Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/28

Léon Techener (volume 3.p. 199-204).

XXVIII.



Notre chevalier, le lendemain, longeant le cours d’une rivière, aperçut sur l’autre rive une haute bretèche que protégeait une enceinte de palissades. Dans l’intention de s’y arrêter, il passa le gué avec la demoiselle qui l’avait si longtemps attendu dans la Joyeuse garde. Le gardien de la bretèche tira la porte coulante[1] à leur approche, et laissa entrer les écuyers et la demoiselle. Mais, quand ce fut au tour du Chevalier, il fit revenir la porte sur elle-même. « Frère, lui demande le Chevalier, pourquoi me laisses-tu dehors ? — C’est qu’avant d’entrer, vous devez me dire qui vous êtes. — Je suis de la maison du roi Artus cela doit te suffire. — Oui, pour que la porte reste baissée. — Au moins laisse sortir mes écuyers et ma demoiselle. » Ici, pas de réponse, et le bon chevalier, outré de dépit, repassait lentement le gué, pendant que la dame de la bretêche ôtait la housse de l’écu que les écuyers avaient déposé. À la vue du blason d’argent à la bande noire[2], elle se hâte ouvrir la fenêtre et de crier : « Revenez, revenez, chevalier ! veuillez, au nom de la chose que vous aimez le mieux, passer la nuit dans notre maison. »

Le Chevalier revient sur ses pas. Cette fois la porte se tire devant lui ; il est conduit dans une chambre haute où ses écuyers le désarment. La dame eut tout loisir d’admirer la beauté de son corps et la bonne grâce de ses mouvements. On cornait le dîner, quand arrive le maître de la bretèche : « Ah ! sire, lui dit la dame en le débarrassant de ses armes, vous avez pour hôte le preux jouteur dont vous me parliez, celui qui vainquit l’assemblée. — Dame, dit sévèrement le bon chevalier, vous n’êtes pas courtoise d’avoir découvert l’écu que je tenais caché. — Pardonnez, sire, à ma curiosité ; elle nous permet de vous rendre tout l’honneur qui vous est dû. — En effet, dit à son tour le maître du logis, vous êtes l’homme que je désirais le plus connaître. Non que vous m’ayiez bien traité à la deuxième assemblée ; vous nous avez renversés, moi et mon cheval l’un sur l’autre, et peu s’en fallut que j’en eusse le cœur crevé. »

On se mit au manger. Les nappes ôtées, le bon chevalier demande au maître de la maison ce qui l’avait obligé à sortir armé. « Je revenais de garder un pont, dans l’espoir de voir passer celui qui promit au navré de combattre quiconque aimerait mieux celui qui l’avait navré. Le navré était mon ennemi mortel, pour avoir tué le frère de ma mère : vous comprenez que, pour venger cette mort, je donnerais ma vie. »

Ces paroles désolèrent le bon chevalier, qui regretta bien de les avoir provoquées. Il cacha son émotion ; les lits furent dressés, ils allèrent reposer. Mais lui ne put dormir toute la nuit il gémit et pleura ; car il se voyait contraint, pour éviter le parjure, de provoquer celui qui lui donnait une si courtoise hospitalité.

De grand matin, il se présente devant son hôte, tout armé, à l’exception du heaume et des gants : « Beau sire, dit-il en s’agenouillant, vous m’avez fait grande courtoisie ; je vous demande un don, pour le temps que je resterai dans votre maison. — Sire, relevez-vous ; sauf mon honneur, il n’est rien que je puisse vous refuser. — Grand merci ! avouez donc que vous aimez mieux le navré que celui qui l’a navré. — « Sainte-Marie ! êtes-vous donc le chevalier qui jura de venger le navré ?

— « Vous l’avez dit. » Le châtelain resta un temps sans parler. Enfin : « Sire, dit-il, sortez d’ici ; j’aime mieux le navré que le mort. »

Le bon chevalier partit avec sa demoiselle et les écuyers. Mais bientôt il voit accourir le maître de la bretèche, entièrement armé. « Chevalier, dit-il, j’aime mieux le mort que le navré. Je ne pouvais refuser le don que je vous avais promis, pour le temps où vous seriez mon hôte ; mais nous sommes en pleine campagne. »

Notre chevalier veut inutilement l’apaiser. Ils prennent du champ ; la rencontre est assez rude pour que tous deux vident les arçons et soient jetés sous le ventre de leurs chevaux. Ils se débarrassent, jettent leurs écus, brandissent les épées et se frappent à coups redoublés. Le maître de la bretèche perd le premier de ses forces ; il recule : l’autre, tout en le tenant de court, le prie de reconnaître qu’il aime mieux le navré. « À Dieu ne plaise que je démente ce que j’ai dans le cœur ! » Le bon chevalier le ménage moins ; le fait reculer jusqu’à la rive, et le prie encore d’accorder e qu’il lui demande. « Jamais ! » D’un dernier coup il l’étend à terre ; il appuie un genou sur sa poitrine, il délace son heaume : « Vous pouvez encore sauver votre vie. — Plutôt mourir ! » Pour ne pas l’achever de son épée, le bon chevalier le saisit, le soulève et va le jeter dans le courant. Cela fait, il s’éloigne en regrettant le serment qui vient de le contraindre à tuer un prud’homme qui lui avait donné le pain, le sel et le gîte.

  1. « La porte coléice. » Comme celle dont il est parlé dans la Roman de la Rose :

    Si a bones portes coulans,
    Pour faire ceux dehors dolans ;
    Et pour eux prendre et retenir
    S’il osoient avant venir.

    On peut voir une belle gravure de la porte coléice ou coulante de Villeneuve-sur-Yonne, qui existe encore, dans le Dictionn. d’architecture de M. Viollet-Le-Duc, t. VII, p. 336.

  2. Nous avons déjà averti nos lecteurs, p. 185, que nous laisserions de côté les trois assemblées ou rencontres qui, dans le roman, nous paraissaient faire double emploi avec celles où Galehaut sera le tenant contre le roi Artus. Des incidents d’un seul récit primitif les rédacteurs de l’ensemble avaient formé sans nécessité deux récits distincts. C’est dans ces premières assemblées que Lancelot avait porté l’écu d’argent à la bande noire qui le fait ici reconnaître.