Les Romanciers d’aujourd’hui/Les Naturalistes

Léon Vanier, libraire-éditeur (p. 3-52).


CHAPITRE I

LES NATURALISTES




Émile Zola. — Paul Bonnetain. — Paul Margueritte. — J.-H. Rosny. — Gustave Guiches. — Joseph Caraguel. — Henry Fèvre. — Lucien Descaves. — Abel Hermant. — Jules Perrin. — Oscar Métenier. — Camille Lemonnier. — Georges Eckoud. — Maurice Talmeyr. — Philippe Chaperon. — Henry Lavedan. — Boyer d’Agen. — Léo Rouanet. — Léo Trézenick. — Jean Blaize. — Francis Enne. — Vast-Ricouard. — Georges Duval. — Paul Alexis. — Henry Céard. — Léon Hennique. Guy de Maupassant. — Maurice Montégut. — Dubut de Laforest. — Octave Mirbeau.


Je n’ai point à rappeler ici les origines du réalisme contemporain. Aussi bien, pourra-t-on se reporter aux manuels de M. Ferdinand Brunetière et de M. David-Sauvageot. Le réalisme contemporain a passé, dans le roman, par trois états : le naturalisme, l’impressionnisme, et, plus récemment, le symbolisme. Je vous parlerai d’abord des naturalistes.


I

— « Assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, il se mit à parler du dernier roman de sa série, qu’il avait publié dans le Gil-Blas. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d’imprécations, comme s’il eût assassiné les gens, à la corne d’un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles, bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures : son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de l’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu’il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettait aisément ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fit l’honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu’on lui prêtait.

Il se tut, envahi d’une tristesse. » —

Et quelqu’un se leva : Maître, dit-il, tu parles d’indulgence ; hélas, qui en eut moins que toi ? Et pour que nous te comprenions, hélas, que n’as-tu commencé par te comprendre toi-méme ? Il n’y a, selon toi, ni beauté ni laideur dans les choses. Hélas, les choses existent-elles seulement, et crois-tu que la vie dont tu les animes soit ailleurs qu’en toi ? Ta vision du monde n’est ni plus vraie ni plus fausse que la nôtre. C’est toi qui la fais. Mais quel prosélytisme fâcheux et pousse à nous l’imposer ! Tout art qui n’a pas en soi sa raison d’être se condamne à n’être plus. Ô musicien, nous avons frémi quand ta lyre secouait les hymnes triomphaux du Paradou et les marches funèbres de Germinal. Ô peintre, la nature t’apparaissait par grandes masses concrètes. Ô sculpteur, le beau et le laid se pétrissaient en lumière sous ta main. Ton œuvre entier, poète, n’était que symbole. Par quelle aberration en as-tu fait cette chose de collège : un traité de sociologie ? Ah ! tout ainsi que nous avons applaudi au poète, laisse-nous rire un peu du sociologue ! Laisse-nous rire de ses formules : « Voici la mort de l’antique société, la naissance d’une société nouvelle. Il n’y a de vérité que dans l’étude de l’homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes, et c’est cette vérité que je vous apporte. » Piètre vérité, hélas ! Mais cette vérité, si tant est que c’en soit une, d’autres que tu oublies l’avaient apportée avant toi. Elle est dans Mill, dans Spencer, dans Taine ; et les Goncourt se vantent de l’avoir appliquée les premiers à la littérature. Tu te proclames « évolutionniste ». Puisque tu honores pour chefs les philosophes de cette école, que n’as-tu appris d’eux au moins que rien n’est absolu, non pas même ton art, maître, dont il t’eût fallu dire en une formule moins hautaine : « Prenez et lisez ! Voici le mensonge de mon imagination. » Et alors, si cruel et si triste qu’il eût été, si cruel aux êtres et aux choses, si triste pour nous et pour toi, nous eussions ajouté ton rêve d’art aux autres rêves où se complurent des imaginations moins amères. La vérité est faite de tous ces rêves assemblés. Elle n’est dans aucun d’eux pris isolément. Ô maître, c’est en art surtout que les systèmes sont vrais par ce qu’ils affirment et faux par ce qu’ils nient[1].


II


Donc, et encore que Chien-Caillou soit de 1847 et M. Ghampfleury toujours de ce monde, encore que Germinie Lacerteux ait précédé l’Assommoir et que les Goncourt se réclament, avec quelque raison, d’avoir donné la formule du premier roman physiologique, encore que « le petit Chose » soit devenu M. Alphonse Daudet et que les soixante mille lectrices de M. Daudet balancent les cent vingt mille lecteurs de M. Zola, c’est bien M. Émile Zola et non M. Alphonse Daudet, ou M. Edmond de Goncourt, ou M. Champfleury, que les naturalistes saluent pour chef. Et, de fait, n’est-ce pas lui qui les a menés à l’abordage ? N’a-t-il point, comme on dit, payé de sa personne en vingt occasions ? Et quand M. Ghamplleury se retirait dans la caricature, quand les Goncourt, vieillis et rebutés, se gardaient à l’écart, quand Daudet, ni ami ni ennemi, attendait de prendre parti que la victoire fut décidée, n’a-t-il point crânement attaché sa fortune personnelle à celle du naturalisme ? Epopée ! L’idéalisme qui coule bas faisant feu de tous ses sabords, la galère naturaliste soutenant le choc, renvoyant triple décharge, courant sus et maîtresse enfin de la voie, avec Zola pour capitaine, Huysmans, Maupassant, Céard, Hennique et Alexis pour équipage ! La victoire tourna au triomphie.

Elle fut féconde en recrues. Aux noms précédents vinrent s’ajouter ceux de Paul Bonnetain, Camille Lemonnier, Louis Desprès, Octave Mirbeau, Henri Fèvre, G.-H. Rosny, Oscar Méténier, Gustave Guiches, Paul Adam, Lucien Descaves, Boyer d’Agen, vingt autres, toute la boucanerie de Kistemakers et des éditeurs belges. La convention naturaliste (je le rappelle pour mémoire) portait que le roman serait impersonnel et documentaire, ou ne serait pas[2]. Il fut. Enquête sociale chez l’un, histoire naturelle des familles chez l’autre, le titre variait ; chez l’un et chez l’autre, c’était, sans plus, le même positivisme de tête et la même crudité d’exécution. Balzac, dont on se réclamait, avait dit : « Un livre doit amuser ou doit instruire. L’art moderne admet que l’on peigne pour peindre : il admet la fantaisie de Gallot, la statue de la Grèce, le magot de la Chine, la vierge de Raphaël, les nymphes de Rubens, les portraits de Velasquez, le dialogue, le récit, toutes les formes, tous les genres. Il permet de faire une épopée dans un roman et un roman dans une épopée ; mais quelque large que soit son champ, les lois y régnent, et l’art littéraire en France ne pourra jamais divorcer avec la raison. » Et il ajoutait : Il faut dans tout livre « un sentiment, une action, un intérêt qui conduise le lecteur, qui le captive et le mène à un dénoûment souhaité »[3]. Il avait dit cela, Balzac. Mais de ce Balzac-là, si l’on ne se moqua pas ouvertement, du moins n’en fut-il jamais question dans l’école ; et il est bien sûr, en effet, qu’on prenait tout juste le contre-pied de sa théorie, encore qu’on fit cas de s’y ranger au plus strict. Le sentiment ? Vous devez confondre avec la sensation dont il est le réflexe. L’intérêt ? L’action ? Seigneur ! mais où voyez-vous que la vie soit intéressante et que les choses s’y dénouent avec logique ? Et alors pourquoi choisir, et comment ? C’est ceci le naturalisme : au hasard de l’heure et du milieu[4] prendre le premier homme qui passe et reconstituer sa physiologie. Et quel outil pour cela ? Le document.


III


Et le document abonda, médical toujours. Nous connûmes l’obstétrique, qu’on appelle aussi généthliologie, et la sarcologie, et l’ostéologie, et la céphalogie, qui sont des sciences à peu près honnêtes. Il ne fut plus question du cœur que comme d’un viscère, et de l’âme que par métaphore. Mais on nous renseigna sur les cuisines, les magasins, les blanchisseries, les lavoirs, les casernes, les ateliers de couture et les maisons de tolérance : celles-ci plus particulièrement mises à l’épreuve, forcées et pénétrées à jour par les maîtres eux-mêmes, qui donnèrent des comptes, bâtirent des statistiques, et conclurent que les pensionnaires de ces établissements avaient des droits réels à l’estime publique. M. Yves Guyot, dans la Lanterne, en profita pour demander l’abolition de la police des mœurs. On la renforça d’une brigade. Cependant, de dix heures à minuit, on put voir dans les brasseries du Quartier-Latin de jeunes hommes méditatifs et graves, qui prenaient des notes et fumaient des pipes, et qui étaient les Eliacins du naturalisme. Et on les reconnaissait d’abord à ces deux traits : qu’ils appelaient George Sand « laveuse de vaisselle » et disaient « poigner» pour poindre. Rentrés chez eux, ils rédigeaient leurs notes. Mais ils soignaient surtout les imparfaits. Ainsi parurent des Goumes, des Traînées et jusqu’à des Salopes. Et des éditeurs belges estampillaient ces petites polissonneries documentaires, où des collégiens gâteux et de vieilles dames en enfance s’instruisirent au vice pour 3 fr. 50.

Un de ces Eliacins, qui est sorti depuis avec quelque tapage du naturalisme, M. Paul Adam, écrivait récemment ces lignes : « À l’époque des grands triomphes médaniens, une nuée de jeunes gens se groupèrent autour du Maître. Forts de la poétique, préconisant les œuvres documentaires et le mépris de la rhétorique, ces ambitieux manœuvres créèrent une littérature de reportage qui, depuis dix ans, nous harcèle. Chaque éphèbe, soucieux de prendre l’absinthe à Tortoni en société de gens connus, bloqua sous la couverture d’un volume toutes les puériles turpitudes de son existence bourgeoise, et, sous le prétexte de franchise, fit abstraction d’habileté inventive, de composition, d’écriture »[5]. L’aveu est à retenir, aujourd’hui que ces mêmes éphèbes, espoir de l’école, par besoin d’expansion, vagabondage, caprice, etc., ont brisé leur longe et crié franchise. On se souvient encore du bruit que fit, l’an passé, la fameuse Déclaration des Cinq. La publication de La Terre avait ému ces jeunes gens ; ils protestèrent contre la scatologie montante, le sadisme cérébral de M. Zola, et firent savoir à l’Europe que le grand chef de l’école naturaliste était affligé d’une maladie lombaire qui expliquait ses débordéments sans les excuser ; qu’étant, eux, personnellement sains et bien constitués, il n’y avait plus de raison pour qu’ils évacuassent dans leurs œuvres le trop-plein de leur sensualité ; qu’il était temps de réagir ; qu’ils en avaient assez du roman-exutoire ; que le public partageait cette lassitude ; et qu’en conséquence, rompant le cordon, ils revenaient aux bonnes mœurs et à la propreté littéraire dont ils n’auraient jamais dû se départir. Ces cinq s’appelaient Paul Bonnetain, G.-H. Rosny, Paul Margueritte, Lucien Descaves et Gustave Guiches. On s’étonna bien un peu dans la presse que leur déclaration affectât une allure de généralité. Ces cinq parlaient juste comme s’ils avaient été cinq cents, et pourtant il manquait des noms autorisés au bas de leur déclaration, et d’abord ceux de M. de Maupassant et de M. Mirbeau. Et l’on chercha aussi d’où avaient pu venir à ces messieurs des scrupules si honorables.

M. Rosny ? C’est l’auteur de l’Immolation. Sujet : l’inceste.

M. Margueritte ? C’est l’auteur de Tous quatre. Sujet : le saphisme.

M. Bonnetain ? C’est l’auteur de Charlot s’amuse. Sujet : l’onanisme.

Seuls, M. Guiches et M. Descaves pouvaient prétendre dans le groupe à une chasteté relative. Encore le premier a-t-il commis quelques pages sur les maladies honteuses où il ne faudrait point trop s’arrêter ; et, pourle second, s’il n’apporte point de crudité aux sentiments et aux passions, il ne laisse point que de prendre sa revanche avec les mots. Et voyez l’ironie : quand, des cinq protestataires du Figaro, trois, les moins en droit justement de signer cette protestation, pour leur primitive complaisance à traiter des sujets médicaux ou simplement obscènes, MM. Bonnetain, Rosny et Margueritte, rompaient franchement leurs attaches et publiaient par la suite des œuvres d’une très vigoureuse personnalité, telles que En mer, Pascal Géfosse ou Marc Fane, M. Guiches et M. Descaves, dont une attitude presque décente légitimait les scrupules, la déclaration signée, n’en conservaient pas moins dans leurs livres tous les vieux procédés de l’école, s’attardaient au moule suranné de la phrase naturaliste, aux descriptions, aux antithèses, aux hyperboles, donnaient dans le trompe-l’œil de l’hérédité, et gardaient ineffaçablement sur eux la dure et rude empreinte du maître qu’ils venaient de renier.


IV


M. Bonnetain a publié, depuis Charlot s’amuse (qu’il reconnaît très gentiment pour un péché de jeunesse), un certain nombre de romans impressionnistes et exotiques, dont En mer, qui se distingue par le pittoresque de la description et l’attachante simplicité du thème[6]. Deux passagers, inconnus la veille, et qu’un hasard de voyage rapproche sur le même paquebot, Georges le Teil et la jolie Mme d’Hénoy, se prennent d’amour à contempler de compagnie l’ensorcelant et magique visage de la mer. Avec la charmeresse disparaît le charme. Touché terre, l’idyllo agonise dans une mutuelle indifférence ; les deux amoureux ont un peu cette stupeur des gens réveillés à qui l’on raconte ce qu’ils ont dit en dormant. C’est tout. Cela n’est rien, vous voyez, et c’est d’une mélancolie étrange qui fait songer à Loti. Ou je me trompe, ou M. Bonnetain, qui est jeune encore, s’annonce comme un des maîtres du roman impressionniste.

Je ferai des compliments analogues à M. Margueritte. Son livre de début, Tous quatre, était un peu bien touffu, pénible d’ensemble, encore qu’éclairci par endroits de belles pages descriptives. Mais de son dernier livre[7], Pascal Géfosse, il n’y a qu’à louer la simple ordonnance et le tour délicat. Voici la donnée, assez voisine de celle d’En mer. Le romancier à la mode, Pascal Géfosse, rencontre sur l’entrepont du paquebot d’Alger-Marseille la femme d’un de ses anciens camarades de collège, devenu député ; et quoiqu’il rie bien haut des amours « coup de foudre », il se sent brusquement et irraisonnablement pris au charme des yeux et à la grâce naturelle et douce de cette femme qu’une impulsion analogue fait sienne presque en même temps. Il y a dans ces pages une psychologie très attentive et très sûre. Le caractère de Géfosse est fouillé jusqu’aux replis, et les hésitations, le trouble, la lutte et la chute finale de sa maîtresse sont déduits avec une logique supérieure[8].

Marc Fane, le meilleur roman de M. Rosny[9], pour si personnels qu’en soient le fond et la forme, me plaît moins. M. Rosny fait un abus déplorable de sa science. Si l’on ne connaît la chimie, la physique, la statique, la balistique et la cryptologie, il est bien malaisé de l’entendre. Sa phrase, endimanchée de ces gros termes, a les allures solennelles et gourdes des phrases d’instituteur. Il n’y a que ces fonctionnaires et M. Rosny pour écrire « un crâne de mégalocéphale » au lieu d’un grand crâne ; et s’ils veulent dire la bienfaisante influence du printemps, il n’y a encore que M. Rosny et eux pour assurer que « la palingénésie universelle renouvelle les globules ». Malgré tout, lisez Rosny. Ses livres enferment d’indéniables qualités de pensée et de réflexion. Et, par exemple, dans cette causerie du début, entre Marc et Honoré Fane, sur « les lieux communs du rêve », que de petits faits significatifs et bien observés ! Je regrette seulement que M. Rosny ait ramené toutes ses explications à la physiologie. Vous me dites que tel songe, « plein d’un tas de choses révoltantes »,[10] provient de telle position du corps. J’entends bien ; mais s’il faut m’expliquer comment le plus honnête homme du monde peut s’abandonner dans le sommeil aux songes les moins honnêtes qui soient, c’est où va chopper votre physiologie. Hélas ! qu’est-ce que cette conscience absente du sommeil, qui n’y guide et n’y critique point nos actes, qui fait de nous les frères amoraux des bêtes, et qui ne s’éveille qu’au jour et à la réflexion ? Et pourquoi cette double vie ? Et si ce ne serait pas, comme les matérialistes le veulent, que la moitié au moins, sinon toutes les lois de conscience, sont d’acquisition et d’appropriation aux besoins sociaux ? Car, quelle différence du crime qu’endormi je commets avec tranquillité d’âme, au crime d’un Gamahut éveillé et lucide en qui la conscience n’a pas parlé plus qu’à moi pendant le sommeil ? Ceux-là sont logiques avec eux-mêmes qui, pour ne point nier la conscience, font porter à l’homme éveillé la responsabilité des fautes qu’il a commises endormi. « Le sommeil de l’homme, dit l’un d’eux, est plein de péchés ; il y perpètre des forfaits de volition dont il doit compte ». Et je ne vois en effet que ce moyen pour mettre d’accord la raison et la foi.


V


J’arrive au gros du bataillon naturaliste, MM. Guiches, Fèvre, Descaves, Méténier, Lemonnier, Chaperon, etc.

M. Guiches a un vif sentiment des choses et des êtres de nature. Céleste Prudhommat et L’ennemi sont des livres consciencieux e tmassifs qui mettent en scène des mœurs villageoises correctement observées. À ce compte, on le retrouvera dans les rustiques, à côté, sinon un peu au-dessus d’un autre naturaliste, M. Garaguel, qu’on vit préluder à l’étude des champs par celle du Boul-Mich.

M. Fèvre eut pour début un volume en collaboration avec ce pauvre Louis Desprès, qu’une législation imbécile mena demi-mort à Saint-Lazare. On lui doit, entre autres livres personnels, Au port d’armes, où il y a sous l’enflure des mots quelques bonnes qualités d’analyse. De M. Descaves je ne dirai rien, et à la vérité je ne goûte guère ses truculences de style, son débraillement, ses allures d’adjudant gueuleur et casseur de vitres qui se rue sur la littérature comme sur un matelas. Il a publié les Misères du sabre[11] qui est une insulte en trois cents pages à l’armée. Cela n’a point choqué outre mesure. Nos romanciers ne sont point tendres au métier militaire : un de plus, un de moins, il n’importe. Car rappelez-vous le Cavalier Miserey de M. Abel Hermant[12], Au port d’armes de M. Fèvre, Pœuf de M. Hennique, Fusil chargé de M. Mouton, le Nommé Perreux de M. Bonnetain, la Croix de M. Méténier, le Calvaire de M. Mirbeau, le Canon de M. Jules Perrin[13], livres de rancunes, les uns, ou de foi triste et souffrante (ce qui vaut mieux), les autres[14]. Et c’est un ironique contraste, si l’on se rappelle encore que M. Bourgetj dans cette curieuse étude qu’il publia, à vingt et un ans et au lendemain de nos désastres, sur le roman naturaliste et le roman piétiste[15], cherchant ce que serait le roman de l’avenir et quelles conditions il lui faudrait observer, faisait ingénuement du patriotisme la première de ces conditions.

M. Métenier, dans ses livres : la Chair, la Grâce, la Croix, Bohème bourgeoise, montre un réalisme net et cruel qui n’est pas sans mérite. (Voyez particulièrement Bohème bourgeoise)[16].

M. Camille Lemonnier a touché à tous les genres ou presque, histoire, géographie, critique d’art, etc. Dans le roman, on cite de lui les Concubins et Madame Lupar[17], d’une langue imagée et forte jusqu’à la brutalité.

Il y a enfin de l’observation, sous des violences, dans le Grisou de M. Maurice Talmeyr, Argine Lamiral de M. Chaperon, Mademoiselle Vertu de M. Henri Lavedan, Ahénobarda et la Gouine de M. Boyer d’Agen, Chambre d’hôtel de M. Léo Rouanet, la Jupe de M. Trézenick, les Planches de M. Jean Blaize. Peut-être aussi conviendrait-il de rattacher au naturalisme quelques écrivains plus âgés, et dont les débuts ont précédé ceux de l’école ou qui se sont rangés sur le tard à son éthique : ainsi M. Francis Enne (Brutalités), MM. Vast-Ricouard (Claire Aubertin, la Vieille garde, Madame Lavernon), M. Georges Duval (la Prétentaine, Une virginité).


VI


Mais les disciples chers au cœur du maître, les vrais fidèles et éternellement, ne sont point là. Ils s’appellent Paul Alexis, Henry Céard et Léon Hennique. Des deux autres combattants de la première heure, l’un, M. Huysmans (Joris-Karl), s’est jeté dans la traverse symboliste et est devenu à son tour chef de bande ; et M. de Maupassant, son talent sain et vigoureux a tranché trop vite sur l’honnête médiocrité des disciples pour qu’on puisse le considérer autrement qu’en lui-même et dans sa pleine possession. On le retrouvera plus loin et isolé.

Pour M. Alexis, qu’il est passé en habitude de traiter de bourrique naturaliste, il ne l’est point tant qu’on dit, je pense. Il a eu du talent, au moins une fois, en 1875, dans une petite nouvelle intitulée Blanche d’Entrecasteaux, qu’il a justement négligé de recueillir, et c’est bien regrettable pour la réputation de Trublot.

M. Céard est l’auteur d’Une belle journée. Mme Duhamain, bourgeoise en mal d’amour, s’est laissée prendre aux gilets à fleur et au parler sentimental d’un courtier en vins nommé Trudon. Elle accepte un rendez-vous, entre au bras de Trudon dans un restaurant de Bercy, déguste du vin blanc et des huîtres, engloutit une sole normande, des petits pois, du fromage et de la frangipane ; et la grande ironie du livre, c’est que tous ces prolégomènes n’aboutissent, chez Mme Duhamain, qu’à un écœurement stomachique où sombrent ses idées d’amour. Depuis Une belle journée, M. Céard n’a publié aucun roman. « Cette affirmation de sa personnalité faite et bien faite, dit M. Geffroy, Céard revint à ses bureaucratiques occupations et garda le silence »[18].

Reste M. Hennique. Celui-ci est un mâle, comme on dit dans l’école, et qui porte allègrement un bagage déjà lourd. Je signalerai seulement Dévouée et Pœuf, qui est l’histoire d’un brave homme de sapeur condamné à mort pour avoir volé un mouchoir bleu. La chanteuse Thérésa et le nouvelliste Becquet avaient déjà pris la défense du pauvre troubade. Mais le colonel demeure intraitable dans le roman comme dans la nouvelle, et dans la nouvelle comme dans la chanson. Et Pœuf continue à être fusillé. M. Hennique a une corde à sa lyre que n’ont point ses confrères en naturalisme, le sentiment, et il en tire d’assez jolies notes, parfois.


VII


Et enfin, voici un maître : M. Guy de Maupassant. D’observateur plus net et plus précis des menues choses de l’existence, je n’en connais et il n’en est peut-être point. Je remarquerai seulement que cette observation s’exerce dans un domaine un peu bien étroit ; que l’auteur, normand lui-même, n’a très évidemment étudié que des normands, qui sont une race volontaire et dure, mais égoïste, sèche, et maussade à désespérer ; qu’il ramène toute l’humanité de ses livres à ce type unique, et que c’est là un procédé de généralisation assez méchant pour un romancier qui a, comme lui, des parties de philosophe.

M. de Maupassant débuta dans les Soirées de Médan par une nouvelle qui fut appréciée, Boule de suif. Longtemps il cultiva le genre, excellant à condenser en quelques paragraphes de petits drames pessimistes, publiés d’abord dans les journaux et qu’il recueillait ensuite sous divers titres : la Maison Tellier, Mlle Fifi, etc. L’auteur ne mettait point grand scrupule au choix des sujets, qu’il prenait dans les maisons publiques et le purin des fermes. Au reste, la note en était toujours intéressante, quoique, disent les uns, pour ce que, affirment les autres. Et cela même est à remarquer, comme un trait distinctif, que, dès ses premières nouvelles, M. de Maupassant tient pour l’ « intérêt » contre la « tranche de vie ». La plupart de ses livres se porteraient aisément à la scène, et au vrai ce sont des drames, avec un commencement, un milieu et une fin, je ne sais quoi de cursif dans l’écriture, de ramassé dans les sentiments, le dialogue souvent substitué au récit. L’action est la première chose à ses yeux ; il ne la sépare point de la vie, et il n’a point tort. Et à mesure qu’il avance, il lui sacrifie les descriptions chères à l’école, ou ne s’y laisse aller qu’avec réserve et par petits paragraphes[19]. Et son style s’en ressent un peu aussi, net et bref, et sans panache. Par quoi il sort de l’école une fois de plus.

Nouvelliste, sa réputation fut vite assise. On l’attendit à son premier roman, non sans défiance et quelque pique. Une vie, Bel-ami, Mont-Oriol, parurent coup sur coup, et il fallut bien reconnaître que le nouvelliste ne gênait point le romancier. Puis il revint aux nouvelles. C’est Miss Harriet, c’est les Sœurs Rondoli, c’est Monsieur Parent, Yvette, le Horla, Clair de Lune, les Contes du jour et de la nuit, les Contes de la Bécasse, toute une librairie. Pour l’auteur, il ne change point ; il est le même ici et là, d’un réalisme cruel et pénétrant (c’est, je pense, notre seul grand réaliste), peu donneur de phrases, s’écoutant peu, sans gestes en l’air, mais plutôt procédurier, déduisant, induisant, construisant avec des faits, rarement avec des idées, le moins spéculatif des hommes, ayant eu je ne sais quelles velléités de fantastique dans le Horla, dans la Peur, dans la Main, et ayant gagné à son échec de se connaître mieux et de se réserver. Sa misanthropie est d’un caractère à part. Il y a des misanthropies douces et résignées, qui sont bonnes à la vie, encore qu’elles savent au juste le peu qu’elle vaut, et c’est de cette misanthropie qu’est faite l’âme ironique d’un Renan ou d’un France, Celle-ci a quelque chose de sec et qui éloigne. On sent qu’elle est plus intuitive que réfléchie ; on y sent l’homme qui s’est trop défié, et de tout temps, pour avoir jamais souffert. Et comme elle est un bouclier pour ceux-ci, on sent qu’elle est une arme pour celui-là. Il n’a point appris le monde peu à peu et en comptant chaque étape de sa science par une illusion tuée, et à vrai dire il n’eut jamais d’illusions et il vit le monde tout d’abord comme il est. Il n’y a pas une larme dans tous ses livres, pas une pitié, et seulement du mépris. C’est moins de la misanthropie que de l’égoïsme[20].


VIII


Le talent de M. Mirbeau est plus humain ; je devrais dire qu’il s’est humanisé en se développant. M. Mirbeau commença par suivre d’un peu bien près les traces de l’auteur d’Une vie, et à ce compte ses premières nouvelles sont d’un bon élève, mais d’un élève. Lisez ou relisez les Lettres de ma chaumière. Il s’y efforce vers les réalités substantielles et concises de M. de Maupassant et il y atteint, mais soufflant et suant. Il ne se dégage à peu près que dans le Calvaire et il est tout à fait lui dans l’Abbé Jules. J’entends d’abord qu’il a dépouillé cette sécheresse et cette indifférence qui sont le pire dandysme, quand elles n’ont point un fonds de nature. Et c’est le cas ici. Soyez sûrs que M. de Maupassant eût pu signer toutes, ou presque, les Lettres de ma chaumière, qui sont de la misanthropie tassée et concentrée suivant sa recette, et qu’il n’eût jamais ni pensé ni écrit, par exemple, les belles pages du Calvaire toutes débordantes d’humaine pitié, où le petit soldat Jean-François, de garde au bord des plaines grises de la Beauce, fusille à bout portant un éclaireur prussien :

« Cet homme, j’avais pitié de lui et je l’aimais ; oui, je vous le jure, je l’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… Une détonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’une capote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien, j’avais entendu le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps, le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et de la fumée s’en échappait… Je lalaissai tomber à terre… Étais-je le jouet d’une hallucination ?… Mais non… De là grande ombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix… Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de ses yeux charmés il suivait dans l’espace le vol d’un papillon… Moi, stupidement, j’avais tué un homme, un homme que j’aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un homme qui, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie !… Je l’avais peut-être tué à l’instant précis où cet homme se disait : « Et quand je reviendrai là-bas… » Comment ? Pourquoi ? Puisque je l’aimais, puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui, lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près de l’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’une veine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en marge rouge, poissait déjà à sa barbe… Je lui tàtai la poitrine à la place du cœur : le cœur ne battait plus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mes gea noux, et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs, qui me rec gardaient tristement, sans une larme, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants ! Je crus que j’allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, j’étreignis le cadavre du Prussien, je le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourpres, éperdùment, je l’embrassai… »[21]

Je ne voudrais point ajouter à cette belle page ; je dirai seulement qu’elle n’est point unique dans l’œuvre de M.

Mirbeau. Et admirez tout de même comme les petites choses d’école se fondent dans le talent : voici un naturaliste, — un impersonnel, donc — et qui émeut !…





  1. On connaît, je pense, les romans de M. Émile Zola : ses Contes à Ninon, d’abord, puis Les Rougeon-Macquart, avec La conquête de Plassans, La Curée, Une page d’Amour, L’Assommoir, Nana, L’Œuvre, Germinal, etc., et enfin La Terre, dont nous parlons surtout ici, et dont la publication était la dernière.
  2. Voir le Roman naturaliste de M. Brunetière, Le Réalisme et le Naturalisme de M. A. David-Sauvageot, et les recueils critiques de M. Zola.
  3. Cf. la Revue parisienne. Année 1840.
  4. «Dans le train banal de l’existence», comme dit M. Émile Zola.
  5. Voir le no 1 de la Revue de Paris et de Saint-Péter sbourg. Première année.
  6. Voir aussi les vives et fines impressions de voyage publiées par M. Bonnetain sur l’extrême Orient et réunies sous diverses formes (Au large, L’Opium, Marsouins et mathurins, Au Tonkin).
  7. M. Margueritte a publié, depuis que ceci est écrit, un maître roman : Jours d’épreuve.
  8. Voir encore de M. Paul Margueritte : Maison ouverte, Mon père, etc. Ce dernier livre n’est pas écrit avec la simplicité qu’on désirerait. Mais M. Margueritte était bien jeune et enfoncé dans l’école.
  9. Voir l’Immolation, le Bilatéral, les Corneille, etc., etc.
  10. Il y a là-dessus un mot bien terrible de Sophocle et presque impossible à traduire :

    Πολλοὶ γὰρ ἤδη κᾀν ὀνείρασιν βροτῶν
    Μητρὶ ξυνευνάσθησαν

    (Œdipe-Roi, 966-967.)

  11. Et très récemment Sous-offs, aggravation dans l’injure
  12. Ce dernier livre a surtout fait du bruit hors du clan naturaliste. On se reportera à l’article de M. Anatole France dans la Vie littéraire (pages 73 et suiv.) : « M. Abel Hermant reconnaîtra un jour qu’il a, sans le vouloir, offensé un des sentiments qui nous tiennent le plus au cœur. Il reconnaîtra qu’il est injuste de ne montrer que les moindres côtés des grandes choses et de ne voir dans l’armée que les laides humilités de la vie de garnison. » Lire encore de M. Hermant la Surintendante.
  13. Voir du même auteur la Reine Arthémise.
  14. Citons pour leur excellent esprit le Pompon vert de M. Toudouze et Disciplinée de M. Alphonse de Launay, deux livres, où les petitesses de la vie militaire sont noblennent relevées par l’idée de patrie.
  15. Dans la Revue des deux mondes. Article non recueilli (1873).
  16. On en trouvera une bonne analyse dans l’Année littéraire de M. Paul Ginisty (1887).
  17. M. Francisque Sarcey dit de ce dernier roman : « Il est d’une conception puissante, d’une belle ordonnance et d’une exécution très grasse et très fouillée. » Voir encore de M. Lemonnier : Un mâle, l’Hystérique et Happechair. On peut lui rattacher un autre Belge, M. Georges Eckoud, l’auteur de la Nouvelle Carthage.
  18. Cf. Notes d’un journaliste, art. Henry Céard.
  19. À moins qu’il ne fasse des livres de description pure, comme Au soleil et Sur l’eau.
  20. Ceci était écrit avant Fort comme la mort. Il semble que l’auteur se renouvelle dans ce livre admirable de tout point.
    On peut rattacher à M. de Maupassant l’auteur de la Peau d’un homme et de l’Île muette, M. Montégut, qui a donné aussi au Gil Blas des contes et nouvelles dans la manière cursive de l’auteur d’Yvette. Mettons même, si vous voulez, que M. Dubut de Laforest, avec les livres qui s’appellent Mlle de Marbeuf, la Bonne à tout faire, le Gaga, et qui sont dans la tradition de Pigault-Lebrun, relève comme littérateur de M. de Maupassant, puisque M. de Maupassant lui a donné par lettre publique ses titres de naturalisation.
  21. Extrait du Calvaire, pages 86-87. On sent que le réalisme russe, que Tolstoï a passé là et sa saignante humanité. — Rapprochez l’admirable pièce de Théodore de Banville : Le prussien mort (Idylles prussiennes).