Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/26

Léon Techener (volume 3.p. 189-194).


XXVI.



Messire Gauvain, de son côté, avait commencé sa quête. Après avoir erré quinze jours sans rien apprendre du chevalier vainqueur de la Douloureuse garde, il fit rencontre d’une demoiselle à laquelle il ne manqua pas de demander nouvelles de celui qu’il cherchait. C’était précisément la pucelle que la Dame du lac avait envoyée au Blanc chevalier pour lui indiquer le chemin de la Prison douloureuse. « Ah ! dit-elle, vous êtes monseigneur Gauvain qui nous aviez laissées dans la Douloureuse garde ! — Ce n’était pas à moi, demoiselle, à vous en tirer ; mais enfin quelles nouvelles de notre chevalier ? — Suivez votre chemin ; peut-être en apprendrez-vous quelque chose. » Cela dit, elle laissa Gauvain à l’entrée d’une forêt.

Quand il en sortit, il vit la prairie couverte de nombreux pavillons, et non loin de lui deux palefrois traînant lentement la litière du Chevalier malade. Il alla demander aux écuyers à qui la litière appartenait. « À un chevalier gravement blessé, qui vient de s’endormir. » Gauvain n’insista pas et revint aux pavillons de la prairie. Il voit bientôt passer deux chevaliers qui allaient prendre le frais dans le bois. Il les salue et apprend d’eux que ces tentes sont au roi des Cent chevaliers. On ne désignait pas autrement ce prince, parce qu’il se faisait toujours accompagner ainsi : le livre de Merlin le nomme Aguiguenon, et celui de Lancelot, Malaquin ; il était cousin de Galehaut, et la terre d’Estrangor qui lui appartenait était sur les marches de Norgalles et de Cambenic.

Comme ils s’éloignaient, Gauvain vit sur la même voie deux écuyers qui portaient une bière. « Leur seigneur, dirent-ils venait d’être tué pour avoir soutenu qu’il aimait moins le navré que celui qui l’avait navré. — Et quelles étaient les armes de celui qui mit à mort votre seigneur ? – Un écu de sinople à la bande blanche de belic ; à le voir, on eût cru qu’il était lui-même assez malade. — Oh ! pensa Gauvain, ce doit être le chevalier que je cherche et qui déferra le chevalier navré à la cour du roi. » Il allait rentrer dans la forêt, quand il remarqua à peu de distance une enceinte de lances formée autour d’un riche pavillon devant lequel était assis Hélain le blond, un des meilleurs chevaliers de la Table ronde. « Soyez le bienvenu, monseigneur Gauvain ! lui dit Hélain en se levant ; où allez-vous ainsi ? — En quête d’un chevalier qu’on porte en litière. — Mais le jour baisse ; vous n’espérez pas le retrouver, une fois la nuit venue : remettez à demain votre quête. » Gauvain y consentit et entra dans le pavillon.

On allait le désarmer, quand on entendit un grand bruit au dehors. C’était la compagnie d’une dame montée sur un palefroi, et chevauchant sous un dais que tenaient quatre chevaliers, pour la garantir des rayons du soleil couchant. Elle portait un manteau d’hermine jeté sur une robe de satin vermeil. Vingt chevaliers du roi des Cent chevaliers arrivent et s’adressent à l’escorte : « Seigneurs, dit le premier, notre roi désire que vous conduisiez cette dame à son pavillon. — Nous n’avons rien à faire avec votre roi. — Nous saurons bien vous contraindre d’obéir. » Le combat s’engagea, et le parti des Cent chevaliers l’eût emporté, si Gauvain ne fût intervenu. « J’offre, leur dit-il, de conduire cette dame au pavillon de votre roi et de la ramener. » C’était la dame de Nohan, qui se rendait de son côté à l’Assemblée des Marches de Galore ; car alors les hautes dames paraissaient à ces réunions pour mieux encourager ceux qui prenaient part aux joutes[1]. Le roi des Cent-Chevaliers vint à la rencontre de la dame et l’aurait volontiers retenue, si Gauvain ne se fût engagé à la ramener au milieu des siens. Après l’avoir reconduite, il revint au pavillon d’Hélain mais ce retard d’une nuit l’empêcha de rejoindre le Chevalier malade.

Celui-ci, le lendemain, se fit poser à terre sous un grand orme, pour prendre le frais et essayer de dormir. Vient à passer une dame richement accompagnée ; elle veut voir quel est ce chevalier endormi, descend, se baisse, lui découvre le visage, et reconnaît en fondant en larmes celui qui l’avait délivrée des poursuites du roi de Northumberland. « Ah ! dit-elle aux écuyers, guérira-t-il ? — Nous le croyons. » Réveillé par le bruit, le malade a beau se détourner, elle lui porte les mains sur le visage et lui couvre de baisers la bouche et les yeux. « Cher seigneur ! disait-elle, ne vous cachez pas, je vous ai reconnu : je vous demande en grâce de consentir à attendre chez moi votre parfaite guérison ; vous n’aurez à craindre aucun indiscret, et nous prendrons de vous tout le soin possible. »

C’était encore, on l’a déjà deviné, la dame de Nohan, que le Chevalier malade ne put se défendre de suivre. La litière se remit en marche ils passèrent devant la Douloureuse garde sans s’y arrêter, et descendirent dans un des châteaux de la dame, qui était à dix lieues de Nohan. Le chevalier y séjourna jusqu’au temps de sa parfaite guérison.

Nous ne suivrons pas Gauvain dans tous les incidents de sa quête ; nous ne dirons pas comment il rencontra le félon Bréhus sans pitié, frère de Brandus ; comment il se défendit de ses mauvais tours et apprit enfin le nom du vainqueur de la Douloureuse garde. Ces aventures multipliées et assez confuses peuvent être facilement distraites du livre de Lancelot.

  1. L’usage en revint au treizième siècle ; mais on voit qu’il était interrompu au douzième, époque de la composition du Lancelot. Pour cette assemblée de Galore, voyez plus haut, page 185, note.