Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/55

Léon Techener (volume 4.p. 59-64).

LV.



Lancelot et mess. Gauvain, allaient se rendre près de la dolente reine, quand entra dans leur tente la demoiselle qui leur avait, quelques jours auparavant, indiqué la place où les Bretons avaient établi leur camp. Nos chevaliers ne soupçonnaient pas en elle une émissaire de la perfide Camille : elle venait les sommer de tenir la promesse qu’ils lui avaient faite. « Demoiselle, lui dit mess. Gauvain, vous avez choisi un fâcheux moment : nous n’avons déjà que trop à faire. — C’est pour vous être en aide que je suis venue. Apprenez que les Irois veulent emmener dans leur île le roi Artus, pour être mieux assurés de le garder. Je viens vous offrir un moyen de les prévenir ; vous n’aurez qu’à me suivre. — Grands mercis, demoiselle, » répond mess. Gauvain. Et sans retard nos quatre chevaliers, mess. Gauvain, Lancelot, Hector et Galehaut, s’arment, montent et suivent la pucelle jusqu’aux premières lices de la Roche aux Saisnes. « Le roi, dit-elle, sera emmené par une des issues ; il faut vous en partager la garde, tandis que j’entrerai pour revenir à vous quand il sera temps. »

Elle les quitte et laisse ouverte la poterne qu’elle avait su défermer. Nos quatre chevaliers demeurent en aguet, et bientôt Lancelot entend la pucelle crier : « À l’aide ! à l’aide ![1] ». Il s’élance dans le courtil et voit à peu de distance vingt fer-armés qui attaquent deux chevaliers couverts des armes du roi Artus et de Gaheriet. Il broche vers eux ; mais ceux qu’il venait défendre le saisissent et le font tomber de cheval. Les autres se jettent sur lui, lui prennent son épée et lui crient de se rendre s’il tient à la vie. « Plutôt mourir que demander merci à des traîtres ! » On le désarme, on lui lie les mains ; il est transporté dans une forte prison.

Les trois autres compagnons commençaient à perdre patience. Enfin Galehaut croit apercevoir un chevalier revêtu des armes qu’on venait de prendre à Lancelot, et qui semblait demander aide. Galehaut s’élance ; mais il est assailli comme Lancelot par vingt gloutons qui l’abattent, le lient et le jettent en prison. Le même piége attendait Hector et messire Gauvain. Désarmés à leur tour, ils sont liés et conduits dans une grande geôle où ils eurent tout le temps de maudire la messagère de la perfide magicienne.

Cependant la reine attendait Lancelot et mess. Gauvain. Quelle ne fut pas sa douleur, son désespoir en apprenant de Lionel qu’une pucelle les avait emmenés et sans doute trahis, puisqu’ils n’étaient pas revenus. Le lendemain, elle vit, ainsi que tous les Bretons de l’ost, les écus des quatre chevaliers suspendus aux murs de la Roche et réunis à ceux du roi Artus et de Gaheriet. Pour comble de disgrâce, les Saisnes devaient, ce jour-là même, tenter l’attaque du camp et c’était pour leur donner plus de chances de succès que Camille avait attiré dans la Roche les plus redoutables champions de l’armée opposée. La reine manda sur-le-champ messire Yvain de Galles qui dut, avant d’aller vers elle, prendre l’avis des chevaliers revenus avec lui de la quête de Lancelot. Elle le reçut en pleurant, au bas de la tour : « Ma dame, dit Lionel, je ne dois pas entrer dans vos chambres avant d’avoir mis à fin la quête entreprise ; mais je vous offre tout ce qu’il m’est permis de donner. Espérons que Dieu nous fera sortir de ce mauvais pas. — Ah ! pour Dieu, messire Yvain, sauvez l’honneur du roi ! » Mess. Yvain la soutenait et mêlait ses larmes aux siennes. Il fut décidé qu’il tiendrait le lendemain, la place du roi et qu’on lui obéirait comme au roi lui-même. La bannière royale fut mise aux mains de Keu, ainsi le demandait sa charge de sénéchal.

Les Saisnes sortirent de leur camp en bon ordre, remplis de confiance dans le succès de la journée. Mess. Yvain disposa et régla la défense, en cela merveilleusement secondé par le roi Ydier de Cornouailles. Celui-ci pour la première fois parut monté sur un cheval bardé de fer, et non, comme c’était jusqu’alors l’usage, de cuir vermeil ou de drap. On fut d’abord tenté de le blâmer, on finit en l’imitant par montrer qu’on l’approuvait. Il fit encore une autre chose nouvelle, ce fut d’arborer une bannière de ses armes, en jurant d’avancer toujours au delà de toutes les autres bannières, et de ne pas reculer d’un pas. Elle était blanche à grandes raies (ou bandes) vermeilles, le champ de cordouan, les raies en écarlate d’Angleterre ; car en ce temps-là, les bannières n’étaient pas de cendal, mais de cuir ou de drap[2].

Jamais les compagnons de la Table-Ronde ne firent mieux en l’absence du roi Artus : aucune échelle ennemie ne put arrêter le preux Ydier : de toute la journée il ne délaça pas son heaume, et jusqu’à la fin il tint le serment de pousser en avant, tant qu’il y aurait des païens à frapper. « Dieu, criait-il, me fasse la grâce de tenir mon vœu, fût-ce au prix de ma vie ! plus belle mort ne saurait être désirée. » Les Saisnes finirent donc par lâcher pied et la chasse commença : en tête des poursuivants se trouva toujours le grand cheval d’Ydier. Par malheur, il passa sur le corps d’un Saxon qui avait gardé son épée droite ; la pointe en frappa le ventre du bon coursier, lequel prenant le mors aux dents, alla s’affaisser et mourir un peu plus avant. Le roi tomba engagé sous ses flancs, toute la chasse lui passa sur le corps. Les échelles revinrent, après avoir poursuivi les Saisnes, jusqu’aux abords de la tour, et la reine fut alors avertie que le roi Ydier n’avait pas reparu. Elle sortit aussitôt avec ses dames, parcourut le champ de bataille et découvrit enfin le bon roi qu’elle fit lever doucement par ses dames et transporter dans ses chambres. Là, les mires visitèrent ses plaies et parvinrent à les fermer mais, à partir de ce jour, Ydier ne put remonter à cheval et montrer sa grande prouesse[3].

Dans cette journée, les Saisnes et les Irois avaient perdu tant de leurs meilleurs chevaliers qu’ils n’osèrent de longtemps renouveler leurs attaques. Les Bretons transportèrent leur camp de l’autre côté du fleuve, et cernèrent la Roche d’aussi près que pouvait le permettre la pluie de flèches et de carreaux que les assiégés ne cessaient d’entretenir, du haut de leurs créneaux et de leurs murs.

  1. « Aïe ! aïe ! » De là peut-être notre exclamation douloureuse : Aye ! aye !
  2. « Li chans de cordouan et les raies d’escarlate à un drap vermeil d’Angleterre. Ne tant comme l’en portoit l’en à cel tems, n’estoient-eles se de cuir vermeil non et de drap » (ms. 339, f° 63).
  3. Remarquons que ce brave Ydier est roi de Cornouailles, pays qui, suivant le roman de Tristan, ne produisit jamais de bons chevaliers. C’est une preuve d’ailleurs surabondante de l’absence primitive de tout lien entre les traditions de la cour d’Artus et la Tristaneïde.