Alphonse Lemerre (p. 407-424).

XVI
la chambre noire


Il y avait une fois, au pays d’Oldenbourg, une dame comtesse de Ponikau, à qui les nains avaient donné, le jour de ses noces, trois petits pains d’or…

C’est madame de Silvis qui raconte, dans l’obscurité d’une chambre noire, les fenêtres hermétiquement closes, les rideaux tombant jusqu’à terre. Le petit roi est étendu dans sa couchette, la reine près de lui comme un fantôme, appliquant de la glace sur ce front couvert d’un bandeau, de la glace qu’elle renouvelle toutes les deux minutes, nuit et jour, depuis une longue semaine. Comment a-t-elle vécu, sans dormir, presque sans manger, assise à ce chevet étroit, ses mains tenant celles de son fils aux intervalles des pansements, et passant de la fraîcheur de la glace à la fièvre qu’elle épie, qu’elle redoute dans ce faible pouls de malade ?

Le petit roi veut sa mère là, toujours là. Cette nuit de la grande chambre se peuple pour lui d’ombres sinistres, d’apparitions terrifiantes. Puis l’impossibilité de lire, de toucher au moindre jouet, le tient dans une torpeur dont Frédérique s’inquiète.

— Souffres-tu ?… lui demande-t-elle à chaque instant.

— Non… Je m’ennuie… répond l’enfant d’une voix molle ; et c’est pour chasser cet ennui, peupler les limbes tristes de la chambre de visions brillantes, que madame de Silvis a rouvert le fabliau fantastique plein de vieux châteaux allemands, de lutins dansant au pied du donjon où la princesse attend l’oiseau bleu et file sa quenouille de verre.

En écoutant ces interminables histoires, la reine se désole ; il lui semble qu’on dévide l’ouvrage qu’elle a fait si péniblement, qu’elle assiste à l’effritement pierre à pierre d’une droite colonne triomphale. C’est cela qu’elle regarde dans la nuit devant elle, pendant ses longues heures de réclusion, bien plus préoccupée de sentir son enfant repris par des mains de femme, ramené aux faiblesses du petit Zara, que de la blessure elle-même dont elle ne sait pas encore toute la gravité. Quand le docteur, une lampe à la main, déchire un moment les voiles accumulés de l’ombre, lève le bandeau, essaye de réveiller d’une goutte d’atropine la sensibilité de l’œil atteint, la mère se rassure de voir que le petit malade n’a pas un cri, ne porte pas ses bras en avant pour se défendre. Personne n’ose lui dire que c’est au contraire la mort de l’organe, cette insensibilité, ce silence de tous les nerfs. La balle, en ricochant, bien qu’elle eût perdu de sa force, a pu atteindre encore et décoller la rétine. L’œil droit est irrévocablement condamné. Toutes les précautions que l’on prend ne tendent qu’à préserver l’autre, menacé par cette corrélation organique qui fait de la vue un seul outil à branche double. Ah ! si la reine connaissait l’étendue de son malheur, elle qui croit fermement que grâce à ses soins, à sa tendresse vigilante, l’accident ne laissera pas de trace, et qui déjà parle à l’enfant de leur première sortie !

— Léopold, serez-vous content de faire une belle promenade dans la forêt ?

Oui, Léopold sera bien heureux. Il veut qu’on le conduise là-bas, à cette fête où il est allé une fois avec sa mère et le précepteur. Et tout à coup s’interrompant :

— Où est-il donc, M. Élisée ?… Pourquoi ne vient-il jamais ?

On lui répond que son maître est en voyage, et pour longtemps. Cette explication lui suffit. Penser le fatigue, parler aussi ; et il retombe dans sa morne indifférence, retourne au pays flottant qu’évoquent les malades, en mêlant leurs rêves aux lieux qui les entourent, aux fixes apparences des choses dont on craint pour eux le mouvement et le bruit. On entre, on sort ; des chuchotements, des pas discrets se croisent et se répondent. La reine n’entend rien, ne s’occupe de rien que de ses pansements. Parfois Christian pousse la porte toujours entrebâillée à cause de la chaleur de cette claustration, et d’une voix qu’il s’efforce de rendre joyeuse, insouciante, vient dire à son fils quelque drôlerie aimable, pour le faire rire ou parler. Mais sa voix sonne faux dans la catastrophe récente, et le père intimide l’enfant. Cette petite mémoire engloutie, que le coup de feu a remplie de la confusion de sa fumée, garde quelque trait surnageant des scènes passées, les attentes désespérées de la reine, ses révoltes le soir où elle a failli l’entraîner dans une chute de trois étages. Il répond tout bas, les dents serrées. Alors Christian s’adresse à sa femme : « Vous devriez vous reposer un peu, Frédérique, vous vous tuerez… Dans l’intérêt même de l’enfant… » Pressante, implorante, la main du petit prince serre celle de sa mère qui le rassure de la même façon éloquente et muette : « Non, non, n’ayez pas peur… je ne vous quitterai pas… » Elle échange quelques mots froidement avec son mari, puis l’abandonne à ses réflexions sinistres.

L’accident arrivé à son fils complète pour Christian une vraie série à la noire. Il se sent seul au monde, désespéré, abasourdi. Ah ! si sa femme voulait le reprendre… Il éprouve ce besoin des faibles dans le malheur de se serrer contre quelqu’un, de poser la tête contre une poitrine amie pour se soulager par des larmes, par des aveux, et retourner ensuite plus légèrement à de nouvelles fêtes, à de nouvelles trahisons. Mais le cœur de Frédérique est à jamais perdu pour lui ; et voici que l’enfant à son tour se détourne de ses caresses. Il se dit tout cela, debout au pied du lit, dans la nuit de la chambre noire, pendant que la reine, attentive aux minutes, prend la glace dans une coupe, l’appuie sur le bandeau mouillé, relève et baise le petit front malade pour en tâter la tiédeur, et que madame de Silvis raconte gravement l’histoire des trois petits pains d’or au légitime souverain des royaumes d’Illyrie et de Dalmatie.

Sans qu’on remarque plus sa sortie que son entrée, Christian sort de la chambre, erre mélancoliquement à travers la maison silencieuse et ordonnée, tenue dans son cérémonial ordinaire par le vieux Rosen, que l’on voit aller et venir de l’hôtel aux communs et à l’intendance, la taille droite et le chef branlant. La serre, le jardin, continuent à fleurir, les ouistitis ranimés par la chaleur emplissent leur cage de petits cris et de gambades. Le poney du prince, promené à la main par le palefrenier, fait les cent pas dans la cour assourdie d’une litière de paille, s’arrête au perron, tourne tristement ses yeux de noisette du côté où descendait jadis le petit roi. L’aspect de l’hôtel est toujours élégant et confortable ; mais on attend, on espère, il y a un suspens dans la vie ambiante, un silence pareil à ceux qui suivent un grand coup d’orage. Le plus saisissant, ce sont ces trois persiennes là-haut, hermétiquement rejointes, même quand tout s’ouvre à l’air, à la lumière, enfermant le mystère de la douleur et de la maladie.

Méraut qui, chassé de la maison royale, s’est logé tout auprès et ne cesse de rôder autour, Méraut regarde désespérément ces fenêtres fermées. C’est son tourment, sa condamnation. Il y revient chaque jour avec la peur de les trouver un matin toutes ouvertes, laissant évaporer la fumée d’un cierge éteint. Les habitués de cette partie de Saint-Mandé commencent à le connaître. La marchande de plaisirs qui lâche ses cliquettes quand passe ce grand garçon à l’air si malheureux, les joueurs de boules, et l’employé de la station du tramway enfermé dans sa petite baraque de bois, le tiennent pour un peu fou ; et vraiment son désespoir tourne à la manie. Ce n’est pas l’amoureux qui souffre en lui. La reine a bien fait de le chasser, il ne méritait que cela, et la passion disparaît devant le grand désastre de ses espérances. Avoir rêvé de faire un roi, s’être donné cette superbe tâche, et tout anéantir, tout briser de ses propres mains ! Le père et la mère, plus atteints dans leurs tendresse, n’étaient pas plus désespérés que lui. Il n’avait même pas cette consolation des soins donnés, de la sollicitude à toute heure, pouvait à peine se procurer quelques nouvelles, les domestiques lui gardant une noire rancune de l’accident. Pourtant un brigadier de la forêt, ayant accès dans la maison, lui racontait les bruits de l’office, grossis par ce besoin du sinistre qu’ont les gens du peuple. Tantôt le petit roi était aveugle, tantôt atteint d’un transport au cerveau, on disait la reine décidée à se laisser mourir de faim ; et le triste Élisée vivait une journée sur ces rumeurs désolantes, errait par le bois, tant que ses jambes pouvaient le porter, puis revenait guetter vers la lisière, dans une herbe haute et fleurie, ravagée le dimanche de promeneurs, mais déserte en semaine, un vrai coin champêtre.

Une fois, au jour tombant, il s’était allongé à même cette fraîcheur du pré, les yeux vers la maison là-bas, où s’éteignaient des rayons dans l’entrelacement des branches. Les joueurs de boules s’en allaient, les gardes commençaient leur ronde du soir, les hirondelles naviguaient en grands cercles au-dessus des plus hautes herbes, à la poursuite des moucherons descendus avec le soleil. L’heure était mélancolique. Élisée s’y abîmait, las d’esprit et de corps, laissant parler en lui tous ses souvenirs, toutes ses inquiétudes, comme il arrive dans ces silences de la nature où nos luttes intérieures peuvent espérer se faire entendre. Tout à coup, son regard, qui ne cherchait rien, rencontra devant lui la démarche mal équilibrée, le chapeau de quaker, le gilet blanc et les guêtres de Boscovich. M. le conseiller s’en allait rapidement, à tout petits pas de femme, très agité et tenant précieusement à la main un objet entortillé de son mouchoir. Il ne parut pas surpris en voyant Élisée, l’aborda comme si rien ne s’était passé, de l’air et du ton le plus naturels du monde.

— Mon cher Méraut, vous voyez un homme bien content.

— Ah ! mon Dieu !… Quoi donc !… Est-ce que l’état de Monseigneur ?…

Le botaniste prit une figure de circonstance pour répondre que Monseigneur allait toujours de même ; toujours le repos, la chambre noire, une incertitude douloureuse, oh ! bien douloureuse. Puis brusquement :

— Devinez ce que j’apporte là… Prenez garde. C’est fragile, vous allez détacher la terre…Un pied de clématite, mais pas la clématite vulgaire de vos jardins… Clematis Dalmatica… une espèce naine toute spéciale qu’on ne trouve que chez nous, là-bas… Je doutais d’abord, j’hésitais… Je la guette depuis le printemps… Mais voyez la tige, les corolles… ce parfum d’amandes pilées…

Et, dépliant son mouchoir avec des précautions infinies, il dégageait une plante frêle, contournée, la fleur d’un blanc laiteux, pâlissant jusqu’au vert des feuilles, se confondant presque avec elles. Méraut essaya de le questionner, de lui arracher d’autres nouvelles ; mais le maniaque restait tout à sa passion, à sa découverte. C’était en effet un hasard bien étrange que cette petite plante eût poussé, seule de sa race, à six cents lieues de sa patrie. Les fleurs ont leur histoire, mais elles ont aussi leur roman ; et c’est ce roman probable que le bonhomme se répétait à lui-même en croyant le raconter à Méraut.

« Par quelle bizarrerie de terrain, quel mystère géologique, cette petite graine voyageuse a-t-elle pu germer au pied d’un chêne de Saint-Mandé ? Le cas se présente quelquefois. Ainsi un botaniste de mes amis a trouvé dans les Pyrénées une fleur de Laponie. Cela tient à des courants d’atmosphère, à des filons de sol égarés à certaines places… Mais le miracle ici, c’est que ce bout de plante ait poussé précisément dans le voisinage de ses compatriotes, exilés aussi… Et voyez comme elle se porte bien… À peine un peu pâlie par l’exil, mais ses vrilles toutes prêtes pour grimper… »

Il était là, dans le jour baissant, sa clématite à la main, immobile de contemplation heureuse. Et tout à coup : « Diable ! Il se fait tard… Il faut rentrer… Adieu.

— Je viens avec vous, dit Élisée.

Boscovich resta stupéfait. Il avait assisté à la scène, savait de quelle façon le précepteur était parti, n’attribuant d’ailleurs son renvoi qu’à l’accident… Que penserait-on ? Que dirait la reine ?

— Personne ne me verra, monsieur le conseiller… Vous m’introduirez par l’avenue, et je me glisserai furtivement jusqu’à la chambre…

— Comment ! vous voulez ?…

— M’approcher de Monseigneur, l’entendre parler une minute, sans qu’il se doute que je suis là…

Le faible Boscovich s’exclamait, se défendait, mais il marchait tout de même en avant, poussé par le désir d’Élisée qui le suivait sans s’occuper de ses protestations.

Oh ! quelle émotion, lorsque la petite porte de l’avenue tourna dans ses lierres et que Méraut se retrouva à cette place du jardin où sa vie restait foudroyée !

— Attendez-moi, dit le conseiller tout tremblant, je viendrai vous prévenir quand les domestiques seront à table… De cette façon vous ne rencontrerez personne dans l’escalier…

On n’était plus revenu vers le tir depuis la journée fatale. Dans les bordures écrasées, dans le sable piétiné par des courses folles, la scène se mouvementait encore. Les mêmes cartons mouchetés pendaient aux palissades, l’eau coulait du bassin comme une source de larmes jaillissantes, grises sous l’heure triste du crépuscule, et il semblait à Élisée entendre la voix de la reine sanglotante aussi, et ce « va-t’en… va-t’en… » qui lui donnait à l’écouter en souvenir la sensation d’une blessure et d’une caresse. Boscovich revenu, ils se glissèrent le long des massifs jusqu’à la maison. Dans la galerie vitrée ouvrant sur le jardin, qui servait de salle d’étude, les livres rangés sur la table, les chaises du maître et de l’élève préparées, attendaient la leçon prochaine avec l’inertie cruelle des choses. C’était poignant ainsi que le silence des endroits où l’enfant manque, chantonnant, courant, traçant dix fois par jour son orbe étroit en rires et en chansons.

De l’escalier largement éclairé, Boscovich, qui marchait en avant, l’introduisit dans la chambre précédant celle du roi, obscure comme elle pour empêcher le moindre filet lumineux. Une veilleuse brûlait seulement dans un retrait d’alcôve, à travers des fioles, des potions.

— La reine et madame de Silvis sont auprès de lui… Surtout ne parlez pas… Et revenez vite…

Élisée ne l’entendait plus, le pied déjà sur le seuil, le cœur battant et recueilli. Ses regards inexercés ne pouvaient percer l’ombre épaisse ; il ne distinguait rien, mais entendait venant du fond une voix enfantine récitant, psalmodiant les prières du soir, et bien difficile à reconnaître pour celle du petit roi, tellement elle était lasse, morne, ennuyée. Arrivé à l’un des nombreux « amen, » l’enfant s’interrompit :

— Mère, faut-il que je dise aussi la prière des rois ?

— Mais oui, mon chéri, fit la belle voix grave dont le timbre avait changé aussi, ondulant un peu sur les bords, comme un métal usé par une eau mordante distillée goutte à goutte.

Le prince hésita pour répondre :

— C’est que je croyais… Il me semblait que maintenant ce n’était plus la peine…

La reine demanda vivement :

— Et pourquoi ?

— Oh ! dit l’enfant-roi d’un ton vieillot et entendu, je pense que j’aurais bien d’autres choses à demander à Dieu que ce qu’il y a dans cette prière…

Mais se reprenant avec un élan de sa bonne petite nature :

— Tout de suite, maman, tout de suite, puisque vous le voulez…

Et il commença lentement, d’une voix résignée et chevrotante :

« — Seigneur, qui êtes mon Dieu, vous avez mis sur le trône votre serviteur ; mais je suis un enfant qui ne sais pas me conduire et qui suis chargé du peuple que vous avez choisi… »

On entendit au bout de la chambre un sanglot étouffé. La reine tressaillit :

— Qui est là ?… Est-ce vous, Christian ? ajouta-t-elle au bruit de la porte qui se refermait.

À la fin de la semaine, le médecin déclara qu’on ne pouvait condamner plus longtemps le petit malade au supplice de la chambre noire, qu’il était temps de laisser entrer un peu de lumière.

— Déjà ! dit Frédérique… On m’avait assuré pourtant que cela durerait plus d’un mois.

Le médecin ne pouvait lui répondre que l’œil étant mort, complètement mort, sans espoir de revie, cette claustration devenait inutile. Il s’en tira par une des phrases vagues dont la pitié de ces gens a le secret. La reine ne comprit pas et personne auprès d’elle n’eut la force de lui apprendre la vérité. On attendait le Père Alphée, la religion ayant le privilège de toutes les blessures, même de celles qu’elle ne peut guérir. Avec sa brutalité, ses rudesses d’accent, le moine, qui se servait de la parole de Dieu comme d’un gourdin, dirigea ce coup terrible sous lequel devaient fléchir tous les orgueils de Frédérique. La mère avait souffert le jour de l’accident, atteinte dans ses fibres tendres par les cris, l’évanouissement, le sang du pauvre petit qui coulait. Cette seconde douleur s’adressait plus directement à la reine. Son fils estropié, défiguré ! Elle qui le voulait si beau pour le triomphe, amener aux Illyriens cet infirme ! Elle ne pardonnait pas au médecin de l’avoir trompée. Ainsi, même en exil, les rois seraient toujours victimes de leur grandeur et de la lâcheté humaine !

Afin d’éviter le passage trop brusque de l’obscurité à la lumière, on avait tendu sur les croisées des serges vertes ; puis les fenêtres se rouvrirent franchement, et quand les acteurs de ce triste drame purent se regarder au plein jour, ce fut pour apprécier les changements survenus pendant la réclusion. Frédérique avait vieilli, obligée de changer sa coiffure, de rabattre ses cheveux vers les tempes pour cacher des ondes blanches. Le petit prince, tout pâle, abritait sous un bandeau son œil droit ; et tout son visage, effleuré de petites grimaces, de rides précoces, semblait porter le poids de ce bandeau. Quelle vie nouvelle pour lui que cette vie de blessé ! À table, il dut rapprendre à manger, sa cuiller, sa fourchette mal dirigées allant cogner son front ou son oreille par cette gaucherie d’un sens entraînant toutes les autres. Il riait de son petit rire d’enfant malade, et la reine à tout instant se détournait pour cacher des larmes. Dès qu’il put descendre au jardin, ce furent d’autres angoisses. Il hésitait, butait à chaque pas, prenait l’oblique pour le droit, tombait même, ou bien, tout craintif, reculait au moindre obstacle, s’accrochant aux mains, aux jupes de sa mère, tournant les angles connus du parc comme autant d’embûches dressées. La reine essayait de réveiller au moins son esprit, mais la secousse avait été trop forte sans doute ; avec le rayon visuel on eût dit qu’elle avait éteint un rayon d’intelligence. Il comprenait bien, le pauvre petit, la peine que son état causait à sa mère ; en lui parlant il relevait la tête avec effort, lui adressait un regard timide et gauche comme pour demander grâce de sa faiblesse. Mais il ne pouvait vaincre certains effrois physiques mal raisonnés. Ainsi le bruit d’une détonation à la lisière du bois, la première entendue depuis l’accident, lui causait presque une attaque d’épilepsie. La première fois aussi où on lui parla de monter sur le poney, il se mit à trembler de tout son corps.

— Non… non… Je vous en prie, disait-il en se serrant contre Fredérique… Prenez-moi dans le landau avec vous… J’ai trop peur…

— Peur de quoi ?

— J’ai peur… bien peur…

Ni raisonnements, ni prières, rien n’y faisait.

— Allons, commanda la reine avec un mouvement de sourde colère, attelez le landau.

C’était un beau dimanche de la fin de l’automne, rappelant ce dimanche de mai où ils étaient allés à Vincennes. Au contraire de ce jour-là, Frédérique était excédée de la foule roturière répandue par les allées et les pelouses. Cette gaieté en plein air, ces odeurs de victuailles l’écœuraient. Maintenant la misère, la tristesse, sortaient pour elle de tous ces groupes, malgré les rires et les vêtements de fête. L’enfant, essayant de dérider le beau visage dont il s’attribuait l’expression désenchantée, entourait sa mère de câlineries passionnées et timides.

— Vous m’en voulez, maman, de n’avoir pas pris le poney ?

Non, elle ne lui en voulait pas. Mais comment ferait-il le jour du couronnement, quand ses sujets le rappelleraient ? Un roi devait savoir monter à cheval.

La petite tête ridée se tourna pour regarder la reine de son œil unique, interrogeant :

— Vous croyez, bien vrai, qu’ils voudront de moi encore, comme je suis là ?

Il avait l’air bien chétif, bien vieux. Frédérique pourtant s’indigna de ce doute, parla du roi de Westphalie, tout à fait aveugle, lui.

— Oh ! un roi pour rire… On l’a renvoyé.

Elle lui raconta alors l’histoire de Jean de Bohême à la bataille de Crécy, requérant ses chevaliers de le conduire assez avant pour qu’il pût férir un coup d’épée, et si avant l’avaient mené qu’on les retrouva tous morts le lendemain, leurs corps étendus, leurs chevaux liés ensemble.

— C’est terrible… terrible… disait Léopold.

Et il restait là, frissonnant, plongé dans ce conte héroïque comme dans une féerie de madame de Silvis, si petit, si faible, si peu roi ! À ce moment, la voiture quitta les abords du lac pour une allée étroite où il n’y avait guère que la place des roues. Quelqu’un se rangea vivement au passage, un homme que l’enfant ne put pas voir, gêné par son bandeau, mais que la reine reconnut bien, elle. Grave, l’air dur, d’un mouvement de tête elle lui montra le pauvre infirme, blotti dans ses jupes, leur chef-d’œuvre écroulé, ce débris, cette épave d’une grande race. Ce fut leur dernière rencontre ; et Méraut quitta définitivement Saint-Mandé.