Alphonse Lemerre (p. 444-461).

XVIII
la fin d’une race


Il y avait une rude partie ce matin-là au cercle du jeu de paume. Tout autour de la lice immense, sur le terrain battu, piétiné comme une arène, un grand filet enveloppait de ses mailles serrées les évolutions de six joueurs, en vestons blancs, chaussons de salle d’armes, bondissant, hurlant, agitant leurs lourdes raquettes. Ce jour d’hippodrome tombé des hautes vitres, ce filet tendu, les cris rauques, les voltes, les écarts de ces casaques blanches, l’impassible correction des garçons de salle, tous Anglais, arpentant à pas comptés la galerie du pourtour, on se serait cru dans quelque manège, pendant la répétition des gymnastes et des clowns. Parmi ces clowns, monseigneur le prince d’Axel, à qui l’on avait ordonné le noble exercice de la paume comme hygiénique à son coma, pouvait compter pour un des plus bruyants. Arrivé la veille de Nice où il venait de passer un mois aux pieds de Colette, cette partie était sa rentrée dans la vie parisienne, et il envoyait la balle avec des « han ! » de garçon boucher, des détentes de bras à faire l’admiration d’un abattoir, quand on vint l’avertir au plus beau du jeu qu’il y avait là quelqu’un pour lui.

— Zut ! répondit le présomptif sans même tourner la tête.

Le domestique insista, dit un nom à l’oreille de monseigneur, qui se calma, un peu étonné.

— C’est bon… priez d’attendre… J’y vais, sitôt le coup fini…

Rentré dans une de ces cabines de bains froids, qui font le tour de la galerie, meublées de bambou, coquettement tendues de nattes japonaises, il trouva son ami Rigolo accroupi sur un divan, la tête basse.

— Oh ! mon prince, quelle aventure… fit l’ex-roi d’Illyrie, en levant un visage bouleversé.

Il s’arrêta à la vue du garçon chargé de serviettes, gants de laine et de crin pour éponger, étriller Monseigneur suant, fumant comme un mecklembourg qui vient de monter une côte. L’opération finie, Christian continua, les lèvres pâles, grelottantes :

— Voici ce qui m’arrive… Vous avez entendu parler là-bas de l’affaire du Family ?…

L’Altesse tourna vers lui son regard morne :

— Pincé ?…

Le roi affirma d’un signe, en détournant ses jolis yeux indécis. Puis, après un silence :

— Vous voyez la scène… La police au milieu de la nuit… La fillette qui pleure, se roule, déchire les agents, s’accroche à mes genoux : « Monseigneur… Monseigneur… Sauvez-moi. » Je veux la faire taire… Trop tard… Quand j’essaye de donner un nom quelconque, le commissaire se met à rire : « C’est inutile… Mes hommes vous ont reconnu… Vous êtes le prince d’Axel…

— Elle est bien bonne !… grogna le prince, dans sa cuvette… et alors ?

— Ma foi ! mon cher, j’ai été si penaud, si pris de court… D’autres motifs aussi que je vous dirai… Bref ! j’ai laissé croire à cet homme que j’étais vous, bien convaincu d’ailleurs que l’affaire n’aurait pas de suites… Mais point. Voilà qu’on en reparle, et comme vous pourrez être appelé chez le juge d’instruction, je viens vous supplier…

— De passer en correctionnelle à votre place ?…

— Oh ! les choses n’iront pas jusque-là… Seulement les journaux parleront, des noms seront prononcés… Et dans ce moment, avec ce qui se prépare en Illyrie, le mouvement royaliste, notre restauration prochaine, ce scandale serait du plus triste effet…

Comme il avait l’air piteux, l’infortuné Rigolo, attendant la décision de son cousin d’Axel qui ramenait silencieusement ses trois cheveux jaunes devant la glace ! Enfin le prince royal se décida à parler :

— Alors, vous croyez que les journaux ?… Et, tout à coup, de sa voix de ventriloque, veule et endormie : « Chic !… très chic !… Ça va faire enrager mon oncle… »

Il était habillé, prit son stick, campa son chapeau sur l’oreille : « Allons déjeuner… » Bras dessus, bras dessous, par la terrasse des Feuillants, ils rejoignirent le phaéton de Christian attendant à la grille des Tuileries, y montèrent tous les deux, engoncés dans leurs fourrures, car il faisait une belle journée d’hiver d’une lumière rose et froide ; et le svelte équipage partit comme le vent, emportant nos inséparables vers le café de Londres, Rigolo soulagé, tout épanoui, Queue-de-Poule moins somnolent que d’habitude, émoustillé par sa partie de paume et la pensée de cette frasque dont tout Paris allait le croire le héros. Comme ils traversaient la place Vendôme à peu près déserte à cette heure, une femme d’allure élégante et jeune s’arrêtait au bord du trottoir, tenant un enfant par la main, et regardant les numéros. L’Altesse, qui du haut de son siège dévisageait tous les minois avec l’avidité d’un boulevardier à jeun depuis trois semaines, l’aperçut, tressaillit : « Voyez donc, Christian… on dirait… » Mais Christian n’entendit pas, occupé de surveiller sa bête très allumée elle aussi ce matin-là ; et lorsqu’ils se retournèrent sur l’étroite voiture pour regarder cette belle passante, elle et son enfant venaient d’entrer sous la voûte d’une des maisons voisines du ministère de la justice.

Elle marchait vite, le voile baissé, un peu gênée et hésitante, comme pour un premier rendez-vous ; mais si la toilette sombre et trop riche, l’allure mystérieuse, pouvaient faire douter un instant de cette femme, le nom qu’elle demanda au suisse, l’accent de tristesse profonde dont fut prononcé ce nom, des plus célèbres dans la science, éloignaient forcément toute idée galante.

— Le docteur Bouchereau ?… Au premier, porte en face… Si vous n’avez pas de numéro, c’est inutile de monter…

Elle ne répondit pas, s’élança dans l’escalier, traînant l’enfant après elle, comme si elle avait peur qu’on les rappelât. Au premier, on lui dit la même chose : « Si Madame ne s’était pas fait inscrire la veille…

— J’attendrai… dit-elle.

Le domestique, sans insister, leur fit traverser une première antichambre où des gens étaient assis sur des coffres à bois, une autre encombrée encore, puis ouvrit avec solennité la porte du grand salon, qu’il referma sitôt la mère et l’enfant entrés, de l’air de dire : « Vous avez voulu attendre… attendez. »

C’était une vaste pièce très haute d’étage comme tous les premiers de la place Vendôme, somptueusement décorée avec peintures au plafond, boiseries et panneaux. Là dedans s’espaçait et détonnait un meuble en velours grenat, provincial de forme, les rideaux et les portières pareils, mêlé avec des chaises, des poufs en tapisserie à la main. Le lustre Louis XVI au dessus d’un guéridon Empire, la pendule à sujet entre ses deux candélabres, l’absence de tout l’objet d’art révélaient le médecin modeste, travailleur, chez qui la vogue est arrivée à l’improviste, et qui n’a fait aucun frais pour l’attendre ni la recevoir. Et quelle vogue ! Comme Paris seul peut la donner quand il s’en mêle, s’étendant à tous les mondes, du haut en bas de la société, débordant en province, à l’étranger, dans l’Europe entière ; et cela depuis dix ans, sans se ralentir, sans diminuer, avec l’approbation unanime des confrères avouant que pour cette fois le succès est allé à un vrai savant, non au charlatanisme déguisé. Ce qui vaut à Bouchereau cette renommée, cette affluence extraordinaire, c’est moins sa poigne merveilleuse d’opérateur, ses admirables leçons d’anatomie, sa connaissance de l’être humain, que la lumière, la divination qui le guide, plus claire, plus solide que l’acier des outils, cet œil génial des grands penseurs et des poètes, qui fait de la magie avec la science, voit au fond et au delà. On le consulte comme la pythonisse, d’une foi aveugle, sans raisonnement. Quand il dit : « Ce n’est rien… » les boiteux marchent et les moribonds s’en vont guéris ; de là cette popularité, pressante, étouffante, tyrannique, qui ne laisse pas à l’homme le loisir de vivre, de respirer. Chef de service dans un grand hôpital, il fait chaque matin sa tournée très longue, très minutieuse, suivie d’une jeunesse attentive qui regarde le maître comme un dieu, l’escorte, lui tend ses outils, car Bouchereau n’a jamais de trousse, emprunte à quelqu’un près de lui l’instrument dont il a besoin et qu’il oublie régulièrement de restituer. En sortant, quelques visites. Puis il revient vite à son cabinet, et souvent sans se donner le temps de manger, commence ses consultations qui se prolongent très tard dans la soirée.

Ce jour-là, quoiqu’il ne fût guère plus de midi, le salon était déjà plein de figures sombres, inquiètes, alignées tout autour sur les sièges, ou groupées près du guéridon, penchées sur des livres, des journaux illustrés, se détournant à peine pour regarder ceux qui entraient, chacun préoccupé de soi-même, enfermé dans son mal, absorbé par l’anxiété de ce que prononcera le devin. Sinistre, le silence de ces malades aux traits creusés de plis douloureux, aux regards atones, allumés parfois d’un feu cruel. Les femmes encore gardaient une coquetterie, quelques-unes un masque hautain sur la souffrance, tandis que, les hommes, arrachés à leur travail, à l'activité physique de la vie, semblaient plus frappés, plus à l'abandon. Parmi ces détresses égoïstes, la mère et son petit compagnon formaient un groupe touchant ; lui si frêle, si pâle, avec cette petite figure éteinte de traits et de teint, où il n’y avait qu’un œil de vivant, — elle immobile, comme figée dans une effroyable inquiétude. Un moment, s’ennuyant d’attendre, l’enfant se leva pour aller chercher des images sur le guéridon, gauche, timide, en infirme ; son bras en s’avançant heurta un malade, et il reçut un coup d’œil si hargneux, si froncé, qu’il revint à sa place les mains vides et y resta sans mouvement, la tête de côté, avec cette attitude inquiète d’oiseau branché qu’ont les jeunes aveugles.

Vraie suspension de vie que ces séances à la porte du grand médecin, un hypnotisme rompu seulement par quelque soupir, une toux, une jupe qu’on ramène, une plainte étouffée, ou le carillon de la sonnette annonçant à chaque instant un nouveau malade. Parfois celui-ci, en ouvrant la porte et voyant tout rempli, la referme bien vite avec effroi, puis après un colloque, un court débat, rentre enfin résigné à attendre. C’est que chez Bouchereau les tours de faveur n’existent pas. Il ne fait d’exception que pour ceux de ses confrères de Paris ou de la province qui lui amènent un client. Ceux-là seuls ont le droit de faire passer leur carte, d’être introduits avant leur tour. Ils se distinguent par un air familier, autoritaire, marchent à pas nerveux dans le salon, tirent leur montre, s’étonnent de voir qu’il est midi passé, et que rien ne bouge encore dans le cabinet de consultation. Du monde, encore du monde, et de toute sorte, depuis le lourd banquier obèse, qui, dès le matin, fait garder sa place sur deux chaises par un domestique, jusqu’au petit employé qui s’est dit : Ça coûtera ce que ça coûtera… Consultons Bouchereau… Toutes les toilettes, toutes les tenues, des chapeaux de visite et des bonnets de linge, de minces petites robes noires à côté de brillants satins ; mais l’égalité reste dans les yeux rougis de larmes, les fronts inquiets, les transes et les tristesses qui hantent un salon de grand consultant à Paris. Parmi les derniers venus, un paysan, blond, tanné, large de face et de carrure, accompagne un petit être rachitique qui s’appuie à lui d’un côté, et de l’autre sur une béquille. Le père prend des précautions attendrissantes, incline sous sa blouse neuve son dos voûté par le labour, délie ses gros doigts pour asseoir l’enfant : « Es-tu bien ? cale-toi… Attends, que je te mette ce coussin dessous… » Il parle à haute voix, sans se gêner, dérange tout le monde pour avoir des chaises, un tabouret. L’enfant intimidé, affiné par la souffrance, reste silencieux, le corps déjeté, tenant ses béquilles entre ses jambes. Enfin installés, le paysan se met à rire, les larmes aux yeux : « Hein ! nous y sommes… C’est un fameux, va !… Il te guérira bien. » Puis il promène un sourire sur toute l’assemblée, un sourire qui se heurte à la dure froideur des visages. Seule la dame en noir, accompagnée aussi d’un enfant, le regarde avec bonté ; et quoiqu’elle ait l’air un peu fier, il lui parle, lui conte son histoire, qu’il s’appelle Raizou, maraîcher à Valenton, que sa femme est presque toujours malade, et que malheureusement leurs enfants tiennent plus d’elle que de lui, si vaillant, si fort. Les trois aînés sont morts d’une maladie qu’ils avaient dans les os… Le dernier faisait mine de bien s’élever, mais depuis quelques mois, ça le tenait dans la hanche comme les autres. Alors on a jeté un matelas sur les bancs de la carriole, et ils sont venus voir Bouchereau.

Il dit tout cela d’un ton posé, avec le lambinage des gens de campagne, et pendant que sa voisine l’écoute attendrie, les deux petits infirmes s’examinent curieusement, rapprochés par la maladie qui leur donne à tous deux, au petit en blouse et cache-nez de laine, comme à l’enfant couvert de fourrures fines, une ressemblance mélancolique… Mais un frisson court dans la salle, du rouge monte aux pâleurs, toutes les têtes tournées vers une haute porte derrière laquelle s’entend un bruit de pas, de sièges remués. Il est là, il vient d’arriver. Les pas se rapprochent. Dans l’entre-bâillure de la porte ouverte brusquement, paraît un homme de taille moyenne, trapu, carré d’épaules, le front dénudé, les traits durs. D’un regard qui se croise avec tant d’autres regards anxieux, il a fait le tour du salon, scruté ces douleurs anciennes ou récentes. Quelqu’un passe, le battant se referme. « Il ne doit pas être commode, » dit Raizou à demi-voix, et pour se rassurer il regarde tout ce monde qui passera avant lui à la consultation. Une vraie foule et de longues heures d’attente marquées par le timbre traînard, retentissant, de la vieille pendule provinciale surmontée d’une Polymnie, et les rares apparitions du docteur. À chaque fois une place est gagnée ; il y a un mouvement, un peu de vie dans le salon, puis tout redevient morne et immobile.

Depuis qu’elle est entrée, la mère n’a pas dit un mot, pas levé son voile, et il se dégage de son silence, peut-être de sa mentale prière, quelque chose de si imposant, que le paysan n’ose plus lui adresser la parole, reste muet aussi, pousse de gros soupirs. À un moment on le voit tirer de sa poche, d’une foule de poches, une petite bouteille, un gobelet, un biscuit dans du papier qu’il développe lentement, précieusement, pour faire une « trempette » à son garçon. L’enfant mouille ses lèvres, puis repousse le verre et le biscuit : « Non… non… je n’ai pas faim…. » Et devant cette pauvre figure tirée, si lasse, Raizou pense à ses trois aînés qui n’avaient jamais faim non plus. Ses yeux se gonflent, ses joues tremblent à cette idée, et tout à coup : « Bouge pas, m’ami… Je vas voir si la carriole est en bas. » Voilà bien des fois qu’il descend pour s’assurer que la carriole stationne toujours au ras du trottoir, sur la place ; et quand il remonte, souriant, épanoui, il s’imagine qu’on ne voit pas ses yeux rougis, ses joues violettes à force d’être essuyées, tamponnées à gros coups de poing pour rentrer des larmes.

Les heures passent, lentes et tristes. Dans le salon qui s’assombrit les figures paraissent plus pâles, plus nerveuses, se tournent suppliantes vers l’impassible Bouchereau faisant son apparition régulière. L’homme de Valenton se désole en songeant qu’ils rentreront en pleine nuit, que sa femme sera inquiète, que le petit aura froid. Son chagrin est si vif, s’exprime tout haut avec une naïveté si touchante, que lorsque après cinq mortelles heures la mère et son enfant voient venir leur tour de passer, ils cèdent leur place au brave Raizou. « Oh ! merci, madame… » Son effusion n’a pas le temps d’être gênante, car la porte vient de s’ouvrir. Vite, il prend son fils, le soulève, lui donne sa béquille, si troublé, si ému, qu’il ne voit pas ce que la dame glisse dans la main du pauvre estropié : « Pour vous… pour vous… »

Oh ! que la mère et l’enfant la trouvent longue cette dernière attente, augmentée de la nuit qui vient, de l’appréhension qui les glace ! Enfin leur tour arrive ; ils entrent dans un cabinet très vaste, tout en longueur, éclairé par une large et haute fenêtre qui ouvre sur la place et garde encore du jour, malgré l’heure avancée. La table de Bouchereau est là devant, très simple, un bureau de médecin de campagne ou de receveur de l’enregistrement. Il s’y assied, le dos tourné à la lumière qui frappe les nouveaux venus, cette femme dont le voile relevé montre un visage énergique et jeune, au teint éclatant, aux yeux fatigués de veilles douloureuses, le petit baissant la tête comme si le jour en face le blessait.

— Qu’est-ce qu’il a ? dit Bouchereau l’attirant à lui avec un accent de bonté, un geste paternel, car sous la dureté de son visage se cache une sensibilité exquise que quarante ans de métier n’ont pas émoussée encore. La mère avant de répondre fait signe à l’enfant de s’éloigner, puis d’une belle voix grave, à l’accent étranger, raconte que son fils a perdu l’œil droit, l’an dernier, par accident. Maintenant des troubles surviennent au côté gauche, des brumes, des éblouissements, une altération sensible de la vue. Pour éviter la cécité complète, on conseille l’extraction de l’œil mort. Est-elle possible ? L’enfant est-il en état de la supporter ?

Bouchereau écoute avec attention, penché au bord de son fauteuil, ses deux petits yeux vifs de Tourangeau fixés sur cette bouche dédaigneuse, aux lèvres rouges d’un sang pur, que le fard n’a jamais touchées. Puis, quand la mère a fini :

— L’énucléation qu’on vous conseille, madame, se fait journellement et sans aucun danger, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles… Une fois, une seule fois, en vingt ans, j’ai eu dans mon service à Lariboisière un pauvre diable qui n’a pas pu la supporter… Il est vrai que c’était un vieillard, un triste ramasseur de chiffons, alcoolisé, mal nourri… Ici le cas n’est pas le même… Votre fils n’a pas l’air fort, mais il vient d’une belle et solide maman qui lui a mis dans les veines… Nous allons voir ça, du reste…

Il appelle l’enfant, le prend entre ses jambes, et pour le distraire, l’occuper pendant son examen, lui demande avec un bon sourire :

— Comment t’appelles-tu ?

— Léopold, monsieur.

— Léopold qui ?

Le petit regarde sa mère sans répondre.

— Eh bien, Léopold, il faut quitter ta veste, ton gilet… Que j’inspecte, que j’écoute partout.

L’enfant se défait longuement, maladroitement, aidé de sa mère dont les mains tremblent, et du bon père Bouchereau plus habile qu’eux deux. Oh ! le pauvre petit corps grêle, rachitique, aux épaules rentrées vers l’étroite poitrine comme des ailes d’oiseau repliées avant le vol, — et d’une chair si blême que le scapulaire, les médailles s’y détachent, dans le jour triste, ainsi que sur le plâtre d’un ex-voto. La mère baisse la tête, presque honteuse de son œuvre, tandis que le médecin ausculte, percute, s’interrompant pour faire quelques questions.

— Le père est âgé, n’est-ce pas ?

— Mais non, monsieur… Trente-cinq ans à peine.

— Souvent malade ?

— Non, presque jamais.

— C’est bien… rhabille-toi, mon petit homme.

Il s’enfonce dans son grand fauteuil, tout pensif, tandis que l’enfant, après avoir remis son velours bleu et ses fourrures, va reprendre sa place tout au fond sans qu’on le lui dise. Depuis un an il est tellement habitué à ces mystères, à ces chuchotements autour de son mal, qu’il ne s’en inquiète même plus, n’essaye pas de comprendre, s’abandonne. Mais la mère, quelle angoisse, quel regard au médecin !

— Eh bien ?

— Madame, dit Bouchereau tout bas, scandant chaque mot, votre enfant est en effet menacé de perdre la vue. Et pourtant… si c’était mon fils je ne l’opérerais pas… Sans bien m’expliquer encore cette petite nature, j’y constate d’étranges désordres, un ébranlement de tout l’être, surtout le sang le plus vicié, le plus épuisé, le plus pauvre…

— Du sang de roi ! gronde Frédérique, brusquement levée avec un éclat de révolte. Elle vient de se rappeler, de voir tout à coup dans son petit cercueil chargé de roses la pâle figure de son premier-né. Bouchereau, debout aussi, subitement éclairé par ces trois mots, reconnaît la reine d’Illyrie qu’il n’a jamais vue, puisqu’elle ne va nulle part, mais dont les portraits sont partout.

— Oh ! madame… Si j’avais su…

— Ne vous excusez pas, dit Frédérique déjà plus calme, je suis venue ici pour entendre la vérité, cette vérité que nous n’avons jamais, nous autres, même en exil… Ah ! monsieur Bouchereau, que les reines sont malheureuses ! Dire qu’ils sont là tous à me persécuter pour que je fasse opérer mon enfant ! Ils savent pourtant bien qu’il y va de sa vie… Mais la raison d’Etat !… Dans un mois, quinze jours, peut-être plus tôt, les Diètes d’Illyrie vont envoyer vers nous… On veut avoir un roi à leur montrer… Tel qu’il est là, passe encore ; mais aveugle ! Personne n’en voudrait… Alors, au risque de le tuer, l’opération !… Règne ou meurs… Et j’allais me faire complice de ce crime… Pauvre petit Zara !… Qu’importe qu’il règne, mon Dieu !… Qu’il vive ! qu’il vive !… »

Cinq heures. Le soir tombe. Dans la rue de Rivoli encombrée par le retour du Bois, l’heure des dîners, les voitures vont au pas, suivant la grille des Tuileries qui semble, frappée par le couchant hâtif, s’étendre sur les passants en longues barres. Tout le côté de l’Arc de Triomphe est encore inondé d’une rouge lumière boréale, l’autre déjà d’un violet de deuil épaissi d’ombre vers les bords. C’est par là que roule la lourde voiture aux armes d’Illyrie. Au tournant de la rue de Castiglione, la reine retrouve soudain le balcon de l’hôtel des Pyramides et des illusions de son arrivée à Paris, chantantes et planantes comme la musique des cuivres qui sonnait ce jour-là dans les masses de feuillage. Que de déceptions depuis, que de combats ! Maintenant c’est fini, fini. La race est éteinte… Un froid de mort lui tombe aux épaules, tandis que le landau avance vers l’ombre, toujours vers l’ombre. Aussi ne voit-elle pas le regard tendre, craintif, implorant, que l’enfant tourne de son côté.

— Maman, si je ne suis plus roi, est-ce que vous m’aimerez tout de même ?

— Ô mon chéri !…

Elle serre passionnément la petite main tendue vers les siennes… Allons, le sacrifice est fait. Réchauffée, réconfortée par cette étreinte, Frédérique n’est plus que mère ; et quand les Tuileries, dorées sur leurs cendres solides d’un rayon au déclin, se dressent tout à coup devant elle pour lui rappeler le passé, elle les regarde sans émotion, sans mémoire, croyant voir quelque ruine ancienne d’Assyrie ou d’Égypte, témoin de mœurs et de peuples disparus, une grande vieille chose — morte.