Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/01

Léon Techener (volume 2p. 101-127).
Livre IV. Le roi Artus


I.


guerre des rois feudataires. — comment furent conçus mordret, loos et hector des mares.



Robert de Boron avait, en prenant congé de nous, fait reconnaître Artus comme roi de Logres, par le peuple, le clergé et la baronnie du royaume.

« Ensi fu-il elus roi et tint-il la terre et le royaume lonc temps en pais. »

Il nous avait dit que le duc de Tintagel avait, en mourant, laissé plusieurs filles ; que l’aînée avait été mariée au roi Loth d’Orcanie, que l’autre, bâtarde, avait été mise aux lettres et nommée Morgan.

Il avait fait remonter l’institution du Dragon, comme enseigne des armées, à l’époque de la bataille de Salisbury, gagnée par les deux frères Pendragon et Uter.

Il avait investi Keu, le frère nourricier d’Artus, de l’office de sénéchal du royaume, à compter du jour où le jeune Artus avait détaché l’épée de l’enclume.

Il est maintenant aisé de voir, dès le début du quatrième livre, que ce n’est plus la même voix qui dicte ou la même main qui écrit. Je demande la permission de le répéter ici, comme je l’ai dit précédemment, t. I, p. 358.

Les rois feudataires, invités par leur nouveau suzerain aux fêtes du couronnement, arrivent à Carlion, et s’accordent à ne pas reconnaître un aventurier qui leur semble indigne de l’honneur suprême[1]. La reine Ygierne devient, sous la plume des continuateurs, moins intéressante ; elle aurait été deux fois mariée avant d’épouser Uter-Pendragon : ce qui ne s’accorde guère avec la passion qu’elle avait inspirée à ce prince ; de ce double mariage seraient nées cinq filles : la reine d’Orcanie, femme de Loth ; la reine de Garlot, femme de Nautre ; la reine de Galles, femme d’Urien ; la reine d’Écosse, veuve de Briadan et mère du roi Aguisel ; enfin la sage Morgan, surnommée la Fée.

C’est pour Artus, non pour son père, que Merlin inaugure l’enseigne du Dragon, et c’est au moment d’attaquer les six rois rebelles qu’il confie à Keu, son frère de lait, la charge de sénéchal. Or Robert de Boron n’aura pu se contredire ainsi, à quelques feuillets de distance ; et de tels contrastes suffiraient, quand même nous n’aurions pas l’explicit de notre excellent manuscrit 747 (voy. t. I, p. 357), pour marquer le point où s’est arrêté le premier auteur, en laissant à d’autres le soin de continuer le roman.

Je vais présenter, comme je l’ai fait déjà et le ferai toujours pour les récits qui ne perdent rien à être abrégés, une analyse rapide de cette continuation du Merlin à laquelle je restitue son véritable titre : le Livre d’Artus.

Les rois qui refusent de reconnaître Artus et qui, au lieu de l’hommage lige qu’ils lui doivent, viennent le défier dans sa ville de Carlion, sont d’abord au nombre de six. C’est Loth d’Orcanie, Aguisel d’Écosse, fils de Briadan, Ydier de Cornouaille, Urien de Gorre ou plutôt de Galles, Nautre de Garlot et Caradoc Briebras de la terre d’Estrangore. Loth, Nautre et Urien étaient, comme on vient de le voir, beaux-frères d’Artus ; Aguisel était son neveu. Mais ces liens de parenté n’étaient connus que de Merlin ; Artus, à leurs yeux, n’appartenait pas à la race des anciens rois. Ils veulent bien cependant lui accorder une audience, et quand il vient répondre à leur appel, ils se dressent « encontre lui, parce que il estoit sacrés. »

Les débuts d’Artus dans la carrière héroïque ne sont pas éclatants. Dès que les six rois l’ont défié, il se réfugie dans la forteresse de Carlion bientôt assiégée. Merlin vient alors à son secours : il jette sur le camp ennemi un enchantement qui le réduit en cendres, tandis qu’Artus, profitant du désordre et de l’effroi causé par l’incendie, fait une sortie vigoureuse, et remporte une victoire longtemps disputée. Deux fois abattu de cheval, il est deux fois remonté, grâce à la valeur de Keu, d’Ulfin, Bretel et Antor. On le voit armé de la grande épée qu’il avait arrachée de l’enclume ; elle jette une si grande clarté qu’on eût cru voir allumés trente cierges. Les lettres disaient qu’elle avait nom Escalibor, mot hébreu qui sonne en français Tranche bois, fer et acier.

De tous les romanciers, le continuateur de Merlin est celui qui nous représente le sénéchal Keu sous les traits les plus favorables. Ce n’est pas qu’il lui conteste les ridicules devenus inséparables de son nom ; mais ils sont rachetés par une valeur guerrière qui le maintient au premier rang des héros bretons. Il eût été, dit notre auteur, un chevalier accompli, sans une certaine incontinence de paroles qui l’entraînait involontairement et lui faisait perdre les bonnes grâces de ceux qui vivaient avec lui. Il avait pris ce défaut, cette disposition à la médisance, non de sa bonne et sage mère, mais de la nourrice qu’on lui avait donnée. D’ailleurs, bon et joyeux compagnon, qui plaisait à ceux qu’il n’attaquait pas de ses gaberies[2]. Keu est un personnage heureusement jeté au milieu de cette grande comédie de la Table ronde, pour en varier les scènes et souvent en préparer les dénouements.

Les six rois ainsi déconfits, Merlin « mit Artus à raison », pour lui raconter comment un esprit incube avait fait concevoir sa mère ; l’histoire des deux dragons, l’amour d’Uter-Pendragon pour Ygierne. Le héros apprend ainsi le secret de sa naissance, la destinée de ses sœurs et le nom des enfants nés des quatre premières. Ceux de la reine d’Orcanie, femme du roi Loth, sont Gauvain, qui devait être le plus beau, le plus loyal chevalier du monde ; Guirre, Gaheriet et Agravain. Pour le cinquième, il n’était pas fils du roi Loth, mais bien d’Artus lui-même, et l’histoire de sa conception est ailleurs ainsi racontée :

Quand le roi Loth était venu à Carduel[3], aussitôt après la mort d’Uter-Pendragon, pour concourir au choix de son successeur, il avait au nombre de ses familiers le bon Antor et son fils présumé, le jeune Artus. Loth et Antor occupaient de nuit deux chambres contiguës, et le lit d’Artus était posé devant l’huis de la chambre du roi, comme il convient à l’écuyer de service. Il était beau valet et subtil ; il ne tarda pas à remarquer la beauté, l’agréable et frais embonpoint de la reine et en devint amoureux. La dame ne s’en donnait garde, tous ses sentiments allant au roi. Un jour les barons eurent à tenir un conseil de nuit. Loth avertit les écuyers de mettre les selles, à la chute du jour, et de n’en parler à personne. À minuit, le roi se lève doucement sans éveiller la reine, demeurée seule avec une jeune fille couchée de l’autre côté de la chambre.

Dès que Loth fut sorti de l’hôtel, Artus, qui de tout s’était donné garde, s’en va au lit de la reine, se glisse sous les draps, mais sans oser d’abord faire autre chose que de tourner et retourner. La dame s’éveilla d’elle-même, et, comme femme épousée qui se croit auprès de son mari, lui jeta les bras autour du corps et le serra, demi-endormie, contre elle. Artus lui rendit son étreinte et prit d’elle son plaisir. Puis, quand la dame fut rendormie, il revint doucement à son lit. La reine n’aurait jamais eu le moindre soupçon de l’aventure, sans le jeune écuyer qui le lui fit entendre le lendemain, comme il taillait au dîner devant elle. La reine le voyant à genoux : « Sire damoisel, » lui dit-elle, « levez-vous, c’est assez vous incliner. — Ah madame, » répond Artus à voix basse, comment vous remercier de vos bontés ! — Quelles bontés ? dit-elle. — Je m’en tairai, si vous ne me fiancez de ne pas le répéter. » Elle le fiança. Alors il lui dit en l’oreille ce qui s’était passé la nuit. La dame sentit la honte rougir son visage ; elle laissa le manger, et se retira dans ses chambres, mais n’en parla jamais à personne. Seulement, elle ne put douter que le jeune varlet, qu’elle croyait fils d’Antor, ne fut le père de l’enfant dont elle se trouva grosse ; cet enfant devait être Mordret.

Robert de Boron avait déjà recueilli la même tradition de la conception de Mordret, mais avec des circonstances différentes. « Artus, » dit-il, « l’avait engendré de sa sœur, une nuit qu’il croyait tenir dans ses bras la belle dame d’Irlande ; et, quand ils surent la méprise, ils en eurent tous deux un grand repentir. On ne sait, et Boron ne le dit pas, quelle était cette dame d’Irlande.

Les autres neveux d’Artus dont Merlin lui révèle l’existence sont Galegantin ou Galeschin, fils du roi Nautre de Garlot, et Yvain le Grand, fils d’Urien, roi de Galles. Yvain égalera la prouesse et la bonté de son cousin Gauvain.

Merlin avertit encore Artus de réclamer le secours des deux vaillants rois de la Petite-Bretagne, qui lui devaient hommage et avaient épousé les deux sœurs germaines. L’un était Ban de Benoyc, l’autre son frère Bohor de Gaunes ou Gannes. Ils ont pour voisin le félon roi Claudas, qui les inquiète en ce moment et plus tard leur causera de plus grands maux : mais il ne doit rien entreprendre contre eux pendant qu’ils seront dans la Grande-Bretagne, pour répondre à la prière qui leur en sera faite. Pour Artus, il trouvera dans ces deux princes les meilleurs soutiens de sa couronne ; il les aura pour compagnons de ses travaux.

Les deux rois, pères, le premier de Lancelot du Lac et d’Hector des Mares, le second de Lionel et du jeune Bohor, sont ici désignés comme souverains de la Petite-Bretagne. Cette attribution doit être la plus ancienne, la plus conforme aux traditions primitives. On a droit alors de conjecturer que le félon voisin de ces deux rois, Claudas, roi de la Terre déserte, ou Berry, pourrait bien être le roi des Francs Clovis, ou Clotaire Ier son successeur, qui, d’après un passage célèbre et assez mal interprété de Grégoire de Tours, semblerait avoir obligé les rois bretons à reconnaître son autorité[4]. Il est vrai que plus loin l’ignorance de la véritable histoire fera chanceler le romancier. Claudas ne sera plus que le roi de Bourges ou du Berry ; il sera vassal du roi des Francs, et celui-ci de l’empereur de Rome : mais il faut rechercher sous le texte de nos romans les souvenirs à demi effacés qui ont dû les inspirer.

Ainsi nous croyons que, dans la tradition la moins oblitérée, Benoyc n’est pas Bourges, mais pourrait bien être Vannes, en Bretagne. Le V initiale serait devenu B, comme Trebes, au lieu de Trèves. Les Bretons prononcent aujourd’hui Guenet ou Venet. Si Benoyc est de deux syllabes, il doit se prononcer à peu près de même.

La guerre semble avoir été soulevée entre les rois Ban et Claudas de la Déserte, à l’occasion du château de Trebes, que le premier avait fait construire sur la limite des deux États. Les détails assez uniformes que l’on donne plusieurs fois sur la situation de cette place, baignée par les eaux de la Loire, nous la font reconnaître aujourd’hui dans le petit bourg de Trèves, à (deux lieues de Saumur, vers le nord), dont la haute tour crénelée, reste de l’ancien château, subsiste encore[5]. Ainsi Trebes était sur les marches des royaumes de Benoyc et de Berry. Par la fortune de la guerre, Ban avait d’abord conquis sur son ennemi la ville de Bourges ; il y résidait, quand les fidèles messagers d’Artus, Ulfin et Bretel, le vinrent trouver après l’avoir inutilement cherché à Trebes, où il se tenait d’ordinaire. Voilà donc la topographie de la Gaule arturienne bien établie. La Terre déserte est le Berry, dont la capitale est Bourges et le roi Claudas. Le pouvoir de Claudas s’étendait sur la Touraine et partie du Saumurois. Le domaine de Bohor est l’Anjou ; Ganne, sa capitale, est Angers (Andegavensis). Le royaume de Benoyc réunissait les diocèses de Vannes et de Nantes, avec une partie du Saumurois. On ne peut trop répéter que nos romanciers ne se rendaient pas compte des localités : ils n’inventaient pas les noms, mais ils n’en recherchaient pas la valeur exacte. Tout ce qu’on peut donc assurer, c’est que la scène des récits qui touchent à la France embrasse la Touraine, l’Anjou, le Poitou, la Marche, la Bretagne, une partie de l’Auvergne et de la basse Bourgogne. Les noms d’Arles, de Bordeaux, de Toulouse ou de Marseille n’y sont pas une seule fois prononcés, ce qui semble assez bien prouver que ni le Languedoc ni la Provence n’ont participé à l’inspiration ou à la composition de ces ouvrages.

Mais, puisque j’en suis à la désignation des principaux héros de la Table ronde, et que j’ai déjà prononcé le nom d’Hector, je veux tout de suite raconter les circonstances de sa naissance, comme j’ai rappelé celles de la naissance de Mordret.

C’était quand les deux rois Ban et Bohor, après avoir concouru à la complète déconfiture des Saisnes ou Saxons, retournèrent dans leurs États, accompagnés de Merlin. À la chute du jour qui suivit leur départ de Logres, ils arrivent devant un château entouré d’un grand marais, et qui pouvait défier tous les assauts du monde. Au-delà des eaux étaient les premières palissades ou barbacanes, puis deux paires de grandes et fortes murailles garnies de quatre tours très-élevées et de la tour du donjon, plus haute encore. Elles étaient entourées de mares fangeuses et profondes, qu’on traversait par une étroite chaussée faite de sable et de ciment, et coupée de distance en distance par des ponts de planches faciles à lever, quand on voulait interdire le passage. Enfin, devant le marais, se dressait un pin dont les vastes rameaux symétriquement arrondis pouvaient ombrager cent chevaliers ; à l’une des branches les moins élevées pendait un cor qu’il fallait apparemment sonner, pour demander ou la joùte ou l’entrée du château.

Nos deux rois devinaient bien l’usage de ce cor, mais le château était à si grande distance qu’ils n’espéraient pas être entendus s’ils venaient à s’en servir. Ils apprirent de Merlin qu’ils étaient devant le château des Mares, et que le seigneur en était Agravadain le Noir, chevalier puissant, preux et hardi aux armes. « J’ai, » dit le roi Ban, « souvent entendu parler d’Agravadain le Noir ; il peut se vanter de posséder le plus fort château que j’aie jamais vu, et j’y passerais volontiers une nuit. — Vous vous soumettrez donc à la condition imposée à tous les chevaliers étrangers : vous sonnerez du cor avant de faire un pas sur le gué, si mieux n’aimez avoir à livrer combat. – Y eût-il danger, » reprit le roi Ban, « je le sonnerais encore. » Ce disant, il détacha le cor et en tira un son des plus retentissants. L’écho le répète plusieurs fois et le fait arrivir à l’ouïe du seigneur du château. Agravadain demande ses armes, et cependant le roi Ban donnait trois nouvelles halenées ; Agravadain impatienté monte à cheval, l’écu au cou, la lance sur feutre. On lui ouvre la chaussée, il arrive devant le gué, en face des deux rois et de leur suite. « Quelles gens êtes-vous ? » cria-t-il. — « Sire châtelain, » répond le roi Ban, « nous sommes chevaliers, nous hébergerions volontiers chez vous une nuit ; au moins voudrions-nous abreuver ici nos chevaux. — Je demande qui vous êtes, » reprend le châtelain. — « Sire, » fait Merlin, « ils sont des parties de Gaule. — Et de qui tiennent ces parties ? — De Dieu, sire, et du roi Artus. — Par le nom de Dieu ! ils ont un bon seigneur ; c’est aussi le mien, et, pour l’amour de lui, vous aurez hôtel à votre vouloir. — Grand merci ! » répondit Merlin.

Agravadain alors tourne bride en invitant Merlin et ses nobles compagnons à s’aventurer sur l’étroite chaussée, les uns après les autres. Ainsi arrivèrent-ils à la porte du château sans quitter les étriers, car il n’y avait pas d’espace à l’extrémité de la chaussée pour tourner les chevaux. La porte franchie, ils sont conduits au maître palais ; écuyers et varlets arrivent à leur descente ; le châtelain prend par la main les deux rois et les conduit dans une grande chambre, au bas de la tour principale. Comme on les désarmait, trois jeunes demoiselles entrent, et la salle est illuminée de leur beauté. C’était et la fille et les deux nièces d’Agravadain. Elles tenaient aux bras trois beaux manteaux dont la panne était de menu vair et le drap écarlate. Elles les posèrent aux épaules des rois et du seigneur châtelain. Le roi Ban, de disposition plus amoureuse que son frère, se plut à regarder les pucelles, leur gracieuse et simple contenance. L’aînée, qui n’avait pas encore quatorze ans était la fille du châtelain et la plus belle des trois. Merlin ne la vit pas non plus sans étreinte de cœur : « Par ma foi ! » se dit-il, « bien heureux serait qui pourrait s’ébattre avec telle pucelle : et, n’était le grand amour que je porte à Viviane, ma mie, je la tiendrais cette nuit même entre mes bras. Mais au moins ménagerai-je ce bonheur au roi Ban. » Aussitôt il fait une conjuration à l’effet de rendre éperdûment amoureux l’un de l’autre le roi Ban et la demoiselle.

Les manteaux posés sur les épaules de nos deux rois, Agravadain s’assied entre eux et commande de hâter le manger. Puis, regardant plus attentivement ses hôtes, il les reconnaît et leur fait encore plus grand honneur que devant. Les nappes sont mises, on corne le souper. Les deux rois, assis au chef de la table, vers l’entrée, invitent Agravadain à prendre place, lui et sa femme épousée, belle dame à peine âgée de vingt-six ans. Quant aux chevaliers de la suite, ils vont occuper d’autres tables à distance. Merlin se tient debout devant les deux rois, le seigneur, la dame et les trois pucelles ; il avait pris la figure d’un jouvenceau de quinze ans, vêtu d’une cotte courte mi-partie de blanc et vermeil ; une ceinture de soie, large de trois doigts, retenait en avant son aumônière de rouge samit à or battu, en arrière un gant blanc. Il avait les cheveux blonds et crêpés, et les yeux verts comme faucon. Il servait à genoux, tantôt devant le roi Ban, tantôt devant le roi Bohor ; et chacun se plaisait à le regarder, les gens du château le tenant pour un sergent des deux rois, et les rois pour un varlet du châtelain. Les deux nièces d’Agravadain n’étaient pas moins surprises de sa grande beauté et de sa bonne grâce : mais la fille du châtelain avait les yeux sur le roi Ban et ne regardait que lui, par l’effet invincible de la conjuration. Elle pâlissait, elle changeait de couleur, elle désirait voir les tables levées, tant l’amour déjà l’agitait de ses poignantes angoisses : « Ah ! » se disait-elle, « heureuse qui le pourrait tenir entre ses bras ! » Puis, toute honteuse, elle se demandait en pleurant d’où pareille pensée pouvait lui venir, et comment elle ne songeait pas à autre chose.

Si la pucelle éprouvait une telle émotion, le roi Ban n’était pas en moindre malaise. Il lui fallut laisser une partie de son rire et de son enjouement ordinaire. Il ne comprenait pas d’où lui venaient telles pensées et tels désirs : car il avait épouse jeune et gente, non moins belle que la fille d’Agravadain ; pour rien au monde il n’eût voulu manquer à la foi qu’il lui devait. D’un autre côté, n’était-il pas l’hôte d’un noble et courtois chevalier, qui lui faisait tout l’honneur qu’il pouvait désirer ? ne l’accuserait-on pas de trahison et de déloyauté s’il venait à faire honte et vilenie à tel prud’homme ? Et quel plus grand outrage que de ravir l’honneur de sa propre fille ? Ces pensées le tourmentaient cruellement, si bien que, malgré le charme jeté sur lui, il résolut de ne faire aucune honte à son hôte et de résister aux pointes qui le transperçaient.

Or Merlin n’ignorait pas le combat que la loyauté du roi livrait à son amour, et il dit entre ses dents qu’il n’en serait pas ainsi : « Il y aurait trop grand dommage à les laisser en ce point ; car leur union passagère doit produire un fruit dont la Bretagne sera grandement honorée : mieux vaut à tout prendre que cet enfant vienne au monde. En dépit des résolutions du roi, je connais assez la force de l’enchantement pour être sûr qu’il ne repoussera pas la pucelle quand elle viendra d’elle-même à lui. Le souper n’était cependant pas achevé ; Ban et la pucelle continuaient à se regarder en pâlissant et muant couleur à qui mieux mieux. Enfin, les nappes ôtées et les mains lavées, ils allèrent s’appuyer aux fenêtres du palais, regardant les marais prolongés, et au delà les grands bois, les terres cultivées et les viviers. Puis vint l’heure du coucher. On conduisit les deux rois dans une chambre voisine de la grande salle ; les demoiselles y avaient dressé deux lits de grande richesse et de grande beauté. Dès qu’ils furent couchés, Merlin jeta sur le château un nouvel enchantement ; un sommeil profond s’étendit sur tous ceux qui s’y trouvaient, à l’exception du roi Ban et de la demoiselle, l’amour dont ils étaient surpris ne leur permettant pas de dormir. Merlin vint à la chambre où reposait la pucelle, et, la tirant doucement par le bras : « Or sus, belle, » lui dit-il, « venez à celui qui n’a d’autre désir que de vous voir. » Celle-ci, que le charme empêchait de résister, se leva de son lit toute nue à l’exception de sa chemise et d’un léger pelisson. Merlin la fit passer devant le lit de son père, devant celui des chevaliers et des sergents ; mais l’écroulement des murs et des tours ne les aurait pas éveillés. Ils entrèrent enfin dans la chambre où reposaient les deux rois, et qui était encore éclairée de cierges. Ils arrivent au lit où dormait le roi Bohor, puis à celui où le roi Ban appelait vainement le sommeil à son aide, pour lui ôter la cuisson de ses pensées amoureuses. « Sire, » lui dit Merlin, « voici la bonne et la belle qui doit porter le fruit dont grande renommée viendra par le monde. » À ces mots, le roi reçut entre ses bras la demoiselle, par la force de l’enchantement ; car, s’il eut été maître de lui-même, il ne l’eut fait assurément pour la cité de Logres. Il se dressa donc en son séant et retint la pucelle, qui, sans en être priée, ôta son polisson, sa chemise, et se plaça à ses côtés. Ils s’embrassèrent alors étroitement, comme s’ils eussent été depuis vingt ans ensemble, et c’est dans la joie et le soulas de l’acoler et du baiser qu’ils virent poindre le jour. Merlin reparut : « Il est temps de retourner, » dit-il à la demoiselle ; et, la faisant lever, il lui tendit sa chemise et son pelisson. Le roi, tirant alors un anneau de sa main : « Belle, » dit-il, « gardez cet anneau pour l’amour de moi. » La demoiselle le prit, le passa à son doigt et s’éloigna en se recommandant à Dieu. Revenue dans son lit, elle s’endormit, ayant conçu un fils qui plus tard devait être pour Lancelot du Lac, son frère, une occasion d’honneur et de joie. Merlin, dès qu’il eut reconduit à son lit la demoiselle, défit l’enchantement. Écuyers et varlets se réveillèrent, se levèrent, préparèrent les armes, ensellèrent les chevaux, troussèrent coffres et malles. Le roi Ban seul dormait encore ; Merlin alla le réveiller : « Sire, levez vous, il est temps de chevaucher. » Quand les deux rois, le seigneur châtelain et la dame furent levés, les trois demoiselles vinrent leur donner de par Dieu le bonjour. « Et à vous bonne aventure ! » répondirent-ils, « avec toute la joie et l’honneur que vous pourrez souhaiter. » Le roi Ban jeta les yeux sur la fille d’Agravadain, si belle, si douce, si humble demoiselle ; il la regarda profondément, avec un léger sourire qu’elle lui rendit, baissant doucement la tête comme en présence du premier homme qu’elle eût aimé et qu’elle sentait bien ne pouvoir jamais oublier. En effet, nul autre ne toucha jamais à sa chair, car avis lui était que femme une fois donnée à roi ne se doit donner à nul autre. Plus tard elle fut demandée en mariage par un baron du pays bien plus puissant qu’Agravadain le Noir, lequel eut vivement souhaité cette union mais la demoiselle s’y refusa toujours, et finit par avouer à son père qu’elle aimait le roi Ban et qu’elle portait dans ses flancs un gage de cet amour. Le père[6], d’abord indigné de cette confidence, se consola en pensant que Merlin avait annoncé les hautes destinées de l’enfant qui allait naître d’elle. Cet enfant, en venant au monde, reçut le nom d’Hector ; la demoiselle le nourrit de son lait, et lui donna les maîtres qui le préparèrent à devenir un des meilleurs et des plus célèbres chevaliers de la Table ronde.

La rencontre amoureuse d’Artus avec sa sœur, la reine d’Orcanie, n’avait pas été la seule fantaisie de sa jeunesse. Comme il séjournait à Bredigan, après la seconde victoire remportée sur les onze rois, la dame du château de Quimpercorentin avait passé la mer pour le prier de recevoir son hommage. Elle se nommait Lisamor, fille du feu comte Sevin, et était des plus belles de son temps. Artus ne put voir Lisamor avec indifférence. Merlin, l’intermédiaire accoutumé de ces sortes d’affaires, alla trouver la dame chez le riche bourgeois de la ville où elle avait pris hôtel, et la disposa si bien en faveur du roi qu’elle consentit à recevoir ce prince dans sa couche, la nuit suivante. Ainsi fut engendré Lohos, le bon chevalier qui, plus tard, mérita d’être de la Table ronde, et aurait grandement fait parler de lui s’il eût vécu plus longtemps. Lisamor resta à Bredigan jusqu’au moment du départ d’Artus pour le royaume de Carmelide, puis elle retourna dans sa ville de Quimper, où peut-être la retrouverons-nous plus tard.

Revenons maintenant à la guerre des feudataires que ces épisodes ont bien pu nous faire perdre de vue. Les six rois, contraints d’abandonner le siége de Carlion, étaient retournés dans leurs domaines, clopin-clopant. « Tels en i eut » qu’on fut obligé de transporter en litière, parce qu’ils ne pouvaient supporter les mouvements du cheval. Arrivés sur les marches des deux royaumes de Gorre et de Logres, ils convinrent de prendre leur revanche et de convoquer tous leurs amis, pour exterminer le roi d’aventure et l’odieux enchanteur qui les avait une première fois obligés de fuir. Voici les noms de ceux qui se réunirent à Loth d’Orcanie, à Aguisel d’Écosse, à Ydier de Cornouaille, à Urien de Gorre, à Nautre de Garlot et à Caradoc-Briebras de la terre d’Estrangore. Le premier fut le duc Escaus de Cambenic ; le second, le roi Tradelinan de Norgalles ; le troisième, le roi Clarion de Northumberland ; le quatrième, le roi des Cent-chevaliers, quelquefois nommé Aguiginier et plus souvent confondu avec Aguisel d’Écosse ; le cinquième, le roi Brangore de la ville d’Estrangore, qui avait épousé la fille de l’empereur Adrian de Constantinople. À ces noms, il convient d’ajouter Bélinan de Sorgalles, frère du roi Tradelinan ; il était marié à la belle Aiglante, fille du roi de l’Ile perdue, et sœur du roi Nautre. Leur fils Dodinel, violent chasseur, surnommé le Sauvage, devait, à l’exemple de ses cousins Gauvain, Yvain et Galeschin, se rendre à Logres pour être armé de la main d’Artus. Kahedin et Keu d’Estraus, neveux du roi Karadoc, devaient l’y accompagner.

Quelques lignes consacrées à ces princes nous les feront mieux distinguer dans le cours des récits. Ainsi le roi Ydier de Cornouaille, outre la vaillance qui lui était commune avec les autres, était amoureux, aimé des dames, plein de courtoisie et de beauté. Le roi Nautre de Garlot tenait Wuidesan, et avait pour second son neveu Dorilas. Loth est tantôt roi d’Orcanie, tantôt roi d’Orcanie et de Loénois ; Urien, roi de Gorre ou de Galles, tient la cité de Sorhau, il a pour neveu Baudemagus, et, si l’on suit l’analogie que présente ce nom avec celui de Rothomagus, il doit répondre à Baudoin. Parmi les chefs qui résistent aux Saisnes, on trouve encore les noms de Brandus des Isles, sire de la Douloureuse Garde ; de Brus sans pitié ; d’Alibon, fils du riche forestier du Gué ; de Minoras, sire de Nohant ; de Brion du Plessis ; de Matamas, sire de la Forêt périlleuse ; du sire de Landemore ; de Planus, châtelain du Pui de Malehaut ; de Lidamas, neveu de Tradelinan ; d’Atestan, sire de la cité de Fage en Écosse ; de Brun, seigneur de la Falerne ; d’Amarec de Roestoc ; d’Allier, de Chaligné ; de Segurade du château de Blaquestan ; d’Agravadain du Château-fort ; de Guimart de Vindesores ; de Loudart de Glocedon ; de Saron de l’Estroite Marche ; de Guimart du Blanc Estanc ; de Karadoc le Géant de la Blanche Tour, de son frère Blanor de la Douloureuse Tour ; d’Adrian le Gay de la Forêt périlleuse ; d’Acarnaduc le Noir et de ses deux frères.

Ces noms qui, disons-nous, reviendront dans les récits suivants, ou dont s’empareront, dans le cours des treizième et quatorzième siècles, les poëtes imitateurs des romans primitifs, sont, à cause de cela, bons à noter ici. Ils constatent une fois de plus la féconde imagination de nos romanciers, ou du moins le nombre et la variété des lais qu’ils prenaient pour guides.

À vrai dire, la seconde campagne contre les rois feudataires, ne sera, comme diraient les musiciens, qu’une variation du motif original. Au lieu d’assiéger Carlion, les rois alliés campent dans la verte prairie de Bredigan ; au lieu de l’incendie qui avait dévoré leurs tentes, Merlin leur envoie un tourbillon de vent qui renverse également leurs tentes, jette la confusion parmi eux et les livre à la merci d’Artus. Ainsi, d’un seul lai, le romancier a fait deux épisodes distincts, et dans une seule victoire a trouvé les éléments de deux victoires.

Voici maintenant les compagnons d’Artus qui figurent dans ces premiers récits et doivent, pour la plupart, reparaître dans les suivants. L’ost formait sept échelles ou corps de bataille : les trois premières composées de Bretons insulaires, les autres de Bretons armoricains. Dans la première, conduite par le sénéchal porte-bannière Keu, se trouvaient Girflet, le fils de Do de Carduel, auquel Artus avait confié la garde de la ville de Logres ; Lucan le bouteiller, Maruch de la Roche, Guinard le Blond, Briant de la Forêt sauvage, Belinas l’Amoureux et Flandrin le Bret. Bretel conduisait la seconde ; Ulfin et le roi Artus se trouvaient dans la troisième.

Pharien, qui portait l’enseigne du roi Bohor, et Leonce de Paerne avaient la conduite des deux échelles que Merlin, dans un second voyage en Gaule, avait ramenées du continent. Avec eux étaient Ladinas, Moret de Benoyc, Pallas de Trebes, Gracien le Blond, Blioberis, Meliadus le Noir et Madian.

Enfin les deux autres échelles étaient conduites par les deux rois frères ; et l’enseigne de Ban portée par Aleaume, son sénéchal.

Maintenant, on peut s’étonner de ne pas voir figurer, dans ces débuts de l’histoire d’Artus, les chevaliers de la Table ronde instituée par Uter-Pendragon avec tant de solennité. Il est certain que notre romancier anonyme ou plutôt les assembleurs en parlent avec un embarras marqué. Ils font dire à Merlin que « les chevaliers de la Table ronde établie par Uter-Pendragon sont allés offrir leurs services au roi Leodagan de Carmelide, et qu’ils se sont éloignés à cause de la grande déloyauté qu’ils virent régner en ce royaume de Logres. » Mais cette phrase ne s’accorde pas avec les récits qui vont suivre : nous y verrons ces chevaliers jalousant les quarante compagnons qu’Artus amène en Carmelide, et finissant par conspirer contre eux. Quel rapport entre cette Table ronde de Leodagan et celle d’Uter-Pendragon ? Comment admettre que la déloyauté des Bretons, dont on ne trouve pas d’ailleurs la trace dans les récits précédents, ait pu engager les hommes d’Uter à priver la meilleure cause de leur aide ? Il faut supposer ici un raccord maladroitement tenté, afin de sauver la contradiction de trois récits distincts, l’un rapportant la fondation de la Table ronde au règne d’Uter, l’autre groupant les chevaliers de cet ordre autour de Leodagan, enfin le troisième voulant qu’Artus les eût plus tard et le premier institués. Cette façon d’expliquer une pareille confusion se trouve justifiée dans la laisse qui nous raconte le départ d’Artus du royaume de Carmelide : « En sa compagnie fu li rois Bans et li rois Boors ; si i furent li dui cent et cinquante compaignon de la Table ronde, qui tuit estoient né del roiaume de Carmelide, et home de fié estoient au roi Leodagan, devant ce que li rois Artus prist lor compaignie et que il préist à feme la roïne Guenièvre… » (ms. 747, fo 178 vo.) Le désir de ne rien perdre des anciennes traditions, même quand elles se contredisaient, conduisit apparemment les assembleurs à certains expédients, pour les concilier tant bien que mal entre elles. Ces expédients sont aujourd’hui comme les pâles caractères qui recouvrent l’encre noire et solide d’un palimpseste, et n’empêchent pas de distinguer les lignes le plus anciennement tracées. La triste part faite à ces premiers chevaliers de la Table ronde prouve, une fois de plus, que Robert de Boron n’est pas l’auteur de la seconde partie, et que son continuateur s’est contenté de suivre d’anciens lais, sans égard pour les contradictions qu’il allait introduire dans l’ensemble de la composition.



  1. Pour éviter cette contradiction, les éditions imprimées portent que la révolte des six rois eut lieu après un long espace de temps. Les manuscrits ne justifient pas cette interpolation. Plusieurs rapportent la première convocation d’Artus à la fin du mois d’août, c’est-à-dire à trois mois de distance du couronnement ; mais le motif de la révolte indique assez qu’elle dut se manifester à la nouvelle de ce couronnement. Une fois pour toutes, les éditions imprimées ne méritent aucune confiance.
  2. Dans une autre laisse, quand Keu arrive avec Gauvain au secours d’Artus, rudement mené par le roi Loth, le romancier ajoute : « Il n’eut guères meillor chevalier en la cort Artu, se ne fust qu’il parloit trop volentiers, por la grant joliveté qu’il ot en lui, et gaberres estoit, des meillors qui onques fust. Et por ce qu’il gaboit volentiers le haïrent maint chevalier qui honte avoient de sa parole : et li chevalier qu’il avoit gabez li firent en mains lieus de grans annuiz. Mais loiaus chevaliers fu vers son Seigneur et vers la Roïne, ne onques en sa vie ne fist traïson, que une seule fois, et ce fut de Lohot, le fil au roi Artu, qu’il ocist par envie en la grant forest périlleuse. Et dist li contes que Percevaus l’encusa à cort, ensi que uns hermites lui reconta, qui l’y avoit veu ocire et tuer. »
  3. À Londres, suivant un autre passage.
  4. « Nam Britanni sub Francorum potestate fuerunt post obitum regis Chlodowei, et comites, non reges appellati sunt. (Greg. Tur., lib. IV, ch. III. Ao549 ) Ils s’appelaient donc rois auparavant, et ce passage confirme, au lieu de l’affaiblir, l’opinion qui recule jusqu’au quatrième siècle l’époque de l’établissement des Bretons insulaires dans l’Armorique.
  5. Elle est reproduite dans le bel ouvrage de M. Godard-Faultrier : l’Anjou et ses monuments, tome II.
  6. Dans la dernière laisse, où la naissance d’Hector est racontée, le châtelain des Mares n’est plus Agravadain, mais Gossui.