Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 2/02


II.

évalac, roi de sarras. — seraphe, son serourge. — tholomée seraste, roi d’égypte. — baptême d’évalac et de seraphe, sous les noms de mordrain et de nascien. — voyage de mordrain. — l’ile du port périlleux.



Le roi de Sarras, Évalac, était surnommé le Méconnu, parce qu’on ne savait rien de sa famille et de sa patrie. Il en avait fait mystère à tout le monde ; aussi Josephe le surprit-il grandement en lui rappelant l’histoire de ses premières années, et comment il était fils d’un savetier[1] de la ville de Meaux, en France. Quand la nouvelle s’était répandue dans le monde du prochain avénement du Roi des rois, l’empereur César Auguste, assiégé des plus vives inquiétudes, s’était préparé à combattre celui qu’il pensait devoir être un conquérant. Il avait ordonné de lever un denier par tête dans toute l’étendue de l’Empire ; et comme la France passait pour nourrir la plus fière des nations soumises à Rome, il lui avait demandé cent chevaliers, cent jeunes demoiselles, filles de chevaliers, et cent enfants mâles âgés de moins de cinq ans. Le choix dans Meaux était tombé sur les deux filles du comte de la ville, nommé Sevin, et sur le jeune Évalac. On les conduisit à Rome, où bientôt furent remarquées la bonne grâce et la beauté de l’enfant, si bien que personne ne doutait de sa naissance généreuse. Sous le règne de Tibère, il fut attaché au service du comte Félix, gouverneur de Syrie, et avait trouvé grâce devant lui ; le comte l’avait armé chevalier en lui confiant le commandement de ses hommes d’armes. On parla beaucoup alors de ses prouesses ; mais un jour, s’étant pris de querelle avec le fils du gouverneur, il le tua et s’enfuit pour éviter la vengeance du père. Le roi d’Égypte, Tholomée Seraste[2], lui offrit alors des soudées, et lui dut la conquête du royaume de Sarras, qui confinait à l’Égypte. Pour le récompenser, il l’investit de la couronne de Sarras, sous la condition d’un simple hommage.

Mais Évalac, dans la suite, avait voulu se rendre indépendant. Afin de punir sa désobéissance, Tholomée étant entré dans ses États l’eût apparemment détrôné, sans la protection miraculeuse du Dieu des chrétiens. Grâce au bouclier marqué d’une croix que Josephe lui remit, grâce aux exploits du duc Seraphe, son serourge ou beau-frère, Évalac triompha de ce puissant ennemi, Tholomée fut vaincu. Le roi de Sarras, plusieurs fois averti par des songes longuement racontés et expliqués, reconnut l’impuissance de ses idoles, et reçut des mains de Josephe le baptême avec le nom de Mordrain[3] ; son exemple fut imité par Seraphe, qui, sous le nom de Nascien, devait être l’objet des prédilections divines. Mais, avant de suivre dans leurs voyages ces princes nouvellement convertis, il faut dire un mot de la reine Saracinthe, femme de Mordrain.

C’était la fille du duc d’Orcanie, et la sœur de Seraphe ou Nascien. Il y avait trente ans qu’un saint ermite nommé Saluste l’avait convertie, et, depuis qu’elle était devenue reine de Sarras, elle n’attendait qu’un moment favorable pour essayer d’ôter le bandeau qui couvrait les yeux de son époux. Mais l’honneur de répandre la bonne nouvelle dans cette contrée était réservé aux deux Joseph. Nous citerons un seul trait de leurs travaux apostoliques.

Tandis que le père baptisait les gens du royaume de Sarras, le fils suivait Nascien en Orcanie et faisait aux idoles une guerre impitoyable. Dans le temple de la ville d’Orcan était une figure posée sur le maître-autel. Josephe dénoua sa ceinture et se plaça devant elle, en conjurant le démon d’en sortir d’une façon visible ; en même temps il jeta la ceinture autour du cou de l’idole, et la traîna en dehors du temple jusqu’aux pieds de Mordrain. Le diable poussait des cris aigus qui faisaient accourir de tous côtés la foule. « Pourquoi me tourmenter ainsi ? » disait-il à Josephe. — « Tu le sauras : mais j’apprends en ce moment la mort de Tholomée Seraste, dis-moi pourquoi tu l’as tué. — Je répondrai, si tu me desserres le cou. » Josephe, lâchant la ceinture et prenant l’idole par le haut de la tête : « Parle maintenant. — Je voyais les miracles que Dieu opérait, j’étais témoin du baptême d’Évalac, je craignais pour l’âme de Tholomée ; alors je pris la figure d’un messager et je vins lui dire qu’Évalac voulait le faire pendre ; que je le garantirais, s’il voulait se donner à moi. Il me fit hommage : je pris la forme d’un griffon, il monta sur moi en croupe ; et quand je me fus élevé à une certaine hauteur, je le laissai choir et se casser les os. »

Josephe remit alors sa ceinture au cou de l’idole, et la promena par toutes les rues de la ville. « Voilà, » disait-il à la foule, « voilà les dieux dont vous aviez peur ! Frappez vos poitrines et reconnaissez un seul Dieu en trois personnes ! » Ensuite il demanda au diable son nom : « Je suis Ascalaphas, chargé de porter aux gens et de répandre dans le monde les méchants bruits, les fausses nouvelles. »

Tout n’était pas fini avec Ascalaphas. La plupart des habitants d’Orcan avaient accepté le baptême, les autres avaient résolu de quitter le pays pour s’y soustraire. Ils avaient pris un mauvais parti : à peine eurent-ils franchi les portes de la ville qu’ils tombèrent frappés de mort. Josephe, auquel on apprit cette nouvelle, accourut ; le premier objet qu’il aperçut fut le démon qu’il venait de conjurer, et qui gambadait sur les corps de toutes ces victimes. « Regarde, Josephe, » criait Ascalaphas, « regarde comme je sais venger ton Dieu de ses ennemis ! — Et qui t’en a donné le droit ? — Jésus-Christ lui-même. — Tu as menti ! » Disant ces mots, il courut à lui dans l’intention de le lier. Mais un ange au visage ardent lui ferma le passage et lui perça la cuisse d’une lance dont le fer demeura dans la plaie. « Cela, » dit-il, « t’apprendra à ne plus retarder le baptême des bonnes gens, pour aller au secours des ennemis de ma loi. » À douze jours de là, Nascien, curieux indiscret, voulut voir ce que contenait la sainte écuelle : il souleva la patène et comprit toutes les merveilles qui devaient advenir dans le pays choisi pour être le dépositaire de cette précieuse relique. Il fut puni d’un aveuglement subit. Mais l’ange qui avait blessé Josephe reparut et, prenant en main le fût de la lance dont le fer était demeuré dans la plaie, il l’approcha de Josephe, le posa sur le fer dont elle était séparée. Da la plaie sortirent de grosses et nombreuses gouttes de sang : l’ange les recueillit, en humecta le bout du fût, et le rejoignit au fer, de façon qu’on ne put désormais deviner que l’arme eût été tronquée. Seulement, à l’entrée de la période aventureuse, on verra les gouttes de sang s’échapper de la lance, et l’arme ira blesser un autre homme du même lignage et de même vertu que Josephe. C’est là ce que la seconde partie du livre de Lancelot devra nous raconter. L’ange vint ensuite à Nascien, humecta ses yeux d’une certaine liqueur, et lui rendit la vue que son indiscrétion lui avait fait perdre[4].

Josephe, guéri de la plaie angélique, acheva la conversion de tous les gens de Sarras et d’Orcanie. Des soixante-deux, soixante-cinq ou soixante-douze parents sortis avec lui de Jérusalem, il en sacra trente-trois, comme évêques d’autant de cités dans ces deux contrées. Les autres, après avoir été ordonnés prêtres, furent dispersés dans les villes moins importantes.

Il découvrit ensuite les lieux où reposaient les corps de deux ermites à l’un desquels la reine Saracinthe, femme de Mordrain, avait dû sa conversion. Un livret conservé dans chacune des fosses disait, le premier : « Ci gist Saluste de Bethléem, le beau sergent de Jésus-Christ, qui fut trente-sept ans ermite, et ne mangea plus aucune viande accommodée de la main des hommes. » Le second : « Ci gist Hermoines, de Tarse, qui vécut trente-quatre ans et sept mois, sans changer une fois de souliers ni de vêtements. » Les deux corps furent transportés, l’un à Sarras, l’autre en Orcanie, et devinrent l’objet d’une dévotion que des miracles multipliés ne laissèrent pas ralentir.

Josephe eut ensuite à purifier le roi Mordrain, nouvellement converti, d’une dernière souillure qui avait résisté à l’eau du baptême. Ce prince avait fait depuis longtemps construire dans les parois de sa chambre une cellule réservée à certaine idole féminine dont il était épris. C’était, dit le roman, une image de beauté merveilleuse que le roi habillait lui-même des robes les plus riches. Dès que la reine Saracinthe était levée, il prenait une petite clef qui pénétrait dans une fissure imperceptible de la muraille, atteignait un petit maillet qu’elle écartait pour laisser une grande barre de fer se dresser en permettant d’ouvrir une porte secrète. Le roi tirait alors à lui l’idole et lui faisait partager sa couche. Quand il en avait eu son plaisir, il la faisait rentrer dans sa cellule, la porte se refermait, et sur le maillet retombait la barre de fer qui la rendait impénétrable à tous. Il y avait quinze ans qu’il se complaisait dans cette honteuse habitude, quand un songe dont Josephe lui donna l’explication lui prouva que rien ne pouvait rester caché aux amis de Dieu. Il confessa son crime, fit venir la reine, son serourge et Josephe, puis, en leur présence, jeta l’idole dans les flammes en témoignant le plus grand repentir.

Ce fut le dernier acte de Josephe dans le pays de Sarras. Une voix céleste l’avertit de prendre congé du roi et d’emmener avec lui la plupart de ses compagnons pour aller prêcher la foi nouvelle chez les Gentils. Dans le cours de ce grand voyage, les denrées venant à leur manquer, il s’agenouilla devant l’arche du saint vase pour implorer le secours de Dieu. Alors eut lieu le repas spirituel dont Robert de Boron avait parlé le premier, mais qu’il avait eu soin de distinguer de la communion eucharistique. Dans notre roman, les deux tables ici n’en font réellement qu’une, et l’hérésie se trouve parfaitement accentuée. On en va juger.

La voix dit à Joseph : « Fais mettre les nappes sur l’herbe fraîche : que ton peuple se place à l’entour. Quand ils seront disposés à manger, dis à ton fils Josephe de prendre le vase, et de faire avec lui trois fois le tour de la nappe. Aussitôt ceux qui seront purs de cœur seront remplis de toutes les douceurs du monde. Ils feront de même, chaque jour, à l’heure de Prime. Mais, dès qu’ils auront cédé au vilain péché de luxure, ils perdront la grâce d’où leur arrivait tant de délices. Quand tu auras ainsi établi le premier repas, tu iras vers ta femme Enigée, et tu la connaîtras charnellement. Elle concevra un fils qui recevra en baptême le nom de Galaad le Fort. Il aura grande force et foi robuste : si bien qu’il prévaudra contre tous les mécréants de son temps. »

Joseph fit ce qui lui était commandé, et son fils, ceint d’une étole bénite, après avoir fait les trois tours vint s’asseoir à la droite de son père, mais en laissant entre deux l’intervalle d’une place. Puis il posa le vase couvert d’une patène et de cette toile fine que nous appelons corporal[5]. Tous furent aussitôt remplis de la grâce divine au point de n’avoir rien qu’il leur put venir en pensée de désirer. Le repas achevé, Josephe replaça le Graal dans l’arche, comme il y était auparavant[6].

Le lendemain de ce grand jour, la voix dit à Josephe : « Va-t’en droit à la mer : il te faut aller habiter la terre promise à ta lignée : quand tu seras arrivé sur le rivage, à défaut de navire, tu avanceras le premier, étendras ta chemise en guise de nef : elle se développera en raison du nombre de ceux qui seront exempts de péché mortel. »

Josephe, arrivé sur le bord de la mer, ôta de son dos la chemise, et l’ayant étendue sur l’eau, monta le premier sur l’une des manches, puis son père Joseph sur l’autre. Devant eux se placèrent Nascien et les porteurs de l’arche ; les flots qui les soutenaient ne mouillèrent pas même la plante de leurs pieds. Enigée, Bron, Éliab et leurs douze enfants, montèrent sur le milieu de la chemise, qui s’étendit en proportion du nombre de ceux qui arrivaient ; leur exemple décida tous les autres. Ils se trouvèrent ainsi au nombre de cent quarante-huit. Deux juifs à demi convertis, Moïse et Simon son père, bien que peu confiants dans la vertu de la chemise, voulurent essayer d’y passer ; à peine avaient-ils fait trois pas que les flots les entourèrent et que les autres gens demeurés sur le rivage eurent grand’peine à les recueillir. Pour Josephe et tous ceux qui l’avaient suivi, ils s’éloignèrent, malgré les prières de ceux qui étaient demeurés à terre, et qui les conjuraient d’attendre. « Ah ! folles gens, » leur dit Josephe, « le péché de luxure vous a retardés. Vous n’êtes pas à la fin de vos peines ; faites pénitence et méritez de nous rejoindre bientôt. »

Après quelques jours de traversée, Josephe et ses compagnons abordèrent dans la Grande-Bretagne, où nous les prierons de nous attendre, pour nous donner le temps de retourner aux autres personnages du roman, et d’abord au roi Mordrain.

Il avait été, peu de jours après le départ de Josephe, visité par un nouveau songe qui lui exposa d’une façon très-claire pour nous, mais pour lui très-obscure, la destinée glorieuse des enfants qui devaient naître de lui et de Nascien, son serourge. Comme il en demandait vainement l’explication à ceux qui l’entouraient, voilà qu’une tempête effroyable ébranle le palais ; il est pris aux cheveux par une main sortant d’un nuage, et transporté au milieu des mers sur une roche aiguë, située à dix-sept journées de Sarras. Grande fut la douleur des barons du pays en apprenant qu’il avait disparu. Nascien fut accusé de l’avoir tué, dans l’espoir de régner à sa place. Excités par un traître chevalier nommé Calafer, les barons saisirent Nascien et le jetèrent en prison, en lui déclarant qu’il n’en sortirait pas avant que le roi Mordrain ne leur fût rendu.

La roche aride sur laquelle celui-ci avait été déposé était appelée la Roche du Port périlleux. Elle se dressait au milieu de la mer, sur la ligne qui de la terre d’Égypte conduit directement à l’Irlande. Si loin que l’œil pouvait s’étendre, on apercevait à droite les côtes d’Espagne, à gauche les terres qui formaient la dernière ceinture de l’Océan. Quelques débris de constructions annonçaient pourtant que la Roche avait été jadis habitée. Elle avait en effet servi longtemps de repaire à un insigne brigand nommé Focart, qui sur la plus haute pointe avait fait dresser un château où pouvaient héberger vingt de ses compagnons ; mais, comme ils étaient ordinairement trois ou quatre fois plus nombreux, les autres se tenaient dans plusieurs galères arrêtées sous un petit abri couvert, et, toutes les nuits, ils allumaient un grand brandon pour avertir les vaisseaux de passage de venir se reposer dans cet îlot, connue dans un port de salut. Mais les abords en étaient si dangereux que les bâtiments se brisaient contre les rochers, de sorte que les passagers ne pouvaient échapper soit à la fureur des flots, soit à celle des brigands, qui mettaient à mort ceux que la mer n’avait pas engloutis.

Focart jouissait du fruit de ses crimes, quand le grand Pompée, empereur, passa de Grèce en Syrie, après avoir mis sous le joug de Rome tout l’Orient. En apprenant le mauvais repaire de la Roche du Port périlleux, il jura de purger la terre de ces odieux brigands, et ne perdit pas un moment pour mettre en état de voguer une petite flotte bien garnie de bons et vaillants chevaliers. Il savait quels écueils bordaient la Roche, et il sut les éviter en approchant à la nuit serrée. Focart n’en fut pas moins averti de son approche, et, donnant le signal aux larrons qui ne quittaient pas les galères, il entra lui-même dans une d’elles et commanda l’attaque de la flottille romaine. Mais les soldats de Pompée s’étaient munis de grands crocs, avec lesquels ils abordèrent les galères, l’épée à la main, et parvinrent à couler la plus redoutable. Les autres furent abandonnées, et les brigands regagnèrent à grande peine la Roche, où les Romains les poursuivirent en tâtonnant çà et là. De la hauteur, Focart faisait tomber sur eux d’énormes poutres et d’autres débris de mâts qui tuèrent une partie des assaillants et contraignirent les autres à regagner les vaisseaux. Mais, au point du jour, Pompée reprit l’offensive : malgré l’âpreté du lieu et les difficultés de la montée, les Romains forcèrent les brigands à chercher un refuge dans une caverne creusée sous leur château, et qu’ils fermèrent de toutes les planches et bruyères qu’ils avaient accumulés. Pompée y fit mettre le feu ; alors, pour éviter d’être étouffés, Focart ordonna de verser de grandes tonnes d’eau sur les flammes, qui, prenant la direction opposée, contraignirent les Romains à reculer à leur tour. Les brigands sortirent et reprirent l’offensive. Les soldats de Pompée, forcés de reculer l’un sur l’autre, avaient peine à défendre leur vie. L’empereur Pompée seul ne quitta pas la place : revêtu de ses armes, il attendit Focart, s’élança la hache à la main sur lui, finit par l’abattre et lui trancher la tête. Cependant les Romains, honteux d’avoir un instant abandonné leur empereur, étaient revenus à la charge ; les brigands ne leur opposèrent plus qu’une faible résistance. Tous furent mis à mort, leurs corps jetés à la mer, et, depuis ce temps, le Port périlleux cessa d’être l’effroi des navigateurs ; mais son approche inspirait toujours une certaine terreur, et personne ne s’avisait d’y aborder.

Ce fut là peut-être le plus insigne exploit de Pompée : jamais il n’avait fait plus grande preuve de courage et d’intrépidité. L’histoire cependant n’en a pas parlé, parce que ce grand homme avait quelque honte des indignes ennemis qui lui avaient donné tant de peine à détruire[7]. En reprenant le chemin de Rome, il passa par Jérusalem, et ne craignit pas de faire du temple de Salomon l’étable de ses chevaux. Dans la cité sainte était alors un vieillard pieux et sage ; ce fut le père du prêtre Siméon, qui devait plus tard recevoir la sainte Vierge quand elle présenta son Fils. Cet homme alla trouver Pompée et s’écria : « Malheur à moi qui ai vu les enfants de Dieu manger dehors, et les chiens assis à la table qui leur était préparée ! Malheur à moi qui ai vu les lieux saints devenir des chambres privées à l’usage des porcs ! » Puis, s’adressant à l’empereur : « Pompée, » lui dit-il, « on voit bien que tu as fréquenté Focart et que tu l’as choisi pour modèle ; mais ton impiété a courroucé le Tout-Puissant, et tu sentiras le poids de sa vengeance. » À compter de ce jour, la victoire abandonna Pompée : il n’entra plus dans une seule ville qu’il n’en sortît honteusement ; il ne livra plus de combats qu’il ne fut jeté hors des lices. Sa première gloire fut oubliée, et l’on ne se souvint plus que de ses revers.

Telle était donc la Roche du Port périlleux, sur laquelle le roi Mordrain avait été transporté. Plus il regardait autour de lui, plus il perdait l’espoir de vivre en un tel lieu. Tout à coup il voit approcher une petite nef, d’une forme singulièrement agréable. Le mât, les voiles et les cordages étaient de la blancheur de la fleur de lis, et au-dessus de la nef était dressée une croix vermeille. Quand elle eut touché la roche, un nuage de délicieuses odeurs se répandit à l’entour et parvint jusqu’à Mordrain, déjà rassuré par la vue de la croix. Un homme de la plus excellente beauté se leva dans la nef, et demanda au roi qui il était, d’où il venait, et comment il se trouvait là. « Je suis chrétien, » répondit Mordrain, « mais j’ignore comment je me trouve ici ; et vous, beau voyageur, vous plairait-il de m’apprendre ce que vous êtes et ce que vous savez faire ? — Je suis, » répondit l’inconnu, « menestrel d’un métier qui n’a pas son pareil. Je sais faire d’une femme laide et d’un homme laid la plus belle des femmes et le plus beau des hommes. Tout ce que l’on sait, on l’apprend de moi ; je donne au pauvre la richesse, la sagesse au fou, la puissance au faible. » — « Voilà, » dit Mordrain, « d’admirables secrets ; mais ne me direz-vous pas qui vous êtes ? » — « Qui veut justement m’appeler me nomme Tout en tout. » — « C’est, » dit Mordrain, « un beau nom ; bien plus, il me semble par le signe dont votre nef est parée que vous êtes chrétien. — « Vous dites vrai, sachez que sans cela il n’y a pas d’œuvre parfaitement bonne. Ce signe vous assure contre tous les maux ; malheur à qui s’accompagnerait d’une autre bannière ; il ne pourrait venir de Dieu. »

Mordrain, en l’écoutant, sentait son corps pénétré de mille douceurs ; il oubliait qu’il était privé depuis deux jours de toute nourriture. « Pourriez-vous m’apprendre, » lui dit-il, « si je dois être tiré d’ici ou y demeurer toute ma vie ? — Eh quoi ! » répondit l’inconnu, « n’as-tu pas ta créance en Jésus-Christ, et ne sais-tu pas qu’il n’oublie jamais ceux qui l’aiment ? Il les chérit plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes ; comment, avec un si bon et si puissant gardien, s’inquiéter du lendemain ?

« Ne fais pas comme ceux-là qui disent : Dieu a trop affaire ailleurs pour avoir le temps de penser à moi, et s’il voulait s’occuper d’une si faible créature, il n’y suffirait jamais. Ceux qui parlent ainsi sont plus hérétiques que popelicans. »

Ces paroles jetèrent Mordrain dans une profonde et délicieuse rêverie. Quand il releva la tête, il ne vit plus la nef ni le bel homme qui la conduisait ; tout avait disparu. Combien alors il regretta de ne pas l’avoir assez regardé ! car il ne doutait plus que ne ce fût un messager de Dieu ou Dieu lui-même.

Tournant alors ses regards vers Galerne[8], il vit approcher une seconde nef, richement équipée ; les voiles en étaient noires ainsi que tous les agrès ; elle semblait avancer d’elle-même et sans aucun secours. Quant elle eut touché le bord de la roche, une femme se leva, dont la beauté lui parut des plus merveilleuses. Comme il lui eut donné la bienvenue : « Je l’ai, » répondit la belle dame, « puisque je trouve enfin l’homme que je cherchais. Oui, j’ai désiré t’entretenir, Evalac, depuis que je suis au monde. Laisse-moi te conduire, te faire connaître un lieu plus délicieux que tout ce que tu as jamais rêvé. — Grand merci, dame, » répondit Mordrain, « j’ignore comment je suis ici et dans quelle intention ; mais je sais que j’en dois sortir par la volonté de celui qui m’y transporta. — Viens avec moi ; » reprit la dame ; « viens partager tout ce que je possède. — Dame, si riche que vous soyez, vous n’avez pas le pouvoir d’un homme qui passa naguère ici : vous ne pourriez comme lui faire d’un pauvre un riche, d’un insensé un sage. D’ailleurs, sans le signe de la croix, il m’a dit qu’on ne saurait rien faire de bien, et je ne le vois pas sur vos voiles. — Ah ! » reprit la dame, « quelle erreur ! Et tu le sais mieux que personne, puisque tu as éprouvé une infinité d’ennuis et de mécomptes, depuis que tu as pris cette nouvelle créance. Tu as renoncé à toutes les joies, à tous les plaisirs ; souviens-toi des épouvantes de ton palais : Séraphe, ton serourge, en a perdu le sens et n’a plus que quelques jours à vivre. — Quoi ! sauriez-vous d’aussi tristes nouvelles de Nascien ? — Oui, je les sais ; à l’instant même où tu fus enlevé, il a été mortellement frappé : il me serait pourtant aisé de te rendre tes domaines et ta couronne ; il te suffirait de venir avec moi, pour éviter de mourir ici de faim. Je connais bien celui qui prétendait faire de noir blanc, et d’un méchant un prud’homme : c’est un enchanteur. Jadis il fut amoureux de moi : je ne l’écoutai pas, et sa jalousie lui fait chercher les moyens de priver mes amis des plaisirs que je leur offre. » Ces paroles firent une grande impression sur Mordrain ; en la voyant instruite de ce qui lui était arrivé, il ne pouvait se défendre de croire un peu ce qu’elle annonçait. « Qu’as-tu donc à rêver ? » lui dit encore la dame, « approche et laisse-toi conduire dans un lieu où tes vrais amis t’attendent. Mais hâte-toi, car je m’en vais. » Mordrain ne trouvait rien à répondre, n’osant ni résister ni condescendre à ce qu’elle lui demandait. Cependant la dame leva l’ancre et s’éloigna, disant à demi-voix : « Le meilleur arbre est celui qui porte des fruits tardifs. » Ces mots tirèrent Mordrain de sa rêverie ; il releva la tête, vit les flots s’agiter, une horrible tempête s’élever, et la nef disparaître dans un tourbillon écumeux.

Comme il regrettait de n’avoir pas demandé à cette belle dame qui elle était et d’où elle sortait, il revint sur tout ce qu’elle lui avait dit ; que jamais il n’aurait de joie ni de paix tant qu’il garderait sa créance : il se représenta les richesses, les honneurs et les prospérités qu’il avait longtemps eus, les terreurs, les ennuis qui l’accompagnaient depuis qu’il avait reçu le baptême, si bien que le trouble de son cœur le fit tomber presque en désespérance.

Pour comble d’épouvante, la mer fut battue d’une horrible tempête. Mordrain, dans la crainte d’être submergé par les flots déchaînés, gravit péniblement la roche jusqu’à l’entrée sombre de la caverne. Il voulait y entrer pour se mettre à couvert des vents, de la pluie et des vagues, quand il se sentit arrêté par une force invincible, comme si deux mains l’eussent violemment retenu par les cheveux. La nuit vint, il se crut engouffré dans un abîme sans fond ; à force de souffrir, il cessa de sentir et tomba dans une faiblesse dont il ne revint qu’au retour du jour, quand la mer se fut calmée et que la pluie, la grêle et les vents se furent apaisés. Alors il fit le signe de la croix, s’inclina vers Orient, dans la direction de Jérusalem, et pria longuement. Comme il se relevait, il vit revenir à lui la nef et le bel homme qui l’avait une première fois visité.

Celui-ci lui reprocha ses doutes et la complaisance avec laquelle il s’était laissé prendre à la beauté d’une femme. Il devait s’en rapporter, non pas à ses yeux, mais au cri de son cœur. Le cœur seul devait être interrogé, car les yeux sont la vue du corps, et le cœur seul est la vue de l’âme. « Cette femme qui t’a semblé si belle et si richement vêtue l’était cent fois davantage quand elle avait entrée dans ma maison ; elle y avait tout à souhait, rien ne lui était refusé : je l’ai réellement beaucoup aimée ; mais elle espéra devenir plus grande et plus puissante que moi-même. Son orgueil la perdit, je la chassai de ma cour, et depuis ce temps elle cherche à se venger sur tous ceux auxquels j’accorde mes grâces particulières ; tous les moyens lui sont bons pour les rendre aussi coupables et aussi malheureux qu’elle-même. »

Après le départ du Saint-Esprit, car c’était Dieu lui-même, la belle femme revint, ou plutôt le démon qui avait pris cette forme. Elle sut encore ébranler un instant la foi de Mordrain en lui annonçant mensongèrement la mort de Seraphe et de Saracinthe, en lui découvrant les immenses richesses dont sa nef était remplie ; mais elle ne le décida pas à la suivre. Le lendemain, Mordrain, exténué de faim et de lassitude, vit assez près de lui un pain noir qu’il se hâta de saisir. Comme il le portait avidement à ses lèvres, il entendit un immense bruissement dans les airs, comme si tous les habitants du ciel se fussent réunis sur sa tête. Un oiseau des plus merveilleux lui arracha le pain des mains. Il avait la tête d’un serpent noir et cornu, les yeux et les dents rouges comme charbons embrasés, le cou d’un dragon, la poitrine d’un lion, les pieds d’un aigle, et deux ailes dont l’une, placée au haut de la poitrine, avait la force et l’apparence de l’acier, aussi tranchante que le glaive le mieux effilé ; l’autre, au milieu des reins, était blanche comme la neige et bruyante comme la tempête, agitant les branches des plus grands arbres. Enfin l’extrémité de sa queue présentait une épée flamboyante capable de foudroyer tout ce qu’elle touchait.

Les docteurs disent que cet oiseau apparaît seulement dans le cas où le Seigneur veut inspirer au pécheur qu’il aime une épouvante salutaire. À son approche, tous les autres oiseaux du ciel prennent la fuite, comme les ténèbres devant le soleil. Sa nature est de rester seul sur la terre. Ils naissent pourtant au nombre de trois et sont conçus sans accouplement. Quand la mère a pondu trois œufs, elle sent en elle une froideur glaciale, si bien que, pour les faire éclore, elle a recours à une pierre nommée piratite, que l’on trouve dans la vallée d’Ébron, et dont la propriété est d’échauffer et brûler tout ce qui vient à la frotter. Si elle est doucement touchée, elle retient sa chaleur première, et dès que l’oiseau l’a trouvée, il la lève avec précaution, la dépose sur son nid, et la frotte assez pour qu’elle embrase le nid et fasse éclore les œufs. Bientôt, enflammée par le mouvement qu’elle s’est donné, la mère est réduite dans une cendre que ses nouveau-nés dévorent à défaut d’autres aliments. Ils naissent deux mâles et une femelle : le désir de posséder la femelle rend les deux frères ennemis mortels. Ils s’attaquent, se déchirent et meurent des coups terribles qu’ils se sont mutuellement portés. Si bien que la femelle, restée seule, se reproduit comme on vient de voir : on lui donne le nom de Serpeliou.

Il est fâcheux qu’un oiseau si merveilleux et si rare ne vienne ici que pour effrayer le pauvre roi Mordrain et pour lui enlever son pain bis. Mais à ces moments d’angoisse succédèrent des heures plus riantes : le roi, sans avoir mangé, se trouva parfaitement rassasié : le bel homme revint le visiter à plusieurs reprises, et pourtant ses exhortations ne l’empêchèrent pas de céder à une dernière séduction de la belle femme ; mais il avait déjà tant souffert ! Il se voyait transporté sur une roche aride et hideuse, dont une partie venait de se fendre et tomber avec fracas dans la mer ; à la grêle la plus dure, à la gelée la plus rude, succédait une température embrasée ; pas un abri contre les vents, la gelée, la grêle, les ardeurs plus insupportables encore d’un soleil de plomb ; devant lui, une nef aux brillantes couleurs qui lui promettait un doux abri, la plus somptueuse abondance de toutes choses, l’amour de la plus belle femme du monde. Il avait été inaccessible à tant de séductions. Les orages avaient cessé, la grande ardeur du jour était tombée, l’air était redevenu pur et serein, quand il vit approcher une grande nef au châtelet de laquelle étaient suspendus deux écus ; c’étaient, il n’en douta pas, le sien et celui de Nascien, son serourge. Il entendit les hennissements de son cheval qu’il n’eut pas de peine à reconnaître, à la façon dont il piaffait et grattait des pieds. La nef ayant touché la roche, Mordrain s’en approcha et la vit remplie d’hommes noblement vêtus ; le premier chevalier qu’il aperçut était le frère de son sénéchal tué dans la dernière bataille d’Orcan. Le chevalier salua le roi : « Sire, » lui dit-il en pleurant, « j’apporte de tristes nouvelles : vous avez perdu le meilleur de vos amis, le duc Seraphe, votre serourge. Il est là, mort, dans cette nef. » En même temps il lui tendit la main, le fît entrer dans la nef, lui montra la bière qui semblait recouvrir le corps de Nascien, puis leva le drap qui le cachait et Mordrain reconnut la figure de son beau-frère. Il tomba sans connaissance : quand il revint à lui, la Roche du Port périlleux était à si grande distance qu’à peine pouvait-il encore la distinguer comme un point dans l’espace. Heureusement la douleur ne l’empêcha pas de faire le signe de la croix, et soudain disparurent les hommes et les femmes qu’il avait vus, la bière même et ce qu’elle contenait. Il demeura seul dans la nef, regrettant l’illusion qui l’avait fait contrevenir aux ordres de Dieu en quittant la Roche du Port périlleux.

Alors apparut le bel homme qui l’avait si souvent réconforté de bonnes paroles : « Essuie tes larmes, » lui dit-il, « mais prépare-toi à de nouvelles épreuves. D’abord tu ne mangeras pas avant d’être réuni à Nascien, et ta délivrance suivra de près son arrivée. C’est l’esprit de mensonge qui t’annonçait sa mort ; c’est le démon qui, sous la forme d’une belle femme, puis sous celle d’un chevalier, était enfin parvenu à te pousser dans cette nef : le signe de la croix dont tu as su t’armer fit disparaître les mauvais esprits. Garde-toi mieux à l’avenir de tels artifices. »

Le bel homme disparut, et la nef vogua sur les flots, pendant deux jours et deux nuits. Le troisième jour, Mordrain vit approcher un homme que deux oiseaux soutenaient à fleur d’eau ; cet homme, en les abordant, fit sur la mer un grand signe de croix, puis de ses deux mains arrosa toutes les parties de la nef. « Mordrain, » dit-il, « apprends quel est ton gardien, de par Jésus-Christ. Je suis Saluste, celui qui te doit une belle église dans la ville de Sarras. L’Agneau me charge de te découvrir le sens du dernier songe que tu as fait, avant de quitter tes États. Tu vis jaillir de la poitrine de ton neveu un grand lac d’où sortaient huit fleuves également purs et limpides ; puis un neuvième plus pur et plus grand que les autres. Un homme de la semblance du vrai Dieu crucifié entra dans ce lac, y lava ses pieds et ses bras. Du lac il passa dans les huit premiers fleuves, et, quand il vint au neuvième, il ôta le reste de ses vêtements, et s’y plongea tout-à-fait. Or le lac indique le fils qui naîtra de ton neveu, et que Dieu visitera toujours, en raison de ses bonnes pensées et de ses bonnes œuvres. De ce fils descendront en droite ligne et l’un de l’autre huit personnages héritiers de la bonté de leur premier auteur. Mais le neuvième l’emportera sur eux tous, en vertu, en mérite, en valeur, en grands faits d’armes ; Jésus-Christ se baignera tout à fait dans ses œuvres : et si le songe t’a fait voir le Seigneur entièrement nu avant de se joindre à lui, c’est qu’il entend lui découvrir tous ses mystères, ne rien avoir de caché pour lui et lui permettre enfin de pénétrer tous les secrets du Graal[9]. »

Saint Saluste, ayant ainsi parlé, disparut.

Telles furent les aventures du roi Évalac devenu Mordrain, jusqu’au jour où il retrouvera les personnages qui composent sa famille. Nous reviendrons à lui quand nous aurons dit les non moins surprenantes épreuves réservées à Nascien son serourge, à Saracinthe sa femme, à Celidoine son neveu. Le récit en est fort long dans le roman ; nous l’abrégerons, autant que nous le pourrons sans nuire à la clarté de l’ensemble de la composition.

  1. « D’un afaitierre de viex soliers. »
  2. Le surnom de Seraste semble une corruption du mot Sebastos, souverain, qu’on lit sur les monnaies grecques des Ptolémées à la suite de leur nom. Quant à Félix, on sait qu’il fut réellement procurateur de Syrie. D’ailleurs le choix de la ville de Meaux et les éloges donnés à la France n’offrent-ils pas déjà une présomption en faveur de l’origine française de l’auteur ?
  3. Ce nom aurait signifié, suivant notre romancier tardif en créance. Saracinthe, pleine de foi. Le porte-étendard Glamacides, gonfalonier de N.-S.
  4. Cette punition de la curiosité de Nascien, géminée avec la punition de Mordrain, est renouvelée dans un des chapitres suivants.
  5. Corporal, linge bénit que le prêtre étend sur l’autel pour mettre le calice dessus et ensuite l’hostie. (Dictionnaire de l’Académie.)
  6. Il importe de remarquer que cet épisode n’est pas conservé dans le second texte, qui a servi de modèle aux imprimés. Là, les compagnons de Joseph trouvent dans le bois, sans le demander, les meilleures viandes, et le Saint-Esprit ne parle à Joseph que pour lui ordonner de coucher avec sa femme Éliab. Comparez le ms. 749, fo 90. et l’éd. de Ph. Lenoir, 1523, fo 89.
  7. On peut admettre que ce récit est inspiré par ce que le romancier savait de la guerre faite par Pompée aux pirates qui infestaient la Méditerranée.
  8. Le nord-ouest.
  9. Nous nous étions contenté d’indiquer ce songe, page 200.