Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/24

Léon Techener (volume 3.p. 177-186).

XXIV.




C’est que notre Blanc chevalier, afin d’apaiser le ressentiment de la reine, avait repris le chemin de la Prison douloureuse. En sortant du bois, il vit descendre d’une nacelle un ermite lisant ses heures. C’était un prud’homme, autrefois bon chevalier, que le chagrin de la mort de ses enfants avait éloigné du siècle. « Mon frère, lui dit-il en le saluant, d’où venez-vous ? — De la Prison douloureuse où je suis allé porter le calice à deux chevaliers en danger de mort. L’un est Galegantin, l’autre Lohos, le fils du roi Artus et le plus malade des deux. C’est vous, je pense, qui avez conquis la Douloureuse garde, et qui venez tenter de délivrer messire Gauvain ? Or, j’ai entendu que Brandus devait, cette nuit, tenter de surprendre le camp du roi, avec cent cinquante de ses hommes. Vous pouvez sauver le roi en allant le prévenir du danger qui le menace ; Brandus sera facilement vaincu, et, pour conserver la vie, il rendra volontiers ses prisonniers. » Le Blanc chevalier remercia l’ermite, et le suivit jusqu’à sa demeure. C’était une forte maison, nommée le Plessis, construite sur un monticule entouré de fossés à la Galloise. Après avoir reconnu qu’elle pourrait lui être de grand secours, il revint aux abords de l’île, décidé à déjouer lui-même les projets de Brandus, sans en avertir le roi. Quand la nuit fut serrée, il entendit un léger bruit de gens armés débarquant et prenant le chemin de la Douloureuse garde. Il les suivit jusqu’à la sortie du bois et comme ils avaient mis pied à terre pour resserrer la sangle des chevaux, il fondit sur eux en criant : « À mort ! à mort les traîtres ! » Ils se croient prévenus par toute la chevalerie du roi, et, saisis d’épouvante, courent çà et là, les uns à pied, les autres à cheval. Nul ne songe à se défendre, et, le bruit arrivant aux sentinelles posées devant les pavillons, l’alarme est donnée au camp. Les gens de Brandus, entendant les cris et le mouvement des chevaux, se rejettent dans le bois. Un rayon de lune permet au Blanc chevalier de reconnaître Brandus, qu’il atteint d’un revers d’épée et renverse sur la crinière de son cheval. D’un second coup, il le jette à terre et le foule aux pieds : il allait lui trancher la tête et avait déjà délacé le heaume, quand Brandus lui crie : « Merci ! ne me tuez pas si vous aimez le roi Artus ! — Vous rendez-vous ? — Oui, si vous ne me donnez pas pour prison la Douloureuse garde. — C’est là précisément que j’entends vous retenir. — Eh bien, je préfère la mort, et vous perdrez, en me frappant, tout moyen de délivrer monseigneur Gauvain. — Pour délivrer messire Gauvain, il n’est rien que je ne fasse : montez en croupe derrière moi ; nous irons, non pas à la Douloureuse garde, mais à l’ermitage du Plessis. »

Brandus eut grande peine à se soulever et à monter sur le cheval du Blanc chevalier. Mais, avant de gagner le Plessis, ils firent rencontre des chevaliers du roi, qui revenaient de la poursuite des gens de Brandus. Messire Keu fut le premier à les apercevoir, et s’adressant au Blanc chevalier : « Au nom de monseigneur le Roi, j’entends savoir qui vous êtes. — Je suis un chevalier ; cela doit vous suffire, et celui que je mène en croupe est mon prisonnier. » Keu regarde et reconnaît l’ancien et le nouveau maître de la Douloureuse garde : « Oh ! oh ! dit-il, c’est vous, chevalier, qui avez hier fermé la porte au nez de madame la reine. Celui que vous menez en croupe est l’ennemi de notre sire le roi Artus. Comme homme du roi, je serais parjure de ne le réclamer pas ; laissez-moi le conduire à monseigneur Artus. » Le Blanc chevalier répond : « Celui-là n’est pas encore né qui me l’enlèvera. — Ce sera moi, pourtant. — Ne le touchez pas, ou je fais un tronçon de votre bras. — Eh bien ! que votre prisonnier descende, nous verrons qui méritera de le garder. — Il n’est pas besoin ; je le défendrai bien sans le mettre à terre. » Ils prennent alors du champ, reviennent l’un sur l’autre le glaive en arrêt. Mais Keu brise le sien sur l’écu du Blanc chevalier ; celui-ci l’atteint au-dessous de la selle, lui met le fer dans la cuisse et le jette lourdement à terre. Avant de s’éloigner : « Messire Keu, dit-il, vous pourrez dire si le champion de la dame de Nohan avait besoin de vous pour la défendre. »

Les gens du roi, qui avaient été témoins de la rencontre, relevèrent messire Keu et le transportèrent sur leurs écus dans sa tente. Pour le Blanc chevalier, il arrivait au Plessis et faisait jurer à Brandus, sur les saints de l’autel, qu’il lui rendrait les prisonniers. Brandus envoya aussitôt vers son sénéchal, avec ordre d’amener à l’ermitage tous les chevaliers retenus dans l’île. Dès qu’ils furent arrivés : « Sire, dit-il au Blanc chevalier, je vous rends ces prisonniers, et je vous somme à mon tour de tenir votre promesse. — Brandus, répond le Blanc chevalier, vous êtes libre. — Eh quoi ! dit l’ermite, vous laissez échapper Brandus ? — Oui ; j’en avais pris l’engagement. — Malheureux engagement ! Brandus seul pouvait abattre les mauvaises coutumes de la Douloureuse garde et vous aurez peine à retrouver la même occasion de les conjurer. »

Le Blanc chevalier ne voulait pas cependant que les prisonniers de Brandus pussent paraître devant le roi Artus avant l’entrée de la reine dans la Douloureuse garde. Il les pria de rester dans l’ermitage jusqu’à son prochain retour, et revint à la Douloureuse garde. Dans la partie du palais qu’il avait choisie étaient demeurées les deux pucelles envoyées par la Dame du lac : l’une qui lui avait remis les trois écus, l’autre qui l’avait conduit à la Prison douloureuse. « Sire chevalier, dit la première en le revoyant, vous vous êtes fait longuement désirer. — Belle douce amie, patientez encore, je ne vous donnerai congé qu’après avoir délivré monseigneur Gauvain. Je ne tarderai guère. »

Cela dit, il va demander à la guette de la seconde porte si le roi s’y était présenté. « — Oui, sire. — Eh bien, la défense est levée. Laissez entrer le roi, la reine et tous ceux qui le demanderont. » Artus, sortant de ses habituelles rêveries, venait d’envoyer un chevalier à la seconde porte. Quand on lui annonça que la défense était levée, il monta à cheval ainsi que la reine et leur nombreuse compagnie. Messire Keu fut transporté en litière, les blessures qu’il avait reçues en voulant reprendre Brandus ne lui permettant pas de chevaucher.

La seconde porte s’ouvrit avec fracas. Devant eux se dressaient de vastes et superbes constructions, de belles et nombreuses maisons. Ce qu’on appelait alors château était en même temps une ville, construite autour ou à la suite d’un château. Ils virent le double rang des loges, ou galeries extérieures, peuplées de dames, chevaliers, demoiselles et bourgeois, tous pleurant amèrement, mais sans dire un seul mot. Le roi entra, parcourut les salles partout le même silence. « Nous voyons assurément ici, dit-il à la reine, les victimes d’un enchantement, et nous ne pouvons deviner qui les en délivrera. »

Mais quand le Blanc chevalier sortait du château pour aller reprendre messire Gauvain, il entendit les prisonniers pousser un immense cri : Roi, arrêtez-le ! Roi, arrêtez-le ! À ce bruit imprévu, le roi, la reine paraissent à une fenêtre ; ils sont aperçus par le Blanc chevalier qui s’arrête involontairement à les regarder, et s’incline. Le roi en lui rendant son salut : « Me direz-vous, chevalier, pourquoi ces gens me crient de vous arrêter ? — Non, sire, car je ne le sais pas non plus : mais demandez-leur ce qu’ils me veulent ; je ne pense pas qu’ils aient rien à me reprocher. » Le roi va vers eux et leur demande ce qui les engage à vouloir retenir le chevalier. « C’est que par lui doivent être abattues les mauvaises coutumes de céans. » Mais quand il revint sur ses pas, le chevalier avait déjà passé la première porte, et, désolé de n’avoir rien compris aux cris qu’il entendait, le roi demeura plus troublé que jamais.

Le Blanc chevalier fut bientôt arrivé à l’ermitage où il avait laissé Gauvain et les autres prisonniers de Brandus. « Vous pourrez, leur dit-il, entrer demain matin dans la Douloureuse garde ; vous saluerez de ma part monseigneur le roi et madame la reine. Mais ne demandez pas qui je suis, il vous suffit de savoir que je suis un chevalier. »

Il prit congé d’eux, se rendit de ce pas à la maison religieuse de la Tombe-Lucan, où il avait averti ses écuyers de l’attendre avant d’entreprendre la conquête de la Douloureuse garde. Cependant arrivait dans ce fameux château monseigneur Gauvain, monseigneur Yvain et les autres prisonniers de Brandus. Grande fut la joie du roi Artus, en baisant son cher neveu et tous ses compagnons. « Que vous est-il donc arrivé ? demanda-t-il. — Sire, nous ne le savons pas bien. Un chevalier félon nous a conduits dans son château et nous a retenus prisonniers, après nous avoir fait déposer nos armes. Un chevalier inconnu nous a délivrés en nous recommandant de saluer de sa part le roi et la reine. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il porte un écu d’argent à trois bandes vermeilles. — C’est donc, dit la reine, le chevalier qui sortit hier du château et que les gens qui sont retenus ici vous criaient d’arrêter. L’avez-vous vu désarmé ? — Non, madame ; il ne voulut pas ôter son heaume, sans doute afin de n’être pas reconnu.

« — Je n’ai maintenant, dit le roi, aucune raison de séjourner ici plus longtemps. — Comment ! sire, » lui dit vivement la première demoiselle du Lac, « pouvez-vous partir sans avoir le secret des aventures de ce château ? — Je ne vois pas, fait le roi, le moyen de les apprendre ; mais si je connaissais celui de vous délivrer, je ne me laisserais arrêter par aucun danger. Dites ce qu’il faudrait faire pour cela. — Sire, je ne puis être délivrée que par le chevalier que vous avez laissé partir. — Mais, fit alors messire Gauvain, vous le connaissez donc ? Assurément. — Ainsi, vous pouvez nous apprendre qui il est ? — J’ai promis de le taire ; je pourrai seulement vous aider à le découvrir. — Moi, je jure de ne m’arrêter qu’après l’avoir trouvé[1]. » Ce vœu fut peu agréable au roi ; car, avant de s’éloigner, Gauvain lui avait rappelé que le prince Galehaut, fils de la Géante et prince des Îles étranges, s’était promis d’obliger bientôt les barons bretons et leur roi lui-même à le reconnaître pour suzerain[2], et qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour tenter de l’arrêter sur les marches du Galore. « Ah ! beau neveu, dit le roi, comment songez-vous à nous quitter ? — Sire, je l’ai juré ; et vous devez autant que moi désirer de connaître le nouveau seigneur de céans. Je ne tarderai pas sans doute à vous satisfaire. » Cela dit, ils se séparèrent ; le roi fort inquiet d’un départ qui pouvait le priver de son meilleur chevalier dans la guerre qu’il allait soutenir.

  1. Lancelot, lié par les derniers conseils de la Dame du lac, devait cacher son nom aussi longtemps qu’il le pourrait (voy. p. 125). Voilà pourquoi il a évité de paraître désarmé devant la reine, et pourquoi il change d’armes si souvent.
  2. Ici, les derniers compilateurs ayant trouvé dans certaines rédactions le nom du roi d’Outre les marches de Galore, et dans les autres celui de Galehaut, le prince des Îles étranges, ont, pour cela, deux fois mentionné trois assemblées successives ; les premières avec ce roi de Galore, les secondes avec Galehaut. Je n’ai pas cru devoir m’égarer avec eux dans cette voie confuse.