Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 3

Léon Techener (volume 2p. 3-97).


MERLIN.

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I.


conseil des démons.



Grande fut la colère de l’Ennemi, quand Jésus, du sein de la mort, vint briser les portes d’Enfer, emmener avec lui Adam, Ève et tous les premiers amis de Dieu, pour les transporter des ténèbres douloureuses aux lumineux siéges du Paradis. Les démons éperdus et comme enragés s’amoncelèrent en criant : « Quel est cet esprit, assez fort pour briser nos portes et renverser nos forteresses ? Nous devions croire qu’aucun enfant de femme n’esquiverait nos chaînes, et voilà qu’il est venu faire de l’Enfer une solitude ! Comment a-t-il pu lui-même échapper au service qu’il nous devait ? »

Un démon, élevant alors la voix : « Je sais l’origine de nos revers : nous avons perdu notre cause en croyant la rendre meilleure. Rappelez-vous les paroles dont nous ont longtemps fatigué les prophètes : Le Fils de Dieu, disaient-ils, descendra sur la terre ; il apaisera la querelle commencée par Adam ; il sauvera ceux qu’il lui plaira de sauver. Hélas ! ils annonçaient ce qui est arrivé. Leur Sauveur est venu, qui nous a ravi des âmes à son choix et les a reconquises. Nous aurions dû le deviner, le prévenir peut-être. Leur Sauveur a fait plus : il efface le péché pris dans le flanc maternel, par le moyen de je ne sais quelle eau qu’il leur jette au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Nous perdons ainsi tous nos droits, à moins que d’eux-mêmes ils ne reviennent à nous. Pour comble de malheur, il a laissé sur la terre des ministres qui ont pouvoir d’effacer les iniquités successives, si l’on vient à se repentir de les avoir commises. Ainsi les hommes peuvent toujours nous échapper. Est-ce là de la justice ? Oh ! comme il a dû subtilement ouvrer, et quel amour ne lui ont pas inspiré ces hommes, pour le décider à prendre chair au milieu d’eux, afin de les racheter ! Quand




ses desseins ont éveillé nos soupçons, nous l’avons harcelé ; nous avons tenté de l’induire à se mêler de nos œuvres, comme avait fait Adam ; nous y avons perdu nos peines. Quelqu’un ici ne trouvera-t-il pas un moyen, non de recouvrer ce que nous avons perdu, mais au moins de garder ce que nous sommes encore en danger de perdre ?

— Ah ! » s’écrient tous les autres démons, « si l’homme peut toujours être pardonné, s’il lui suffit du repentir d’un jour pour nous échapper, notre empire est détruit ; nous n’avons plus qu’à souffrir, sans avoir la consolation de voir souffrir les hommes. »

D’autres dirent : « Ce qui nous a le plus nui, ce qui a pressé la venue de celui qui devait briser l’Enfer, c’est l’effort que nous faisions pour réduire au silence, à l’aide de nos tortures, ceux qui annonçaient sa venue. Plus ils parlaient, plus nous les frappions ; et leur Sauveur ne s’en est que plus hâté de les arracher à nos supplices. Maintenant, si nous parvenions à douer un homme de notre science et de notre malice, un homme qui serait sur la terre ministre de nos intérêts, nous pourrions recevoir par lui grand confort. Comme il saurait tout ce qui s’est dit et fait, de près ou de loin, dans les siècles passés et présents, il n’aurait pas de peine à prendre sur les hommes une autorité souveraine. »

Un autre ennemi dit alors : « Je n’ai pas le pouvoir de faire concevoir une femme mais si je l’avais, je sais une fille d’Ève qui se prêterait volontiers à nos vues. — Écoutez-moi, » dit un autre, « il en est un, parmi nous, qui prend à son gré la forme humaine et s’approche quand il veut des femmes. Ne pourrait-il, à la condition de ne pas laisser soupçonner nos desseins, faire ce que tu demandes ? L’être conçu de cette manière pourrait, en vivant parmi les hommes, répondre à toutes nos espérances. »

Ainsi, dans l’espoir de tromper le Dieu tout-puissant notre père, le grand Ennemi résolut de former un homme doué de son sens et de sa malice. Combien fut étrange en cela sa folie et son aveuglement, de penser cacher ses trames au Tout-Puissant qui voit tout ! L’assemblée s’étant séparée après ce grand conseil, l’Esprit qui disposait à son gré d’une femme[1] alla la trouver.


II.


le prud’homme et sa famille.



Elle était mariée à un homme riche, maître de grandes terres, ayant vaches, brebis et chevaux. Ils avaient trois filles, belles et avenantes, un fils courtois et bien enseigné. L’Ennemi, afin de parvenir à ses fins, suivit aux champs les valets et tua la plupart des bêtes[2]. Quand le maître apprit de ses bergers la nouvelle, il tomba dans une grande tristesse ; et l’Ennemi, sachant qu’il ne pouvait mieux l’attirer à lui qu’en le provoquant à la colère, s’en prit à dix chevaux gras et forts, et les tua dans une seule nuit. Le prud’homme, quand les valets lui racontèrent ce nouveau désastre, ne put retenir une folle et vilaine parole ; il donna au diable tout ce qui lui restait. L’Ennemi en conçut une joie extrême, et, mettant à profit l’égarement du prud’homme, il fit main basse sur toutes ses autres bêtes. Le chagrin alors éloigna le malheureux père de famille de toute espèce de compagnie, et l’Ennemi trouva dans cet isolement[3] la facilité de surprendre le fils endormi et de l’étrangler. Le prud’homme ayant ainsi perdu ce qu’il aimait au monde, cessa de croire en Dieu. Pour l’Ennemi, il mit à profit le temps, et revint à la femme : dès qu’elle ressentit sa présence, elle courut à son cellier, monta sur une huche, saisit une corde et la serra autour de son cou. L’Ennemi poussa de son pied la huche, et ne s’éloigna qu’après s’être assuré que la femme était étranglée. Le prud’homme ne supporta pas cette dernière honte : une maladie le prit ; la mort ne tarda guère à le délivrer de toutes les douleurs de ce monde.

De sa triste famille il restait trois filles. Le démon s’occupa de les perdre à leur tour.

Le plus sûr était de les induire à suivre leurs penchants, en poursuivant tous les déduits du corps. Il y avait un jeune varlet vain, frivole et débauché ; l’Ennemi le conduisit à la sœur aînée, et tant fit le varlet et pria qu’elle s’abandonna du tout à sa volonté. La chose cependant demeurait secrète ; mais l’Ennemi, quand il a séparé quelqu’un de Dieu, n’a pas de plus grand plaisir qu’à tirer de là une occasion de scandale. On sut donc bientôt la méchante conduite de la demoiselle, et comment elle avait perdu sa virginité. Or, en ce temps-là, quand une femme était surprise en délit charnel[4], elle devait se déclarer commune à tous[5], ou l’on en faisait justice ordinaire ; on la lapidait. Les juges, avertis du fait, s’assemblèrent et ne la condamnèrent qu’à regret. « Voyez cette famille, » se dirent-ils ; « le père, il n’y a pas longtemps, était riche, honoré, entouré d’amis. Quelle méchéance de son fils, de sa femme et de lui : et maintenant il nous faut juger sa fille à mort ! » Par pitié et pour l’honneur de leur ancien ami, ils décidèrent qu’on la conduirait dans les champs, et qu’on l’enterrerait vive, de nuit, afin de cacher la chose autant que possible. Nouvel exemple de ce que peuvent attendre de l’Ennemi ceux qui l’honorent et lui obéissent.

Il y avait au pays un prud’homme, auquel on apprit ce qui se disait partout de cette aventure. Il alla trouver les deux autres sœurs pour les conforter et leur demander comment tant de malheurs leur étaient arrivés : « Nous ne savons, » dirent-elles, « sinon que Dieu nous a pris en haine. — Ne parlez jamais ainsi, répondit le prud’homme ; vous n’avez rien perdu de par Dieu ; Dieu gémit au contraire quand il voit le pécheur se haïr lui-même. Tout vous est advenu de par l’Ennemi. Mais étiez-vous informées de la mauvaise vie de votre sœur ? — Oh ! non assurément. — Gardez-vous donc de faire comme elle, car le mal vient du malfaire, et le bien du bienfaire. C’est saint Augustin qui l’a dit. »

Ainsi les enseigna le prud’homme. L’aînée l’écoutait avec attention et n’oubliait rien de ses paroles. Il leur apprit sa croyance, comment elles devaient prier Dieu, craindre, adorer et servir Jésus-Christ. « Si vous retenez bien mes conseils, » leur dit-il, « vous en tirerez grand profit, l’Ennemi n’aura pas sur vous de pouvoir. Vous serez mes filles en Dieu ; je pourvoirai à vos besoins ; quand vous aurez un conseil à demander, ma maison n’est pas éloignée, venez à moi, vous ferez que sage. »

Le démon voyait avec chagrin les deux filles prêtes à lui échapper ; et comme il n’espérait plus les decevoir par le moyen d’un homme, il pensa qu’une femme pourrait mieux le servir. Il y en avait une, dans le siècle, qui avait toujours été prête à lui obéir ; il alla la trouver, et la pria de visiter la plus jeune des deux demoiselles ; car, pour l’aînée, plus sage et plus humble, il savait qu’il n’en devait rien attendre.

La vieille alla donc chez la plus jeune, et commença par s’informer de sa vie et de celle que menait sa sœur. « Vous aime-t-elle ? Vous fait-elle toujours bon visage ? – C’est, » répondit la jeune pucelle, « la fille la plus triste du monde. Elle songe toujours aux malheurs de notre famille, elle ne fait accueil à personne. Un prud’homme a toute sa confiance, il l’entretient dans cette habitude de tristes pensées ; elle ne voit que lui, elle n’entend et n’agit que par lui.

« — Ah ! ma douce sœur, » fait la vieille, « dans quel abîme êtes-vous tombée ! Je vous plains d’avoir en pure perte une si grande beauté : tant que vous aurez une telle compagnie, vous devez renoncer au bonheur du monde. Si vous aviez une seule fois senti la joie et le déduit des autres femmes, quand elles sont avec leurs amis, vous feriez autant de cas de vos plus grandes aises d’aujourd’hui que d’une pomme pourrie. Le bien-être véritable, c’est la compagnie de ceux que nous aimons ; autrement, ce n’est pas vivre. Pour moi, j’aimerais mieux manquer de pain et sentir près de moi mon ami, que posséder sans lui toutes les richesses du monde. Le bonheur, c’est l’union de l’homme et de la femme. Et sais-tu, ma belle amie, pourquoi je te plains ? C’est que ta sœur, étant l’aînée, aura compagnie d’homme avant toi[6] ; elle voudra trouver la première un époux. Quand elle sera mariée, elle ne prendra pas soin de ton célibat, et tu perdras tout ce que tu devais justement attendre de tant de beauté.

« — Mais, » dit la jeune fille, « nous avions une autre sœur qui, pour avoir fait ce que vous conseillez, a subi une mort honteuse.

« Votre sœur avait manqué d’adresse : et si vous voulez vous confier à moi, vous arriverez, sans aucun danger, à tout ce que vous devez et pouvez désirer.

« — Je ne sais, » reprit la jeune fille, « mais je tremble que ma sœur aînée ne nous surprenne. Allez-vous-en ! Un autre jour nous reparlerons de cela. »

La vieille s’éloigna mais ; dès ce moment, la jeune fille fut toute aux discours qu’on lui avait tenus. Le démon, qui commençait à avoir accès près d’elle, lui entendait souvent dire, en regardant la nuit son beau corps : « Oui, la bonne femme avait raison : je ne suis pas heureuse. » Un jour, elle fit avertir cette vieille de revenir : « Vous disiez bien, » lui dit-elle, « ma sœur ne se soucie pas de moi. — Encore mieux vous oubliera-t-elle, » dit la vieille, « quand elle aura ce qu’elle cherche, c’est-à-dire la compagnie d’un homme. Car, de là, ma chère fille, vient toute la joie du monde.

« — Je le crois, et je suivrais volontiers vos avis, si je ne pensais qu’on m’en fera mourir. — Je sais, » dit la vieille, « un moyen de vous ôter cette crainte. Vous sortirez de cette maison, en disant que vous ne pouvez vous accorder avec votre sœur. Ainsi, vous reprendrez la liberté de votre corps, sans rien redouter de la justice. Quand vous aurez mené cette plaisante vie un certain temps, vous trouverez aisément un prud’homme qui vous épousera pour votre beauté. »

La pauvre fille suivit ce conseil ; elle s’en alla du logis de sa sœur, et abandonna son corps aux hommes.

Grande fut la douleur de la sœur aînée en la voyant s’éloigner d’elle pour mener une pareille vie. Elle alla au prud’homme qui les avait si bien conseillées, et lui raconta en pleurant comment sa sœur l’avait quittée pour suivre une vie de femme abandonnée. « Signez-vous, ma fille, » lui dit le prud’homme ; «  le démon est encore à votre piste, il ne sera content qu’après vous avoir également abusée. Dieu peut vous garder de lui, si vous suivez mes enseignements. – Ah ! » dit-elle, « j’écouterai tout ce que vous me direz, car j’ai grand’peur de ne pas être assez forte pour me défendre seule. — Vous croyez, n’est-ce pas, au Père, au Fils et au Saint-Esprit : que ces trois vertus sont une même chose en Dieu, et que Notre-Seigneur vint en terre pour sauver ceux qui voudront recevoir le baptême et obéir à sainte Église ? — Oui, tout cela, je le crois. — Alors, » reprit le prud’homme, « le démon ne vous trompera pas : gardez-vous seulement de céder à la colère ; la colère est la passion qui sert le mieux la cause de l’Ennemi. Quand vous aurez sujet de tristesse, venez à moi ; si vous avez des ennuis ou de mauvaises pensées, confessez-les, et demandez-en pardon à Notre-Seigneur, à tous Saints et Saintes, à toutes créatures qui croient et espèrent en Dieu. Toutes les fois que vous entrerez dans votre lit ou que vous en sortirez, signez-vous au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; faites une croix sur vous en souvenir de celle où le corps de Dieu fut attaché ; puis ayez soin que, dans la chambre où vous reposez la nuit, il y ait toujours lumière car le diable n’aime que les ténèbres et ne vient pas volontiers où il sait de la clarté. »

La demoiselle écouta ces enseignements et promit de les suivre. Elle revint à sa maison, se montra de plus en plus humble envers Dieu et les pauvres. Les bonnes gens du pays venant la visiter lui disaient : « Belle amie, quelle douleur de ce qui est advenu à votre père, votre mère, votre frère et vos sœurs ! Pourtant, ayez bon courage : vous êtes riche, vous avez un grand héritage ; un prud’homme, si vous vous maintenez en bien, pourra vous prendre à femme. » Elle répondait : « Tout est en la volonté de Notre-Seigneur ! Il sait et me donnera ce qui me convient le mieux[7]. »


III.


conception de merlin.



Deux ans passèrent sans que le démon trouvât le moyen de l’engigner. Mais, à force de chercher, il pensa que peut-être, en la courrouçant, il lui ferait oublier ce que le prud’homme lui avait appris. Il alla donc prendre la mauvaise sœur et la conduisit un samedi soir au logis de l’autre. Elle choisit pour l’accompagner un troupeau de garçons qui, en entrant dans l’hôtel, firent un bruit grandement déplaisant pour la sage demoiselle, laquelle dit doucement : « Belle sœur, tant que vous mènerez une telle vie, je vous prie de ne pas venir ici ; vous jetteriez un blâme sur moi qui n’en ai pas besoin. — Que parlez-vous de blâme, » reprend la méchante sœur, « et de mauvaise vie ? La vôtre est pire que la mienne ; je sais que le faux homme de Dieu vous tient en mauvaise part, et si les juges le savaient comme moi, vous seriez brûlée. »

À ces paroles, la demoiselle se courrouça : elle dit à sa sœur de sortir de la maison. — La maison est à moi comme à vous ; nous la tenons de mon père, j’entends y rester. — Vous sortirez ! » Et, la prenant vivement par le bras, elle allait la jeter dehors, quand les garçons vinrent à la traverse, saisirent la demoiselle et l’accablèrent de coups. Elle leur échappa à grand’peine ; et, rentrant aussitôt dans sa chambre, elle en ferma la porte sur elle. Comment aurait-elle résisté ? il n’y avait dans la maison que sa bagasse[8] !

Dès qu’elle fut enfermée, elle se jeta toute vêtue sur son lit et se mit à pleurer amèrement, en repassant dans son cœur les anciens malheurs de sa famille et la honte qu’elle venait encore de subir ; puis, tout inondée de larmes, elle s’endormit.

Et le démon, voyant que, demeurée seule et sans lumière, elle avait, dans son chagrin, oublié de se signer, pensa qu’elle était bien hors de la garde de Dieu. « C’est le moment, » dit-il, « de faire venir celui d’entre nous qui a pouvoir de prendre forme humaine et de connaître les femmes. » Ce démon répondit à ce que l’enfer attendait de lui : il vint trouver la jeune fille et se tint avec elle durant son sommeil. Quand elle fut réveillée elle se signa : « Sainte Marie que m’est-il arrivé ? Ah ! Vierge sainte, priez votre cher Fils, votre Père tout puissant de garder et défendre mon âme de l’Ennemi ! Mais il était trop tard ; le démon en était venu à ses fins, Merlin était conçu.

(Je n’entends pas reproduire ici toute la première partie du roman : il suffira d’en signaler les traits caractéristiques. Mais, avant d’aller plus loin, quelques mots sur le style du prosateur. Le Saint-Graal et le Merlin nous offrent assurément un des premiers essais de cette prose française, appelée à répandre tant d’éclat, à devenir l’expression de tant de chefs-d’œuvre. Non qu’elle ait encore la force, l’ampleur et la variété qui devront plus tard la distinguer ; mais son allure est déjà facile, harmonieuse : elle a le secret du dialogue, secret charmant qu’aucune autre langue ne devait posséder au même degré. Enfin elle n’a rien de gourmé, elle est libre de toute imitation grecque ou latine. On sent pourtant ici les tâtonnements du premier âge : le récit, dans la crainte d’être incomplet, avance pas à pas, ne fait grâce d’aucun détail, et n’ose franchir d’un bond les landes arides, pour se maintenir constamment dans les vertes prairies. Mais ces lenteurs donnent souvent un air de vie aux personnages, et nos yeux se complaisent à suivre leurs mouvements comme devant le rire et les jeux d’une réunion de beaux enfants. Plus tard, l’écrivain s’armera de ciseaux plus tranchants ; il sacrifiera mainte branche parasite, maint bourgeon inutile, pour donner à l’arbre plus d’élévation, de force, d’élégance mais les bourgeons et les rameaux tranchés avaient aussi leur beauté. Au moins est-il certain que, dans nos romans de la Table ronde, nous pardonnons aux répétitions, aux longueurs, et nous finissons par nous accoutumer à cette monotonie de formes qui n’arrêtait ni la séve poétique, ni les essors de l’imagination.

Plus nous suivrons les récits, plus les femmes y paraîtront fréquemment, et plus la part de l’amour sera grande dans les aventures. Mais les tableaux de l’amour heureux et satisfait n’empêcheront pas les auteurs de conserver je ne sais quel sentiment de chasteté exquise et de primitive innocence. Quelques mots çà et là pourront bien étonner les lecteurs de notre temps, et colorer d’une rougeur passagère le visage des femmes qui viendraient à lire ces récits ou à les entendre. Mais il ne faut pas espérer de trouver au douzième siècle toutes les extérieures délicatesses du nôtre : les mots qui blessent la pudeur moderne sont aujourd’hui remplacés par d’autres mots qui parfois aussi auraient blessé la pudeur de nos ancêtres. Dans tous les cas, ils représentent des images qui n’ont, aujourd’hui même, rien de bien terrible. On l’a déjà remarqué plus d’une fois : ces mots, proscrits aujourd’hui, ne l’étaient pas dans les temps bibliques, ni dans notre moyen âge. Ce qu’on évitait, c’était une certaine complaisance à retenir la pensée sur les tableaux de l’amour partagé, dans l’intention de produire sur les sens une impression contagieuse. Ce tort, nos romanciers n’en sont pas entièrement innocents ; si je le prétendais, on ne manquerait pas de me citer le récit qui entraîna l’égarement de Françoise de Rimini ; on en pourrait citer d’autres encore. Mais au moins peut-on assurer que les scènes du genre de la première entrevue de Genièvre et de Lancelot, des amours d’Ygierne, d’Artus et du roi Ban de Benoïc, sont encore enveloppées d’un parfum de pure et naïve poésie.


IV.


naissance de merlin.



Dans les premiers mots qui vont nous arrêter, en reprenant l’histoire de Merlin où je l’avais laissée, nous trouverons déjà la preuve du respect de certaines convenances à l’usage du douzième siècle aussi bien qu’au nôtre. Dès que la jeune fille, instrument des mauvais desseins du démon, soupçonne le malheur qui lui est arrivé, elle se hâte d’aller tout raconter au saint homme qui la dirigeait. Mais elle ne va pas le trouver seule : « Si apela son serjant[9], que il li amenast deus femes ; et quant eles furent venues, si se mistrent à la voie pour aler au confesseur. » Ce détail n’est pas inutile, et je ne sais si toutes les jeunes dévotes de notre temps ont toujours soin de prendre les mêmes précautions.)


Le prud’homme témoigna autant d’incrédulité que le cas le méritait. Enfin, désarmé par l’air de sincérité de la pauvre dolente, il lui prescrivit une pénitence sévère pour le péché de négligence dont elle s’était au moins rendue coupable. « Car, » lui avait-elle dit, « par la grant ire, m’obliai à signier ; ensi obliai tos les comendemens que vos m’aviez fais. Et quand je m’esveillai, si me trouvai honie. » Le prud’homme lui interdit toute distraction profane, toute pensée frivole et déshonnête : « Je la te defens pour tous jours ; fors celle qui avient en dormant, dont nul ne se peut garder. »

Le démon vit avec rage qu’il avait pu souiller le corps de la vierge sans devenir maître de sa pensée, si bien que « il ne savoît que ele faisoit ne que ele disoit plus que se ele n’eust onques esté. » Mais il se consola en pensant qu’au moins l’enfant lui appartiendrait. La grossesse de la demoiselle se déclara, et l’on ne tarda guère à s’en apercevoir. Les autres femmes en la regardant : « Dieu ! belle dame, » disaient-elles, « eh ! que vous est-il arrivé ? « Comme vous prenez du corps ! — C’est la vérité, » répondait-elle. « Seriez-vous donc grosse ? — Je le crois. — Et de qui ? — Que Dieu ne me fasse pas la grâce d’être délivrée, si je le sais. — Avez-vous donc eu affaire à tant d’hommes ? — À Dieu ne plaise qu’un seul ait jamais jusqu’à présent approché de moi ! » À ces mots, les femmes se signaient : « Belle amie, ce que vous nous dites n’est pas, et n’a jamais pu arriver. Vous aimez mieux apparemment celui qui vous a connue, que vous ne faites vous-même. Vous ne voulez pas l’accuser ; il vous en arrivera malheur ; quand la justice le saura, il vous conviendra mourir. Faut-il que tant de belles maisons, tant de belles terres soient perdues ! »

La justice n’attendit même pas la délivrance de la jeune fille : avertie de ce qu’on publiait, des sergents vinrent la prendre. Elle fit sans hésiter l’aveu qui devait la faire condamner. Le prud’homme, qui ne la perdait pas de vue, pria les juges d’attendre au moins que l’enfant fut mis au monde. « Je ne vous dirai pas, » leur dit-il « ce que je pense de cette femme ; mais le fruit qu’elle a conçu n’est pas coupable. Ordonnez donc que la malheureuse mère soit enfermée dans une tour, et séparée de toutes les gens du dehors. Donnez-lui pour compagnes deux femmes qui l’aideront au moment de sa délivrance, et qui n’auront de communication avec personne, avant d’avoir rempli cet office. Pour la mère, vous lui accorderez le temps d’allaiter son enfant, jusqu’au jour où il pourra supporter une autre nourriture. Puis vous ferez d’elle tel jugement qu’il vous conviendra. » Les juges accordèrent ce que demandait le prud’homme. On conduisit la demoiselle dans une tour dont toutes les portes furent murées : deux matrones des plus sages furent enfermées avec elle. De la fenêtre pratiquée au haut de la tour descendait une corde à l’aide de laquelle on leur montait tout ce qui leur était nécessaire. En prenant congé, le prud’homme dit à la demoiselle d’avoir soin de faire baptiser l’enfant aussitôt sa naissance, puis de lui faire donner avis du jour où elle serait appelée devant les juges.

Le terme arrivé, elle mit au monde un fils qui semblait devoir appartenir au démon qui l’avait engendré mais, comme la jeune fille n’avait pas subi volontairement l’odieuse étreinte, Dieu, qui nous a tous rachetés et qui connaît nos vraies pensées, ne souffrit pas que l’enfant fût entièrement acquis à l’Ennemi. Seulement, pour demeurer juste, même envers le démon, Dieu permit que Merlin eut comme son père la connaissance de toutes les choses passées ; puis, afin de rétablir la balance entre le ciel et l’enfer, Dieu joignit à la science que l’enfant recevrait de son père celle de l’avenir que Dieu lui accorderait. Ainsi pourra-t-il choisir librement entre ce qu’il tiendrait de l’enfer et ce qu’il tiendrait du ciel.

En telles conditions naquit Merlin. À son aspect les matrones poussèrent un cri de frayeur, car il était velu comme jamais enfant n’avait été. Pour la mère, en le voyant, elle fit un signe de croix et s’écria : « Pour Dieu, mes bonnes dames, faites qu’il soit sur-le-champ baptisé ! Et quel nom lui voulez-vous donner ? — Celui de mon père, qui était Mellin ou Merlin. Elles le posèrent aussitôt dans le panier que la corde élevait et abaissait, et elles firent entendre aux sergents chargés de communiquer avec elles qu’ils eussent à le faire baptiser sous le nom que la mère avait indiqué.



V.


jugement de la mère de merlin.



Puis Merlin fut ramené à la mère, qui l’allaita durant neuf mois. Cependant les matrones ne pouvaient revenir de leur surprise de le voir si velu et si fort ; car à peine fut-il né qu’il semblait avoir plus de deux ans. Au bout de dix-huit mois, elles jugèrent qu’il était temps pour elles de revenir dans leurs logis, car enfin elles ne pouvaient rester toujours enfermées loin de leurs amis et de leur lignage. Après les avoir vainement priées de prolonger leur séjour, la mère pleurait appuyée sur la fenêtre de la tour, en tenant l’enfant dans ses bras : « Ah ! beau fils ! » s’écriait-elle, je recevrai la mort à cause de vous ; je ne l’ai pas méritée : mais qui voudra m’en croire ? » L’enfant la regardant alors : « Belle mère, » dit-il, n’ayez peur ; vous ne mourrez pas pour chose qui de moi soit avenue. » La mère l’entendit, et dans son émotion laissa choir à terre l’enfant. Les matrones accourent : « Quoi ! » dirent-elles, « le voulez-vous donc tuer ? » Elle raconta les mots que venait de prononcer l’enfant ; ce fut à qui d’elles trois le ferait encore parler ; mais elles eurent beau l’exciter, il resta silencieux. Quelques jours après, la mère s’adressant aux matrones : « Dites devant lui que je serai brûlée en punition du crime de sa naissance ; nous verrons s’il parlera. » Les femmes alors : « Ah ! quel malheur, dame, pour votre beau corps qui sera brûlé à cause de cet enfant ! Maudit le jour de sa naissance ! — Vous mentez, » cria Merlin, « ma mère vous a fait ainsi parler ; mais vous êtes plus folles qu’elle et plus grandes pécheresses. »

Ces paroles les effrayèrent tellement qu’elles ne voulurent plus rester davantage. Cependant les juges convinrent de prononcer à quarante jours de là leur sentence. Le terme arrivé, la demoiselle se présenta, tenant l’enfant entre ses bras et déclarant, comme elle avait déjà fait, qu’elle ne connaissait pas celui qui l’avait rendue mère. « Mais, » dit le principal juge, « on prétend que cet enfant parle comme un homme d’âge : attend-il pour le faire que sa mère soit brûlée ? » L’enfant, se tordant alors aux bras de sa mère, fut mis à terre, et s’approchant du siége des juges : « Pourquoi, » dit-il, « voulez-vous brûler ma mère ? — C’est, » répond le juge, « parce qu’elle t’a conçu à la honte de son corps et qu’elle ne veut pas nommer celui qui t’a engendré. Nous ne pouvons violer la loi de nos pères. — Ce serait, » reprit l’enfant, « à bon droit, si elle avait fait le mal qu’on suppose, et si d’autres que l’on ne punit pas n’en avaient pas fait autant ou plus. — Nous la condamnons, » dit le juge, « parce qu’elle ne veut pas avouer ton père. — Je connais bien, » dit l’enfant, « de qui je suis fils, et votre mère sait mieux quel est votre père que la mienne ne sait quel est le mien. — Que parles-tu de ma mère ? » dit le juge, « je suis prêt à entendre tout ce que tu peux en dire. — Eh bien ! si tu faisais droite justice, tu la condamnerais la première. »

Le juge envoya querir la dame ; elle venue, il dit en s’adressant au peuple : « Voici ma mère, écoutez ce que l’enfant va dire d’elle. — Ah ! » dit Merlin « vous êtes moins sage que vous ne croyez : conduisez votre mère en chambre fermée ; ne laissez entrer près d’elle que vous, deux de vos conseillers les plus privés et moi. Mais si vous reconnaissez qu’elle est plus coupable que ma mère, jugerez-vous encore que celle-ci mérite la mort ? — Non. Nous en faisons le serment, » dirent tous ceux qui siégeaient avec le juge.

Quand ils furent enfermés, Merlin dit : « Vous feriez mieux de reconnaître l’innocence de ma mère, sans rien enquérir de la vôtre. — Oh ! » répond le juge, « tu n’échapperas pas ainsi : il faut que tu parles. — Eh bien, je le répète, votre mère connaît mieux quel est votre père que ma mère ne sait quel est le mien.

« — Eh quoi ! belle mère, » dit le juge, « ne suis-je pas fils de votre loyal époux ? — Mon cher fils, » répond-elle, « de quel autre pourriez-vous être né ? — Dame, » dit Merlin, « il vous faut dire à votre fils la vérité ; vous êtes veuve, mais son père est encore vivant. C’est votre prouvaire ; à telles enseignes, qu’au moment de vous abandonner à lui, vous lui dîtes que vous aviez peur de concevoir[10]. Il vous rassura en promettant de tenir note des jours où il vous verrait, pour savoir lui-même au juste si l’enfant serait à lui, non à quelqu’autre dont il avait soupçon et qui n’était pas votre mari : avant cela, vous viviez séparée de votre baron. — Ah ! mon fils, » interrompit la mère, « pourriez-vous croire de pareilles vilenies, de la bouche de l’Ennemi ! — Si vous le niez, » reprit Merlin, « je vous dirai autre chose : quand vous avez reconnu votre grossesse, vous avez averti le prouvaire ; il alla trouver votre seigneur, et fit tant qu’il vous réconcilia ; vous avez passé la nuit avec votre baron, si bien que le prud’homme ne douta plus que l’enfant ne fut sien. Ainsi les choses se passent en maint autre lieu. »

Ces dernières paroles confondirent la femme du juge : elle ne trouva plus un seul mot à répondre. Et son fils s’adressant à elle : « Belle mère, » dit-il, « quel que soit mon père, je n’oublierai pas que je suis votre fils : dites donc la vérité. — Eh bien, » dit la mère, « je ne puis le cacher plus longtemps, la vérité est dans ce que l’enfant vient de dire.

« S’il en est ainsi, » dit le juge à Merlin, « je ne punirai pas dans ta mère le crime que je pardonne à la mienne ; mais afin de satisfaire le peuple, tu me diras le véritable nom de ton père. »

Merlin répondit : « Je confesserai librement ce que je n’aurais pas dit de force. Je suis né d’un ennemi qui engigna ma mère. Cet ordre d’ennemis se nomme Incubes ; ils habitent les régions de l’air, et Dieu leur permet de connaître les choses et les paroles passées. C’est par lui que j’ai su le secret de ma naissance. Mais Notre-Seigneur, en raison de la bonté de ma mère, de son repentir et de sa pénitence, m’a donné la faculté de connaître l’avenir ; je vais t’en donner la preuve. » Tirant alors le juge à l’écart : « Ta mère, en sortant d’ici, ira trouver celui qui t’a engendré. Elle lui apprendra ce que je t’ai découvert ; le prouvaire aussitôt sentira une telle peur de ta vengeance qu’il se laissera conduire par le démon à une rivière dans laquelle il se noiera. »

Le chose arriva telle que Merlin l’avait annoncée. Le juge déclara au peuple que la mère avait été justifiée par son fils, l’enfant le plus sage qu’on eût jamais vu. Le peuple se retira satisfait, et Merlin, prenant congé du juge, le pria de raconter tout ce qui venait de se passer au prud’homme qui avait conseillé sa mère. Il se nommait Blaise, et ce fut lui que Merlin devait charger plus tard d’écrire ce qui lui arriverait.




VI.


transition. — maître blaise.



Si Boron n’avait fait que suivre la tradition généralement répandue de son temps sur la conception, la naissance et les facultés célesto-infernales de Merlin, il n’aurait pas eu besoin de chercher un garant de la vérité de son récit. Il lui eût suffi de dire : Cela se trouve dans le Saint-Graal ou dans le Brut. Mais, comme il ajoutait beaucoup de lui-même à ce qu’on savait déjà du prophète, il se crut obligé d’introduire un grave personnage confident des secrets de Merlin. Il aurait été non-seulement chargé d’écrire ce que le devin viendrait lui raconter de ses œuvres, il devait encore réunir ces dictées à l’histoire de Joseph d’Arimathie et du Graal. Le rôle de Blaise nous semble aujourd’hui puéril, et peut-être les contemporains de Boron n’y furent-ils pas trompés plus que nous. Mais Boron ne l’aurait pas introduit s’il eut trouvé la source des aventures et des récits de son Merlin dans le Saint-Graal ou dans les traductions du livre de Geoffroy de Monmouth. D’ailleurs, pour apprécier la valeur littéraire du rôle que Blaise remplit, il faut se reporter au douzième siècle. La première précaution que devait prendre alors le trouveur était de fournir un garant de ses récits et d’indiquer les sources auxquelles il avait puisé. Cet expédient, depuis longtemps employé, fit toujours plus ou moins fortune. Le faux Darès avait obtenu plus de crédit que le divin Homère, parce qu’il prétendait avoir assisté au siège de Troie ; le faux Callisthène, en se donnant pour le maître et le confident d’Alexandre, avait été écouté aux dépens d’Arrien, de Plutarque et de Quinte-Curce. Le faux Turpin, aumônier de Charlemagne, avait été compté parmi les chroniqueurs les plus sincères. Maintenant Robert de Boron, après avoir eu pour garant de son Joseph d’Arimathie le grand livre du Graal qu’il n’avait peut-être jamais vu, devait dire également comment s’était conservée la mémoire des faits et gestes de Merlin, qui n’avaient rien de commun avec la légende du Graal. Il alla donc au-devant des objections, en supposant que Blaise, le confesseur de la mère du prophète, avait, dès les premiers temps, tenu note des actes de Merlin, et les avait ajoutés à la légende de Joseph d’Arimathie.

Suivons cette importante parenthèse du livre de Merlin. Blaise, avant de consentir à recevoir les confidences du prophète et de les écrire, veut être rassuré sur le danger de servir le fils d’un ange déchu. Merlin lui proteste qu’il est dans les voies de Dieu, et qu’il a trouvé grâce devant celui qui connaît le fond des cœurs : « Blaise, » ajoute-t-il, « je t’apprendrai des choses que Dieu seul et moi pouvons savoir. Tu en feras un livre, et ceux qui plus tard l’entendront deviendront meilleurs et plus éloignés de pécher. »

Et, quand Blaise eut réuni encre et parchemin, Merlin lui conta les amours de Jésus-Christ et de Joseph d’Arimathie ; le lignage de Joseph, le nom de ceux qui avaient la garde du Graal, la vocation d’Alain et le départ de Pétrus, la transmission du saint vaisseau de Joseph à Bron, le riche pêcheur. Il lui dit comment, après tout cela, les diables avaient tenu conseil, et s’étaient accordés à le faire lui-même entrer dans le monde. « Ensi ditta Mellins cest oevre et la fist faire à Blaise.

« Le livre que tu vas écrire, » dit encore Merlin, « sera partout reproduit et volontiers entendu. Cependant il ne sera pas en autorité, attendu que tu n’es pas et ne pourrais être apôtre. Tout ce que les apôtres ont écrit de Notre-Seigneur, ils l’avaient eux-mêmes vu ; mais tu dois écrire ce que tu n’auras pas vu, et ce que je t’aurai seulement rapporté. Tu joindras l’histoire de Joseph d’Arimathie à la mienne, et de ces deux récits tu formeras un seul livre auquel il ne manquera que les paroles secrètes dites à Joseph d’Arimathie par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que nul ne doit répéter.

« Je vais me rendre dans les contrées d’Occident où me conduiront des messagers venus pour me prendre, parce qu’ils pensent avoir besoin de mon sang. Avant de m’y rejoindre, tu suivras le chemin du Northumberland, où résident ceux qui ont la garde du Graal, et auquel tu seras un jour réuni, en récompense de ta pieuse vie et de l’œuvre que je t’aurai fait accomplir[11]. »

Il faut bien remarquer que si Merlin envoie Blaise dans la contrée où sont retirés les gardiens du Graal, il ne lui donne pas encore moyen de se réunir à eux. Ce bonheur doit être le prix d’une vie de travail et de bonnes œuvres. Ainsi c’est à Merlin seul que Boron fait ici remonter la dictée non-seulement de son poëme de Merlin, mais du poëme de Joseph d’Arimathie ; car il ne peut avoir entendu parler du roman du Graal en prose, que son auteur anonyme donne comme transcrit sur l’original autographe de Jésus-Christ.

Quel avait été le lieu de la naissance de Merlin ? Où les messagers de Vortigern viendront-ils le découvrir ? Geoffroy de Monmouth et Giraud de Galles désignent la ville de Caermarthen, dans la partie méridionale du pays de Galles ; Robert de Boron semble d’une opinion toute différente. D’après son texte, on pourrait proposer la Petite-Bretagne. En effet, Merlin dit à Blaise : « Je serai envoyé querre vers Occident, et, chez lui, l’Occident est toujours la Grande-Bretagne. Il n’y était donc pas quand il parlait ainsi ; l’Armorique, la France, sont pour lui l’Orient. Mais, je le répète, il y a beaucoup de vague dans cette indication.

Toujours est-il qu’en suivant ainsi pas à pas la composition romanesque, on voit s’évanouir ces plans réfléchis, ces théories profondes dont on a fait trop souvent honneur à leurs auteurs. La donnée religieuse représente sans doute quelque tradition nationale liée à la généalogie réelle ou fictive des anciens rois bretons ; mais on ne doit y chercher aucune intention philosophique ou mystique. La seule portée de la légende du Saint-Graal fut de donner à la première prédication de l’Évangile dans l’île de Bretagne une origine asiatique, et de justifier contre la prétention contraire les formes anciennes de la liturgie bretonne.

Mais pour ce qui, dans les Romans de la Table ronde, se trouve en dehors de la légende pieuse, on en aperçoit toujours le point de départ dans les traductions de l’Historia Britonum et dans les anciens lais chantés longtemps avant l’œuvre de Monmouth dans toutes les parties de la France. Robert de Boron, je le répète, n’a pas eu d’autre secours, n’a pas puisé à d’autre source : les heureuses additions qu’il a faites aux récits populaires sont dues à son imagination, à son génie. La légende, bretonne, galloise ou latine, de Joseph d’Arimathie existait avant son poëme. Mais Geoffroy de Monmouth ayant concentré, pour ainsi dire, l’attention et la curiosité littéraire de son siècle sur les aventures d’Artus et de Merlin, Robert de Boron et ses continuateurs posèrent graduellement sur ce fondement l’édifice enchanté des Romans de la Table ronde, et donnèrent à toutes ces créations successives une sorte d’unité, en les rattachant à la première donnée religieuse. Ce fut pour eux un moyen d’entrer en matière et de conclure deux choses fort difficiles et fort embarrassantes dans tous les genres de composition.

Mais jamais ces immortels créateurs de la romancerie n’eurent la pensée de fonder un nouveau système d’esthétique sur les ruines de celui qui existait avant eux. J’en demande donc pardon à un écrivain moderne très-ingénieux, qui, tout en promettant de faire mieux connaître l’esprit et le caractère de nos romans, a réellement grossi les ténèbres qui les environnaient. Non, quoi qu’en ait dit M. Louis Moland, l’Église ne conçut jamais la chevalerie comme une institution religieuse, un sacerdoce militaire, une prêtrise armée, dont le modèle aurait été la chevalerie de la Table ronde. L’Église n’a contribué en rien à la naissance de tous ces héros et le système militaire de la féodalité s’est formé dans un esprit parfaitement étranger à l’esprit de l’Église et du Clergé. Il est surtout plus que douteux que « le livre du Saint-Graal ait jamais eu rien de commun avec l’ordre des Templiers. » Tout cela s’écrit et se répète de notre temps, où la critique veut tout expliquer par un procédé synthétique ; mais rien de tout cela ne soutient la présence des œuvres mêmes auxquelles on le rapporte.




VII.


vortigern. — voyage de merlin. — le vilain aux souliers neufs. — l’enfant qu’on porte en terre. — les deux dragons.



Je reprends le récit de Robert de Boron.

Merlin est conçu ; il est né ; il a confondu les juges qui voulaient condamner sa mère. Les sept premières années de sa vie s’écoulent sans aventures. La mère vit retirée dans une maison religieuse, et le bonhomme Blaise les a suivis dans leur pieuse retraite.

Cependant que se passait-il dans l’île de Bretagne  ? Le roi Constant avait, en mourant, laissé trois fils. L’aîné, Ambrosius, surnommé Moine, avait été mis à mort à l’instigation secrète de Vortigern le sénéchal, usurpateur de sa couronne.

Les deux jeunes frères de Moine s’étaient réfugiés « vers Orient, por ce que de là étoient venus lor ancessor ». En effet, suivant Geoffroy de Monmouth, Constantin, aïeul des trois frères Moine, Pendragon et Uter, était frère d’Audran ou Aldroen, roi de la petite Bretagne[12].

Bientôt Vortigern, menacé par une partie de ses sujets, appelle à son secours les Saisnes ou Saxons, dont le chef se nommait Engis (Hengist) : « Engis, » dit Robert de Boron, « pour chaça maintes choses que je ne doi retraire. Mais ce vous puis-je bien dire que il fist tant vers Vortigier que il prist une soe fille à femme, et sachent tuit-cil qui cest conte orront que ce fu celle qui premierement en cest roiaume dist Guersil. » (Variantes : Garsoil. Guerseil)[13].

La consultation de Wortigern à ses sages, ses clercs et ses astronomes, pour découvrir ce qui s’oppose à la construction de sa forteresse, est ici plus développée que dans Nennius et dans Geoffroy : si les devins donnent le conseil de tuer l’enfant né sans père, pour arroser de son sang les fondements de la tour, c’est que les astres leur annonçaient que cet enfant causerait leur mort. Écoutez comment les messagers envoyés par Vortigern font rencontre de Merlin :

« Il avint un jor que li messagier passerent un grant champ à l’entrée d’une vile, et en cel champ avoit grant plenté d’enfans qui jouoient à la coule. Et Merlins qui toutes les choses savoit vit cils qui le requeroient ; si se trest près de l’un des plus riches de la vile, porce que il savoit bien que cil le mesameroit. Si hauce la croce, et fiert l’enfant en la jambe, et cil comence à plorer et à Merlin reprochier qu’il est nés sans pere. Quant cil qui esgardoient l’oïrent, si alerent vers celui qui ploroit et demandèrent : Qui est cil qui t’a feru ? Et il lor dist : Ce est le fil d’une femme qui onques ne sot qui l’ot engendré. Quant Merlins l’oï, si vint vers els riant et lor dist : « Je sui cil que vous querez ; et vous avez juré au roi Vortigern que vos m’ocirez et que vos li porterez mon sanc… »

Le retour des messagers est embelli d’agréables preuves de la prescience de Merlin. Après avoir traversé le marché d’une ville, ils rencontrent un vilain qui venait d’acheter des souliers neufs et une large pièce de cuir. Merlin, en le voyant passer, se prend à rire, et les messagers du roi lui en demandent la raison. — « Vous voyez ce vilain ? » dit-il ; « suivez-le, il sera mort avant de rentrer dans a maison. » Deux des messagers, ayant rejoint le vilain, lui demandent ce qu’il veut faire de son emplette : « Je dois, » dit-il, « aller en pèlerinage ; j’ai acheté des souliers neufs, et du cuir pour les raccommoder quand ils seront usés. Les messagers reviennent à Merlin : « Nous avons parlé à cet homme, il est parfaitement sain et bien portant. — Suivez-le cependant, » dit Merlin. Ils n’eurent pas fait une lieue qu’ils voient le vilain s’arrêter, fléchir et tomber sans mouvement : ils approchent, il était mort.

Cette histoire du pèlerin se trouvait déjà, comme on a vu plus haut (page 85), dans le poëme de la Vita Merlini ; mais elle est ici mieux à sa place que dans le poëme qui l’a inspirée.

Dans le cours de leur voyage, une seconde aventure semble faire double emploi avec l’histoire de la mère du Juge. — En traversant une ville, ils voient un grand deuil d’hommes et de femmes autour de la tombe d’un enfant qu’on portait en terre. Merlin se met à rire ; on lui en demanda la raison : « Voyez-vous, » dit-il, « ce prud’homme qui témoigne d’une si grande douleur ? — Oui. — Voyez-vous le prouvaire qui chante là devant les autres ? Le prud’homme ne devrait pas pleurer, et le prouvaire devrait mener le deuil ; c’est le véritable père de l’enfant. Allez à la femme, demandez-lui pourquoi son baron fait si grand deuil. Elle vous répondra : Pour son fils qui est mort. Mais (direz-vous à votre tour) vous savez bien que le père de cet enfant est le prouvaire ; lui-même le sait fort bien, à telle enseigne qu’il avait gardé note du jour où il l’avait engendré. » La femme ainsi découverte ne tarda guère à tout avouer, en priant les messagers de ne rien dire à son seigneur, qui la tuerait sur-le-champ.

L’entrevue de Merlin et de Vortigern, la confusion des astrologues, la découverte et l’explication de la lutte du dragon blanc victorieux du dragon rouge, tout cela se trouvait déjà dans Geoffroy de Monmouth, et même en partie dans le Nennius. Mais ce dernier, et nous ne devons pas l’oublier, ne prononce pas une seule fois le nom de Merlin, et chez lui l’enfant qu’on disait né sans père déclare se nommer Ambrosius et être fils d’un consul romain.

Cela est d’autant plus remarquable que, dans le temps même de la composition du poëme et du roman de Merlin, paraissait une rédaction romane du fameux livre oriental de Sendebad, traduit en hébreu sous le titre des Paraboles de Sendebar, en grec sous celui de Syntipas, en latin sous celui d’Historia Septem sapientium, et en français sous celui de Roman des Sept Sages de Rome. Le roman francais remonte vraisemblablement au douzième siècle ; et l’on y retrouve une aventure dont le héros, nommé Merlin, est né sans père, et confond les sages ou devins du roi. La donnée des deux récits n’est pas la même ; mais les différences n’empêchent pas la critique de reconnaître à l’un et à l’autre la même origine. Si le nom de Mellin ou Merlin, si l’aventure du fils sans père et de la punition des Sages était également dans l’original de Sendebad, il faudrait rechercher en Orient, soit dans l’Inde soit dans la Perse, l’origine de la légende de notre prophète. Mais nous penchons à croire, jusqu’à preuve contraire, que ce nom de Merlin fut introduit pour la première fois dans le Roman des Sept Sages, par un moine fort au courant des traditions bretonnes, lequel aura jugé bon, de sa propre autorité, de ne faire qu’un seul personnage du devin dont parlait le texte grec ou hébreu qu’il suivait, et du devin dont avait parlé Geoffroy de Monmouth. C’était alors un usage assez ordinaire, de changer le nom des héros dont on reproduisait les aventures déjà racontées ailleurs. Par exemple, dans les textes du livre de Sendebad, l’empereur, son fils et son gouverneur ont changé de nom autant de fois que leur histoire est passée d’une langue dans une autre. L’empereur est tantôt Cyrus, tantôt Poncianus et tantôt Hérode ; le fils, tantôt Dioclétien, tantôt Lucinien ; le gouverneur, tantôt Syntipas, tantôt Caton, etc. On ne pourrait donc s’étonner que le nom de Merlin eût également pris la place d’un autre nom, persan ou indien.

Quoi qu’il en soit, voici l’analyse de l’aventure du Roman des Sept Sages, composé par nos trouvères plutôt d’après des récits populaires venus d’Orient, que d’après un livre traduit de l’arabe, du grec, de l’hébreu ou du latin.

Un empereur de Rome, nommé Hérode, avait sept sages qui interprétaient les songes en exigeant un besant d’or de ceux qui les interrogeaient. Ils avaient acquis ainsi des richesses pour le moins égales à celles de l’empereur. Or il arriva que l’empereur se trouva frappé d’aveuglement, toutes les fois qu’il voulait sortir des portes de Rome. Il fit venir les Sages pour leur demander ce qui pouvait être cause de cet accident. Ceux-ci réclamèrent huit jours pour répondre. Le terme écoulé, Ils découvrirent qu’un enfant né sans père pourrait seul résoudre la question. Ils se mettent en quête, et trouvent hors de Rome un enfant auquel ses compagnons reprochaient de n’avoir pas de père. Les Sages l’arrêtent et demandent son nom ; il s’appelait Mellin. On le conduit à la cour : chemin faisant, il donne gratuitement à un prud’homme l’explication d’un songe qui lui révélait l’existence d’un trésor caché sous son foyer. Arrivés devant l’empereur, les Sages lui disent que cet enfant va rendre raison de ce qu’il demande. Hérode le conduit dans sa chambre : « Sire, » dit Mellin, « il y a sous votre lit une chaudière d’eau bouillante, alimentée par sept diables. Tant qu’elle y sera, vous ne pourrez rien voir en dehors de Rome, et si vous l’ôtez sans éteindre les sept bouillons de flammes, vous ne verrez pas plus dans Rome que hors de la ville. — Apprenez-moi donc ce que je dois faire, » dit l’empereur. — « Sire, il faut détourner votre lit, et faire creuser dessous. » Vingt ouvriers arrivent, ouvrent le sol et trouvent la chaudière : « Voilà qui est admirable, » dit Hérode. « Ton conseil sera désormais la règle de mes actions. Parle, et tu seras obéi.

« — Faites donc éloigner d’abord, » dit Mellin, « tous les gens qui vous entourent. Sire, » dit-il ensuite, « les bouillons de la chaudière indiquent la présence des sept diables que vous gardez près de vous. — Ah ! Dieu ! » fait Hérode, « et qui sont-ils ? — Ce sont les Sept Sages. Ils sont devenus plus riches que vous, par une méchante coutume qui leur fait exiger un besant d’or de tous ceux qui demandent l’explication de leurs songes. Et c’est pour avoir toléré ce détestable usage que vous êtes privé de la vue dès que vous sortez de Rome. Maintenant, prenez le plus vieux des sept et faites-lui couper la tête. Vous verrez le plus gros bouillon s’éteindre. — Ma foi ! » dit Hérode, « je ne demande pas mieux ; qu’on me l’amène. » Le vieillard fut en effet décapité, et le plus gros bouillon s’éteignit aussitôt. Les autres Sages, amenés les uns après les autres, subirent le même sort, et avec le dernier cessa de bouillir l’eau de la chaudière. « Il ne s’agit plus maintenant, » dit Mellin, « que de laver vos mains et de faire remettre votre lit en place. Puis, vous monterez à cheval, et vous sortirez de Rome. » Les selles furent mises aussitôt ; l’empereur, accompagné de Mellin, franchissant le seuil de la maîtresse-porte de la ville, vit tout aussi bien qu’avant de sortir. Il prit alors Merlin entre ses bras et lui fit tous les honneurs du monde.

Comment ici distinguer l’invention de l’imitation ? Les chantres et conteurs bretons avaient-ils puisé aux sources orientales ? Les auteurs orientaux du livre de Sendebad, ou seulement l’auteur du roman des Sept Sages, ont-ils enrichi leur texte d’une légende armoricaine ? Sans prétendre résoudre la question, je dirai que cette partie du livre de Merlin, quand elle serait empruntée aux légendes orientales, n’empêcherait pas Merlin d’avoir existé réellement en Nothumberland, et d’avoir été l’occasion de traditions purement nationales. D’après ces traditions, Merlin n’est pas nécessairement le fils sans père ; c’est surtout un homme sauvage, né et nourri dans les forêts, entraîné par une force invincible vers la solitude des bois. Que le grand clerc Geoffroy de Monmouth, avant de revenir, dans son poëme, à la tradition qui faisait de Merlin l’homme des bois, ait, dans son histoire, préféré celle qui lui donnait pour père un ange déchu ; que cette dernière tradition ait été d’origine étrangère, cela ne peut nous conduire avec Warton, en Orient, pour y chercher l’origine et l’invention des romans de la Table ronde. Nous aurons occasion de revenir sur cette difficulté.




VIII.


merlin à la cour d’uter. — la danse des géants ou stonehenge. — 1re table ronde.



Merlin prit congé de Wortigern en lui annonçant que les fils de Constant allaient bientôt aborder dans la « Bleue Bretagne, » pour venger leur frère. Pendragon, en effet, arriva et contraignit le tyran à s’enfermer dans une forteresse où il périt au milieu des flammes. Le nouveau roi ne tarda pas à comprendre l’utilité des conseils et de la protection de Merlin. Pendant qu’il tient les Saisnes assiégés dans leur place de sûreté, le devin prend un malin plaisir à se laisser entrevoir, puis disparaître avant d’être tout à fait découvert. Il croise le chemin de ceux qui le cherchent, déguisé en bûcheron, la coignée au cou, les grands souliers aux pieds, la cotte percée, les cheveux hérissés, la barbe longue et sordide. « Vous faites mal, » dit-il, « la besogne de votre maître ; vous ne trouverez pas celui que vous cherchez. — Eh quoi ! le connaissez-vous ? — Assurément, je sais sa demeure. Il m’a même donné charge de vous dire que ce n’est pas vous qu’il veut suivre. Annoncez à votre seigneur qu’il ne prendra pas le château des Saisnes tant qu’Hengist sera vivant, et que, s’il veut voir Merlin, il faut qu’il vienne lui-même le chercher dans cette forêt. »

Pendragon, sur le rapport de ses messagers, laisse à son frère Uter le soin de continuer le siége et s’enfonce dans la forêt de Northumberland.

« Si avint que uns de sa gent trouva grant plenté de bestes et un home moult lait et moult hidos qui ces bestes gardoit et demanda dont il estoit ? Cil li dist : de Norhumbelland, serjant à un prodome. Et demanda li serjans : Sauriés-me vous nouvelles dire de un home qui a nom Merlin ? Et li bons hom respont : Nenil, mais je sers un homme qui dist que li rois le vendroit querre hui en cest bois. Est-il venus ; ne savés-en vous rien ? Et il respont que li rois le quiert. Sauroies-le tu enseigner ? Et cil dist : Je dirai le roi tel chose que je ne vous dirai mie. Et cil respont : Et je te menroi là où li rois est. Et il dist : Dont garderoie-je mauvaisement mes bestes ; ne je n’ai nul besoing de lui. Mais se il venoit à moi, je li diroie bien celui qu’il vait querant. Et cil dist : Je le t’amenrai. Lors se parti de lui et quiert tant le roi qu’il le trouva. Et quant il l’ot trouvé, si li conta ce qu’il ot veu et trouvé. Et li rois dist : Moine-moi à lui. Lors le maine cil là où il avoit trouvé l’ome. Si li dist : Vez-ci le roi que je vous ameine. Et cil respont : Sire, je sai bien que vous querez Merlin ; mais vos nel porés ensi trouver devant que il voille que vos le truissiez. Alez-vous en à une de vos bones viles ci près, et il vendra à vos quant il saura que vos l’atendez. Lors dit li rois : Comment saurai-je que tu me dies voir ? Et il respont : Se vous ne me créés, si ne faites pas ce que je vos di. Car il est folie de croire mauvais consoil. Et quant li rois l’oï, si li demanda : Dis-tu donc que tes consaus est mauvés ? Et il dist : Naie, mais tu le dis. Et tant saiches-tu que je te conseille de ceste euvre quant tu méismes ne t’en sauroies conseillier. Et li rois dist : Je te crerai[14]. »

Le roi n’en avait pas fini avec les petites façons de Merlin. Dans la ville où il espérait le voir arriver, vient un prud’homme bien vêtu, bien chaussé et de bonne mine, qui demande à être conduit devant le roi. C’était Merlin. « Sire, » lui dit-il, « je viens de la part de Merlin ; il veut bien t’apprendre que le pâtre qui gardait ses bêtes n’était autre que lui-même. Il se montrerait volontiers, mais tu n’as pas encore besoin de lui. – Ah ! » reprend le roi, « j’en ai le plus grand besoin et le plus grand désir. — S’il est ainsi, il me charge de te donner de bonnes nouvelles. Hengist est mort, c’est ton frère Uter qui l’a tué. »

On envoie vérifier la nouvelle, et le prud’homme disparaît. À quelque temps de là vint un autre prud’homme encore mieux vêtu que le premier, lequel, après avoir longtemps mis en défaut tous ceux qui entouraient le roi, se nomme ; c’est lui, c’est Merlin. De nouvelles transformations se succèdent. Comme messager d’amour, il présente à Uter une lettre de la dame qu’il aimait ; revenu dans sa première forme, il promet de les servir de tout son pouvoir, et de reparaître toutes les fois qu’ils auront vraiment besoin de lui.

Mais, comme c’est l’ordinaire, tous les barons qui formaient la cour de Pendragon ne virent pas de très-bon œil le grand crédit de Merlin et la part qu’il avait dans les affaires. Un d’entre eux, qui pouvait être de bonne foi dans son incrédulité, propose de soumettre la science du devin à une épreuve décisive. Il fait le malade, et quand le bruit de sa mort prochaine est bien répandu, il demande à Merlin, en présence du roi, de quelle mort il doit mourir. « Je vais vous le dire, » répondit tranquillement le devin, « vous tomberez d’un cheval et vous briserez le col. »

Merlin retiré : « Il n’y a pas, » dit le prud’homme au roi, « la moindre apparence au genre de mort que votre devin indique. Permettez-moi de l’éprouver une seconde fois. » Pendragon consent ; le prud’homme quitte la ville, puis revient à quelque temps de là couvert d’humbles vêtements, l’âge et le visage entièrement contrefaits : il se met au lit et fait prier le roi de lui amener son devin. « Merlin, » dit Pendragon, « vous plairait-il de m’accompagner au logis d’un pauvre malade ? Nous y mènerons tel que vous désignerez. — Sire, » répondit Merlin, « le roi doit être partout accompagné de vingt hommes pour le moins. » Ils arrivent au logis indiqué ; la femme du malade, à leur approche, se jette aux genoux du roi : « Ah ! Sire, priez votre devin de nous dire si mon cher seigneur doit mourir de cette maladie. — Non, » dit Merlin, « la maladie de cet homme n’est pas de celles dont on meurt. — Mais, seigneur devin, » crie alors le malade, « dites de quelle mort je dois mourir. — À ton dernier jour, » dit Merlin, « tu seras trouvé pendu. » Ces mots prononcés, il s’éloigne.

« Sire, » dit le baron, « voici une meilleure preuve encore de l’imposture de votre devin ; comment pourrais-je mourir d’une chute de cheval et être pendu ? Je désire pourtant l’éprouver une troisième fois. »

Il se rendit dans une abbaye, obtint de l’abbé de passer pour un de ses moines. Puis, s’étant mis au lit, l’abbé vint prier le roi de visiter sa maison et d’amener avec lui son sage devin.

« Ensi chevauchierent tant que il vindrent à l’abbaïe, un biau matin, ainsi que la messe fu chantée ; et quant li rois ot la messe oïe, li abbes vint à li ovec grant compaignie de moines, et pria le roi por Dieu que il venist veoir un lor moine malade, et que il menast son devin. Ensi vindrent là où li abbés les mena, et demanda au roi : Sire, por Dieu, faites-moi dire à votre devin se jamais cest prodom porra garir. Et Merlins fait semblant que il se corrout, et dist : Il se peut lever ; il n’a nul mal, et por noient mésaisa ; mais saichent bien tuit que le jor qu’il morra, il se brisera le col, et pendra et noiera. Et qui vivra, il le verra. Et cil se lieve en son séant, et dist au roi : Sire, or poez-vous bien cognoistre sa folie ; car il ne set ce que il dit. Comment porroit ce estre que il poïst dire que le jor que je morrai, je me briserai le col, et que pendrai et que je noierai ? Or esgardez, sire, se vos estes sages, qui tel home créez et faites seignor de vostre conseil. Et li rois respont : Je nel mescrerai tant que je saiche de quel mort vos morrois. »

Cette histoire que Robert de Boron avait également empruntée à la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth est célèbre. Longtemps après, le prud’homme, chevauchant en grande compagnie, vint à traverser un pont de bois jeté sur une grande rivière ; son cheval fait un faux pas, et le cavalier, lancé en avant, tombe et se brise le cou. Le corps tourne de telle manière que le manteau s’embarrasse dans une des pièces du pont ; l’homme est retenu par les pieds tandis que sa tête demeure plongée dans la rivière. Le bruit de l’aventure fut grand. Pour Merlin, après avoir reproché aux deux princes la complaisance qu’ils avaient montrée pour des envieux, il déclare que les questions qu’on ne cesse de lui adresser lui déplaisent et le fatiguent ; à l’avenir il ne fera plus que des prédictions dont on ne reconnaîtra le sens qu’après leur accomplissement. « Je ne parlerai plus devant le peuple ne en cort, se obscurément non ; que il ne sauront que je dirai devant que il le verront. » Merlin a tenu parfaitement sa parole, et tous les devins, ses devanciers ou successeurs, ont imité son exemple.

Mais le roi Pendragon et tous les hommes informés de la résolution de Merlin commencèrent dès ce moment à garder note de ce qu’il avait dit ou dirait encore. « Lors dist chascuns par soi que jamès ne li oront chose dire, qui à avenir soit, que il ne la metent en escrit. Et ensi fu commenciés li livres des Prophecies de Merlin ; ce que il dist du roi d’Engleterre et de toutes les autres choses dont il parla puis. Et por ce, ne dist pas icest livres qui Merlins est ne qui il fu, que il ne metoient en escrit se ce non que il disoit… Et quand Merlins dist à Blaise que il devoient metre en escrit ses paroles ; Blaises li demanda : Feront-il tel livre comme je ? Et Merlins respont : Nenil ; il ne metront en escrit se ce non que il ne porront conoistre jusque il soit avenu. Et Merlins comença lors à dire les oscures paroles dont li livres fu fais de ses prophecies, si que l’en ne les poïst conoistre tant que elles fussent avenues[15]. »

Nous arrivons à la fameuse légende de Stonehenge, cette enceinte de pierres druidiques dressée dans la plaine de Salisbury. C’est une tradition que l’histoire ne donne aucun moyen d’expliquer et de justifier. Geoffroy de Monmouth et Robert de Boron la rattachent également à l’histoire de Merlin ; ils font tous deux venir les pierres, d’Irlande en Grande-Bretagne ; mais Geoffroy place l’événement sous le règne d’Aurélius Ambroise (le Pendragon de Robert), qui aurait ainsi désiré consacrer le lieu où reposaient les illustres Bretons morts en combattant les Saxons. Robert de Boron veut, au contraire, que le transport des pierres n’ait eu lieu que sous Uter, frère et successeur de


Pendragon : nouvelle preuve que, dans les œuvres littéraires, les conteurs de fables ne s’accordent guère mieux entre eux que les historiens.

Aurélius Ambroise, dit Geoffroy, était allé visiter près de Kaercaradoc, aujourd’hui Salisbury, la sépulture des comtes et principaux guerriers égorgés par l’ordre d’Hengist. À la vue de cette longue suite de tombeaux, le roi n’avait pu retenir ses larmes, et avait pris la résolution d’élever un monument durable à la mémoire de tant de généreuses victimes. Il mande charpentiers et maçons, qui se déclarent incapables de répondre à ses vœux. « Il n’y a que Merlin, » dit alors Tremoun, l’archevêque de Carleon, « qui puisse faire ce que vous souhaitez. » On cherche longtemps Merlin ; on le trouve enfin près de la fontaine de Galabus, dans le pays des Gewisseans. Quand il est arrivé, le roi commence par l’inviter à prophétiser. — « Sire, » dit Merlin, « on ne doit découvrir l’avenir qu’en cas de grande nécessité. Si je satisfaisais une vaine ostentation, l’esprit qui me visite cesserait de m’inspirer et ne reviendrait plus une autre fois. » Le roi n’insista pas, et lui parla du monument qu’il entendait élever. Merlin dit : « Si vous voulez dignement honorer la sépulture de ces hommes illustres, faites prendre la Danse du Géant sur la montagne de Killaraus, en Irlande. C’est un assemblage de pierres qui ne peuvent être ébranlées que par la connaissance profonde de l’art mécanique. Si l’on parvient à les replacer ici dans l’ordre où elles sont maintenant, elles y resteront jusqu’à la fin des siècles. »

Le roi se prit à rire « Le moyen, » dit-il, « de transporter d’aussi pesantes masses à pareille distance ! la Bretagne n’a-t-elle pas assez de pierres ? — Ne riez pas, » reprit Merlin, « ces pierres d’Irlande ont des propriétés mystérieuses, de grandes vertus médicinales. Les géants du temps passé les avaient transportées de la côte d’Afrique la plus éloignée en Irlande, quand ils habitaient cette île. Leur projet était de les disposer en cuves, et d’y établir des bains pour les malades[16] ; car c’est aux bains qu’ils demandaient la cure de tous leurs maux. C’est encore ainsi qu’ils guérissaient toutes les blessures, en mêlant à l’eau le suc de certaines herbes. Il n’est pas une de ces pierres qui ne soit douée de quelque vertu particulière. »

Les Bretons résolurent d’aller prendre ces pierres, et de combattre les Irlandais s’ils essayaient de les défendre. Uter, frère d’Ambrosius, partit avec quinze mille guerriers, et, ce qui valait mieux encore, accompagné de Merlin. Les vaisseaux abordèrent en Irlande. Le roi du pays, nommé Gillomanius, en apprenant le motif de l’arrivée des Bretons, ne put s’empêcher de rire. « En vérité, » dit-il, « il ne faut plus nous étonner que les Bretons aient été subjugués par une couarde race étrangère, quand ils sont assez brutes et assez fous pour venir nous attaquer afin de nous enlever des pierres qui ne valent pas mieux que celles de leur pays. » Il y eut un grand combat, les Bretons, vainqueurs, coururent à la montagne de Killaraus et contemplèrent avec une grande admiration la Danse du Géant. « Maintenant, » dit Merlin, « voyez comment vous pourrez mouvoir ces pierres. » Tous se mettent à l’œuvre ; on emploie des câbles, des roues, des leviers, mais le tout en vain. Le devin riait de leurs vains efforts ; enfin il comprit qu’il fallait un peu les aider. Il prit chacune des pierres l’une après l’autre, et, les soulevant avec une merveilleuse facilité, alla les déposer dans les vaisseaux. Les Bretons revinrent triomphants ; les pierres, aisément transportées dans le cimetière de Salisbury, furent disposées par Merlin lui-même dans le même ordre qu’elles gardaient sur le mont Killaraus. Il ne pouvait, dit en terminant Geoffroy de Monmouth, donner une preuve plus manifeste de la supériorité de l’art sur la force corporelle.

Venons maintenant au récit de Robert de Boron. Merlin avait prévu la prochaine arrivée d’une flotte de Saxons impatients de venger la mort d’Hengist et de conquérir une seconde fois l’île de Bretagne. Le roi Pendragon avait fait les meilleures dispositions pour bien les recevoir et les attirer loin des rivières. Les Saxons, ne trouvant d’abord aucune résistance, s’avancèrent dans les terres, pendant qu’Uter venait se placer entre eux et la mer, de façon à les pousser jusqu’au milieu des plaines de Salisbury. Alors, ils trouvèrent devant eux et le long de la Tamise l’armée de Pendragon, tandis que celle d’Uter s’étendait derrière eux, prête à leur disputer le retour. Or, Merlin avait averti les deux princes bretons d’attaquer résolument les Saxons dès qu’ils apercevraient dans l’air un dragon rouge, lançant des flammes de sa gueule béante. Le signal ne se fit pas attendre ; la bataille fut terrible, et, comme Merlin en avait informé Uter, le roi Pendragon y fut tué. De l’armée des Saxons, il n’échappa pas un seul guerrier.

Le premier soin d’Uter fut de faire recueillir les corps de tous les chevaliers mortellement frappés dans cette grande bataille. « Chascuns i mist le cors de ses amis, les uns près des autres par tropiaus ; et Uter fist aporter le cors de son frere en la compaignie de ses homes, et chascuns fist escrire sur la tombe de ses amis qui il étoit ; et Uter fist son frere lever plus haut des autres, et dist qu’il ne feroit sur lui escrire le sien nom ; car moult seroient fol cil qui sa tombe verroient et ne cognoistroient que ce estoist la tombe au seignor de cels qui là gisoient. »

Cela fait, Uter se rendit à Londres ; les barons le couronnèrent et les prélats le sacrèrent. Merlin vint le trouver à quinze jours de là, et lui dit que le dragon qu’il avait vu flotter avait annoncé la mort prochaine du roi son frère, et que lui-même, en raison de ce que le dragon lui avait paru comme suspendu dans l’air, devait ajouter à son nom d’Uter celui de Pendragon.

Peu de temps après fut instituée la Table ronde, et nous dirons tout de suite qu’en rapportant cette création capitale au règne d’Uter-Pendragon, et en choisissant parmi des guerriers assez obscurs les premiers convives de la Table ronde, Robert de Boron prouve déjà qu’il est resté étranger à la composition de la seconde partie du roman de Merlin. Car, dans cette deuxième partie, ces chevaliers, naguère si prud’hommes, si exempts de mauvaises passions, si fortement unis entre eux et avec Uter-Pendragon, leur souverain, deviennent déloyaux, jaloux, ennemis d’Artus, et cèdent enfin leurs sièges à de plus vertueux et à de plus vaillants. Les continuateurs auraient assurément supprimé ce premier essai stérile, si la publication du poëme de Robert et de sa réduction en prose n’avait pas devancé celle de leur roman et ne leur en avait ôté les moyens.

Le système qui offrait comme principal but de cette troisième Table la Quête du Graal est indiqué ici ; mais probablement après coup. La place demeurée vide ne sera occupée que par celui qui devra remplir également celle de la Table de Joseph. La Table ronde est ici la réunion des vassaux, des hommes du roi, aux quatre grandes fêtes de l’année, Noël, Pâques, la Pentecôte et la Saint-Jean ; et l’intention manifeste des romanciers est encore ici de rapporter à l’ancienne cour des rois bretons l’origine de tous les usages auxquels se conformaient les grands souverains du douzième siècle, Louis VII, Philippe-Auguste et Henry d’Angleterre. Tenir cour et tenir Table ronde était alors une même chose, dont on voulait que le premier exemple remontât au prophète Merlin, et au roi Uter-Pendragon, comme aussi l’usage de distribuer des livrées et de faire des présents aux dames qui venaient embellir de leur présence ces grandes réunions. Les deux frères Pendragon et Uter auraient aussi, les premiers, fait précéder leurs armées en campagne de l’enseigne ou étendard du Dragon d’or, qu’on portait encore au premier rang de l’armée française, dans le onzième siècle. Nous verrons ainsi l’origine de la plupart des grandes coutumes des temps féodaux gratuitement rapportées aux fabuleux usages de la cour d’Artus. Dans cet ordre d’idées, la troisième Table ronde exprime une intention essentiellement laïque et mondaine ; elle est instituée en faveur de ceux qui tiennent à la vie des cours et aux honneurs du siècle.

La place qui y demeurait inoccupée, comme aux deux premières, ne devait être remplie que plus tard ; c’est là ce que Merlin a soin d’expliquer à Uter-Pendragon : « Et ce ne avendra mie a ton tens ; mais au tens du roi qui après toi vendra. Mais je te pri que tu faces desormais tes asamblées et tes grans cors en ceste ville (Carduel en Galles), et que tu i tienges ta cour trois fois l’an et toutes les festes annuieus. Et li rois respont : Je le ferai. »

Je passerai rapidement sur l’épreuve du siége vide, tentée par un des familiers du roi, et punie aussitôt comme l’avait été celle de Moïse à la Table du Graal. La laisse suivante nous ramène au texte de Geoffroy de Monmouth, dont elle offre l’habile et poétique développement. C’est le récit de l’amour du roi Uter-Pendragon pour Ygierne.




IX.


amours d’uter-pendragon et d’ygierne. conception et naissance d’artus.



À l’une des fêtes que le roi donnait à Carduel[17] depuis l’institution de la Table ronde, il remarqua, parmi les dames, la belle Ygierne, femme du duc de Tintagel[18]. Il se contenta d’abord de la regarder avec un grand plaisir ; la dame s’en aperçut, et, comme elle était aussi sage que belle, elle évita, tant qu’elle put, de se trouver seule avec lui. Uter envoya des présents de joyaux à toutes les femmes, pour avoir moyen d’en adresser à la duchesse[19]. Elle ne put trouver de raisons pour les refuser, tout en soupçonnant les véritables intentions du roi.

Les fêtes terminées, le roi reconduisit assez loin le duc de Tintagel, et ne manqua pas de lui donner les marques d’amitié les plus flatteuses ; puis, s’approchant d’Ygierne, il dit assez bas qu’elle emportait son cœur avec lui. La dame ne fit pas semblant de l’entendre. Aux réunions suivantes, Uter n’eut pas lieu d’être plus satisfait mais cet amour le préoccupait tellement qu’il ne put s’empêcher d’en parler à deux de ses plus privés serviteurs. Ulfin[20] lui dit : « Sire, vous entreprenez une tâche qui demande grand secret. Si vous allez à la demeure de la dame, vous risquerez d’être blâmé, il vaut mieux tenir d’autres grandes cours et inviter vos barons à venir passer à Carduel quinze jours, eux, leurs femmes et toute leur suite. »

Mais, à la prochaine réunion, la belle Ygierne prit grand soin d’éviter le roi. Elle se tenait au milieu des dames ; Uter-Pendragon ne gardait une lueur d’espérance qu’en s’entretenant d’elle avec Ulfin : « Tosjors cuidoit-il morir quant il ne la véoit, et quant il la véoit, si li allegeoit un poi sa dolor, et longuement ne povoit-il vivre se il n’avoit confort de s’amor. » Ulfin pour le réconforter lui dit : « Sire, vous êtes moult mauvais, quant por le désir d’une feme cuidiez morir ; je, qui sui un povre home, se je l’amois autant com vos faites, n’en cuideroie pas morir ; car je n’oi onques parler de feme, qui se poïst défendre se ele estoit bien priée et l’en poïst doner joiaus, et amer et honerer tous ceus et toutes celes qui sont entour li. »

Ulfin, qui donnait de si bons avis, fut chargé du soin d’adoucir les rigueurs de la belle duchesse. Pendant que le roi redoublait d’attention auprès du duc de Tintagel, lui ne quittait pas les traces d’Ygierne à laquelle il offrait sans cesse de nouveaux présents : « Tant que un jour avint que Ygierne tint à conseil Ulfin et li dist : Pourquoi me voulez-vous donner ces joiaux et ces grans dons ? Ulfin respont : Pour votre grant sen, votre beauté et votre simple contenance. Je ne vous puis rien doner ; quar tuit li avoir du roiaume de Logres sont à vostre volonté, tuit li cors des homes à votre plaisir. Et ele respont : Coment ? Et Ulfin dist : Pour ce que vous avez le cuer de celuy à cui tous les autres doivent obéir. Et Ygierne respont : De quel cuer me dites-vous ? Et Ulfin li dist : Celuy du roy. Et celle lieve sa main, si se seigne et dist : Dieus ! com est cis rois traitres, quant il fait semblant de mon seignor amer et moy veult honir ! Ulfin, garde que jamès ne t’aviegne que tieus paroles me dies, que saches-tu bien que je le diroie au duc mon seignor, et se il le savoit il t’en conviendroit mourir, et je ne te celerai que ceste fois. Ulfin respont : Ce seroit mon honor de mourir pour mon seignor ; n’onques mès dame ne se deffendi de tel chose que vous refusez ; mais espoir, vous vous gabez. Dame, pour Dieu ! aiés merci de mon seignor et de vous meismes, car se vous n’en avez merci, vous en verrez grans mous avenir, ne li dus vostre sire ne vous porra deffendre contre la volonté de nostre seignor le roi. Et Ygierne respont en pleurant : Se Dieu plaist, non ferai et je m’en deffendrai bien. »

Ce mauvais succès ne découragea pas le roi : « Ensi, » dit-il, « devoit bonne dame respondre, et jamès bonne dame ne fu si tost vaincue. » La fête à laquelle il avait convié ses hommes touchait à sa fin. Le onzième jour, sur l’avis d’Ulfin, Uter avait fait asseoir le duc à sa droite, et remarquant une très-belle coupe d’or près de lui : « Voyez-vous, » dit-il au duc, « voy-ci bele coupe : mandez Ygierne vostre femme qu’ele la preigne et que ele boive pour l’amour de moi, et je la li envoierai toute pleine de cest bon vin par un de vos chevaliers. Le duc respondi com cil qui à nul mal ne pensoit : Sire, grans merci ! ele le prendra volentiers. Et li dus apelle un sien chevalier qui moult estoit bien de lui et li dist : Bretel, prenez celle coupe, si la portez vostre dame, de par le roi, si li dites que je li mant que ele por l’amor de moi et de li i boive. Bretel prent la coupe, si vint en la chambre où Ygierne mengeoit, si s’agenouille devant ele et lui dist : Dame, li rois vous envoie ceste coupe, et mes sire vous mande que vous la preignois et que vous i buvois por l’amor de li. » Quant ele l’entendi, si a moult grant honte et rougist, et n’osa refuser les comandemens le duc ; si prist la coupe et i but et la revoust parce lui-meisme renvoier le roi, et Bretel li dist : Dame, mes sire a comandé que vous la reteigniez. Quant ele l’oï, si set que à prendre li convient. Et Bretel s’en revint au roi, si l’en mercie de par Ygierne qui onques mot n’en avoit sonné »

Ulfin, bientôt après, vint dans la chambre où elle était pour juger de sa contenance. Il la trouva pensive et irritée : « Votre seigneur, » lui dit-elle, « m’a envoié ceste coupe, mais je veus bien que vous sachiez qu’il n’y gagnera rien, si ce n’est grande honte. Demain mon seigneur le duc saura la trahison que vous et lui pourchassez. — Ah ! dame, répond Ulfin, vous n’êtes pas si folle ! Vous savez bien que jamais mari ne conserve sa fiance à la femme qui lui fait de tels aveux. — Honte à qui s’en gardera ! » répondit-elle.

Quand le roi eut mangé et lavé, il prit le duc par la main : « Allons voir ces dames, » lui dit-il en riant. Ils vinrent dans la chambre où Ygierne avait mangé avec les autres dames ; mais elle ne fit aucun semblant de tristesse ou de joie, et dévora son chagrin jusqu’à la nuit, quand l’heure vint de retourner à son hôtel.

« Li dus i vint, si la trouva pleurant et grant duel faisant en sa chambre. Li dus s’en merveilla moult et la prist entre ses bras com cil qui moult l’amoit. Et ele dist qu’ele vouroit estre morte. Li dus li demande pourquoi. Je nel vous celerai mie, quar il n’est rien que je tant ame com vous. Li rois dist qu’il m’aime, et toutes ces corz qu’il fait et toutes ces autres dames qu’il mande et fait venir, il dist que ne le fait se por moi non, et por avoir achoison que vous m’i amaigniés, et dès l’autre feste, le sai-je bien ; et je m’estoie de lui et de ses dons moult bien deffendue ; onques n’en avoie riens pris ; mès ores m’avés fait prendre la coupe et me mandastes par Bretel que je i béusse pour l’amor de li ; et pour ce voudroie-je estre morte. Et je vous prie et vous requier, com mon seignor, que vous m’enmeigniés à Tintagel, que je ne voil plus estre en ceste ville. »

Le duc indigné rassembla aussitôt ses amis, leur ordonna de seller leurs chevaux, et s’éloigna sans prendre congé. Le roi ressentit un grand chagrin de son départ ; il se plaignit de l’insulte prétendue que lui faisait le duc, et bientôt il alla l’assiéger dans une des deux forteresses de Cornouailles où il pensait que la duchesse devait être avec lui. Le siège traîna fort en longueur, et le roi, qui avait appris qu’Ygierne avait quitté ce château pour s’enfermer dans Tintagel, avait grand’peine à vivre si longtemps loin des lieux où se tenait l’objet de son amour. « Tant que un jor avint qu’il estoit en son pavillon où il ploroit ; et quant ses gens le virent plourer, si s’en fouirent et le laissierent tout seul. Ulfin vint, si li demanda por quoi il plouroit. Li rois respondi : Vous devez bien savoir pour quoi que je muir por l’amor d’Ygierne, et voi bien que à morir me convendra, quar j’ai perdu le boire et le manger et le dormir ; et por ce si ai pitié de moi-méismes. Quant Ulfin ot le roi bien entendu, si dist : Vos estes moult de foible cuer et de lasche, quant vous cuidiez morir por l’amor d’une femme. Mais faites querre Merlin, il ne porroit pas estre qu’il ne vos séust aucun conseil doner, se vos li doniez tout à devise quanques ses cuers vouroit. »

La difficulté était de trouver Merlin car il avait recommandé au roi de ne pas essayer de le faire venir, lui-même sachant quand il lui conviendrait d’arriver. Un jour, au milieu du camp, Ulfin fait rencontre d’un inconnu qui demande à lui parler à l’écart. « Je suis, » lui dit-il, « un vieil homme : on me tenot assez pour sage dans ma jeunesse. J’arrive de Tintagel où j’ai appris d’un prud’homme que votre roi aimoit la femme du duc ; si vous me promettiez une bonne récompense, je vous conduirois à celui qui sauroit bien conseiller le roi de ses amours. »

Ulfin va conter cette rencontre au roi qui, le lendemain, accompagne Ulfin au rendez-vous du vieil homme. Comme ils sortaient du camp, ils aperçoivent un boiteux, en apparence aveugle, lequel s’écrie à leur passage : « Roi, Dieu te donne ce que tu désires le plus ! et accorde-moi la chose que tu as le plus en gré. » Le roi s’adressant à Ulfin : « Serais-tu disposé à faire beaucoup pour moi ? — Tout, jusqu’au mourir. — Eh bien ! approche de ce contrait, dis-lui que je lui donne l’homme que j’aime le mieux au monde. »

« Ulfin ne parole onques, ains se va donner au contrait. Et quant li contrais le vit, si li demande : Que venez-vous querre ? Et Ulfin dit : Li rois m’envoie à vous que je soie vostre. Quant il l’entent, si s’en rist, et dist à Ulfin : Li rois s’est aperçu, et me connoist mieux que tu ne fais. Li viez homs que tu véis hier m’avoit envoié à toi. Va au roi, si li di que je voi bien qu’il feroit grant meschief pour avoir sa volonté, et que tost s’est aperçu ; et que mieux li en sera. Et Ulfin dist : Je ne vous oserois demander de vostre estre. — Demande-le au roi, dit le contrait, il te le dira. »

Le roi avait en effet deviné que c’était Merlin qui se gaboit d’eux. Le prophète parut bientôt sous sa forme ordinaire dans la tente du roi. Merlin, sachant tout ce que désirait le roi, ne voulut rien promettre avant d’avoir fait jurer au roi et à Ulfin, « sur les haus sainctuaires les meillours qu’il avoit et sur un livre, » qu’ils lui accorderaient ce qu’il leur demanderait, le lendemain du jour où il aurait vu Ygierne et obtenu l’accomplissement de tous ses désirs.

« Lors dist Merlins[21] : Il vous conviendra aller en fiere maniere ; que ele est moult sage femme, et moult loial vers son seignor. Mais je vous baillerai la semblance du duc, si bien que jà n’i aura nul que de luy vous connoisse. Et li dus a deus chevaliers qui sont bien prisiés de lui ; si a non li uns Breteil, et li autres Jordain. Je baillerai à Ulfin la semblance Jordain, et prendrai la semblance Breteil ; je ferai ovrir les portes et vous ferai gesir laiens. Mais il vous conviendra moult matin issir hors, et quant nous istrons, nou orrons bien estranges novelles.

« Et li rois se haste le plus qu’il peut, et, quant il ot fet, si vient à Merlin et dist : J’ai fait mon afaire, or pensez du vostre. Et Merlin dist : Or n’i a que dou movoir. Si chevauchierent tant qu’il vindrent à Tintaguel, et dist Merlins au roi : Or remanez ici, et nous irons ça moi et Ulfin. Et quant il les ot desassemblés, si vint au roi et li porta une erbe et li dist : Frottez de ceste erbe vostre vis et vos mains. Et li rois la prist et s’en frotta, si ot tost et apertement la semblance dou duc ; et dist Merlins : Or vous souviengne si vos onques véistes Jordain. Et li rois dist : Jel conois moult bien. Et Merlins revint arrières à Ulfin, si le transfigura en la semblance de Jordain devant le roi, et quant Ulfins vit le roi si se signa, et li rois li demande : Ulfin, que t’est avis de moi ? Ulfin dist : Je ne vous connois por nul home se por le duc non. Et quant il orent ensi un poi esté, si regarderent Merlin et lor fu bien avis que ce fust Breteil veraiement. Et quant il fu anuitiés, si vindrent à la porte de Tintaguel et Merlins appela ; et li portiers et les gens qui gardoient la porte vindrent et il lor dist : Ovrez ! vez-ci le duc ; et il ovrirent, car il cuidierent apertement que ce fu Breteil et le duc et Jordain. Assez furent qui l’alerent dire à la duchesse, et il chevauchierent jusqu’au palais. Ensi vindrent laiens tous troi, jusque en la chambre où Ygierne gisoit, qui là estoit couchiée. Au plus tost qu’il porent si firent lor seignor deschaucier et couchier, et s’en revindrent à l’uis et i furent jusqu’au matin.

« Ensi et par icele maniere vint Uter-Pendragons à Ygierne ; et cele nuit engendra le bon roi qui puis ot à non Artus. Au matin à l’enjornée, vindrent les noveles en la vile que dus estoit mors et ses chastiaus pris, et quant cil qui à l’uis gisoient l’oïrent, si saillirent sus et vindrent là où lor sire gisoit : Levez ! si vos en alez à vostre castel, que vos gens cuident que vous soiez mors. Et il saut sus et dit : Ce n’est pas merveille se il le cuident, que je issis de mon chasteau, que onques nus n’en sot. Il prist congié à Ygierne et la baisa, voiant cels qui furent à son départir.

« Ensi chevauchierent à une riviere, et là Merlins les fist laver, si r’orent lor veraie semblance. »

Il s’agissait maintenant de voir comment le roi donnerait satisfaction aux hommes de Tintagel. Car la mort du duc était un châtiment plus grave que son départ de la cour ne le méritait. Ce point, très-longuement traité dans le roman, fait connaître les usages et les procédés de la féodalité au commencement du douzième siècle.

Ulfin commence par assembler les barons du roi, pour leur demander comment Uter « doit amender cette honte à la dame et à ses amis. » Les barons, qui ne savent pas ce qui avait pu justifier la retraite du duc de Tintagel, ne devinent pas non plus quel genre de satisfaction pourrait exiger la duchesse Ygierne. « Vous êtes l’ami du roi, « disent-ils à Ulfin, « éclairez-nous, dites-nous ce que nous devons conseiller. — Je dirais au roi, répond Ulfin, ce que je vous dirais à vous-mêmes. Il faut ôter tout sujet de plainte et de querelle entre les barons, la dame et le roi. Je voudrais que le roi mandât devant Tintagel tous les amis du duc, et que, là, il offrit à la dame une satisfaction que nul ne put raisonnablement refuser. » Les barons approuvèrent le conseil ; ils vont le redire au roi, qui, pour suivre leur avis, envoie proposer aux hommes de la duchesse un parlement devant Tintagel pour y traiter d’un accommodement.

La dame, invitée à se rendre au camp du roi, prend l’avis de ses barons et accepte le sauf-conduit d’Uter-Pendragon.

« Quant ele fu venue en l’ost, li rois fist tous ses barons assembler et fist demander à la dame et à son conseil que il voudroient requerre d’endroit cele pais. Li consaus à la dame respondi : Sire, la dame n’est pas ci venue por demander, mais por oïr que l’en li offerra de la mort de son seignor. » Il y eut de nouveaux conseils ; les barons du roi, voulant avant de se prononcer connaître ce qu’il entendait offrir, et le roi répétant qu’il s’en rapportait à tout ce qu’ils conseilleraient. Enfin ils chargèrent Ulfin d’être leur interprète, et celui-ci, qui se gardait bien de paraître rien savoir des intentions du roi, dit à Uter-Pendragon : « Sire, je voil bien que vous sachiez que nus rois ne nus princes terriens ne puet estre trop amés de ses homes, et se il sont prodome, bien se doit envers els humelier por avoir lor cuers. » La duchesse et ses hommes promettent d’accepter le jugement des barons. « Quant il orent par tot cerchié, et chascuns ot dit son avis, si redemanderent Ulfin que il en looit, et Ulfin respont : J’en dirai mon avis, et ce que je en dirai ici, j’en dirai partout. Vous savez que li dus est mors par le roi et par sa force ; quelque tort qu’il eust envers le roi, il n’avoit pas forfait chose dont il deust morir. Et vous savez que sa feme est remés chargiée d’enfans et que li rois li a sa terre gastée et destruite, et savez que ce est la mieudre dame de cest règne et la plus bele et la plus sage : et savez que li parent le duc ont moult perdu en sa mort. Si est bien drois que li rois lor rende partie de lor perte. D’autre part, vos savez que li rois est sans feme, si di-je en droit moi que il ne peut amander à la dame son domaige se il ne la prent. Et quant il aura ce fait, que il, tout errament, marie l’ainznée fille le duc au roi Loth d’Orcanie qui ci est, et as autres amis face tant que chascuns le teigne por prodome et por loial. Or, avés oï le mien conseil ; si faites autre, se vos volez. – Et cil respondent tout ensemble : Vos avez dit le plus hardi conseil que nus osast loer, et se li rois s’i acort, nos nos i acordons moult volontiers. »

Ils se rendent alors vers le roi : « Et vos, Sire, » dit Ulfin, « que en dites ? ne loez-vous l’acort de vos barons ? Li rois respont : Oïl, moult le loe et voil, se la dame et si ami s’en tienent apaié, et se li rois Loth por moi voille prendre la fille le duc. Lors respont li rois Loth : Sire, vos ne me pourrois de chose requerre por vostre honor et por vostre pais que je ne face moult volontiers. Lors parla Ulfins, oiant tous, à celui qui les paroles à la dame menoit, et li demande : Loez-vous ceste pais ? Et cil regarde la dame et son conseil qui furent si morne et si piteus que l’iaue dou cuer lor estoit montée as oils, si que il ploroient de pitié et de joie ; et il demanda à la dame cui parole il disoit et as parens le duc ; Loez-vous ceste pais ? La dame se taist et li parent parolent et dient tout ensemble : Il n’est home qui Dieu croie qui ne la doie loer, et nos la loons bien. Ensi fu créanté d’une part et d’autre. »

Il est impossible de ne pas reconnaître ici l’art avec lequel l’auteur nous conduit au mariage d’Ygierne. La vertu, l’honneur de la duchesse sont constamment respectés : victime des sortiléges de Merlin, la jeune veuve est un modèle accompli de vertu conjugale. Elle se révolte à la pensée d’avoir vidé la coupe d’or que le roi lui avait présentée : elle crie vengeance contre une simple tentative de séduction non suivie d’effet, et son cœur reste fidèle à tous ses devoirs d’épouse. La retraite du duc de Tintagel, l’ajournement qui lui est donné, l’aide et les conseils qu’ils réclament, lui et le roi, de leurs vassaux respectifs ; enfin la satisfaction offerte par le roi, tout cela représente exactement le jeu de l’ancienne législation. On pèse la position de la partie lésée : la duchesse a deux filles, elle a perdu les moyens de les bien établir ; le duc avait des parents auxquels la mort du duc portait dommage, ils ont droit à une compensation : c’est en suivant toutes les formes de la procédure féodale que le roi voit ses vœux les plus chers accomplis.

Assurément, cette histoire de la conception d’Artus est peu édifiante ; c’est une légende renouvelée du Livre des Rois et de la comédie gréco-latine d’Amphitryon. Toutefois le sentiment moral est ici, je ne dirai pas mieux respecté, mais moins blessé. Dans le Livre des Rois, David, ayant vu la femme d’Urie, un de ses plus braves guerriers, qui se baignait devant les fenêtres de son palais, la trouve belle, la fait venir et dort avec elle. Il écrit ensuite à Joab, chef de son armée : « Mettez Urie à la tête de vos gens, où le combat sera le plus rude, et faites en sorte qu’il soit abandonné et qu’il y périsse. » Joab fait ce qui lui est demandé, Urie est tué, et David épouse Bethsabée.

Dans la fable païenne, le grand Jupiter abuse lâchement de sa toute-puissance pour prendre la figure d’Amphitryon, et pour séduire, avec l’aide de Mercure, la femme du roi de Thèbes. Amphitryon, à son retour, reconnaît le fils qui lui est né, et ce récit, dans lequel les dieux jouent un si triste rôle, faisait partie de l’histoire consacrée de la naissance d’Hercule et du culte que l’on rendait à Jupiter, à Mercure, à Hercule[22]. La poésie bretonne, en adoptant la légende païenne, en a bien adouci le scandale. Uter s’éprend de la beauté d’Ygierne, mais celle-ci reste fidèle à ses devoirs. Il lui envoie des présents, mais elle les refuse, et son indignation éclate à l’idée de l’engagement involontaire qu’elle a pris en vidant la coupe d’or du roi. Elle déclare à son mari le danger qui menace leur honneur commun ; elle le décide à quitter la cour, et, si le duc de Tintagel meurt en défendant son château, comme Urie sous les murs de Rabba, au moins le coupable roi témoigne-t-il un certain chagrin de sa mort, et n’épouse-t-il la duchesse qu’après avoir accordé pleine et entière satisfaction aux hommes et aux parents du duc de Tintagel. Quelle différence à l’avantage de notre romancier dans ce simple, chaste et fier caractère d’Ygierne ; et combien, en dépit de son crime, Uter est supérieur au dieu Jupiter et au roi David ! N’est-ce pas déjà une preuve que les mœurs étaient au douzième siècle moins rudes et plus épurées que dans l’antiquité juive, grecque et romaine ?




X.


uter-pendragon épouse ygierne. — leurs enfants. — mort d’uter. — épreuve du perron à l’enclume. — couronnement d’artus.



Robert de Boron a raconté en peu de mots le mariage d’Ygierne avec le roi, et celui des deux filles, alors sans doute fort jeunes, du duc de Tintagel. La première, mariée au roi Loth d’Orcanie (les îles Orcades), eut quatre fils appelés à jouer un grand rôle dans la suite de l’histoire. Le premier fut Gauvain, le second Agravain, le troisième Guerres et le quatrième Gaheriet.

La seconde fille du duc de Tintagel était bâtarde, et, par conséquent, n’avait avec Artus aucun lien de parenté ; elle se nommait Morgain. Cédant aux conseils des amis de son père, le roi Uter-Pendragon lui fit apprendre les lettres en maison de religion. « Et tant en aprist et si bien, que ele sot des ars et sot à merveilles d’un art que l’on appelle astronomie, et moult en ouvra tous jours, et sot moult de fisique ; et pour cele maistrie de clergie fu ele apelée Morgain la fée. » D’après la promesse du roi, consacrée par un serment, Merlin devait avoir la disposition de l’enfant conçu dans le sein d’Ygierne. L’enfant lui fut en effet confié aussitôt sa naissance. La reine le vit à peine ; on se hâta de l’envelopper de langes, et on le remit aux mains de Merlin, qui, sous les traits d’un vieillard, l’attendait aux portes du palais. Il le conduisit chez un preux et honnête chevalier nommé Antor, prévenu d’avance et qui avait décidé sa femme, nouvellement délivrée, à donner une nourrice étrangère à son propre fils pour réserver son lait au jeune enfant dont elle et son mari ignoraient la famille. Le premier soin d’Antor fut de baptiser l’enfant qu’on leur confiait, et de lui donner, d’après l’avis de Merlin, le nom d’Artus. Quant au fils d’Antor, ce fut le fameux Keu, objet constant de l’indulgence et de l’affection d’Artus.

Nous ne nous arrêterons pas sur les circonstances de la mort d’Uter-Pendragon, annoncée par Merlin. Le roi ne laissait pas d’enfants, car le jeune Artus, enlevé par Merlin, passait pour le fils du preux chevalier Antor. Les barons de la terre, dans leur embarras, allèrent consulter Merlin qui, pour toute réponse, les engagea à attendre la prochaine fête de Noël, qu’un manuscrit appelle « le jor des estraignes, » pour demander à Dieu d’éclairer leur jugement sur le choix du successeur d’Uter-Pendragon.

Ils allèrent ensuite aux archevêques et évêques, lesquels se mirent en oraison et firent prier dans toutes les églises pour obtenir de Dieu les lumières dont tous avaient besoin. Il fut convenu qu’on se réunirait à Logres le jour de la naissance du Sauveur ; et, dès la semaine qui précéda, arrivèrent dans cette ville tous les barons de la terre et tous ceux qui tenaient quelque chose de la couronne. Antor y vint avec ses deux enfants ; l’aîné, Keu, avait été à la dernière Toussaint armé chevalier. « La veille de la feste, si com est drois, furent à la messe de la mienuit, et quant il l’orent oïe, si s’en alerent ; et tiels i ot qui remesrent ou mostier, et ensi atendirent la messe dou jor. »

Cette messe fut célébrée par l’archevêque Dubricius, personnage discret et pieux qui leur fit une exhortation pour leur donner confiance dans le secours du Saint-Esprit.

« Et quant il ot la messe chantée jusques à l’Évangile, et il orent offert, si s’en issirent tiels i ot ; et devant le moustier si avoit une grant place voide. Lors virent devant la maistre porte de l’eglise enmi la place un perron tot quarré, et ne sorent onques connoistre de quel pierre il estoit ; si distrent qu’il estoit de marbre : et seur cest perron en milieu avoit une enclume de fer de demi pié haut, et parmi cele enclume avoit une espée ferue jusques au perron. »

L’archevêque, averti de la merveille, sortit de l’église avec de l’eau bénite et les principaux sanctuaires en se baissant, il lut sur l’acier de l’épée les mots suivants en lettres d’or : Cil qui ostera celle espée sera rois de la terre, par l’election Jhesuscrist.

C’était là le signe qu’ils attendaient du ciel ; il ne s’agissait plus que de tenter l’épreuve et de reconnaître celui que Jésus-Christ destinait au siège royal. On convint d’établir pour gardiens du perron dix prud’hommes, dont cinq seraient clercs, et cinq laïques. Puis on rentra dans l’église pour entendre une nouvelle messe et pour chanter Te Deum laudamus. L’archevêque leur dit dans un beau sermon que nul d’entre eux ne devait espérer la couronne en raison de sa puissance, de sa richesse ou de sa haute origine, mais qu’ils devaient tous être dès ce moment décidés à reconnaître pour roi celui qui accomplirait l’épreuve de l’épée. Ils en tombèrent d’accord ; seulement tous voulaient en même temps les premiers tenter cette épreuve. L’archevêque parvint à leur faire entendre raison en les avertissant que le premier essai pourrait bien ne pas être le plus heureux. Il leur dit encore que l’épée était le signe de la puissance souveraine, et que la Chevalerie avait été chargée de la tenir pour rendre justice à tous et protéger la sainte Église. « Nostre sire, quant il comanda jostice terriene, si la mist en glaive d’espée, et la jostice qui sor les gens lais doit estre si est par l’espée ; et l’espée fu bailliée, au commandement des trois ordres, à chevaliers, por deffendre sainte Église et droite jostice à tenir. »

L’archevêque choisit ensuite deux cent cinquante chevaliers, de ceux qu’on estimait les plus prud’hommes et les plus considérables, pour tenter l’épreuve l’un après l’autre : ils portèrent la main sur la poignée de l’épée, mais nul d’eux n’eut le pouvoir de l’ébranler. Alors le perron fut laissé en garde aux dix prud’hommes, et chacun put s’approcher et tenter également l’épreuve. Il n’y eut personne pour ainsi dire qui, ce jour-là et les jours suivants, ne se présentât devant le perron et ne fit d’inutiles efforts pour lever l’épée. Au jour de la Circoncision, nouveau sermon de l’archevêque, nouvelles tentatives infructueuses, nouvelle promesse des barons d’accepter pour roi celui qui séparerait l’épée de l’enclume et serait ainsi désigné par Notre-Seigneur lui-même.

« Ensi fu la messe chantée, et alerent li baron et tuit li autre chascuns mangier à son hostel. Et après mangier, si com l’en souloit faire en ce tems, alèrent li chevalier behorder hors de la ville en un champ, et si i ala li plus de la ville ; et li dis prodomes qui gardoient l’espée i alèrent aussi pour la behour veoir. Et quant li chevalier orent behourdé une grant piece, si baillerent lor escus à lor vallés qui tant béhorderent que entre els leva une mellée moult grant, si que toutes les gens de la ville i acorurent, et armé et désarmé.

« Antor avoit fait chevalier de son fil Keu à la Toussaint. Quant la messe fu commencie, Keus apela son frere et lui dist : Va moi querre m’espée à nostre ostel. Cil fu moult preus et moult serviables, si respondi : Sire, moult volentiers. Lors fiert des esperons et ala à l’ostel, si quiert l’espée son frere ou une autre ; mais il n’en pot nule avoir, que la dame de l’ostel les avoit reportées en sa chambre, et ele estoit alée veoir le behordeiz et la mellée avec les autres gens. Et quant cil vit qu’il n’en porroit nules avoir, si plora et fu moult destrois et angoisseus ; et lors s’en revint par devant le mostier, en la place ou li perrons estoit, et vit l’espée où il n’avoit onques essaié. Lors se pensa que se il povoit, il la porteroit à son frere ; si vint par iqui à cheval, si la prent par le poing et si l’emporte et la couvre dou pan de sa cote. Et ses freres qui l’atendoit hors de la meslee le vit venir, si ala à l’encontre et li demanda l’espée ; cil respondit qu’il ne la porroit avoir, mais il en aportoit une autre. Si la traist-il de sos le pan de sa cote, et Keus li demande où il l’a prise, et cil dist que ce est l’espée du perron. Keus la prent, si la met sous le pan de la soue cote et quiert son pere tant que il le trouve, si li dist : Sire, je serai rois : ves-ci l’espée du perron. Li peres s’esmerveilla moult et demanda comment il l’avoit eue, et il dist qu’il l’avoit prise el perron meisme. Antor ne le crut pas, ains li dit qu’il mentoit ; lors s’en alerent entre aus deus vers l’eglise, et li vallés Artus après. Lors dist Autor : « Keus, biaus fils, ne me mentez mie ; dites-moi comment vos avés celle espée eue, car se vos me mentiriez, je le sauroie bien, et je ne vos ameroie jamais. Et Keus respond com cil qui ot grant honte : Sire, certes, je ne vous mentirai ja ; Artus mes freres la m’aporta, quant je li demandai la moie ; ce ne sai-je coment il l’ot. Antor respont : Baillez-la moi, biaus dous fils, que vous n’i avez nul droit. Et quand il la tient, si garde derrier soi et vit Artu qui les sivoit. Lors l’apela : Biaus fils, ça venez, et me dites coment vos avez ceste espée. Artus li conte et li preudons li dist : Tenez l’espée, si la remétés là où vous la préistes. Cil la prent, et la renclume, et ele pe tint aussi bien com ele avoit onques fait. Et Antor comanda à Keu son fil que il i essaiast ; cil i essaia, si ne pot. Lors, s’en ala Antor au mostier, et les apela ambedeus et dist à Keu son fils : Je savoie bien que vos n’aviés pas l’espée ostée. »

Autor prit alors le jeune Artus entre ses bras : « Écoutez-moi, beau sire, » lui dit-il, si je venais à vous faire élire roi, quel avantage m’en reviendrait-il ? — Tous les avantages que je pourrais avoir moi-même sont les vôtres, cher père. — Sire, respont Antor, je ne suis que votre père de nourriture, et je ne sais pas qui vous engendra. » Artus se mit alors à pleurer : « Que deviendrai-je, si je n’ai pas de père ! — Vous en avez un certainement, » reprit Antor, « seulement il n’a pas voulu se faire connaître. Vous m’avez été remis le jour même de votre naissance ; ma femme vous a préféré à son propre fils pour vous donner son lait, et si je vous rappelle cela, ce n’est pas afin de réclamer une part dans le royaume dont vous pourrez être roi, mais pour vous recommander d’avoir toujours pour mon fils une vraie tendresse.

« Je ne vous demanderai mie vostre terre, mais tant vous requiers que se vous estes rois, vous fassiez de Keu vostre frere le seneschal de vostre terre ; en tel maniere que vos, por forfet que il fasse ne à vous ne à home ne à femme de vostre terre, ne puisse perdre sa seneschalcie. Et se il est fol et vilains et fel, vous le devés bien soufrir ; que ces mauveses teches a-il eues par vous et prises en la garce qui l’alaita ; et por vous norrir est-il desnaturés. Et Artus respont : Je li doing moult volentiers. Lors le menerent à l’autel, si lor jura à bien et foi à tenir. »

On voit que ce caractère de Keu ne pouvait être mieux introduit. Il va maintenant avoir sa place dans la plupart des épisodes. S’il est querelleur, vanteur, médisant, présomptueux, Artus doit le lui pardonner : car il a juré de ne jamais le traiter avec rigueur ; il est son frère, non de lait, mais de maison. S’il a de mauvaises inclinations, c’est pour avoir été séparé du sein maternel, et Artus a profité de la bonne et saine nourriture morale qui revenait naturellement à Keu. Remarquons encore que Geoffroy de Monmouth parle une fois de Keu pour lui attribuer le royaume ou le duché d’Anjou. Or les comtes d’Anjou étaient au douzième siècle en possession de la charge héréditaire de grands sénéchaux de la couronne. Leur droit à cette charge, parfaitement établi depuis la fin du dixième siècle, leur semblait-il remonter jusqu’à messire Keu ? Je croirais plutôt que ce fut pour donner à cette grande charge une origine reculée que Monmouth aura fait investir Keu, le sénéchal d’Artus, de la comté d’Anjou.

Cependant Antor conduisit Artus à l’archevêque, et lui demanda pour le jeune écuyer la permission d’essayer l’épreuve de l’enclume en présence des barons, des clercs et du peuple. Artus leva facilement l’épée et la présenta au prélat, qui le prit entre ses bras et entonna un second Te Deum laudamus. Le peuple reconnut au même moment le choix de Dieu ; mais il n’en fut pas de même des barons, qui ne pouvaient se résigner à mettre la couronne de Logres sur la tête d’un enfant de naissance obscure. L’archevêque avertit alors Artus de replacer l’épée sur l’enclume, et l’enclume se rapprochant aussitôt de la lame, le prélat invita les barons à faire tour à tour un nouvel essai. Ils ne parvinrent pas mieux à ébranler l’épée, et s’inclinèrent en demandant seulement que l’épreuve fût recommencée à la prochaine Chandeleur. « Car il nos est moult estrange que uns garçons soit sire de nous ! » L’archevêque y consentit. Les essais se renouvellèrent donc à la Chandeleur, et donnèrent le même résultat. Artus seul leva l’épée qu’il remit aux mains de l’archevêque. Les barons insistèrent encore ; ils reconnaîtront dans Artus l’élu du Seigneur, si d’ici aux Pâques prochaines personne ne vient à bout de l’épreuve aussi bien que lui. Les Pâques arrivent ; et quand Artus a de nouveau levé l’épée, les barons, prenant à part l’archevêque, lui déclarent qu’ils se soumettent à la volonté de Dieu, et consentent à élire Artus, mais à la condition que le sacre soit renvoyé à la prochaine Pentecôte. Artus jouirait, en attendant, de tout l’exercice de l’autorité royale ; et s’ils venaient, dans l’intervalle, à reconnaître que le nouvel élu ne possède pas les qualités nécessaires à un roi, ils pourraient déclarer nulle une élection que le sacre n’aurait pas sanctionnée. Ce passage est curieux. « Lors dirent : Sire nous véons bien et savons que nostre sire volt que vous seiez sire de nos, et dès que il le vuelt, nos le voulons bien ; si, vous tenons et tenrons por seignor, et voulons prendre nos nés et nos heritaiges et nos honors de vos ; mais nos vos prions comme seignor que vostre sacre respitiez jusques à la Pentecoste. Ne jà por ce ne serez moins sire dou regne et de nous ; et voulons que vous nos en respondiez vostre volenté sans conseil. Et Artus respont : De ce que vos me dites que je preigne vos homaiges et que je vos rende vos honors, et que vous les teingniéis de moi, ce ne puis-je faire ne ne doi. Je ne puis vos honors ne les autres baillier, tant que je aie la moie et de ce que vos dites que soie sire dou regne, ce ne peut estre, davant que je aie le sacre et la corone et l’onor de la corone ; mais je respite ce que vous me demandez d’endroit le sacre, et le vourai-je moult volentiers. Car je ne voil avoir sacre ne onor se je ne le puis avoir de par Dieu et de par vous. »

Il fut donc convenu, à la satisfaction générale, que l’élection et le sacre se feraient à la prochaine Pentecôte ; et en attendant, pour essayer les dispositions du futur roi, on lui mit entre les mains de grandes richesses, des armes et des joyaux de toute espèce. Il n’en garda rien pour lui ; mais, après s’être enquis des mœurs et des façons de vivre de chacun, il distribua « aux bons chevaliers les chevaus, et aus jolis et aus envoisiés qui estoient amoros donoit ses joiaus ; et aus avars donoit deniers, et or et argent ; et aus prodomes saiges et larges et bon vivandiers tenoit compaignie, et faisoit enquerre de l’un par l’autre quel chose li plaisoit miaus.

« Et la Pentecoste arrivant, li arcevesques apareilla la corone et le sacre. Et la veille de la feste, devant vespres, par le commun consoil et par l’accort dou plus des barons, fist l’arcevesques Artu chevalier, et celle nuit veilla Artus à la mestre Église jusques au jour. Lors parla li arcevesques et dist : Véez ci un home que Nostre sire a eslit ; et véez ci les vestemens roiaus, et la corone ; si voil par vos bouches meismes oïr s’il i a nul home de vous qui prodom soit qui contre ceste eslection voille estre, si le die. Et il responnent ensemble tout en haut : Nous l’accordons et le voulons, et que il soit en te maniere que se il i avoit nus de nos vers cui il éust mauvaise volenté, por ce quil out esté contre le sacre et contre l’election, que il lor pardonne. Et lors s’agenoillent tous ensemble, et Artus pleure de pitié, si se ragenoille vers els et lor dist au plus haut qu’il puet : Je vous le pardoing bien et loiaument. Lors se leverent tout communement et li haut home pristrent Artu entre lor bras et l’amenerent là où li vestement roial estoient, si les li vestent ; et quant il fu vestus, li arcevesques appareillés por la messe chanter dist à Artu : Allez querre l’espée et la jostise dont vos devez défendre Saincte Église et la crestianté sauver.

« Lors alla la procession au perron, et là, demanda li arcevesques à Artu, se il est tiels que il osast jurer et créanter Dieu et madame Sainte Marie et à tous Sains et toutes Saintes, Sainte Église à sauver et à maintenir, et à tous povres homes et toutes povres femmes pais et loyauté tenir, et conseillier tous desconseilliés, et avoier tous desvoiés, et maintenir toutes droitures et droite justice à tenir, si alast avant et préist l’espée dont nostre sire avoit fait de lui election. Et Artus plora et dist : « Ensi voirement com Dieus est sire de toutes les choses, me doint-il force et povoir de ce maintenir que vous avez dit. Il fu à genois et prit l’espée à jointes mains et la leva de l’enclume ausi voirement com se ele ne tenist à riens ; et lors, l’espée toute droite, l’enmenerent à l’autel et la mist sus ; et lors il le pristrent et sacrerent et l’enoindrent, et il firent toutes iceles choses que l’en doit faire à roi. Et quant il issirent hors du moustier, si ne sorent que li perrons fu devenus. »

« Ensi fu Artus eslis et fais rois dou roiaume de Logres. Et tint’la terre et le regne lonc tans en pais. »

Ici nous prenons un dernier congé de Robert de Boron, pour aborder les continuateurs de son œuvre.



  1. Cette femme, dans l’ancien poëme anglais dont Georges Ellis a donné l’extrait, est chaste et belle. Cela jure avec la pensée de l’auteur original, qui n’admet pas que Satan pût avoir la moindre influence sur ceux qui vivaient en bonnes œuvres. – Plus loin, quand la mère de Merlin conserve son ancienne pureté, après l’attentat dont elle a été victime, le démon se désole de ne pas savoir mieux qu’auparavant ce qu’elle fait et ce qu’elle médite ; parce qu’il n’a pu souiller son âme en même temps que son corps. Cette théorie psychologique (pardon du mot !) est fort belle ; mais n’aurait-elle pas le défaut de faire remonter jusqu’à Dieu le péché originel ?
  2. Le mot bêtes s’entend particulièrement des moutons. De là le proverbe : Quatre-vingt-dix neuf moutons et… je m’épargne le reste.
  3. Cette croyance au danger de l’isolement est plusieurs fois exprimée dans notre roman. Dans l’épisode du prêtre dont Merlin découvre le commerce criminel avec la mère d’un de ses juges, et qui s’enfuit loin de tous ceux qu’il fréquentait ordinairement, l’auteur fait cette réflexion : « Por ce deſſent cis contes que nus homs fuie les gens ; que deables repaire plus tost et tient compaignie es gens seules que as autres. » (Ms. 747, fo 81, v°.)
  4. « Que on prenoit en avoutire, » dit Boron. Le mot avoutire s’entend de toute œuvre de chair hors mariage. Il est d’ailleurs probable que la peine de mort était appliquée au cas d’adultère, dans les anciennes lois barbares aussi bien que dans celle de Moïse. L’auteur de la Vie de S. Kentegern dit même que la femme non mariée, convaincue d’incontinence, était, chez les Bretons, jetée dans un précipice ; chez les Saxons, brulée vive. On ne devait pas avoir souvent recours à ces anciennes lois ; mais elles purent devenir une conséquence du système féodal, et s’appliquer rigoureusement aux femmes héritières ou tenancières de bénéfices. Comme, à défaut d’héritier direct, les fiefs devaient retourner au suzerain, la veuve ou l’héritière, mettant au monde un enfant dont la légitimité n’était pas reconnue, faisait tort au suzerain. Aussi voit-on les commères, qui plus tard glosèrent sur la grossesse de Merlin, regretter que tant de fiefs, de maisons et de terres soient au point de lui échapper. « Mar fu si biaus hebergeages et si bele terre et si bons fiez ; que ores sera tot perdu. » (Ms. 747, fo 79 v°.) Et « sans faille, » ajoute le confesseur de la pauvre fille enceinte, « quand li juge le sauront et la justice, il vos feront prendre pour avoir vos grans édifices, et diront qu’ils feront de vos justice. »
  5. On avait pour la prostituée cette indulgence, parce qu’en avouant cette profession, elle renonçait à sa part dans la succession de famille, et n’était plus une héritière dont le roi pût offrir la main à quelqu’un de ses hommes.
  6. Si qu’encor de toi en cuira. Tel est le dernier vers conservé du poëme original de Boron. À la différence de la première partie qui est le Joseph, le Merlin ne nous a pas été conservé dans son intégrité. Mais, ainsi que nous avons dit, on le réduisit en prose, et les assembleurs l’adoptèrent comme partie intégrante et même nécessaire de leur cycle de la Table ronde. Nous suivrons donc maintenant, à défaut des vers de Robert de Boron, la réduction en prose, que tout porte à nous faire regarder comme fidèle.
  7. Le poème publié par Ellis n’a pas conservé une parfaite innocence à la mère de Merlin. Il attribue grossièrement la querelle des deux sœurs à l’habitude qu’elles avaient prise de boire de l’ale avec excès. Voilà comme les œuvres originales sont souvent travesties. Si la vertu, la simplicité de la mère de Merlin n’avaient pas contrasté avec l’impureté et la malice du démon, Dieu ne serait pas intervenu en faveur de l’enfant, pour opposer les droits de la chaste mère aux droits du père maudit.
  8. La fille qui la servait.
  9. Son valet ou serviteur.
  10. D’enchargier. — Prouvaire, prêtre, prébendier.
  11. « Or me covient aler en une terre où cist me sont venu querre… et tu i venras por acomplir cete oevre que tu as encomencie. Mais tu n’i venras pas avec moi, ains iras par toi, et demanderas une terre qui a non Norhumbellande ; ceste terre est pleine de moult grans forès, et il a teles parties où nus n’a encore esté… et tu en auras bon loier ; et t’oevre sera tosjors mais, tant com li siecles durra, retraite et volontiers oïe. Et sès-tu dont cele grace venra ? Ele venra de la grace que nostre sire dona a Joseph. Et quant tu auras bien traveillé por lui et por ses ancessors et por ses biens, et tu auras tant de bones œvres faites que tu devras estre en lor compagnie, je t’enseignerai là où ils seront, et verras les belles sodées que Joseph ot por le cors Jhesu crist qui li fut donné… » (fo 84 vo).

    Le msc. 749, fo 132, ajoute : » Des crestiens qui avoient esté en cele terre (avant la venue de Joseph) ne me covient à retraire ; se non come à cel oevre tient. Et qui vouroit oïr conter des rois qui devant furent et lor vie vouroit oïr, si regarde en l’estoire de Bretaigne que on appelle Brutus, que messire Martin de Rocester translata de latin en roman où il le trouva ; si le porra savoir vraiement. »

    Je ne connais pas d’autre mention de ce Martin de Rochester, émule de Pierre de Langtorf et de notre Wace.

  12. Le msc. 749 porte : « Car de là vindrent notre ancesseur… En une anchienne cité que on claime au tenz qui ore est Bohorges en Berri furent norri, grant tens. (f° 133.)
  13. Voyez tome I, page 54.
  14. Ces petits détails, la scène elle-même tout entière, ont assurément un faible intérêt. Le conteur pouvait mettre tout de suite Merlin et Pendragon en présence. Mais le dialogue a pourtant sa grâce et sa raison d’être. Il nous fait connaitre les dispositions habituelles de Merlin, qui ne veut pas donner de conseil chez lui ni découvrir l’endroit de son repaire.
  15. Boron veut expliquer ici comment le livre des Prophéties (déjà rédigé plus ou moins sincèrement en latin par Geoffroy de Monmouth, d’après la tradition bretonne), avait été composé, et comment il se faisait qu’on ne trouvât pas, dans ce livre des Prophéties, tout ce que lui-même allait raconter des faits et gestes du prophète. Il veut aller ainsi, suivant sa coutume, au-devant des objections et de la défiance des lecteurs. « Ce que vous nous racontez là, » pouvait-on lui dire, « est de votre invention, car on ne le trouve pas dans le livre des prophéties, que nous connaissons tous. — Il est vrai, » répondait Boron ; « mais le livre des prophéties n’a pas été rédigé par Merlin ; ceux qui l’ont fait, sans son aveu, n’ont voulu que consigner ce qu’il disait, pour le comparer aux événements, à mesure qu’ils s’accompliraient. Ils n’ont donc pu raconter la vie de Merlin, qui seul pouvait la dicter, comme il a fait dans le livre que je mets aujourd’hui sous vos yeux. » À cela, il n’y avait rien à répondre.
  16. La forme la plus ordinaire des sarcophages a pu donner l’idée d’en faire des baignoires.
  17. À Londres, suivant Geoffroy de Monmouth.
  18. Geoffroy de Monmouth nomme ce duc Gorlois. Tintagel était sur la côte de Cornoaille, au-dessous de Lothwhith : on y voit aujourd’hui d’imposantes ruines.
  19. Geoffroy de Monmouth ne dit pas si la duchesse accueillit ou non l’amour du roi. Gorlois s’en aperçoit, sans qu’elle lui en ait parlé, et la jalousie le décide à quitter la cour. Robert de Boron a senti qu’il fallait jeter plus d’intérêt sur celle qui devait mettre Artus au monde.
  20. Ulfin de Ricaradoc (G. de M.).
  21. Boron suit maintenant le récit de Geoffroy de Monmouth.
  22. « Les Romains, peut-être au sortir du Capitole, où ils venaient adresser au Très-bon et Très-grand des actions de grâces ou des supplications, allaient applaudir les histrions qui bafouaient Jupiter avec son fils sur le proscénium ; contradiction d’autant plus étrange que les jeux scéniques ne se donnaient qu’aux fêtes solennelles et que toutes ces fêtes étaient religieuses. » Cette remarque de l’un des traducteurs de Plaute est bonne, sauf le mot bafouer, qui semble assez mal s’appliquer à Jupiter. C’est Amphitryon et Sosie, deux simples hommes, que l’on se plaisait à voir bafouer par le maître des dieux.