Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/50


L.



Son impatience d’arriver où la demoiselle avait offert de le conduire ne lui aurait pas permis de faire long séjour chez Manassès, quand même il n’eût pas été en quête de Lancelot. Il n’y revint que pour reprendre son jeune guide, et bientôt ils eurent ensemble gagné la sauvage forêt de Bleve. Après avoir quelque temps chevauché, ils aperçurent un chevalier qui se défendait contre trois hommes armés et en avait déjà mis cinq hors de combat. « Voilà, dit mess. Gauvain, un vaillant chevalier, ne pensez-vous pas, demoiselle, qu’il mériterait bien d’être aidé ? — Assurément j’admire même assez sa prouesse pour souhaiter d’avoir un tel ami, s’il m’arrivait de lui agréer. — Voilà, demoiselle, une belle parole ; je ne l’oublierai pas. »

En se rapprochant du chevalier qui se défendait si vaillamment, il reconnut Sagremor le desréé. Les trois gloutons le voyant venir avaient pris la fuite. « Généreux chevalier, lui dit Sagremor, qui êtes-vous ? — Ne me connaissez-vous donc pas ? Je suis Gauvain. — J’aurais dû le deviner, à la peur dont ces gloutons ont été saisis à votre approche. Ils m’avaient arrêté ce matin en réclamant mon cheval et mes armes : je les défendais de mon mieux. Mais dites-moi, sire, avez-vous rejoint quelques-uns de ceux qui ont entrepris comme nous la quête de Lancelot ? — Oui ; j’ai retrouvé Giflet devant le château de Loverzep. — Vous a-t-il dit comment il avait tenu prison après s’être éloigné de la Fontaine du Pin pour retrouver son cheval ? — Non ; mais en vérité, jamais chevalier ne fut aussi souvent pris que Giflet, et ce n’est assurément pas faute de prouesse. — Hélas ! nous n’avons pas été plus heureux, messire Yvain et moi : nous pourririons même encore dans la chartre de Marganor, un sénéchal du roi de Norgalles, sans un jeune chevalier qui fit, avant de nous délivrer, les plus belles armes du monde devant le château de l’Étroite, Marche. Il est de la maison de la reine, et se nomme Hector. De son côté, il avait entrepris la quête d’un autre chevalier champion de la dame de Roestoc, lequel pourrait bien n’être autre que vous-même. — Vous l’avez deviné. Apprenez que cet Hector, auquel vous devez votre délivrance, est celui que nous avions vu battre par un nain, le même qui vous désarçonna, vous, Keu et messire Yvain. — Voilà donc pourquoi, fit Sagremor, nous ayant entendus rappeler notre mésaventure, il s’était contenté de répondre que mieux valait pour ce chevalier avoir été battu par un nain, qu’avoir eu à jouter contre messire Gauvain. »

En parlant ainsi, Sagremor aperçut sous un arbre la nièce de Manassès. « Est-ce vôtre amie, sire, demanda-t-il à mess. Gauvain. – Non, mais si vous le voulez bien, elle sera la vôtre : elle est belle à merveille. Apprenez qu’en vous voyant lutter contre huit hommes armés, elle ne put se défendre de souhaiter pour elle un aussi preux chevalier. — Qu’elle soit donc la bienvenue ! » Et mess. Gauvain revenant à la demoiselle : « N’est-il pas vrai que vous avez désiré pour ami ce bon chevalier ? – Je ne m’en défends pas. — Veuillez en ce cas, demoiselle, baisser votre guimpe, dit Sagremor. — Comment ! vous voulez me voir avant de répondre ? — Demoiselle, il ne convient pas de s’engager en aveugle. — J’avais montré plus de confiance, quand, avant de voir, je m’étais donnée. Je veux bien pourtant baisser ma guimpe ; mais, de votre côté, vous ôterez votre heaume. Si je vous plais vous le direz ; je le dirai si vous me plaisez : autrement quitte et quitte. — Soit ! répond en riant Sagremor.

La pucelle baisse sa guimpe. — « Oh ! je veux bien être votre ami, dit Sagremor. — Reste à savoir si je veux être votre amie. Sachez, ajouta-t-elle, en regardant de côté mess. Gauvain, qu’il n’y a pas huit jours, un preux chevalier qui vous valait bien m’a priée d’amour et a été refusé. — Vous alliez donc me trouver bien laid, » dit Sagremor en délaçant son heaume. « Ôtez, ôtez je verrai bien. » Il était beau de visage et bien formé de membres. « Que vous en semble, demoiselle ? demanda mess. Gauvain. — Que je tiens à la parole dite. » Aussitôt Sagremor de lui tendre les bras et de la baiser amoureusement, la demoiselle de rendre caresse pour caresse. « Par mon chef ! dit mess. Gauvain, vous n’avez pas, demoiselle, mal engagé votre cœur : sachez que votre amant est Sagremor le desréé, un des plus renommés compagnons de la Table ronde. » La demoiselle ne se sent pas de joie : ils restent les yeux attachés l’un sur l’autre, et plus ils se regardent, plus ils s’entr’aiment. Enfin ils remontent, et chevauchent jusqu’à la première heure de la nuit.