Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/03

III.


Revenons au roi Ban, que nous avons laissé franchissant la petite porte du château de Trebes, avec la reine, leur enfant et un fidèle sergent. Ils chevauchèrent une heure avant le retour du jour, et gagnèrent ainsi la forêt qui devait les conduire à l’entrée du royaume de Gannes. Là se dressait une haute montagne d’où l’on pouvait découvrir tout le pays. L’aube venait de crever ; Ban ne put résister au désir de jeter un dernier regard sur son château bien-aimé. Il fit arrêter la reine au bas du tertre et chevaucha péniblement jusqu’au sommet. Mais quelle douleur, en voyant les murs éclairés de sinistres lueurs, les moutiers crouler, le feu jaillir çà et là, l’air tellement embrasé que la flamme semblait en montant joindre le ciel à la terre ! Trebes avait été sa dernière espérance ; que lui restait-il ? Une jeune femme nourrie dans les grandeurs, maintenant réduite au dernier dénûment : celle dont les ancêtres remontaient au roi David[1] allait être réduite à réclamer la pitié des autres, à nourrir son enfant du pain amer de l’exil. Et lui, pauvre vieillard, naguère riche d’amis et d’avoir, l’honneur de toutes les bonnes compagnies, comment pourrait-il soutenir une fortune aussi contraire ? Toutes ces pensées refoulent alors son cœur avec tant d’amertume que les sanglots l’étouffent, il se pâme et glisse à terre sans mouvement. Quand il revint à lui : « Ah ! Seigneur, je vous rends grâces de la fin qu’il vous plaît m’envoyer. Vous avez vous-même souffert la pauvreté et les tourments. Je n’ai pu sans de grands péchés vivre dans le siècle ; je vous en réclame pardon. Ne perdez pas mon âme, vous qui êtes venu de votre sang nous racheter. Faites que mes torts reçoivent ici leur châtiment, ou, si mon esprit doit être tourmenté par delà, qu’au moins un jour plus ou moins éloigné me réunisse à vous. Ah ! beau Père spirituel, prenez pitié de ma femme Hélène, sortie du haut lignage que vous avez conduit au royaume aventureux : remembrez-vous de mon fils, pauvre et tendre orphelin ; car les pauvres sont en votre garde et vous les devez protéger avant tous les autres. »

Ces paroles dites, le bon roi se frappa la poitrine en pleurant de contrition ; il arracha trois brins d’herbe, et les mit dans sa bouche au nom de la Sainte Trinité ; puis il eut un dernier serrement de cœur, ses yeux se troublèrent, il s’étendit, les veines du cœur se rompirent, et il expira, les mains en croix, les yeux au ciel et la tête tournée vers Orient.

Cependant le cheval, effrayé du bruit qu’avait fait le roi dans sa chute, s’était mis à fuir jusqu’au bas de la montagne. La reine, le voyant revenir seul, dit à l’écuyer chargé de tenir en selle le petit Lancelot de lui apporter l’enfant et d’aller voir ce qui pouvait retarder le roi. Tout-à-coup elle entend les cris perçants de l’écuyer, quand il arrive à l’endroit où son seigneur était étendu sans vie. Tout effrayée, la reine dépose l’enfant sur l’herbe, et se met à gravir le tertre. Elle a bientôt croisé l’écuyer, qui la conduit devant le corps de son cher époux. Quelle douleur ! Elle se jette sur lui, déchire ses habits, frappe son beau corps, égratigne son visage ; la montagne, la vallée, le lac voisin, tout retentit de ses gémissements et de ses cris.

Puis la pensée lui revint de l’enfant laissé aux pieds des chevaux : « Ah ! mon fils ! » et elle redescend tout échevelée au bas de la montagne ; elle cherche les chevaux, ils s’étaient rapprochés du lac pour s’y abreuver. Sur la rive, elle voit son fils entre les bras d’une demoiselle qui le serre tendrement sur son sein, en lui baisant la bouche et les yeux. « Belle douce amie, » lui dit la reine, « pour Dieu ! rendez-moi mon enfant. Il est assez malheureux d’avoir perdu son père et son héritage. » À toutes ses paroles, la demoiselle ne répond mot mais, quand elle voit la reine avancer de plus près, elle se lève avec l’enfant, se tourne vers le lac, joint les pieds et disparaît sous les eaux.

La reine, à cette nouvelle épreuve, voulut s’élancer et suivre dans le lac la demoiselle : mais le valet qui s’était hâté de revenir la retint de force ; elle s’étendit sur l’herbe, perdue dans les sanglots. En ce moment vint à passer près de là une abbesse accompagnée de deux nonnes, d’un chapelain, d’un frère convers[2] et de deux écuyers. Des cris frappant son oreille, elle se détourna pour aller vers le point d’où ils partaient. Quand elle vit la reine : « Dieu, madame, vous donne joie ! dit-elle. — Hélas, il n’est pas en son pouvoir de consoler la plus malheureuse femme du monde. J’ai perdu toutes les joies, tous les honneurs. — Dame, qui êtes-vous donc ? — Une dolente qui a trop vécu. » Le chapelain tirant alors l’abbesse par la guimpe : « Croyez-moi, madame, dit-il, cette dame est la reine. » L’abbesse ne put retenir ses larmes. « Pour Dieu madame, lui dit-elle, veuillez ne rien me cacher, je le sais, vous êtes la reine. — Oui, oui, la reine aux grandes douleurs. » Cette réponse a fait que la première branche de notre histoire est ordinairement appelée l’Histoire de la Reine aux grandes douleurs.

« Laquelle que je sois, reprit Hélène, faites-moi nonne, je ne désire que cela. — Volontiers, madame, mais dites-nous la cause de vos douleurs. » La reine, rassemblant toutes ses forces, raconta comment ils étaient sortis de Trebes, comment le roi n’avait pu soutenir la vue de l’embrasement de son château ; comment on l’avait retrouvé sans vie, et comment enfin un démon sous la forme d’une demoiselle avait enlevé son cher enfant. « Vous voyez maintenant, ajouta-t-elle, si j’ai raison de haïr le siècle. Faites prendre le grand trésor d’or, d’argent et de vaisselle que porte ce cheval, et employez-les à faire un moutier dans lequel on ne cessera de chanter pour l’âme de monseigneur le roi.

« Ah ! madame, dit l’abbesse, vous ne savez pas combien il est difficile de vivre en religion. C’est le travail des corps et le péril des âmes. Demeurez avec nous, sans revêtir l’habit ; soyez toujours madame la reine ; notre maison est vôtre, les ancêtres de monseigneur le roi l’ont fondée. — Non, non ; le siècle ne m’est plus rien je vous prie de me recevoir comme nonne, et, si vous refusez, je m’enfuirai dans ces forêts sauvages et j’y perdrai bientôt et le corps et l’âme. – S’il est ainsi, je rends grâce à Dieu qui nous donne la compagnie d’une si bonne et si haute dame. » Et, sans attendre davantage, l’abbesse trancha les tresses de ses cheveux ; il était aisé de voir, malgré sa profonde affliction, qu’Hélène était la plus belle femme du monde. On tira des sommiers que conduisaient les sergents de l’abbaye les noirs draps et le voile qu’elle ne devait plus quitter. Et quand l’écuyer de Trebes vit la reine ainsi rendue, il dit qu’il n’entendait pas l’abandonner ; on le revêtit de la robe de frère convers. Avant de suivre leur chemin, le chapelain, les deux convers et les deux écuyers se chargèrent de transporter le roi à l’abbaye, qui n’était pas éloignée. Le service fut digne d’un roi ; on mit honorablement le corps en terre, jusqu’au moment où fut construit, sur la montagne où il avait expiré, le moutier que la reine avait demandé. Le corps y fut transporté, et la reine voulut demeurer dans un logis qui en dépendait, avec deux autres nonnains, deux chapelains et trois convers. Tous les matins, après la messe, elle se rendait au bord du lac où son fils lui avait été ravi, elle y lisait le psautier avec abondance de larmes. Quand on sut que la reine avait pris les draps de nonne, les gens du pays l’appelèrent le Moutier-royal, et l’on vit s’y rendre les plus gentilles dames de la contrée, pour l’amour de Dieu et de la reine.

    Maleore ou Malory. Balaham y devient le Chevalier aux deux épées. Victime de la fatalité, il combat son frère, qu’il reconnaît après l’avoir frappé et en avoir reçu des blessures également mortelles.

  1. Le romancier fait descendre la reine Hélène de Joseph d’Arimathie qu’il confond ici avec S. Joseph, époux de la Sainte Vierge.
  2. « Un rendu ».