Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Table des mots
TABLE
lusieurs personnes dont le jugement est pour moi décisif ont paru regretter dans mon premier volume, et le regretteront sans doute
dans les autres, l’emploi d’un certain
nombre de formes et d’expressions vieillies,
qui peuvent embarrasser le lecteur en donnant au style quelque chose de discordant et d’affecté. Il était bien difficile d’éviter cet inconvénient dans une œuvre qui se rapporte à des idées, à des mœurs si différentes des nôtres, et de trouver toujours dans notre langue académique l’expression juste d’armes, de vêtements, de tissus et d’étoffes qui n’ont plus leur équivalent dans l’usage moderne. Ainsi le casque, le bouclier, la cuirasse, la bandoulière, la ceinture, la cotte et la robe ne semblent pas répondre exactement au sens de heaume, d’écu, de haubert, de brand, de gambeson, de surcot, de hanap, de renge et de guiche. Certaines tournures de phrases semblent également liées à l’expression des anciennes habitudes. Combien de fois avons-nous entendu regretter qu’on ne les retrouvât pas dans les agréables remaniements des Caylus et des Tressan ! J’ajouterai que j’avais déjà pris la
liberté de conserver ces tournures un peu
surannées dans les Aventurer de Maître Renard et dans mon Garin le Loherain. Les lecteurs de ces premières études m’en ont su gré ; je réclame aujourd’hui pour les Romans de la Table ronde la même indulgence. D’ailleurs, plus j’avancerai dans la tâche que je me suis volontairement imposée, plus les désaccords de style, les incertitudes de rédaction tendront à disparaître ; car j’aime à le répéter avec le pieux Antoine de la Salle : celui qui commence un livre n’est que l’écolier de celui qui l’achève.
Un dernier mot sur le texte du livre d’Artus que nous avons préféré. J’avais le choix entre celui que les lecteurs, et par conséquent les copistes du treizième siècle, avaient adopté, et la rédaction qu’un seul des nombreux manuscrits qu’il m’a été permis de consulter nous a conservée. Ce texte, le seul aussi qui soit exclusivement consacré au livre d’Artus, est inscrit dans notre grande Bibliothèque nationale sous le no 337. La rédaction ordinaire s’y retrouve jusqu’au point où le roi Loth et ses fils partent en message vers les princes feudataires (tome II p. 271). Mais, à compter de là, le copiste fait route à part au lieu de suivre le roi Loth dans son intéressant voyage, il nous retient devant Clarence et nous raconte avec une prolixité désespérante tous les détails de la victoire remportée sur les Saisnes. Quand enfin les Bretons victorieux sont rentrés dans la ville, une grande querelle s’élève entre les barons sous les yeux du roi, querelle provoquée par les railleries de Keu contre le brave et impétueux Sagremor. En l’absence de son compagnon d’armes, Gauvain essaye d’imposer silence à l’indiscret sénéchal ; Keu ne reconnaît à personne le droit de le faire taire, « et qui qu’en groigne en groigne ! » En ce moment, Gaheriet, frère de Gauvain, saisit par la nuque l’insolent railleur, et d’un coup de poing l’abat devant Artus, aux applaudissements de toute l’assemblée. Artus, vivement offensé de la façon dont on traite son sénéchal, veut une réparation ; Keu rendra à Gaheriet le coup de poing qu’il a reçu. Grand tumulte alors, grands murmures. Gauvain, ne pouvant apaiser le roi, se dessaisit de la charge de connétable, quitte la cour et jure de ne plus servir un prince qui encourage la médisance contre ses meilleurs chevaliers. Tous les compagnons de la Reine et de la Table ronde le suivent et font la solitude autour d’Artus. Vainement la reine Genièvre conjure en pleurant Gauvain de ne pas les quitter ; ses touchantes prières sont perdues, et les quatre de Loth se disposaient à passer à la cour de Galehaut, le puissant roi des îles Lointaines, quand Artus arrive à l’hôtel de Gauvain, et livre en pleurant la personne de Keu, qui implore son pardon et demande à retourner dans le royaume de Bernoyc, où il est né. Gauvain ne peut résister longtemps : il accepte la satisfaction qu’on lui offre, tend la main à Keu, et s’agenouille à son tour devant le Roi. Cette scène est assurément d’une grande beauté, et rappelle, sans qu’on y puisse soupçonner l’apparence d’une imitation, les grandes querelles de Guillaume d’Orange avec l’empereur Louis, et celles de Girbert de Metz avec le roi Pepin, dans nos plus belles chansons de gestes.
Nous retrouvons, dans la même leçon particulière, les Saisnes vaincus dans une foule de rencontres meurtrières ; puis les aventures de Sagremor, d’Yvain, du roi Artus et surtout de Gauvain, délaissées dans la rédaction ordinaire, bien qu’elles accusent une composition de première date et soient justifiées par des allusions clairsemées çà et là dans l’Artus, dans le Lancelot, dans la Quête du Saint-Graal. Gauvain est bien ici le modèle de valeur, de loyauté chevaleresque, d’inconstance amoureuse, que les auteurs de l’Amadis transporteront plus tard à leur Galaor. De plus, nous avons ici la conclusion de l’aventure de la Laide semblance, indiquée par le roi Rion (tome II, p. 193), les amours de Gauvain avec la dame de Limos et avec plusieurs autres demoiselles aussi belles et d’aussi bonne composition.
Tous ces galants épisodes offrent un agrément particulier, mais pouvaient faire monter plus d’une fois le rouge au visage des dames qui ne s’arrêtaient pas dans leur lecture assez vite. Notons de plus le personnage de Gosangos, fils du roi Amant de Lamballe, dont la rédaction ordinaire avait étourdiment laissé passer une mention fugitive (tome II, p. 305), et qui semble présenter ici la première ébauche de la situation faite à Lancelot du Lac. Gosangos et Genièvre s’aimaient dès l’enfance, et le mariage de la princesse avec le roi Artus n’avait pas affaibli cette mutuelle inclination. Le fils d’Amant, dans une première, dans une seconde entrevue, obtient de la reine de Logres les aveux les plus décisifs, et, si les derniers cahiers de ce numéro 337 avaient été conservés, ils nous feraient assister sans doute à une troisième entrevue assez analogue à celle que Galehaut ménage à Lancelot. Que conclure de là, sinon que cette rédaction particulière, toute confuse, tout indigeste, tout inachevée qu’elle semble être, avait dû précéder la composition du Lancelot du Lac, et peut en avoir été la première inspiration ? Mais la route dans laquelle s’était engagé l’auteur ne conduisant pas à une conclusion plausible, il y a bien de l’apparence que les rédacteurs définitifs renoncèrent à la suivre, pour retenir le livre d’Artus dans des limites mieux marquées. Au personnage ébauché de Gosangos, ils substituèrent l’histoire plus intéressante et mieux composée de Lancelot du Lac, et sacrifièrent les derniers récits épisodiques de la rédaction primitive, pour demander à Geoffroy de Montmouth les dernières laisses de la leur. C’est donc à Geoffroy de Montmouth que nous devons le combat contre le géant du Mont-Saint-Michel, le message de Gauvain près de l’empereur de Rome et la dernière bataille livrée par Artus sous les murs de Langres. Dans l’essai de renouvellement que je soumets aux lecteurs de notre temps, j’ai dû suivre de préférence les leçons consacrées ; mais, après avoir acquitté ma promesse en donnant le Lancelot et le Tristan, je compte bien, si Dieu me prête vie, revenir aux rédactions particulières, souvent plus anciennes de composition, et desquelles se sont inspirés à maintes reprises, les versificateurs français du treizième siècle.
En attendant cette heureuse conclusion, voici la Table et l’explication des mots vieillis dont j’ai cru pouvoir me servir.
douber, adoubement, II, 145. Vêtir, vêtement. Et en particulier, costume de chevalier.