination, il estime que le pivot de l’intérêt est dans l’antagonisme du bien et du mal ; bref, il raisonne comme ceux qu’il attaque. Cependant, par une volte-face imprévue, le voilà qui exige du romancier pour toute qualité l’exactitude, le voilà qui allègue des raisons de tempérament pour l’artiste absorbé par tel genre de peinture ; puis notre âge est, dit-il, l’âge de la matière : il faut bien céder au torrent ! Pourquoi échafauder en ce cas une poétique et masquer le véritable motif ? C’est donc pour ne pas chanter «dans le désert, » pour avoir plus de «quatre lecteurs, » que M. Feydeau caresse toutes les difformités morales ? À merveille ! Nous avons le secret de la comédie, et de peur qu’on ne nous taxe d’inexactitude, citons l’auteur lui-même. — Si j’avais, dit-il, continué de faire des traités d’archéologie ou quelque autre ouvrage d’un goût sévère, « pas un de vous, messieurs, ne me lirait, car ce qu’il vous faut pour vous toucher, c’est la peinture exacte de vous-mêmes. Soyez donc heureux maintenant, et ne criez plus. Je vous l’ai donnée.» C’est précisément de quoi il est permis de douter. Sommes-nous tous des coquins, des cœurs lâches et corrompus, des êtres si faibles que le moindre fil mû par une poupée ou le moindre appel des sens nous entraîne loin de tout rivage dans un océan de crimes, de vilenies ou de sottises ? Alors M. Feydeau est bien notre peintre. Sommes-nous plutôt des créatures humaines mi-parties de bien et de mal, de penchans dangereux et de généreuses passions ? Alors M. Feydeau se vante un peu trop complaisamment ; il est cru et n’est pas vrai : or la crudité ne demande pour être comprise ni méditation ni étude. C’est aux pires appétits de la curiosité que s’adresse la littérature qui se pique de satisfaire pleinement l’âge de la matière. Et comment ne s’aperçoit-elle pas qu’elle s’abuse en parlant du public tout entier ? Une fois avertie, la meilleure partie du public se retire; il ne reste au romancier engagé dans cette voie malheureuse que les imaginations grossières et les consciences nulles. Si, au lieu de flatter ce troupeau, il songeait au suffrage des esprits d’élite, il distinguerait autre chose que l’abjection, autre chose que le scandale, et il résisterait au torrent, lorsque le torrent tenterait de l’emporter; mais on veut des sujets neufs, et, sous prétexte d’exprimer la réalité, on combine de monstrueuses chimères.

Il est temps de parler du roman et des héros de M. Feydeau. M. de Saint-Bertrand est un escroc doublé d’un assassin. Le nom qu’il porte, les sommes qu’il dépense, tout est volé ou extorqué par les plus vils moyens. Il reçoit un jour six cent mille francs d’une comtesse dont il est l’amant, et qui compromet pour lui la cause de la Pologne; il reçoit un autre jour cent mille francs d’un prince russe qu’il débarrasse d’un adversaire fâcheux ; il séduit la danseuse Barberine, dont l’innocence et la douceur moutonnières n’ont guère plus de vraisemblance que la scélératesse de Saint-Bertrand. Bref, c’est l’éternelle lutte de l’ange et du démon. Avant d’épouser Barberine, l’ancien amant de la comtesse Wanda essaie de se marier avec une riche héritière. Obligé de lever le masque, il se rejette vers une princesse Mélédine, espionne au service de la Russie, et trahit le secret de Wanda: en retour de deux cent mille francs, il livre des papiers qui doivent perdre les chefs d’une insurrection polonaise. Plus tard, plongé dans la boue et recueilli par Barberine, qui devient sa femme, il la traîne en Russie, puis en Amérique, et, n’ayant pu la vendre vivante, il la livre morte à un entrepreneur d’exhibitions qui expose la danseuse en public. Un Polonais qui l’avait suivi comme domestique, afin de le surveiller et de le surprendre, le pend finalement comme traître et dénonciateur. La description des coulisses de l’Opéra et du tapis vert de Bade, le tableau d’une insurrection en Pologne et quelques autres amplifications étrangères au fond du roman justifient mal l’orgueil avec lequel M. Feydeau se loue de nous avoir donné un aperçu de la vie réelle. Arthur de Saint-Bertrand n’est pas dans la réalité; eût-il existé, qu’on le rangerait parmi les exceptions les plus hideuses. Mélédine est un autre monstre conçu par l’auteur dans les visions d’un cauchemar. L’impersonnalité de Barberine (le mot est de M. Feydeau) empêche la sympathie de naître. Avions-nous tort de repousser les prétentions de l’auteur au nom de la vérité vraie ? Et n’est-on pas en droit de rire lorsqu’il invoque dans la même oraison Shakespeare et le bon La Fontaine ?

M. Assollant, un disciple de M. About par certains côtés, non pas des meilleurs, se présente cette fois avec trois nouvelles : Jean Rosier, Claude et Juliette, Rose d’Amour. Ces nouvelles n’ont rien de satirique dans leur donnée, et ne contiennent que des croquis de mœurs champêtres. Si nous parlons ici de M. Assollant, c’est qu’il affectionne le ton de persiflage adopté par M. About, et qu’il ne s’en défait pas même dans les sujets où il devrait user de la plus grande simplicité. Le défaut de mesure et de goût est d’ailleurs un trait commun entre lui et les deux romanciers dont nous venons de parler. Bien qu’il leur abandonne la crudité et le cynisme, il n’est guère plus soucieux de la vérité des caractères. Pour mettre dans le récit une note plaisante qui sonne faux très souvent, il emploie des procédés mesquins. Tantôt c’est une comparaison tirée de loin, dans le goût de celles de M. About : il nous dit qu’un soldat « eut le ventre percé comme une barrique de bon vin, » qu’une fiancée de village était « belle comme une bonne grosse citrouille ; » tantôt il répète, pour nous égayer, cette formule stéréotypée : « Jean Rosier, de la 1re  du 2e  de la 15e demi-brigade de la république française, une et indivisible. »

Les nouvelles de M. Assollant ne peuvent guère s’analyser. Rose d’Amour est la plus jolie du volume. L’héroïne de ce petit roman se confesse elle-même dans un langage qui n’est pas toujours celui d’une paysanne, bien qu’il ne soit dépourvu ni d’aisance ni de charme ; c’est l’auteur qui conte agréablement une bluette, ce n’est point une fille de la campagne qui s’exprime avec simplicité. Si M. Assollant se fût soucié un peu plus d’accommoder la forme au fond du récit, il aurait pu tirer un meilleur parti de ces histoires de village. Otez-en les taches volontaires dont l’auteur se fait gloire apparemment ; qu’un parfum de franche rusticité s’en dégage, vous aurez de petites études de la vie champêtre qui vous initieront aux sentimens et aux habitudes d’esprit de toute une classe de gens. Un bon peintre de mœurs se révèle dans le moindre tableau. M. Assollant renoncera-t-il aux bizarreries d’une fantaisie et d’un style trop dédaigneux de la vérité ? Voudra-t-il écrire avec plus de naturel ? Nous avons cru apercevoir dans Rose d’Amour un léger progrès en ce sens : le prochain ouvrage de M. Assollant nous dira s’il entend marcher dans cette voie ou reprendre, à ses risques et périls, les erremens de Marcomir et de Cadet Borniche. Autant la gaîté sincère et opportune d’un écrivain amuse le lecteur, autant l’affectation de la gaîté le fatigue.

Pousserons-nous plus loin cette étude du roman contemporain ? Nous risquerions fort de nous perdre au milieu de régions stériles, dont presque rien ne compense l’aridité. Essayons toutefois, par un dernier exemple, de montrer les résultats ridicules auxquels on peut arriver quand on a pris le parti de se moquer de la logique et du style. Bien fin qui distinguerait dans le roman de M. Marc Bayeux, la Sœur aînée, le germe d’un talent d’écrivain. La donnée du livre n’était cependant pas mauvaise : avec l’histoire de cette fille de trente ans, orpheline dès l’enfance, privée des joies les plus ordinaires de la vie et des affections de famille qui la fuient, toujours dévouée, toujours méconnue, et cachant stoïquement sa blessure, on eût pu faire une œuvre touchante ; mais tant vaut l’écrivain, tant vaut l’idée. Le roman de la Sœur aînée se déroule dans la petite ville de La Charité, qui sert de cadre grisâtre aux amours de Mlle Hamelin, institutrice chez un oncle dont l’unique enfant, Mlle Antoinette Piédefer, une fillette des moins candides, s’efforce de l’humilier en toute occasion. Un artiste venu de Paris pour les besoins du roman, et que M. Marc Bayeux appelle un beau parleur, par antiphrase peut-être, met hors d’elle-même Antoinette, en quête d’un mari, et rend Mlle Hamelin rêveuse. De là une lutte cachée entre les deux femmes. Le héros, embarrassé comme l’âne de Buridan, voudrait bien répondre aux tendres sentimens de l’institutrice, il lui jure même un amour éternel; mais la dot d’Antoinette le trouble. Il se prononce enfin pour la dot au moment où un coup des plus inattendus menace la fortune et la considération du bonhomme Piédefer, car ce vieillard malin n’est rien moins qu’un chef de contrebandiers. Le triste poursuivant d’Antoinette implore un peu tard sa grâce de Mlle Hamelin, qui le renvoie à la cassette de l’ingénue. Bref, la pauvre fille est trahie par tout le monde, par l’homme qu’elle aime, par ses frères, dont la vulgarité égale l’ingratitude, et par l’auteur, qui substitue partout, ou peu s’en faut, la caricature au portrait. N’était un Anglais burlesque et magnanime qui recueille l’institutrice, elle n’aurait plus ni feu ni lieu ; mais on ne rencontre pas tous les jours un pareil Anglais. Ainsi finissent les peines de la Sœur aînée et les nôtres. Que si aux gentillesses du récit vous ajoutez les ornemens d’un style approprié à l’intrigue, vous aurez de quoi juger le roman de M. Marc Bayeux. Écoutez plutôt. a Le soir, la tête sur l’oreiller, le matin, dans les allées du jardin, ou bien en plein midi, dans un grenier, comme Mlle Piédefer, ces brebis noires (les filles qui lisent des romans) se brodent un manteau de rêveries qui, pour être inédites, n’en sont pas moins très scintillantes de paillettes invertueuses. »

N’est-ce pas un ravissant échantillon de la langue que parlent de nos jours certains auteurs, qui n’écrivent, ne leur déplaise, ni en vers ni en prose, démentant par un tour de leur métier la fameuse définition du maître de philosophie de M. Jourdain? Il est donc bien difficile de dire: Nicole, apportez-moi mes pantoufles.

Telle est la diversité, tel est aussi le caractère inégal des œuvres par lesquelles se révèlent les tendances contraires du roman et les besoins complexes de l’imagination à l’heure où nous sommes. Au milieu de la confusion générale, quelques-unes de ces œuvres s’adressent aux meilleures facultés de l’esprit; d’autres, en plus grand nombre, ont un côté morbide qui menace l’avenir de l’art, et la médiocrité du reste décourage l’attention de la critique. En considérant ce qui se publie aujourd’hui et en nous reportantvers les chefs-d’œuvres des maîtres, nous croyons distinguer trois voies dans lesquelles le roman pourrait et devrait s’engager avec résolution. Dans l’une, on rencontre la science et la philosophie, la fantaisie et la critique mêlées au mouvement des passions, comme dans le Comte Kostia. Une seconde voie nous mène au roman intime, où le sentiment pur et l’étude tout individuelle d’un caractère, combinés avec les ressources du style pittoresque, produisent un renouvellement perpétuel, témoin l’étude de M. Fromentin dont nous avons parlé; témoin l’œuvre de Mme Sand, qui s’accroît et s’enrichit de jour en jour, comme un arbre chargé de fleurs et de fruits en toute saison. Une troisième forme du roman, et ce n’est pas la moins bonne, embrasse l’étude collective de la société ou d’une partie de la société; elle raconte les actes, peint les habitudes, exprime les émotions des hommes réunis entre eux par les liens puissans de la famille et de la patrie. Cette note est rare dans le roman français; les étrangers l’ont adoptée de préférence, et elle ne manque chez eux ni de grâce ni d’énergie. Parmi les productions récentes des autres pays qui relèvent de cette tendance, nous ayons remarqué les Nouvelles scènes de la vie russe, empreintes par M. Tourguenef d’un réel cachet d’originalité. En nous offrant l’image du patriotisme dans une âme héroïque, en reliant par une histoire d’amour qui est de tous les temps et de tous.les pays les réflexions et les tableaux épars dans le récit, en esquissant d’un coup de crayon net et ferme, de vivans portraits et des paysages où l’on retrouve les nuances de la nature, l’auteur s’est placé au rang des vrais artistes, non de ceux qui prisent le costume avant l’homme, mais de ceux qui cherchent l’homme sous l’habit. C’est l’occasion de rappeler ici le nom et le génie sympathique de Charles Dickens, l’auteur de tant d’œuvres populaires et illustres, depuis David Copperfield, où tout un monde est reproduit, jusqu’aux petits chefs-d’œuvre intitulés les Spectres de Noël, le Grillon du foyer, les Carillons, etc. Ce récit des Carillons est un de ceux qui méritent le plus de fixer l’attention du lecteur. C’est bien là un de ces aperçus de la vie réelle que Dickens déguise volontiers en rêves, comme pour séduire notre imagination, et qui laissent dans l’âme une impression douce et amère à la fois, l’auteur nous indiquant ce qui est, ce qui pourrait et ce qui devrait être, mais s’abstenant d’étaler de froids sermons, comme les Américains, ou d’emphatiques professions de foi, comme il nous arrive de le faire quand nous voulons mettre la vérité dans la bouche de ceux qui souffrent.

Une considération d’une autre espèce nous arrête, et nous croyons devoir contester ici la justesse d’une opinion enracinée chez bien des personnes. Le roman, de léger qu’il était, dit-on, est devenu au XIXe siècle une des grandes formes de l’art littéraire : il est sérieux, il est profond, rien ne lui demeure étranger; il nous donne la véritable épopée humaine, ignorée de nos pères! Et l’on sacrifie délibérément, pour achever la sentence, Candide, le Neveu de Rameau, et tout le XVIIIe siècle. Comme si Candide ne voilait pas d’une forme légère en effet des observations très sérieuses, comme si le Neveu de Rameau ne touchait pas à plusieurs problèmes de philosophie morale! On oublie qu’avant la révolution française, avant les romantiques et les réalistes, les aveuglemens de la passion avaient été peints admirablement dans Manon Lescaut par l’abbé Prévost, et toutes les conditions de la vie réelle étudiées et reproduites avec un rare génie, sous un déguisement espagnol qui n’abuse plus personne, dans le Gil Blas de Le Sage. Dès lors, si l’on veut bien le permettre, le roman était compris et l’épopée humaine inventée. Que les romanciers du temps présent n’en doutent pas, ils comptent des ancêtres illustrés, et devraient leur demander conseil quelquefois. On s’occupe aujourd’hui beaucoup trop de la recherche de tel type excentrique, de tel genre spécial, et chacun se cantonne, qui dans un petit domaine de fantaisie, qui dans le tableau des mœurs locales d’une région plus ou moins étroitement circonscrite, un autre dans l’exploitation des trivialités ou des accidens physiologiques. On ne va pas loin avec toutes ces ressources, divisées ou réunies. La fantaisie ne convient qu’aux gens d’un esprit très souple et très délié; les mœurs locales ne captivent l’attention que lorsqu’elles reçoivent l’appui des observations générales, et d’ailleurs ne tiennent pas lieu de tout; les trivialités s’épuisent, et si elles ne servent de repoussoir aux vérités morales, dégoûtent le lecteur; les accidens physiologiques relèvent de la médecine, non de la littérature. Des analyses scientifiques, des photographies exactes du monde extérieur, ou des voyages dans la lune ne remplaceront jamais les créations qui font la vie d’un roman. Ce n’est point assez d’avoir des yeux, ni même une certaine dose d’imagination : il faut avoir par surcroît la pensée qui éclaire et l’âme qui échauffe toutes choses. Aussi, en terminant par ces réflexions nos critiques particulières, n’avons-nous en vue que de rappeler aux auteurs engagés dans les banalités ou dans les chimères ce sentiment exquis du vrai qu’on- retrouvera toujours dans les œuvres fortes, et qui se traduit en sympathie pour le cœur, en conviction pour l’esprit. Autour de ce fond solide, indestructible, que vos qualités propres viennent se grouper : l’étoffe soutiendra la broderie.

Quant au style, qui est chose nécessaire pour la perfection d’une œuvre littéraire, il introduit l’auteur auprès du public délicat, et fait de lui un esclave ou un maître de la foule. C’est lui qui resserre en de justes limites les matériaux accumulés par l’esprit : le point essentiel est précisément de trouver ces limites. Si les mots résument et abrègent la pensée, ne laissant qu’un chapitre en plus d’un endroit où l’imagination avait mis un volume, ne nous en plaignons pas; tout rendre est impossible, et la patience humaine a des bornes. Puis quel lecteur bien doué ne goûte un indicible plaisir en tachant de pénétrer plus avant dans la conception de l’écrivain, en allant au-delà de ce qu’il dit expressément? La pensée court le monde ainsi, portée par une rapide algèbre dont nous avons la clé. Il s’agit pour l’écrivain d’éviter et la folle diffusion des idées, à laquelle se refuse notre nature, et cette concentration excessive qui nous fatigue vite : là se reconnaît la force du talent. Ce n’est pas une petite chose d’assouplir la pensée en la contraignant de subir le joug souverain du style, ou, comme parle Montaigne, à se presser aux pieds nombreux du vers; mais quand cette difficulté est résolue, quels miracles ne voit-on pas s’accomplir! Qui ne sait que deux ou trois vers d’une belle poésie ont de quoi remuer une âme jusqu’aux dernières profondeurs, et que dans une page de belle prose un monde peut tenir? Le malheur est que le plus souvent on écrit au hasard, justifiant à plaisir, on le dirait, ces vers d’un poète qui fut un des esprits les plus fins de notre époque :

Croyez-vous donc,
Quand on n’a qu’une page en tête,
Qu’il en faille chercher si long,
Et que tant parler soit honnête?
Qui des deux est stérilité,
Ou l’antique sobriété
Qui n’écrit que ce qu’elle pense,
Ou la moderne intempérance
Qui croit penser dès qu’elle écrit?
Béni soit Dieu ! les gens d’esprit
Ne sont pas rares cette année!
Mais dès qu’il nous vient une idée
Pas plus grosse qu’un petit chien, Nous essayons d’en faire un âne.
L’idée était femme de bien,
Le livre est une courtisane.

En vérité, n’était-ce pas un maître critique à ses heures que ce défenseur jaloux de la dignité de l’art? Qu’on nous permette d’applaudir aux paroles d’Alfred de Musset : elles n’ont pas vieilli, et s’appliquent au roman comme à toutes les autres formes de l’imagination. Qu’on nous pardonne aussi de discuter si vivement les titres du roman contemporain au gouvernement des esprits. Nous n’avons prétendu faire qu’un peu de critique en toute franchise : est-ce trop de témérité aujourd’hui que de plaider pour l’honneur des lettres?


FELIX FRANK.