Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/37

Léon Techener (volume 3.p. 278-282).

XXXVII.


Galehaut, ayant pris congé du roi Artus, emmena Lancelot dans son pays de Sorelois, situé entre le royaume de Galles et les Îles étranges. Il tenait cette terre non d’héritage, mais pour l’avoir conquise sur Glohier, neveu du roi de Northumberland. Le roi Glohier avait en mourant laissé une belle fille : Galehaut la faisait élever avec grand soin et pensait à lui rendre son patrimoine, en la mariant à Galehaudin, un sien neveu, dès qu’il serait en âge d’être armé chevalier [1].

Le Sorelois était la plus plaisante de toutes les terres contiguës à la mer de Bretagne ; il abondait en rivières, en bois, en terres fertiles. Il confinait aux domaines du roi Artus, et Galehaut se plaisait à y séjourner, parce qu’il y prenait le déduit des chiens et des oiseaux. La mer le bornait d’un côté, de l’autre une rivière nommée Asurne[2], large, rapide et profonde, qui aboutissait à la mer. On y trouvait des châteaux, des cités, des forêts, des montagnes. Pour y pénétrer, il fallait passer par deux chaussées qui n’avaient que trois coudées de large et plus de sept mille et cinquante coudées de long[3]. À l’entrée et à la sortie se dressaient une forte tour défendue par un chevalier de prouesse éprouvée, et par dix sergents armés de haches, de lances et d’épées. Quiconque demandait à passer était tenu de combattre le chevalier et les dix sergents. S’il forçait le passage, on inscrivait son nom à l’entrée de la tour, et dès-lors il devait faire le service de celui qu’il avait vaincu, jusqu’à ce qu’il plût à Galehaut d’envoyer un de ses chevaliers pour le remplacer. S’il était vaincu, le chevalier le retenait prisonnier. Ces chaussées avaient été établies au temps de Glohos, le père de Glohier, par crainte des ennemis du dehors. Auparavant, on arrivait en Sorelois en bateaux et navires ; mais à partir du temps où Merlin prophétisait jusqu’au terme des temps aventureux, c’est-à-dire durant mille et six cent quatre-vingt-dix semaines[4], on ne pouvait entrer en Sorelois que par les chaussées, défendues comme on vient de voir[5].

C’est dans le Sorelois que Galehaut retint longtemps son ami. Mais tous les déduits auxquels ils pouvaient se livrer à leur gré leur seraient devenus bientôt à charge, sans l’amitié qui les unissait, et la douceur qu’ils trouvaient à s’entretenir de leurs amours. Personne, dans le royaume de Logres, ne savait où résidait Galehaut sinon les deux rois qui avaient été garants, et seuls aussi connaissaient le nom du chevalier que Galehaut y avait conduit. Mais les jeux, les plaisirs, les déduits d’oiseaux, de chiens ou de filets ne pouvant les distraire, ils seraient revenus à la cour du roi Artus, sans la crainte d’éveiller les soupçons de ceux qui entouraient la reine : les bonnes dispositions du roi ne les rassuraient pas, et ils attendaient avec impatience l’annonce de nouvelles assemblées pour avoir occasion de montrer leur prouesse et justifier le choix des dames de leurs pensées.

Il y avait un mois qu’ils étaient en Sorelois, quand la Dame du lac envoya vers Galehaut un jeune valet qu’elle le pria de nourrir, jusqu’au moment de l’armer chevalier. C’était Lionel le fils aîné du roi Bohor de Gannes. Lancelot n’eut pas de peine à le reconnaître ; il avait longtemps vécu avec lui chez la Dame du lac. Quand Lionel vint au monde, sa mère remarqua sur son sein une tache vermeille en forme de lion : de là le nom qu’elle lui avait donné. Quand elle avait voulu l’embrasser, il avait passé lui-même ses petits bras autour de son cou, en serrant comme s’il eût voulu l’étrangler. C’était le présage de sa prouesse, ainsi que le témoigne l’histoire de sa vie. La marque lui demeura jusqu’au jour où il combattit le lion couronné de Libye, dont il offrit la peau à messire Yvain de Galles. Mais ici le livre laisse Galehaut, Lancelot et Lionel, pour revenir au roi Artus et à messire Gauvain.

  1. Au moyen âge, les droits de l’hérédité n’étaient guère foulés aux pieds que dans certains cas exceptionnels dont l’Église était juge. Voilà pourquoi on voit Galehaut réserver le Sorelois à l’héritière du prince sur lequel il l’avait conquis. Les Grandes Chroniques de France nous apprennent que la raison qui avait porté Philippe-Auguste à épouser la fille du comte de Hainaut, fut qu’elle descendait en ligne féminine de Charles, duc de Lorraine, frère du dernier roi Carlovingien. (Chroniques de S.-Denis, éd. Techener, t. IV, p. 215.)
  2. Var. Arcise. Aise. Surpe.
  3. La coudée répondait à peu près à notre demi-mètre.
  4. Environ trente-deux ans et six mois. Cette évaluation m’est fournie par les mss. 751 et 1430.
  5. Malgré l’étendue qu’on lui suppose, le Sorelois doit être la langue de terre située dans le Chestershire, à l’extrémité nord du pays de Galles ; entre le Lancashire et Flint. Au-dessus de Chester, deux petites rivières séparent presque entièrement cette langue du continent breton.