Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/13

Léon Techener (volume 3.p. 68-83).

XIII.


Claudas cependant rendait les derniers honneurs au corps de son fils. Il prononçait sur lui une longue et douloureuse complainte, sans prendre souci du nouvel orage qui allait fondre sur lui.

Toute la ville de Gannes s’était en effet émue en apprenant que les deux fils de leur droit seigneur étaient retenus et qu’ils allaient être jugés par la cour des barons de la Déserte. Les chevaliers de Gannes, les bourgeois de la ville avaient pris les armes, et Pharien, dès qu’il fut rentré dans la tour avec son neveu Lambègue, l’implacable ennemi de Claudas, avait mandé tous ses amis pour tenir conseil avec eux. Ils avaient tous juré de mourir avant de laisser à Claudas le temps de frapper les deux enfants. La tour était à eux ; ils en fermèrent les issues et la munirent de provisions. Quand ils surent que Claudas avait mandé les hommes de la Déserte, dans la crainte d’un prochain soulèvement des hommes de Gannes, ils prirent les devants et allèrent l’assiéger dans son palais. « Nous avons, dit Pharien, plus de gens que le roi Claudas ne peut en réunir. Nous avons pour nous le droit, puisqu’il s’agit de la vie de nos seigneurs ; nous gagnerons, en les défendant, honneur dans le siècle, bon loyer dans le ciel ; car on doit, pour garder le corps de son droit seigneur, mettre le sien en péril. Mourir pour lui, c’est comme si l’on mourait pour les Sarrasins. »

Chevaliers, sergents, bourgeois et fils de bourgeois entourèrent le palais au nombre de plus de trente mille. Le roi Claudas, à leur approche, demanda froidement ses armes. Il endossa le haubert, laça le heaume, pendit l’écu à son cou et ferma l’épée acérée à son flanc gauche. Puis il se montra aux fenêtres, tenant en main sa grande hache de combat. « Pharien, » demanda-t-il au sénéchal qu’il aperçut dans la foule, « qu’y a-t-il, et que veulent toutes ces gens ?

— Ils redemandent leurs droits seigneurs, les fils du roi Bohor.

— Comment, Pharien ! ne sont-ils pas comme vous mes hommes ?

— Sire roi, nous ne sommes pas venus ici pour tenir plaids. J’avais en garde les deux fils du roi Bohor ; il faut que vous nous les rendiez. Demandez ensuite ce qu’il vous plaira, vous nous trouverez prêts a y faire droit : mais, si vous refusez de nous rendre les enfants, nous saurons bien les reprendre ; il n’est pas un seul de ceux que vous voyez ici qui ne soit prêt à mourir pour les défendre contre vous.

— Chacun fasse donc comme il pourra. Sans vos menaces, j’aurais peut-être accordé de plein gré ce que je refuse maintenant. »

L’assaut commença aux arcs, aux arbalètes, aux frondes tortillées. Pierres, flèches et carreaux volent par milliers. Le feu est ensuite allumé et lancé par les frondes. Claudas fait ouvrir la grande porte et sort la lourde hache en mains. Les dards pleuvent sur lui, pénètrent dans son haubert ; il tient bon, et malheur à ceux qui s’aventurent trop près de lui ! Mais, à la fin, Lambègue fend la foule, arrive à lui et lui coule le fer de son glaive dans le haut de l’épaule. Le roi tombe de cheval ; pour ne pas mesurer la terre il s’adosse au mur, et d’un suprême effort arrache l’arme sanglante. Lambègue revient à la charge ; si bien qu’après une longue défense, Claudas fléchit et tombe sans connaissance. L’autre pose un genoux sur lui, délace son heaume, et levait déjà le bras pour lui trancher la tête, quand Pharien accourt, assez à temps pour lui arracher des mains sa victime. « Que vas-tu faire, beau neveu ? Veux-tu tuer le roi qui a reçu ton hommage ? S’il t’avait déshérité, encore le devrais-tu défendre de mort. — Comment ! fils de mauvaise mère, répond Lambègue, voudrez-vous garantir le traître infâme qui vous a honni, qui menace aujourd’hui la vie de nos seigneurs liges ? – Neveu, écoute-moi : il n’est jamais permis de pourchasser la mort de son seigneur, avant de lui avoir rendu la foi. Quelque chose qu’ait fait Claudas ou qu’il veuille faire, nous sommes ses hommes et tenus de garantir sa vie. Nous ne nous sommes levés contre lui que pour le salut des enfants de notre premier seigneur que nous avions en garde. » Ce disant, Pharien saisissait le nazal du heaume de Claudas et découvrait son visage à demi. Et le roi qui avait bien entendu ce qu’il avait dit : « Ah Pharien, soyez loué ! Prenez mon épée, je la rends au plus loyal des chevaliers. Je vous remettrai les deux enfants ; mais ils n’auraient eu rien à craindre, quand même je les eusse tenus dans la tour de Bourges. »

Pharien aussitôt donna l’ordre de cesser l’assaut. Il apprit aux gens de Gannes que le roi Claudas consentait à rendre les enfants, et qu’ils ne devaient pas tarder à les revoir. Puis il entra dans le palais avec Claudas ; les deux lévriers, que tout le monde croyait reconnaître pour les fils de Bohor, furent amenés et remis aux mains de leurs maîtres. Pharien, après les avoir montrés au peuple assemblé devant les murs du château, les reconduisit dans la tour. Beaucoup le blâmaient d’avoir préservé de mort le roi Claudas, et Lambègue surtout frémissait de rage en songeant à l’occasion qu’il avait perdue. Mais, dans la tour, tout respirait la joie causée par la délivrance et le retour des deux enfants.

Quand vint la nuit, à l’heure où la demoiselle Sarayde détruisait l’enchantement, les lévriers reparurent à la place de Lionel et Bohor. Qu’on se représente l’étonnement, la douleur, l’indignation des chevaliers de Gannes ! « Claudas, » crient-ils, « nous a trompés. Il faut retourner vers lui, le déchirer en mille morceaux, mettre tout à feu et à sang. » De toutes les douleurs, la plus grande fut celle de Pharien. Il tordait ses poings, déchirait ses vêtements, égratignait son visage, sanglotait et poussait des cris qu’on entendait à distance. Le bruit fut alors si général que Claudas finit par en distinguer les échos. Il demande d’où provenaient ces éclats de voix. — « De la grande tour. » Il envoie un sergent, qui revient bientôt épouvanté. « Ha ! sire, » dit-il, « montez à cheval, fuyez. Tout le peuple arrive pour abattre le palais et vous arracher la vie. Ils disent que vous avez tué les deux fils de leur ancien roi, et que vous n’avez donné que deux lévriers à leur place. » Claudas ne comprend rien à ce qu’on lui réclame : il demande cependant ses armes, quoique tout meurtri des blessures reçues dans le précédent combat. « Ah ! » s’écrie-t-il douloureusement, « royaumes de Gannes et de Benoïc, combien vous me donnez de tourment ! et quel grand péché commet celui qui déshérite les autres ! Pour lui plus de paix, plus de sommeil. Est-il une tâche plus dure que de gouverner le peuple dont on n’a pas le cœur ? Hélas ! dame nature reprend toujours le dessus, les hommes reviennent toujours à leur droit seigneur. D’ailleurs il n’est pas supplice pareil à celui de voir un autre jouir de ses propres honneurs, régner où l’on devrait régner soi-même : nulle douleur comparable à celle de l’exil et du déshéritement. »

Ainsi parlait et pensait Claudas, entouré de tous ses chevaliers armés, devant les portes de son palais. La nuit venait de tomber, les rues voisines étaient tellement éclairées de torches et de lanternes qu’on eût pu se croire en plein midi. Pharien, au premier rang, avant de donner le signal, prononçait à haute voix la complainte funèbre des enfants, quand le roi Claudas demanda à lui parler : « Pharien, dites-moi, que veulent toutes ces gens ? Est-ce pour mon bien ou dommage qu’ils se sont assemblés ? — Sire, » dit Pharien, « vous deviez nous rendre les deux fils du roi Bohor, et vous avez à leur place livré deux chiens. Le nierez-vous ? Les voici devant vous. »

Claudas regarde, paraît surpris, interdit. Après avoir un peu pensé : « Voilà bien, dit-il, les lévriers que la demoiselle avait amenés ce matin. C’est elle qui en aura fait l’échange contre les enfants. Mais, beau doux ami Pharien, ne m’accusez pas devant tous vos amis, je suis prêt à jurer que j’ai tenu ce que j’avais promis, et que le blâme de ce qui arrive ne peut retomber sur moi. Je consens à garder même votre prison jusqu’au moment où l’on saura ce que les enfants sont devenus. »

Pharien ajoute foi aux paroles de Claudas ; car il avait vu la demoiselle mener en laisse les lévriers et couronner de fleurs les deux enfants. Mais l’offre que lui fait le roi Claudas de tenir sa prison le met dans une autre crainte. Il connaît la haine furieuse de son neveu Lambègue, et la vie de Claudas lui paraît en grand danger, s’il vient à le prendre en sa garde. Lambègue le défiera ou le frappera sans le défier, et, dans les deux cas, il aura une vengeance à poursuivre contre Claudas, en raison de l’injure qu’il lui a faite en lui enlevant l’amour de sa femme ; contre Lambègue, meurtrier de celui qui se sera confié à sa garde. Il répond donc au roi que, tout en ajoutant foi à ses paroles, il ne peut promettre que les gens de Gannes soient aussi faciles à persuader. « Laissez-moi leur parler, avant de rien décider. »

Il revient aux barons et bourgeois de Gannes qui l’attendaient avec impatience, les heaumes lacés, les écus pendus au cou : « Le roi Claudas, » leur dit-il, « se défend de trahison ; il a cru livrer les enfants du roi, et il offre de tenir votre prison, jusqu’à ce qu’on découvre le secret de cette aventure. C’est à moi qu’il veut se confier ; mais je ne consentirai à le garder que si vous me promettez de ne rien tenter contre lui, avant de savoir ce que les enfants sont devenus.

– Comment ! bel oncle, » dit alors Lambègue, « pouvez-vous bien vous porter garant du meurtrier de nos seigneurs liges ! Oh ! si l’on savait toutes les hontes qu’il vous a faites, vous ne seriez plus entendu ni reçu dans aucune cour seigneuriale[1].

— Beau neveu, je ne suis pas étonné de t’entendre ainsi parler ; on ne peut demander un grand sens dans un cœur d’enfant. Tu as maintes fois témoigné de ta prouesse, mais tu as encore besoin de consulter le miroir de parfaite prud’homie. Laisse-moi te donner un peu du sens qui te manque. Tant que tu compteras parmi les jeunes, use de discrétion dans les conseils ; ne parle pas avant que les anciens n’aient donné leur avis. En bataille, tu ne dois attendre ni vieux ni jeune ; élance-toi des premiers, fais si tu le peux le plus beau coup. Mais, dans le conseil, c’est aux enfants à attendre les hommes d’âge ; et, s’il est beau de mourir en combattant, il est honteux de parler avant son tour pour dire une folle parole. Tous ceux qui m’écoutent savent mieux que toi distinguer quel est sens, quelle est folie. Peut-être quelques-uns vont-ils cependant demander la tête de Claudas : mais alors comment échapperons-nous à la honte d’avoir immolé sans jugement notre seigneur lige ? De bon ou de mauvais gré, ne lui avons-nous pas fait hommage et prêté serment de fidélité, à mains jointes ? Une fois engagés, ne sommes-nous pas tenus de garder son corps envers et contre tous ? La plus grande félonie est, nous le savons, de porter la main sur son seigneur. S’il a mépris envers son homme, l’homme doit en porter plainte devant la cour, qui l’ajournera à quinzaine pour montrer son droit. Le seigneur refuse-t-il de réparer le méfait ou de le reconnaître, l’homme doit lui rendre son hommage, non pas secrètement, mais en pleine assemblée de barons.

« Et l’homme en renonçant à l’hommage ne reprend pas encore le droit de frapper son ancien seigneur, à moins qu’il n’en soit le premier frappé. Maintenant, vous, seigneurs et bourgeois, si vous me donnez sûreté que le roi Claudas n’ait rien à craindre de vous tant qu’il sera sous ma garde, je consentirai à le tenir en ma prison ; et, si vous refusez, chacun alors fasse de son mieux ! Mais au moins ne perdrai-je pas mon âme, ni dans ce monde mon honneur, en consentant à la mort sans jugement de celui qui fut mon seigneur lige. »

Pharien s’éloigna afin de leur laisser toute liberté de se conseiller. Les plus jeunes barbes, animées par Lambègue, l’emportèrent en décidant qu’ils ne désarmeraient pas si Claudas ne se rendait sans conditions et sans recours à d’autres juges. Ils le déclarent à Pharien, qui va retrouver aussitôt le roi Claudas : « Sire, défendez-vous le mieux que vous pourrez : ils ne veulent pas entendre raison, ils demandent que vous vous rendiez à eux sans condition. — Et vous, Pharien, que me conseillez-vous ? — De combattre jusqu’à la mort ; le droit les quitte pour venir à vous, et chacun de vos hommes vaudra, croyez-le, deux des leurs. Comme votre homme, je me sépare de ceux qui veulent votre mort : mais, Sire, jurez-moi sur les saints que vous n’avez rien tenté contre les fils du roi mon ancien seigneur, qu’ils vivent tous deux et que vous n’avez pas en pensée de les faire mourir. Non que je soupçonne votre loyauté ; mais parce que votre serment me mettra le cœur plus à l’aise, et me permettra de soutenir en toutes les cours que je suis revenu vers vous uniquement par devoir. »

Claudas lui tendit la main gauche, et dressant la main droite vers le moutier qu’on apercevait à petite distance : « Par les saints de ce moutier, dit-il, les enfants du roi Bohor de Gannes n’ont été tués ni blessés de ma main ; j’ignore ce qu’ils sont devenus, et, s’ils étaient à Bourges, ils n’auraient encore rien à craindre de moi, bien qu’ils m’aient causé le plus grand deuil du monde. »

L’assaut du palais fut une seconde fois commencé. Claudas se défendit comme un lion ; Pharien ne voulut tendre son glaive contre nul chevalier de la terre de Gannes ; mais il se contentait de défendre le corps du roi, en désarmant ceux qui le serraient de trop près. La nuit força les assiégeants à se retirer avant d’avoir fait la moindre brèche aux murailles. Un chevalier d’assez mince prud’homie, le châtelain de Hautmur, proposa, de revenir au conseil de Pharien, en promettant de ne pas attenter aux jours de Claudas, tant qu’il garderait la prison de Pharien. « Lambègue et moi, dit-il, ne prendrons pas d’engagement ; nous éviterons de nous trouver au milieu de ceux dont Claudas recevra la promesse. Ainsi resterons-nous libres de nous venger tous de ce méchant roi. »

Si les chevaliers et les bourgeois de Gannes ne voulaient pas se parjurer, ils n’étaient pas fâchés d’en voir d’autres éviter de s’engager comme eux. Ils envoyèrent vers Pharien pour lui dire qu’ils consentaient à promettre de ne pas attenter aux jours de Claudas, si Claudas consentait à tenir prison. Pharien porta leurs paroles au roi, tout en prévoyant que Lambègue et le châtelain de Hautmur auraient grande peine à maîtriser leur mauvais vouloir. « Sire, » lui dit-il, « je vous porte les offres des hommes de la ville mais il faut, en tous cas, nous prémunir contre la trahison : une fois en ma garde, c’est moi qui serais à jamais honni s’il vous arrivait malheur. Ce n’est pas, vous le savez, que je vous aime : je vous hais au contraire, et n’attends qu’une occasion légitime de venger ma propre injure ; mais je n’entends donner à personne le droit d’accuser ma prud’homie. Mon conseil est que vous revêtiez de vos armes un des deux chevaliers qui voudront bien consentir à partager votre prison. — Pharien, » répond Claudas, « j’ai confiance en vous, je ferai tout ce qu’il vous plaira de me conseiller. »

Pharien, accompagné du roi, alla trouver les gens de la ville : « Seigneurs, j’ai parlé à notre seigneur le roi. Il consent à tenir ma prison, sur la promesse que vous m’avez faite de ne pas tenter de l’arracher de ma garde. Approchez, sire roi Claudas : vous allez vous engager à tenir ma prison, dès que je vous avertirai de le faire. » Le roi lève la main et prend l’engagement qui lui est demandé.

« — Je veux aussi que vous soyez accompagné des deux plus hauts barons de vos domaines, tels que les sires de Châteaudun et de Saint-Cyr. Un roi couronné ne doit pas avoir pour compagnons de captivité des ribauds ou de pauvres sergents. »

Claudas retourne sur ses pas et décide aisément à le suivre les deux barons proposés par Pharien : il revient avec eux, après avoir changé d’armes avec le seigneur de Saint-Cyr. Pharien leur fait promettre de ne pas sortir de prison sans qu’il leur en ait donné congé ; puis revenant à ceux de Gannes : « Bonnes gens, » leur dit-il, « vous allez jurer de ne rien tenter contre la vie ou la sûreté de mes trois prisonniers. » Tous ceux qui l’entendent prononcent le serment, et la foule se dissipe avec une satisfaction apparente. Claudas et ses deux compagnons sont conduits dans la grande tour de Gannes par Pharien et douze chevaliers, au nombre desquels se trouvèrent Lambègue et le sire de Hautmur. Comme ils passaient le dernier degré, Lambègue approche du chevalier revêtu des armes de Claudas et lui enfonce son épieu dans la poitrine. Le chevalier, frappé d’un coup mortel, tombe aux pieds de Pharien qui, frémissant d’indignation, prend une hache appendue aux parois de la salle et s’élance sur son neveu. « Comment ! » crie Lambègue, « voulez-vous me tuer pour m’empêcher de punir l’odieux Claudas ? Laissez-moi au moins le temps de l’achever. » Pharien ne répond qu’en laissant tomber sa hache sur lui : malgré l’écu dont se couvre Lambègue, le tranchant traverse le cuir sous la boucle, descend sur le bras gauche, entre dans les chairs jusqu’à l’os de l’épaule. Lambègue tombe couvert de sang, et Pharien montrant une lance et une épée posées sur le râtelier : « Défendez-vous, sire roi ; je suis avec vous contre ces félons ; tant que j’aurai un souffle de vie, ils ne vous toucheront pas. »

Des dix chevaliers qui étaient venus avec Lambègue et Hautmur, nul ne voulut faire mine de les seconder : Pharien d’un second coup de hache eut raison du sire de Hautmur ; il revenait à son neveu, résolu de lui arracher la vie, quand celle qui avait le plus vrai sujet de haïr Lambègue, la femme épousée de Pharien, sortit tout échevelée de la chambre où elle était depuis si longtemps retenue, et se jetant entre l’oncle et le neveu : « Ah ! gentil Pharien, cria-t-elle, « ne tuez pas le meilleur chevalier du monde, le fils de votre frère ! vous en auriez à jamais honte et regret. S’il hait tant le roi Claudas, c’est, vous le savez, pour l’amour de vous dont il voulait venger la honte. C’est moi seule que vous devez tuer ; je l’ai mieux mérité que lui. » À la vue de cette femme accourant défendre son implacable accusateur, Pharien s’était arrêté ; puis, sans répondre, s’était rejeté sur le sire de Hautmur qui venait de se relever. Les dix autres chevaliers de leur côté défendirent leur compagnon, fondirent sur le sénéchal et l’eurent bientôt, couvert de sang. C’en était fait de lui, si Lambègue ne se fût redressé et n’eût aussitôt pris le parti de son oncle. De part et d’autre on baisse les épées, les glaives les dix chevaliers descendent les degrés de la tour, et la dame ne perd pas un seul moment pour étancher le sang et bander les plaies de Pharien. Lambègue mêlait ses larmes au sang qui l’inondait peu à peu, Pharien sent apaiser son ressentiment, il regarde tour à tour sa femme, son neveu ; il leur tend en pleurant ses deux mains. Lambègue apprit de lui que ce n’était pas Claudas qu’il avait frappé, et se repentit sincèrement de sa déloyale agression. Ici l’histoire laisse Pharien et les prisonniers, pour revenir aux enfants que la Dame du lac a recueillis.

  1. On voit ici l’indice du droit reconnu de récuser ses juges, dans les anciennes cours féodales. Le pair atteint et convaincu d’avoir forfait à l’honneur pouvait être rendu incapable de juger et même de siéger.