Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/08

Léon Techener (volume 2p. 254-271).


VIII.

tournoi à logres. — félonie des compagnons de la table ronde. — leur réconciliation avec hautain. — amour de guiomar et de morgain.


Ainsi les chevaliers de la cour d’Artus se trouvèrent séparés en deux confréries. D’un côté les compagnons de la Table ronde, revenus de Carmelide ; de l’autre les chevaliers de la Reine : les premiers, au nombre de deux cent cinquante ; les seconds, placés sous la direction de Gauvain, au nombre de quatre-vingt-dix. Ceux-ci avaient recueilli le plus de gloire dans la campagne de Carmelide : de là, de sourds ferments de jalousie contre eux de la part des chevaliers de la Table ronde.

Quand les nappes furent levées, Keu le sénéchal s’écria : « Que faisons-nous ici ? la fête passera-t-elle sans tournoi ? — « Honni, » dit Sagremor, « qui refuseroit d’y paraître ! » Tous aussitôt de courir aux armes courtoises. « Mais, » demanda Gauvain, « comment entendez-vous tournoyer ? — Nous jouterons, » dit Minoras, « contre les chevaliers de la reine Genièvre en nombre égal. — Et combien serez-vous ? — Nous serons, » dit Adragan, « cinq cents. — Nous arriverons donc en même nombre. — Il ne s’agit plus, » dit Sinados, « que de commencer ; car le jour passe. »

Ils furent bientôt sur le pré devant les murs de la ville ; à droite était la rivière, à gauche les fossés creusés devant les murailles. Quand les mille armés furent séparés en deux bandes : « Où sont, » crièrent les hérauts, « les vrais hommes d’armes ? or y paraîtra qui bien y fera ! »

Sinados, du côté de la Table ronde, sortit le premier des rangs ; de l’autre côté, Agravain l’Orgueilleux, frère de Gauvain. Les glaives frappent sur les écus, les trouent, les écartèlent, et volent en pièces. En passant l’un contre l’autre, les deux jouteurs se heurtent avec une telle violence qu’ils tombent en même temps à terre, les chevaux sur le corps. On s’élance des deux côtés pour les secourir, mais non sans frapper du fer tranchant des lances, et la mêlée dévient générale.

Pendant ce temps, Gauvain s’était approché des fossés, en face des fenêtres où le roi se tenait appuyé, avec la reine Genièvre, les rois Ban et Bohor, et nombre de dames et pucelles. Dès qu’Artus l’aperçut : « Beau neveu, » dit-il, « ayez soin de prévenir ou d’empêcher toute apparence de mauvais vouloir entre les jouteurs. – Je puis bien, » dit Gauvain, « répondre de moi, non de la folie des autres. À vous, Sire, d’intervenir si vous apercevez quelque désordre ; pour moi, je ne pourrai voir les miens en mauvais point, sans leur venir en aide. — Je proposerai, » dit le roi Ban, « d’armer une partie de vos gens ; s’il en est besoin, ils sépareront les furieux. » Artus fit armer aussitôt trois mille écuyers et sergents, prêts au service qui leur serait demandé.

On venait à grand’peine de dégager et remonter Sinados et Agravain ; l’acharnement entre les deux partis devenait de moment en moment plus furieux : les chevaliers de la Table ronde poussaient ceux de la Reine et gagnaient sur eux assez d’avantage pour les contraindre à reculer : le roi Loth vint à propos les soutenir[1] ; ce fut aux chevaliers de la Table ronde à lâcher pied, laissant étendus dans la plaine un assez grand nombre des leurs. Mais ils revinrent bientôt avec sept cents nouveaux chevaliers reprendre l’offensive : les autres, accablés par le nombre, eurent beau résister de leur mieux, il leur fallut faire retraite, au milieu de tels cris qu’on n’eût pas alors entendu Dieu tonner.

Jusque-là, Gauvain, Yvain et Sagremor s’étaient contentés de regarder les combattants ; quand ils virent les chevaliers de la Reine perdre le terrain : « Par ma foi, beau cousin, » dit Yvain, « nous tardons trop ; ne voyez-vous que les nôtres sont repoussés ? — Honni le chevalier, » dit Sagremor, « qui ne leur portera secours ! Parler sans agir vaut moins qu’un bouton. — Suivez-moi donc, » dit Gauvain. Ils brochent des éperons, fondent au milieu des deux bandes, comme éperviers sur perdrix ; de leurs glaives roidement tendus, ils portent à terre les quatre premiers qu’ils rencontrent : à de tels coups, ceux de la Table ronde devinent leurs noms. Bientôt tous les chevaliers de la Reine sont ralliés autour de Gauvain ; du haut des fenêtres, les dames admiraient leur contenance. « Si, » disaient-elles, « Sagremor est beau de corps et de membres, il est encore plus beau de force et de cœur. Heureuse qui l’aura pour ami ! bien peu serait courtoise et sage celle qui lui refuserait quelque chose. » Girflet, Galesconde et messire Yvain avaient aussi leur part de louanges. De leur côté les compagnons de la Table ronde faisaient bonne défense ; mais comment maintenir le camp contre messire Gauvain ? comment songer à l’arrêter ? Il abattait devant lui chevaux et chevaliers, il faisait sauter les heaumes, écartelait les écus, refoulait enfin la troupe ennemie jusqu’au bord de la rivière, en laissant dix prisonniers pouvoir des chevaliers de la Reine. Girflet, Sagremor et Agravain les envoyèrent à Genièvre, au nom de monseigneur Gauvain, leur capitaine. La reine les reçut à grande joie, leur distribua de ses joyaux, et les invita à prendre place aux fenêtres afin de voir la suite du tournoi.

Les deux compagnies n’avaient encore contrevenu aux conventions du tournoi qu’en appelant tour à tour des auxiliaires inattendus : mais, quand ceux de la Table ronde virent la journée perdue, ils ne gardèrent plus de mesure, et plusieurs d’entre eux, laissant les armes courtoises pour les glaives forts et tranchants, revinrent lances sur feutre, et frappèrent aussi furieusement que s’ils avaient eu les Saisnes à combattre. De la première course ils abattirent vingt des meilleurs chevaliers de la reine. Yvain appercut le premier leur félonie : « Voyez-vous, » dit-il à messire Gauvain, « le beau jeu qu’on fait à nos compagnons ? — Ce n’est pas, » dit Gauvain, « le fait de prud’hommes. Allez, Gueret de Lamballe et Guiomar, allez aux compagnons de la Table ronde, et dites-leur de ma part et de celle de mes amis qu’ils agissent mal : il faut qu’ils s’arrêtent, ou nous en ferons clameur au roi. S’il est un seul de nous qui ait méfait, nous l’amenderons. » Les deux chevaliers allèrent porter ces paroles. Loin d’être accueillis favorablement, on leur répondit : « Peu nous chaut de ce que vous nous mandez ; en grogne qui voudra ! Dites à Gauvain qu’il faut voir où sont les meilleurs vassaux, et qui sait mieux fournir une course. » Les messagers ainsi mal reçus reviennent à monseigneur Gauvain : « Eh bien ! s’il est ainsi, montrons, » dit Gauvain, « quels sont les meilleurs. » Puis, tirant à l’écart Sagremor, ses trois frères, Yvain, Galeschin, Dodinel, Keu d’Estraus et Girflet : « Seigneurs, » dit-il, « les compagnons de la Table ronde ont fait une action déloyale : demandons nos hauberts ; armons-nous du mieux que nous pourrons. » Il y en eut bien quatre-vingt des meilleurs qui, répondant à cet appel, empoignèrent les glaives aigus et ceignirent au côté les grandes épées. Leurs amis, rudement menés par les chevaliers de la Table ronde, avaient grand besoin d’eux ; mais Nascien, voyant Gauvain revenir à la charge « Seigneurs, » dit-il aux siens, « nous avons mal exploité : le neveu du roi revient entouré de ses meilleurs amis comment soutenir leur choc sans dommage ? mieux vaudrait cesser le tournoi. — Non ! » lui répondirent-ils, nous avons commencé ; nous achèverons. » Et ils continuèrent à jouer des glaives, en arrêtant ou poussant les autres. Cependant les chevaliers du roi Loth suivaient l’exemple de Gauvain ; ils laissaient les armes courtoises, et prenaient les pointes acérées. Arrivés auprès de Gauvain : « Chevauchons, » disent-ils, « de compagnie : vous n’étiez que quatre-vingts, ils sont bien deux cents mais nous sommes en état de punir ceux qui entreprirent la folie. » En ce moment, comme les chevaliers de la Reine, refoulés jusqu’à la rivière, se croyaient tout à fait vaincus, ils entendirent monseigneur Gauvain s’écrier : « En avant, mes amis ! donnons à ces félons une leçon dont ils se souviennent. »

Les chevaliers de la Reine, à ces paroles, reprennent espoir et tournent visage vers ceux qui les ont si rudement toutes. Messire Gauvain, le glaive au poing, atteint le premier qu’il rencontre, tranche le heaume, la coiffe, pénètre jusqu’à la cervelle ; le glaive brisé, il tire son épée, frappe mortellement un second, un troisième ; nul ne lui résiste, les rangs ennemis s’ouvrent devant lui, devant ses compagnons. Nascien veut les arrêter, Gauvain lui fait vider les arçons. En se relevant « Ah ! messire Gauvain, messire Gauvain, dit-il, on vantait votre courtoisie, votre prud’homie, vous faites mentir votre renom ; car vous êtes couvert de toutes vos armes, comme si vous aviez à combattre de véritables ennemis ; vous en serez blâmé. — Je ne sais, mais je serai toujours prêt à me défendre seul contre ceux qui douteraient de ma loyauté. À vous peut-on faire le reproche : vous avez commencé la folie, et n’avez tenu compte de mon message. — Sire, si la folie est nôtre, celui qui l’a commencée l’a bien payée il est navré à mort. De grâce, arrêtez-vous. — Non, non, je n’entends pas que les chevaliers de la Table ronde aient à se féliciter de leur félonie, Tout ce que je puis, c’est de vous laisser retourner, sans autrement vous navrer. » Cela dit, Gauvain reprend la poursuite et refoule les compagnons de la Table ronde jusqu’au bord de la rivière ; plusieurs y tombèrent pour n’en pas sortir, laissant glaives et écus flotter sur les eaux.

Le combat dura longtemps encore : les deux partis, soutenus à plusieurs reprises par de nouvelles recrues, poussèrent et furent poussés tour à tour jusque dans l’enceinte de la ville. L’église de Saint-Étienne servit quelque temps de boulevard et de refuge aux furieux combattants ; mais enfin, grâce à l’intervention des trois rois et de la reine, Gauvain consentit à poser les armes et permit à ceux de la Table ronde de s’éloigner confus et déconfits. Mais ce ne fut pas sans échanger de rudes paroles avec Hervis du Rinel, le chef des chevaliers vaincus. « Si nous avons méfait envers vous, » dit Hervis, « nous l’amenderons, et, pour l’amour de vous et non d’autres, mes compagnons resteront les amis de vos compagnons. — Ils ne seront pas les miens, » reprend Gauvain, « je ne les aimerai jamais ; partout où je les trouverai, je les traiterai en ennemis. Nous sommes quatre-vingts, et nous défions en pleine campagne les cent vingt meilleurs d’entre eux. — Ah ! Sire, dit Hervis, vous parlez ainsi dans le feu de la colère ; quand vous serez reposé, vous penserez autrement. Il y aurait trop de deuil et de dommage si, pour un moment de folie, tant de prud’hommes abandonnaient la cour du roi Artus. – Qu’ils fassent comme ils l’entendront ; mais sachez que, partout où je pourrai les retrouver, j’irai à leur rencontre pour leur montrer que je les tiens à ennemis. »

Comme ils s’éloignaient sur ces paroles, le roi Artus arriva : « Beau neveu, » dit-il, « est-ce ainsi que vous avez écouté la prière que je vous fis ce matin ? vous avez frappé mes chevaliers à mort ; vous leur avez fait du pis que vous avez pu, et j’en ai le plus grand chagrin du monde. — Sire, qui commence la folie doit la payer. Je n’ai rien fait en dépit de vous ; et je suis prêt à m’en défendre envers et contre tous. »

Les quatre rois décident Gauvain à se désarmer. Sagremor, Yvain et leurs compagnons retournent à leurs hôtels ; autant en font les chevaliers de la Table ronde. Ils revêtent les robes de cour ; ceux que leurs blessures et l’extrême fatigue ne retenaient pas arrivent au palais et entrent, se tenant par la main, deux à deux, dans la maître-salle. Les rois se lèvent et leur font belle chère. La reine vient à eux, invite Gauvain, Yvain et Sagremor à prendre place sur la même couche auprès d’elle. Bientôt l’enjouement se peint sur tous les visages, ils rient, gabent et conversent, la reine montrant surtout combien elle est heureuse de la bonne tenue de ses chevaliers. Ceux de la Table ronde paraissent en toute autre disposition ; confus de leur défaite, ils regrettent de l’avoir méritée, et ne songent qu’aux moyens d’apaiser le courroux de monseigneur Gauvain. Ils tombèrent d’accord d’envoyer à la cour Hervis du Rinel, Nascien et Sinados qu’ils estimaient sages et les mieux emparlés. Ces messagers arrivent se tenant par les mains, devant le roi Artus. « Soyez les bienvenus, » dit le roi en se levant. « Sire, » dit Hervis du Rinel, » asseyez-vous et votre compagnie, pour entendre ce que nous venons vous dire. Les compagnons de la Table ronde nous envoient vers monseigneur Gauvain afin de lui déclarer qu’ils sont prêts à réparer le tort qu’ils ont pu faire, ainsi que vous et madame la reine le déciderez : ils veulent rester les amis de monseigneur Gauvain et de ses compagnons. – Madame, » dit alors le roi, vous entendez ce que messire Hervis nous dit ; vous ne refuserez pas votre bonne entremise, et vous demanderez à monseigneur Gauvain de consentir à l’accord qu’on lui propose. » La reine fait un signe d’approbation ; mais Gauvain se tait et détourne la tête. « Eh quoi ! » dit le roi, voulez-vous repousser les offres que vous font d’aussi vaillants prud’hommes ? – Prud’hommes ! fait Gauvain. — Sans doute, » reprend Artus. – « Je reconnais, » dit Gauvain, « qu’ils auraient bien dû l’être. – Allons, madame, » dit le roi, « je vois que vous seule pourrez adoucir notre beau neveu. » Genièvre s’approche alors de Gauvain et le prenant par la main : « Sire neveu, vous savez que la colère aveugle souvent le prud’homme au point de le rendre semblable au moins sage : le roi et moi nous vous prions de laisser tout ressentiment ; cette terre a trop grand besoin de tous ses défenseurs, et vous n’êtes qu’en petit nombre à côté des Saisnes qui nous menacent. Aimez-vous donc tous les uns les autres, et n’allez pas vous diviser et vous détruire au profit de nos véritables ennemis. » Gauvain, qui avait laissé parler la reine, tout d’un coup se prenant à rire : « Ah ! dame, dame ! » fait-il, qui veut apprendre avec vous n’a qu’à bien vous écouter. Dieu soit loué, qui nous accorde la compagnie et les avis de dame si bonne et si sage ! Pour ce qui est de moi, disposez à votre volonté et de mon corps et de mon cœur, sauf ce qui pourrait me tourner à honte. — Oh ! » reprend la reine, bien peu sage la dame qui attendrait de vous la moindre félonie ! »

C’est ainsi que Genièvre apaisa le courroux de monseigneur Gauvain. Hervis du Rinel, Nascien et Sinados allèrent avertir les compagnons de la Table ronde de revenir avec eux vers le roi et la reine. Yvain, Sagremor et les trois frères de Gauvain approchèrent ; on leur raconta ce qui s’était passé, et on leur fit entendre qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de consentir à la paix.

Les compagnons de la Table ronde s’agenouillèrent alors devant monseigneur Gauvain, après avoir étendu sous leurs pieds le pan de leurs manteaux. « Sire, » dit Hervis du Rinel, nous vous offrons, telle que vous la voudrez, l’amende des torts que nous avons faits. » Monseigneur Gauvain le relève aussitôt par le poing, tandis que ses trois frères et Sagremor, Yvain et leurs amis, relèvent courtoisement les autres. Tous les courroux sont apaisés ; la reine rend les prisonniers faits durant le combat, après leur avoir donné de nouvelles robes ; enfin, on convient qu’à l’avenir les chevaliers de la reine et les compagnons de la Table ronde ne jouteront jamais les uns contre les autres, sinon pour éprouver, seul à seul, leur valeur. En ce temps-là, les chevaliers de la reine n’étaient pas plus de quatre-vingt-dix ; ils auront atteint le nombre de quatre cents, quand sera accomplie la quête aventureuse et difficile du Saint-Graal.

Vers ce temps-là fut répandue dans le royaume de Logres la grande nouvelle que le Saint-Graal, où Joseph d’Arimathie avait recueilli le sang de Notre-Seigneur, se trouverait, avec la sainte lance dont Jésus-Christ avait été percé, dans la Grande-Bretagne. On ignorait en quel endroit le précieux trésor était caché ; on savait seulement que la faveur de le découvrir et de mettre fin aux temps aventureux était réservée au meilleur chevalier du monde. Cette nouvelle fut répandue par des voix inconnues. Quand les compagnons de la Table ronde apprirent ce qu’on devait attendre du meilleur des chevaliers, ils se mirent en quête, dans l’espérance de rencontrer ce glorieux prédestiné et d’avoir occasion de mettre en relief leur valeur et leur prud’homie. Venait-on à leur parler d’un bon chevalier ? ils s’attachaient à ses traces, ils se mettaient durant an et jour à sa recherche, sans faire une seule nuit de séjour nulle part ; s’ils le trouvaient, ils l’amenaient en cour, éprouvaient sa chevalerie et le recevaient compagnon de la Table ronde. À son retour chacun racontait ce qu’il avait fait et les aventures qu’il avait mises à bonne ou mauvaise fin, sans en rien déguiser. Les quatre clercs de la reine Genièvre mettaient le tout en écrit et de mots en mots ; ainsi les connaissons-nous et la mémoire s’en est-elle gardée.

L’accord fait comme on a vu, entre les chevaliers de la Reine et ceux de la Table ronde, le roi Ban donna deux bons conseils à Artus. Le premier fut d’obtenir de tous les barons qui formeraient sa cour la promesse de ne jamais tournoyer les uns contre les autres, et de ne se mesurer qu’avec les chevaliers arrivant des contrées étrangères pour essayer leur force contre les chevaliers de Logres. L’autre conseil fut de prolonger les trêves avec les princes feudataires qui ne le reconnaissaient pas encore pour fils d’Uter-Pendragon. Ces princes ne devaient pas en repousser la proposition, tant ils avaient déjà éprouvé de dommages, tant ils avaient dû sentir le besoin de réunir toutes leurs forces contre les Saisnes, ennemis communs d’Artus et de chacun d’eux. « Il conviendrait donc, » ajouta le roi Ban, « de leur envoyer de hauts et puissants messagers. Si je ne craignais le mauvais gré du roi Loth, je proposerais de faire choix de lui ; car nul ne serait aussi en état de tout mener à bien. — D’autant mieux, » reprit Artus, « qu’il connaît mieux que personne les détours de chemins et les voies qui conduisent chez chacun de ces princes. — Je vois, » dit alors la reine, un danger dans le choix que vous entendez faire, et peut-être vaudrait-il mieux envoyer un chevalier dont la vie serait moins précieuse. — Non, madame, » répond le roi Ban, un simple chevalier n’aurait pas assez de gravité pour en imposer aux rois qui nous font la guerre ; tandis que monseigneur Loth, longtemps de leur conseil et de leur société, sera mieux écouté, exposera mieux ce que demande l’intérêt commun et comment peut être gardé l’honneur de leurs couronnes. — Puisque tel est votre avis, » dit le roi Loth, je m’y accorde volontiers, à la condition que mes quatre fils seront du voyage. » La condition affligea le roi Artus ; il aimait tant Gauvain qu’il ne pouvait se résoudre à le laisser partir. Enfin il céda ; le roi Loth et ses quatre fils se préparèrent à partir dès le lendemain au point du jour.

Et comme la compagnie se séparait pour aller reposer, Guiomar, le cousin de la reine, demeura seul dans une garde-robe basse avec Morgain, la sœur d’Artus. Morgain dévidait alors un fil d’or dont elle voulait faire une coiffe pour la femme du roi Loth, sa sœur. La demoiselle savait beaucoup de lettres, sa voix était douce et tendre, son esprit des plus enjoués. Merlin lui avait appris les grands secrets d’astronomie ; elle avait encore ajouté à ces premières leçons : si bien que les gens du pays ne la nommaient que Morgain la fée. Elle était brune de visage, droite et flexible, d’un parfait embonpoint, ni trop maigre ni trop grasse. Sa tête avait toute la beauté que femme pouvait désirer, jamais on ne vit de mains plus parfaites que les siennes sa chair répandait une odeur suave de lait ajoutez encore qu’elle avait une éloquence vive et persuasive. D’aileurs c’était la femme la plus ardente et la plus lascive de la Grande-Bretagne. Quand une folie ardeur ne t’emportait pas, elle était bonne, gracieuse et bienveillante à tous mais, quand elle avait pris quelqu’un en haine, elle n’entendait à nul accord. On ne le vit que trop à l’égard de la reine Genièvre, la dame qu’elle devait le plus aimer et à laquelle elle causa de mortels ennuis ; elle la couvrit même de honte à ce point que tout le monde s’en entretint, comme on le racontera plus tard.

Guiomar entra donc dans la chambre où se tenait Morgain et la salua doucement en souhaitant que Dieu lui donnât bon jour. Morgain rendit le salut. Il s’approcha, s’assit près d’elle, prit le fil d’or entre ses doigts et lui demanda quel était l’ouvrage qu’elle entendait à faire. Guiomar était grand, bien taillé de tous ses membres il avait le visage frais et coloré, les cheveux blonds et bouclés, la bouche riante et gracieuse. Morgain l’écouta, le regarda volontiers : tout lui plut en Guiomar, ses paroles et sa personne. Il se hasarda à la prier d’amour : Morgain rougit, répondit comme il souhaitait, et telle fut l’ardeur qui la saisit aussitôt qu’elle ne lui refusa rien de tout ce qu’il demanda. Alors il se prit à l’embrasser, à la serrer contre sa poitrine ; enfin, dame nature aidant, ils se jetèrent sur une grande et belle couche, et jouèrent le jeu commun que chacun sait. Ils restèrent ainsi longuement ensemble et se revirent les jours suivants, sans que personne découvrît rien de leur intelligence. Mais Genièvre, en ayant plus tard appris quelque chose, les contraignit à se séparer. De là de violents transports de haine et de ressentiment que rien ne put jamais calmer ni adoucir.

  1. Le romancier, comme on le verra, va faire intervenir ici Loth et Gauvain à deux reprises ; je pense que c’est une double variante d’un récit plus ancien. Gauvain ne dut porter aide aux chevaliers de la Reine qu’après avoir vu les chevaliers de la Table ronde violer les conventions en s’armant d’armes à outrance.