Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/33

Léon Techener (volume 3.p. 230-233).

XXXIII.



Le jour même, la dame fit faire un écu noir, une cotte d’armes noire, une couverture noire[1]. Et cependant, le roi Artus rassemblait tous ses barons et chevaliers. Messire Gauvain, qui s’était éloigné de la cour en quête du Chevalier aux armes vermeilles, était revenu sans l’avoir découvert, ainsi que les quarante meilleurs chevaliers de la maison du roi. Ils avaient cependant tous juré de ne pas reparaître sans lui ; mais, quand vint la fin des trêves, tous pensèrent qu’il valait mieux renoncer à leur engagement, et revenir au roi Artus, dans le grand besoin qu’il allait avoir de leur aide.

Galehaut, de son côté, réunissait le double des hommes qu’il avait amenés la première fois ; si bien que les barres de fer qui formaient les lices de son premier camp n’arrivaient pas à la moitié de la nouvelle enceinte. Il annonça qu’il ne combattrait pas le premier jour, et ne paraîtrait dans le champ que pour juger de la façon dont se maintiendrait la chevalerie d’Artus. La seconde journée devait seule décider du triomphe de l’une des deux armées. Messire Gauvain se conforma aux dispositions de Galehaut, et régla seul l’ordre de l’attaque et de la défense.

Le lendemain, après la messe célébrée de grand matin dans les deux camps, on s’arma, on sortit des lices petit à petit, on s’aventura sur le gué, en attirant ou se laissant attirer sur l’une ou l’autre rive : les gens de Galehaut occupaient la droite et ceux du roi Artus la gauche. Il y eut de beaux faits d’armes, parmi lesquels on distingua ceux d’Escoral le pauvre, chevalier de Galehaut, et plus tard, de la maison d’Artus ; il jouta contre Galeguinan, frère naturel de monseigneur Yvain de Galles : les lances brisées, tous les deux tombèrent en même temps sous le ventre de leurs chevaux. On accourut pour les relever ; les gens de Galehaut plus nombreux emmenaient prisonnier Galeguinan, quand vint Yvain l’avoutre à la rescousse, qui délivra Escoral. Galehaut fit avancer une seconde échelle à laquelle répondit monseigneur Gauvain. Les Bretons allaient emporter l’avantage de la journée, quand Galehaut couvrit la plaine de nouvelles batailles, qui obligèrent le vaillant et sage neveu d’Artus à rentrer en bon ordre au camp. Les lices furent alors attaquées ; Gauvain, qui valait le meilleur rempart, vit tomber son cheval mortellement frappé ; messire Yvain, avec tous ceux qui n’avaient pas encore donné, fit un suprême effort, et les assaillants rebroussèrent chemin. Le Roi-premier conquis vuida les arçons ; mais messire Gauvain eut grande peine à remonter : il était couvert de plaies dont il ne guérit jamais bien, et, à partir de ce jour, on parla moins de ses prouesses et plus de celles de Lancelot du lac[2].

Ainsi le roi Artus eut l’avantage de la première journée. Quelle ne fut pas sa douleur en voyant une seconde fois ramener son neveu Gauvain couvert de sang ! Les médecins reconnurent qu’il avait deux côtes rompues ; toutefois ils donnèrent bon espoir de le guérir. Quand on sut parmi les Bretons que sa vie était en danger, ce fut un deuil général. Les chevaliers de Malehaut, revenus la nuit même vers leur dame, y apportèrent la nouvelle de la blessure du neveu d’Artus. Le Bon chevalier sur-le-champ demanda à parler à la dame. « Est-il vrai, dit-il, que messire Gauvain soit mort ? — Non mais ses nouvelles blessures font désespérer de sa vie. — Quel malheur pour le roi, quelle perte pour le monde ! Dame, vous m’avez faussé de promesse : vous deviez me prévenir du jour des assemblées. — Oui, et je m’acquitte aujourd’hui ; il vous suffira de prendre part à celle qui doit recommencer dans trois jours. Tout est prêt, vos armes, votre cheval ; veuillez m’accorder encore ces dernières heures. »

  1. « Cotes à armes et couvertures noires. » Fo 24. La couverture était le surcot de soie ou de laine qu’on jetait sur le haubert ou la cotte d’armes.
  2. Gauvain étant le héros sans pair des Bretons, notre auteur croit devoir justifier ainsi la supériorité qu’il donnera au jeune Lancelot sur le vieux Gauvain.