Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/10

Léon Techener (volume 3.p. 56-63).

X


La Dame du lac savait tout ce qu’Adragain avait dit des deux fils du roi Bohor, qu’ils étaient enfermés dans la tour de Gannes. Elle chercha, elle trouva le secret de les en tirer ; et quand elle apprit que Claudas devait tenir une grande cour à la Madelaine, pour fêter l’anniversaire de son couronnement, elle prit à part une pucelle de sa maison en qui elle avait confiance : « Sarayde, » lui dit-elle, « vous allez vous rendre à Gannes ; vous en reviendrez avec les deux fils du roi Bohor. » Puis elle lui apprit les jeux[1] qui devaient l’aider à faire le message.

Sarayde partit avec deux écuyers tenant en laisse deux lévriers. Vers tierce (neuf heures du matin), elle sortit de la forêt, et l’un des écuyers envoyé à la découverte lui rapporta que le roi Claudas venait de prendre place à table. Montée sur un riche palefroi, la demoiselle arriva aux portes du palais ; elle recommanda aux deux écuyers de l’attendre, et elle avança, tenant ses lévriers avec une chaîne d’argent. Claudas était assis au milieu de ses barons ; en face de lui Dorin son fils qu’il venait enfin d’adouber. À cette occasion, contre son ordinaire, il avait fait de grandes largesses ; car son voyage à la cour d’Artus lui avait fait sentir les avantages de la libéralité.

Tout-à-coup entre dans la salle la demoiselle du lac. Elle traverse les rangs qui la séparaient du fauteuil de Claudas : « Roi, dit-elle, Dieu te sauve ! La plus grande dame du monde m’envoie vers toi ; elle t’estimait jusqu’à présent à l’égal des plus grands princes ; mais je serai forcée de lui dire qu’il y a plus à blâmer en toi qu’à louer, et que tu n’as pas moitié du sens, de la prouesse et de la courtoisie qu’elle supposait.

— Soyez, demoiselle, la bienvenue ! répondit Claudas. La dame qui vous envoie peut avoir entendu dire de moi plus de bien qu’il n’y a ; mais, si je savais en quoi elle s’est méprise, je travaillerais à m’amender. Dites-moi, par la chose que vous aimez le mieux, pourquoi je devrai perdre ses bonnes grâces.

— Vous m’avez conjurée de façon à me contraindre à parler. Oui, l’on avait dit à ma dame que nul ne vous surpassait en sens, débonnaireté, courtoisie ; elle m’avait envoyée pour juger de la vérité de ce rapport, et je vois que vous manquez des trois grandes vertus du prud’homme : le sens, la débonnaireté, la courtoisie.

— Si je ne les ai pas, vous avez, demoiselle, juste raison de tenir faible compte du reste. Il peut m’être arrivé d’agir en fou, en félon, en vilain ; mais je n’en ai pas gardé le souvenir.

— Il faut donc vous le rappeler. N’est-il pas vrai que vous retenez en prison les deux enfants du roi Bohor ? pourtant, tout le monde sait qu’ils ne vous ont jamais fait dommage. N’est-ce pas une manifeste félonie ? Les enfants réclament surtout les soins, la douceur, l’indulgence : comment serait débonnaire celui qui les traite avec rudesse et injustice ? Vous n’avez pas plus de sens que de bonté ; car, si l’on parle des fils du roi Bohor, vous donnez à penser que votre intention est d’abréger leurs jours ; on les prend en pitié, et l’on vous hait, à cause d’eux. Est-il sage de donner sujet à tous les gens honnêtes de vous accuser de déloyauté ? Si vous aviez en vous la moindre courtoisie, ces deux enfants, dont la naissance est plus haute que la vôtre, seraient ici, à la première place et traités en fils de roi. On vanterait alors la gentillesse qui vous ferait tenir les orphelins en honneur, tant qu’ils ne sont pas en âge de recueillir leur droit héritage.

— Dieu me garde ! fait Claudas, je reconnais que j’ai suivi jusqu’à présent un mauvais conseil, et j’entends mieux désormais. Allez, mon connétable, à la maison des deux fils du roi Bohor, et conduisez-les ici avec leurs maîtres, dans la compagnie de chevaliers, valets et sergents. Je veux qu’on les traite en fils de roi. »

Le connétable obéit ; il arrive à la chambre des deux enfants, comme ils étaient encore émus d’un grand trouble causé par Lionel. Lionel était le cœur d’enfant le plus démesuré que l’on pût voir ; aussi Galehaut, le vaillant seigneur des Îles foraines, le surnomma-t-il Cœur sans frein, le jour qu’il fut armé chevalier.

La veille, les deux enfants assis au souper mangeaient de grand appétit et, suivant leur habitude, à la même écuelle, quand Lionel, jetant les yeux sur Pharien son maître, vit qu’il se détournait pour cacher ses larmes. « Qu’avez-vous, beau maître, à pleurer ? lui demanda-t-il. — Ne vous en souciez, répond Pharien, il ne servirait à rien de le dire. — Je le veux pourtant savoir, et, par la foi que vous me devez, je vous demande de me l’apprendre.

— Pour l’amour de Dieu, répond Pharien ; ne me contraignez pas à parler d’une chose qui ne pourrait que vous affliger. — Eh bien ! je ne mangerai pas avant de le savoir.

– Je vous le dirai donc : je pensais à l’ancienne grandeur de votre lignage ; à la prison où vous êtes enfermés ; à la grande cour qu’on tient, en ce moment, où vous devriez tenir la vôtre.

— Quel homme ose tenir sa cour où je devrais tenir la mienne ? — C’est le roi Claudas de la Déserte ; il porte aujourd’hui la couronne dans cette ville, la première de votre héritage. Il vient d’armer chevalier son fils, et c’est pour moi grand sujet de deuil, de voir tant abaissé le noble lignage que Dieu jusqu’alors avait tant protégé. »

En écoutant Pharien, l’enfant sent son cœur gonfler ; il donne du pied contre la table, la renverse et se lève, les yeux rouges, le visage ardent, comme si le sang allait crever ses joues. Pour mieux ruminer sa douleur il sort de la chambre, monte plus haut et va s’accouder à une fenêtre donnant sur les prairies. Pharien l’a bientôt rejoint : « Sire, au nom de Dieu, dites ce que vous avez : pourquoi nous laisser ainsi ? Revenez à la table, vous avez besoin de manger ; faites au moins semblant de le faire, pour votre jeune frère qui ne touchera pas seul à votre écuelle. — Non, laissez-moi, je n’ai pas faim. — Eh bien, nous ne mangerons pas non plus. — Quoi ! n’êtes-vous pas à moi, mon frère, son maître et vous ? J’entends que vous retourniez à table, et pour moi, je ne mangerai pas avant d’avoir fait ce que j’ai en pensée. — Dites-moi quelle est cette pensée ; vous devez la confier à ceux qui pourraient y mettre conseil. — Je ne la dirai pas. — Et moi, je quitte votre service ; dès que vous ne nous demandez plus conseil, nous sommes devenus inutiles. » Pharien fait un pas en arrière, et Lionel qui l’aimait tendrement lui crie « Ah ! maître, ne me quittez pas : vous me feriez mourir : je vais tout vous dire. Je ne veux pas m’asseoir à table avant d’être vengé de ce roi Claudas. — Et comment pouvez-vous espérer de le faire ? — Je lui manderai de venir me parler, et quand il sera venu je le tuerai. — Et quand vous l’aurez tué ? — Les gens de ce pays ne sont-ils pas mes hommes ? Ils me feront secours, et, s’ils me manquent, j’aurai la grâce de Dieu qui vient en aide au bon droit. Bien soit venue la mort, si je la reçois pour mon droit défendre ! Ne-vaut-il pas mieux mourir à honneur que d’abandonner à d’autres son héritage ? Mon âme n’en sera-t-elle pas mieux à l’aise, et qui déshérite fils de roi ne lui enlève-t-il pas plus que la vie ?

— Non, beau sire, dit Pharien, vous ne ferez pas cela : vous y perdriez la vie avant celui que vous tenteriez de frapper. Attendez que vous soyez en âge ; alors vous aurez des amis, des soutiens de votre droit. » Tant le prie Pharien que Lionel consent à remettre à un autre temps ses projets de vengeance. « Faites seulement, dit-il, que je ne voie pas Claudas ni son fils ; je ne pourrais me contenir en leur présence. »

Il se mit au lit, et Pharien ne dormit pas, car il savait que rien ne pouvait distraire Lionel de sa résolution. Le lendemain il fallut de nouvelles instances des maîtres pour décider les deux enfants à rompre le jeûne. Ils étaient à table, quand arriva le connétable du roi Claudas. En preux et courtois chevalier, il s’agenouilla devant Lionel et lui dit : « Sire, monseigneur le Roi vous salue. Il mande et prie vous, votre frère et vos maîtres de venir voir sa cour ; il entend vous y recevoir comme il convient de recevoir fils de rois. »

« — J’irai ! dit aussitôt Lionel, en se levant le visage illuminé de joie. « Beau maître, faites compagnie à ces nobles seigneurs, pendant que je passerai un instant dans la chambre voisine. » Il sort, appelle un chamberlan et lui demande un riche couteau qu’on lui avait donné pour joyau. Comme il le passait sous sa robe, Pharien, inquiet de ce qu’il était allé faire, entre voit la lame et l’arrache de ses mains. « Alors, » dit Lionel, « je ne sortirai pas ; vous me haïssez, je le vois, puisque vous m’enlevez ce qui est à moi, ce qui ferait ma joie. — Mais, sire, reprend Pharien, y pensez-vous ? Pourquoi voulez-vous emporter cette arme ? Laissez-la moi prendre, je saurai la cacher mieux que vous. — Me la donnerez-vous quand je la demanderai ? — Oui, si vous ne vous en servez que par mon conseil. — Je n’entends rien faire qui soit à blâmer ni qui puisse tourner à dommage pour vous. — Le promettez-vous ? – Écoutez-moi, beau maître, vous avez le couteau, gardez-le ; peut-être en aurez-vous besoin plus que moi. »

  1. Nous dirions aujourd’hui les tours. Jocosus a le même sens dans la Vita Merlini. Geoffroi de Monmouth promet d’y raconter les tours du personnage :

    Fatidici rabiem, musamque jocosam
    Merlini cantare paro…