Alphonse Lemerre (p. 96-136).

IV
le roi fait la fête


Trois heures de nuit à l'Eglise de Saint-Louis-en-l'Île.

Enveloppé de silence et d'ombre, l'hôtel de Rosen dort de tout le poids de ses vieilles pierres lourdes tassées par le temps, de ses portes massives et cintrées, à l’antique heurtoir ; et derrière les volets clos, les glaces éteintes ne reflètent plus que le sommeil des siècles, un sommeil dont les légères peintures des plafonds semblent les rêves, et le murmure de l’eau voisine la respiration inégale et fuyante. Mais ce qui dort encore le mieux dans tout l’hôtel, c’est le prince Herbert, rentré du cercle depuis à peine un quart d’heure, exténué, rompu, maudissant son existence harassante de viveur malgré lui, qui le prive de ce qu’il aime le plus au monde, les chevaux et sa femme : les chevaux, parce que le roi ne prend aucun plaisir à la vie active, en plein air, du sportsman ; sa femme, parce que le roi et la reine vivant très loin l’un de l’autre, ne se voyant qu’aux heures des repas, l’aide de camp et la dame d’honneur les suivent chacun dans cet écart du ménage, séparés comme deux confidents de tragédie. La princesse part à Saint-Mandé, bien avant le réveil de son mari ; la nuit, quand il rentre, elle dort déjà, sa porte fermée à double tour. Et s’il se plaint, Colette lui répond majestueusement, avec un petit sourire au coin de toutes ses fossettes : « Nous devons bien ce sacrifice à nos princes. » Une belle défaite pour l’amoureux Herbert tout seul dans sa grande chambre du premier, quatre mètres de hauteur de plafond sur la tête, des dessus de porte peints par Boucher, de hautes glaces encastrées dans le mur et qui lui renvoient son image en d’interminables perspectives.

Parfois, pourtant, quand il est éreinté comme ce soir, le mari de Colette éprouve un certain bien-être égoïste à s’étendre dans son lit sans explications conjugales, à reprendre ses habitudes douillettes de garçon, la tête enveloppée d’un immense foulard de soie dont il n’oserait jamais s’affubler devant sa Parisienne aux yeux railleurs. À peine au lit, dans l’oreiller brodé, blasonné, une chausse-trappe s’ouvre, où tombe en des profondeurs d’oubli, de repos, l’aide de camp noctambule et fourbu ; mais il en est tiré tout à coup par la sensation douloureuse d’une lumière qui passe et repasse devant ses yeux, d’une petite voix aiguë, en vrille, à son oreille :

— Herbert !… Herbert !…

— Hein ? quoi ?… qui est là ?

— Mais taisez-vous donc, mon Dieu !… C’est moi, c’est Colette.

C’est Colette, en effet, debout devant le lit, son peignoir de dentelles ouvert au cou, fendu aux manches, les cheveux relevés et tordus, la nuque un nid de frisures blondes, tout cela dans la lueur laiteuse d’une petite lanterne qui fait ressortir le regard, agrandi par une expression solennelle et subitement égayé à la vue d’Herbert effaré, stupide, avec son foulard déplacé en pointes menaçantes, sa tête aux moustaches hérissées sortant de son vêtement de nuit en robe d’archange, comme la tête d’un matamore bourgeois surpris dans un mauvais rêve. Mais l’hilarité de la princesse ne dure pas. Sérieuse, elle a posé sa veilleuse sur une table, de l’air décidé de la femme qui vient chercher une scène ; et, sans avoir égard à ce qu’il y a encore de vague dans le réveil du prince, elle commence, les bras croisés, ses deux petites mains rejoignant les fossettes de ses coudes :

— Et vous croyez que c’est une vie, ça !… Rentrer tous les jours à des quatre heures du matin !… Est-ce convenable ?… un homme marié !…

— Mais, ma bonne amie (il s’interrompt brusquement pour retirer son foulard de soie qu’il jette à l’aventure), ce n’est pas ma faute… Je ne demanderais pas mieux que de rentrer plus tôt auprès de ma petite Colette, de ma femme chérie que je…

Il essaye, en disant cela, d’attirer un peu à lui ce peignoir neigeux dont la blancheur le tente ; mais il est sèchement repoussé.

— Il s’agit bien de vous, vraiment !… Eh ! sans doute. On vous connaît, vous, on vous sait un grand innocent incapable de la moindre… Je voudrais bien voir qu’il en fût autrement… Mais c’est le roi, dans sa position !… Songez donc au scandale d’une tenue pareille !… Encore s’il était libre, garçon… Il faut que les garçons s’amusent… quoique ici la hauteur du rang, la dignité de l’exil… (Oh ! la petite Colette dressée sur les hauts talons de ses mules pour parler de la dignité de l’exil.) Mais enfin il est marié. Et je ne comprends pas que la reine… Elle n’a donc rien dans les veines, cette femme-là !

— Colette…

— Oui, oui, je sais… vous êtes comme votre père… Tout ce que fait la reine !… Eh bien ! pour moi, elle est aussi coupable que lui… C’est elle qui l’a amené là par sa froideur, son indifférence…

— La reine n’est pas froide. Elle est fière.

— Allons donc ! est-ce qu’on est fière quand on aime ?… Si elle l’aimait, la première nuit qu’il a passée dehors eût été la dernière. On parle, on menace, on se montre. On n’a pas cette lâcheté du silence devant des fautes qui vous tuent… Aussi maintenant le roi fait toutes ses nuits au boulevard, au cercle, chez le prince d’Axel, Dieu sait en quelle compagnie !

— Colette… Colette…

Mais arrêtez donc Colette quand elle est partie, la parole facile comme toute bourgeoise élevée dans ce Paris excitant, où les poupées elles-mêmes parlent.

— Cette femme n’aime rien, je vous dis, pas même son fils… Sans cela, est-ce qu’elle l’aurait confié à ce sauvage ?… Ils l’exténuent de travail, le pauvre petit !… Il paraît que la nuit, en dormant, il récite du latin, un tas de choses… c’est la marquise qui me l’a dit… La reine ne manque pas une leçon… Ils sont à deux sur cet enfant… Pour qu’il règne !… mais ils l’auront tué auparavant… Oh ! tenez, votre Méraut, je le déteste !…

— C’est pourtant un bon garçon… Il aurait pu m’être fort désagréable avec l’histoire de ce livre… Il n’en a pas soufflé mot.

— Vraiment ?… Eh bien ! je vous assure que quand on vous félicite devant la reine, elle a un singulier sourire en vous regardant. Mais vous êtes si simple, mon pauvre Herbert !

À la mine fâchée de son mari, devenu subitement tout rouge, la bouche gonflée d’une bouderie d’enfant, la princesse craint d’être allée trop loin et de ne pouvoir obtenir ce qu’elle est venue chercher. Mais le moyen de garder rigueur à cette jolie femme assise au bord du lit, la tête à demi tournée d’un mouvement plein de coquetterie, qui fait valoir la taille jeune et libre sous les dentelles, la rondeur lisse du cou, l’œil provoquant et malin entre les cils ! La bonne physionomie du prince redevient vite aimable, commence même à s’animer d’une façon extraordinaire au frôlement tiède de cette petite main qu’on lui abandonne, à cette fine odeur de femme aimée… Ah ça ! que veut-elle donc savoir, la petite Colette ?… Bien peu de chose, un simple renseignement… Le roi a-t-il, oui ou non, des maîtresses ?… Est-ce la passion du jeu qui l’entraîne, ou seulement le goût du plaisir, des distractions violentes ?… L’aide de camp hésite avant de répondre. Compagnon de tous les champs de bataille, il craint, en racontant ce qu’il sait, de trahir le secret professionnel. Pourtant cette petite main est si câline, si pressante et si curieuse, que l’aide de camp de Christian II ne résiste plus :

— Eh bien ! oui, le roi a une maîtresse en ce moment.

Dans sa main, la petite main de Colette devient moite et froide.

— Et quelle est cette maîtresse ? demande la jeune femme, la voix brève, haletante.

— Une actrice des Bouffes… Amy Férat.

Colette connaît bien cette Amy Férat ; elle la trouve même atrocement laide.

— Oh ! dit Herbert en manière d’excuse, Sa Majesté n’en a plus pour longtemps.

Et Colette, avec une satisfaction évidente :

— Vraiment ?

Là-dessus Herbert, enchanté de son succès, se hasarde jusqu’à froisser un nœud de satin voltigeant à l’échancrure du peignoir et continue d’un petit ton léger :

— Oui, je crains bien qu’un jour ou l’autre, la pauvre Amy Férat ne reçoive son ouistiti.

— Un ouistiti ?… Comment cela ?…

— Mais oui, j’ai remarqué, tous ceux qui voient le roi de près savent comme moi que lorsqu’une liaison commence à le fatiguer, il envoie un de ses ouistitis P. P. C… Une façon à lui de faire la grimace à ce qu’il n’aime plus…

— Oh ! par exemple, s’écrie la princesse indignée.

— La vérité pure !… Au grand club on ne dit plus lâcher une maîtresse, mais lui envoyer son ouistiti…

Il s’arrête interloqué en voyant la princesse se lever brusquement, prendre sa lanterne et s’éloigner de l’alcôve, toute droite.

— Eh bien ! mais… Colette !… Colette !…

Elle se retourne, méprisante, suffoquée :

— Oh ! j’en ai assez de vos vilaines histoires… cela me répugne à la fin.

Et soulevant la tenture, elle laisse l’infortuné roi de la Gomme, stupide, les bras tendus et le cœur enflammé, ignorant le pourquoi de cette visite désheurée et de ce départ en coup de vent. Du pas rapide d’une sortie de scène, la traîne flottante de son peignoir serrée et froissée sur son bras, Colette regagne sa chambre à l’extrémité de l’hôtel. Sur la chaise longue, dans un coussin de broderie orientale, dort la plus jolie petite bête du monde, grise, soyeuse, les poils comme des plumes, une longue queue enveloppante, un grelot d’argent noué autour du cou d’un ruban rose. C’est un délicieux ouistiti que le roi lui a envoyé depuis quelques jours dans une corbeille de paille italienne et dont elle a reçu l’hommage avec reconnaissance. Ah ! si elle avait su la signification du cadeau ! Furieuse, elle empoigne la bestiole, ce paquet de soie vivante et griffante où brillent, réveillés en sursaut, deux yeux humains, ouvre la fenêtre sur le quai, et d’un geste féroce :

— Tiens… sale bête !

Le petit singe va rouler sur le bas-port ; et ce n’est pas lui seul qui disparaît et meurt dans la nuit, mais encore le rêve, fragile et capricieux comme lui, de la pauvre petite créature qui se jette sur son lit, cache sa tête dans l’oreiller et sanglote.

Leurs amours avaient duré près d’un an, l’éternité pour cet enfant atteint de la papillonne. Il n’avait eu qu’un signe à faire. Eblouie, fascinée, Colette de Rosen était tombée dans ses bras, elle qui jusqu’alors s’était gardée honnête femme non pour l’amour de son mari ou de la vertu, mais parce qu’il y avait dans ce cervelet d’oiseau un souci de la netteté du plumage qui l’avait préservée des chutes salissantes, et puis parce qu’elle était vraiment Française, de cette race de femmes que Molière, bien avant les physiologistes modernes, a déclarées sans tempérament, seulement imaginatives et vaniteuses.

Ce ne fut pas à Christian, mais au roi d’Illyrie, que se donna la petite Sauvadon. Elle se sacrifia à ce diadème idéal qu’à travers des légendes, des lectures banales et romanesques, elle voyait — comme une auréole — au-dessus du type égoïste et passionné de son amant. Elle lui plut, tant qu’il ne vit en elle qu’un joujou tout neuf et finement colorié, un joujou parisien qui devait l’initier à des amusements plus vifs. Mais elle eut le mauvais goût de prendre au sérieux sa situation de « maîtresse du roi ». Toutes ces figures de femmes, à demi historiques, tout ce strass de la couronne plus brillant que les joyaux vrais, scintillaient dans ses rêves ambitieux. Elle ne consentait pas à être la Dubarry, mais la Châteauroux de ce Louis XV à la côte. Et l’Illyrie à reconquérir, les conspirations qu’elle eût menées du bout de son éventail, les coups de main, les débarquements héroïques, devinrent le sujet de toutes ses conversations avec le roi. Elle se voyait soulevant le pays, se cachant dans les moissons et les fermes comme une de ces fameuses brigandes de Vendée dont on leur faisait lire les aventures au couvent du Sacré- Cœur. Même elle avait déjà imaginé un costume de page — car le costume jouait toujours le premier rôle dans ses inventions — un joli petit page renaissance qui lui faciliterait les entrevues à toute heure, le perpétuel accompagnement du roi. Christian n’aimait pas beaucoup ces rêveries exaltées ; son esprit lui en montrait vite le côté faux et niais. Puis il ne prenait pas une maîtresse pour causer politique, et quand il tenait sur ses genoux, dans le désordre et l’abandon de l’amour, sa petite Colette aux pattes douces, au museau rose, les rapports sur les récentes résolutions de la Diète de Leybach ou l’effet du dernier placard royaliste lui jetaient au cœur ce frisson que cause un changement brusque de température, les gelées d’avril sur la floraison d’un verger.

Dès lors les scrupules lui vinrent et les remords, les remords compliqués et naïfs d’un Slave et d’un catholique. Son caprice satisfait, il commençait à sentir l’odieux de cette liaison si près de la reine, presque sous ses yeux, le danger de ces rendez-vous furtifs, rapides, dans des hôtels où leur incognito pouvait être trahi, et la cruauté qu’il y avait à tromper un être aussi bon que ce pauvre grand diable d’Herbert, qui parlait de sa femme avec une tendresse toujours inassouvie et ne se doutait pas, quand le roi venait le rejoindre au cercle, les yeux brillants, le teint allumé, avec une odeur de bonne fortune, qu’il sortait des bras de Colette. Mais le plus gênant encore, c’était le duc de Rosen, très méfiant des principes de cette bru qui n’était pas de sa caste, inquiet pour son fils, auquel il trouvait une tête de « cocu » — il disait le mot tout à trac, comme un vieux troupier — et dans tout ceci se sentant responsable, car son avarice avait fait ce mariage de roture. Il surveillait Colette, l’emmenait, la ramenait matin et soir, l’eût suivie toujours si la souple créature n’eût glissé sans cesse à travers ses gros doigts rudes. C’était entre eux une lutte silencieuse. De la fenêtre de l’intendance, le duc, à son bureau, voyait non sans dépit sa jolie bru dans les toilettes délicieuses qu’elle combinait avec son grand couturier, se pelotonner en voiture, toute rose dans la buée des vitres s’il faisait froid, ou sous l’abri de son ombrelle à franges, aux heureux jours.

— Vous sortez ?

— Service de la reine ! répondait triomphalement derrière son voile la petite Sauvadon, et c’était vrai. Frédérique se mêlait fort peu au bruit de Paris et laissait volontiers toutes ses commissions à sa dame d’honneur, n’ayant jamais compris la vanité de donner chez un fournisseur en vogue son nom et son titre de reine au milieu du personnel prosterné et de la curiosité inquisitrice des femmes présentes. Aussi la popularité mondaine lui manquait. On ne discutait jamais dans un salon sur la nuance de ses cheveux ou de ses yeux, sur la majesté un peu raide de sa taille et sa façon dégagée de porter les modes parisiennes.

Un jour, un matin, le duc avait trouvé Colette à son départ de Saint-Mandé si volontairement sérieuse, avec une exaltation très marquée de son type de grisette, que d’instinct, sans savoir — les vrais chasseurs ont de ces inspirations subites — il s’était mis à la suivre longtemps, bien longtemps, jusqu’à un fameux restaurant du quai d’Orsay. À force d’imagination et d’adresse, la princesse avait pu se dispenser du cérémonieux repas à la table de la reine, et venait déjeuner avec son amant en cabinet particulier. Ils mangeaient devant la fenêtre, toute basse, découpant une vue splendide : la Seine dorée de soleil, les Tuileries derrière en masse de pierre et d’arbres, et tout près les mâts croisés de la frégate-école, dans les verdures en ombre sur ces margelles du quai que les opticiens étoilent de morceaux de verre bleu. Le temps, un temps de rendez-vous, la tiédeur d’un beau jour traversée de piquantes bises. Jamais Colette n’avait ri de si bon cœur ; le rire était le triomphe emperlé de sa grâce, et Christian, qui l’adorait quand elle voulait bien rester la femme de joie qu’il aimait en elle, savourait le déjeuner fin en compagnie de sa maîtresse. Tout à coup, elle aperçut sur le trottoir en face son beau-père se promenant de long en large d’un pas mesuré, décidé à la plus longue attente ; une vraie faction montée à la porte que le vieillard savait la seule issue du restaurant et où il guettait l’entrée des beaux officiers sanglés et droits, venus de la caserne de cavalerie voisine ; car, en sa qualité d’ancien général de pandours, il croyait l’arme irrésistible et ne doutait pas que sa bru n’eût quelque intrigue à éperons et à sabretache.

L’anxiété de Colette et du roi fut grande et rappelait l’embarras du savant perché sur ce palmier au pied duquel bâillait un crocodile. Sûrs de la discrétion, de l’incorruptibilité du personnel, eux du moins savaient que le crocodile ne monterait pas. Mais comment sortir de là ? Le roi, passe encore. Il avait le temps de lasser la patience de l’animal. Mais Colette ! La reine allait l’attendre, joindre peut-être ses soupçons à ceux du vieux Rosen. Le maître de l’établissement, que Christian fit monter et mit au fait de la situation, chercha beaucoup, ne trouva rien que de percer le mur de la maison voisine comme en temps de révolution, puis eut l’idée d’un expédient bien plus simple. La princesse prendrait les vêtements d’un mitron, sa robe, ses jupons pliés dans la manne qu’elle emporterait sur sa tête, et se rhabillerait chez la dame de comptoir qui habitait une rue voisine. Colette se récria bien d’abord : en gâte-sauce devant le roi ! Il le fallait pourtant, sous peine des plus grandes catastrophes ; et l’habillement frais repassé d’un gamin de quatorze ans fit de la princesse de Rosen née Sauvadon, le plus joli, le plus coquet des mitronnets qui courent Paris aux heures gourmandes. Mais comme il y avait loin de cette barrette de toile blanche, de ces escarpins d’enfant où son pied dansait, de cette veste dont les poches sonnaient des sous du pourboire, au costume de page héroïque, poignard à manche de nacre et bottes montantes, qu’elle ambitionnait pour suivre son Lara !… Le duc vit passer sans méfiance deux mitrons, leur panier sur la tête, enveloppés d’un bon parfum de pâte chaude qui lui fit sentir cruellement les premières atteintes de la faim — il était à jeun, le pauvre homme ! — En haut, le roi prisonnier, mais débarrassé d’un lourd souci, lisait, buvait son roederer, regardant de temps en temps par un coin du rideau si le crocodile était toujours là.

Le soir, lorsqu’il rentra à Saint-Mandé, le vieux Rosen fut reçu par le plus ingénu sourire de la princesse. Il comprit qu’il était joué et ne souffla mot de l’aventure. Elle s’ébruita pourtant. Qui sait par quelles fissures de salon ou d’antichambre, par quelle glace abaissée d’un coupé, par quel écho renvoyé du mur sourd aux portes muettes se répand à Paris un bruit scandaleux, jusqu’à ce qu’il arrive au grand jour, c'est-à-dire à la première page d'une feuille mondaine, et de là parle à la foule, entre dans des milliers d'oreilles, devienne la honte publique après avoir été l’anecdote amusante d’un cercle ? Pendant huit jours tout Paris s’égaya de l’histoire du petit mitron. Les noms chuchotés aussi bas qu’il est possible pour d’aussi grands noms ne pénétrèrent pas l’épiderme épais d’Herbert. Mais la reine eut quelque soupçon de l’aventure, car elle qui, depuis une terrible explication qu’ils avaient eue à Leybach, ne faisait jamais de reproches au roi sur sa conduite, le prit à part à quelque temps de là, un jour, comme ils sortaient de table.

— On parle beaucoup, dit-elle gravement, sans le regarder, d’une histoire scandaleuse où se trouve mêlé votre nom… Oh ! ne vous défendez pas. Je ne veux rien entendre de plus… seulement, songez à ceci dont vous avez la garde. (Elle lui montrait la couronne aux rayonnements voilés dans sa boîte de cristal !) Tâchez que la honte ni le ridicule ne l’atteignent… Il faut que votre fils puisse la porter.

Connaissait-elle à fond l’aventure, mettait-elle le vrai nom sur cette figure de femme dévoilée à demi par la médisance ? Frédérique était si forte, si bien en possession d’elle-même, que personne dans son milieu n’eût su le dire. Mais Christian se tint pour averti, et sa peur des scènes, des histoires, la nécessité pour cette nature faible de trouver autour de soi des sourires répondant au perpétuel sourire de son insouciance, le déterminèrent à tirer de la cage aux ouistitis le plus joli, le plus câlin de tous, pour l’offrir à la princesse Colette. Elle écrivit, il ne répondit pas, ne voulut comprendre ni ses soupirs ni ses attitudes dolentes, continua de lui parler avec la politesse légère que les femmes aimaient en lui, et délesté de ce remords qu’il sentait plus lourd à mesure que sa fantaisie diminuait, n’ayant plus à ses trousses cette affection autrement tyrannique que celle de sa femme, il se lança à bride abattue dans le plaisir, ne songeant plus, pour parler l’affreux langage flottant et flasque des gandins, ne songeant plus qu’à « faire la fête ». C’était le mot à la mode cette année-là dans les clubs. Il y en a sans doute un autre maintenant. Les mots changent ; mais ce qui reste immuable et monotone, ce sont les restaurants fameux où la chose se passe, les salons d’or et de fleurs où les filles haut cotées s’invitent et se reçoivent, c’est l’énervante banalité du plaisir se dégradant jusqu’à l’orgie sans pouvoir se renouveler ; ce qui ne change pas, c’est la classique bêtise de cet amas de gandins et de catins, le cliché de leur argot et de leur rire, sans qu’une fantaisie se glisse dans ce monde aussi bourgeois, aussi convenu que l’autre, sous ses apparences de folie ; c’est le désordre réglé, la fantaisie en programme sur l’ennui bâillant et courbaturé.

Le roi, lui, du moins, faisait la fête avec la fougue d’un gamin de vingt ans. Il y portait cette fringale d’escampette qui l’avait entraîné à Mabille dès le premier soir de l’arrivée, y satisfaisait ses désirs aiguisés longtemps à distance par la lecture de certains journaux parisiens donnant chaque jour le menu appétissant de la vie galante, par des pièces, des romans qui la racontent, l’idéalisent, pour la province et l’étranger. Sa liaison avec madame de Rosen l’arrêtait quelque temps sur cette pente du plaisir facile qui ressemble aux petits escaliers des restaurants de nuit, inondés de lumière, bien tapissés en haut, descendus marche à marche par l’ivresse commençante, rendus plus rapides au bas dans l’air vif des portes ouvertes, et qui mènent droit au ruisseau, à l’heure vague des boueux et des crocheteurs. Christian s’abandonnait maintenant à cette descente, à cette chute, et ce qui l’encourageait, le grisait plus que les vins de dessert, c’était la petite cour, le clan dont il s’entourait, gentilshommes décavés à l’affût de dupes royales, journalistes viveurs dont le reportage payé l’amusait, et qui, fiers de cette intimité avec l’illustre exilé, le conduisaient dans les coulisses de théâtre où les femmes n’avaient d’yeux que pour lui, émues et provocantes, le fard en rougissante confusion sur leurs joues émaillées. Vite au courant de la langue boulevardière, avec ses tics, son exagération, ses veûleries, il disait comme un parfait gommeux : « Chic, très chic… C’est infect… on se tord… » Mais il le disait moins vulgairement, grâce à son accent étranger qui relevait l’argot, lui donnait une pointe bohémienne. Il y avait un mot qu’il affectionnait : « rigolo ». Il s’en servait à propos de tout, pour apprécier toute chose. Pièces de théâtre, romans, événements publics ou particuliers, c’était ou ce n’était pas rigolo. Cela dispensait Monseigneur de tout raisonnement. À la fin d’un souper, Amy Férat ivre et que ce mot agaçait, lui cria une nuit :

« Hé ! dis donc, Rigolo ! »

Cette familiarité lui plut. Au moins celle-là ne le traitait pas en roi. Il en fit sa maîtresse, et bien après que sa liaison avec l’actrice en vogue eut fini, le surnom lui resta comme celui de « Queue-de-Poule » donné au prince d’Axel sans qu’on ait jamais su pourquoi.

Rigolo et Queue-de-Poule faisaient une paire d’amis, ne se quittaient pas, chassaient tous les gibiers ensemble, unissaient jusque dans les boudoirs leurs destinées à peu près semblables. La disgrâce du prince héritier constituant un véritable exil, il le passait de son mieux, et depuis dix ans « faisait la fête » dans tous les cabarets du boulevard avec un entrain de croque-mort. Le roi d’Illyrie avait son appartement dans l’hôtel d’Axel aux Champs-Élysées. Il y coucha quelquefois d’abord, bientôt aussi souvent qu’à Saint-Mandé. Ces absences expliquées, motivées en apparence, laissaient la reine parfaitement calme, mais jetaient la princesse dans un noir chagrin. Sans doute il restait à son orgueil froissé l’espoir de ressaisir ce cœur mobile. Elle y employait mille coquettes inventions, parures et coiffures nouvelles, combinaisons de coupe et de nuances s’accordant avec les chatoiements de sa beauté. Et quel désappointement, quand le soir venu, sept heures sonnées, le roi ne paraissait pas et que Frédérique, imperturbablement sereine, après avoir dit : « Sa Majesté ne dîne pas », faisait mettre à la place d’honneur la chaise haute du petit Zara ! La nerveuse Colette obligée de se taire, de renfoncer son dépit, aurait désiré un éclat de la reine qui les eût toutes deux vengées ; mais Frédérique, à peine plus pâle, gardait son calme souverain, même quand la princesse, avec une cruelle adresse féminine, des insinuations glissées entre cuir et chair, essayait de lui faire quelques révélations sur les clubs de Paris, la grossièreté des conversations entre hommes, les amusements encore plus grossiers où ce désheurement, cette déshabitude du foyer, entretenaient ces messieurs, et les parties folles, les fortunes croulant en châteaux de cartes sur les tables de jeu, les paris excentriques consignés dans un livre spécial, curieux à feuilleter, le livre d’or de l’aberration humaine. Mais elle avait beau faire, la reine n’était pas atteinte par ce harcèlement de piqûres, ne comprenait pas, ou ne voulait pas comprendre.

Elle se trahit une seule fois, un matin, dans le bois de Saint-Mandé, pendant la promenade à cheval.

Il faisait un petit froid aigre du mois de mars, qui, rebroussant toute l’eau du lac, la fronçait vers les bords encore rigides et sans fleurs. Quelques bourgeons pointaient sur les taillis dépouillés qui gardaient de rouges baies d’hiver ; et les chevaux enfilant côte à côte un sentier rempli de branches mortes les faisaient craquer avec un bruit luxueux de cuirs neufs et de gourmettes secouées dans le silence désert du bois. Les deux femmes, aussi bonnes écuyères l’une que l’autre, avançaient doucement, absorbées par ce calme d’une saison intermédiaire où se prépare le renouveau dans le ciel chargé de pluie et la terre noire des dernières neiges. Colette pourtant, comme à chaque fois qu’elle se trouvait seule avec la reine, entama bientôt son sujet favori. Elle n’osait pas attaquer le roi directement, mais elle se rattrapait sur l’entourage, les gentilshommes du Grand-Club qu’elle connaissait tous par Herbert, par la chronique parisienne, et qu’elle habillait de main d’ouvrier, le prince d’Axel avant tous les autres. Vraiment elle ne comprenait pas qu’on fît sa société d’un homme pareil, passant sa vie à jouer, à ripailler, ne se plaisant que dans les mauvaises compagnies, le soir assis au boulevard aux côtés d’une espèce, s’attardant à boire comme un cocher avec le premier venu, tutoyant des comédiens de bas étage. Et dire que c’était un prince héritier, cela !… Il prenait donc plaisir à dégrader, à salir la royauté en sa personne.

Elle allait, elle allait, avec un feu, une colère, pendant que la reine exprès distraite, les yeux perdus, caressait le cou de sa bête dont elle pressait un peu l’allure comme pour échapper aux histoires de sa dame d’honneur. Mais Colette se mit au même pas.

— Du reste, il a de qui tenir, ce prince d’Axel. La conduite de son oncle vaut la sienne. Un roi qui affiche ses maîtresses avec cette impudence devant sa cour, devant sa femme… On se demande quelle nature d’esclave sacrifiée peut avoir une reine qui supporte de tels outrages.

Cette fois le coup avait porté. Frédérique tressaillante, les yeux voilés, laissa paraître sur ses traits creusés en une seconde une expression tellement douloureuse et vieillie que Colette se sentit remuée en voyant descendre au niveau de la souffrance féminine cette fière souveraine dont elle n’avait jamais pu atteindre le cœur. Mais celle-ci reprit bien vite toute sa fierté :

— Celle dont vous parlez est une reine, dit-elle vivement, et ce serait une grande injustice de la juger comme les autres femmes. Les autres femmes peuvent être heureuses ou malheureuses ouvertement, pleurer toutes leurs larmes et crier si la douleur est trop forte. Mais les reines !… Douleurs d’épouses, douleurs de mères, il leur faut tout cacher, tout dévorer… Est-ce qu’une reine peut s’enfuir quand elle est outragée ? Est-ce qu’elle peut plaider en séparation, donner cette joie aux ennemis du trône ?… Non, au risque de paraître cruelle, aveugle, indifférente, il faut garder le front toujours droit pour y maintenir sa couronne. Et ce n’est pas l’orgueil, mais le sentiment de notre grandeur qui nous soutient. C’est lui qui nous fait sortir en voiture découverte entre l’enfant et le mari, avec la menace en l’air des coups de feu d’une conspiration, lui qui nous rend moins lourds l’exil et son ciel de boue, lui enfin qui nous donne la force de supporter certains affronts cruels, dont vous devriez être la dernière à me parler, princesse de Rosen.

Elle s’animait à son discours, le précipitait vers la fin, puis cinglait son cheval d’un « hep » vigoureux qui le lançait à travers bois dans le coup de vent, l’étourdissement d’une course folle où claquaient le voile bleu de l’amazone, les plis de sa robe de drap.

Désormais Colette laissa la reine tranquille ; mais comme il fallait à ses nerfs une distraction, un soulagement, elle tourna sa colère, ses joutes taquines, contre Élisée, et se mit définitivement du parti de la marquise, car la maison royale était divisée en deux camps. Élisée n’avait guère pour lui que le père Alphée, dont le parler rude, le boutoir toujours prêt, étaient d’un fier secours à l’occasion ; mais le moine faisait en Illyrie de fréquents voyages, chargé de missions entre la maison mère de la rue des Fourneaux et les couvents franciscains de Zara et de Raguse. Du moins c’était là le prétexte de ses absences accomplies dans le plus grand mystère, et dont il revenait toujours plus ardent, grimpant l’escalier à grands pas furieux, le rosaire roulé dans les doigts, une prière aux dents qu’il mâchonnait comme une balle. Il s’enfermait pendant de longues heures avec la reine, puis se remettait en route, laissant toute la coterie de la marquise librement liguée contre le précepteur. Depuis le vieux duc, que la tenue négligée, la chevelure en broussaille de Méraut, choquaient dans ses habitudes de discipline militaire et mondaine, jusqu’à Lebeau, le valet de chambre, ennemi d’instinct de toute indépendance, jusqu’au plus humble palefrenier ou garçon de cuisine courtisan de M. Lebeau, jusqu’à l’inoffensif Boscovich, qui faisait comme les autres par lâcheté, par respect du nombre, c’était autour du nouveau maître une véritable coalition, Cela se traduisait moins par des actes que par des mots, des regards, des attitudes, dans ces petites escarmouches nerveuses qu’amène la vie commune entre gens qui se détestent. Oh ! les attitudes, la spécialité de madame de Silvis. Dédaigneuse, hautaine, ironique, amère, elle jouait les têtes d’expression en face d’Élisée, s’entendant bien surtout à mimer une sorte de pitié respectueuse, soupirs étouffés, regards blancs jetés au plafond, chaque fois qu’elle se trouvait avec le petit prince : « Vous ne souffrez pas, Monseigneur ? » Elle le palpait de ses longs doigts maigres, l’alanguissait de caresses tremblotantes. Alors la reine d’une voix joyeuse :

— Allons donc, marquise, vous feriez croire à Zara qu’il est malade.

— Je lui trouve les mains, le front, un peu chauds.

— Il vient du dehors… C’est l’air vif…

Et elle emmenait l’enfant, un peu troublée par les observations répétées auprès d’elle, la légende de la maison que l’on faisait trop travailler monseigneur, légende que la domesticité parisienne répétait sans y croire, mais prise au sérieux par les serviteurs ramenés d’Illyrie, la grande Petscha, le vieux Greb, qui lançaient à Méraut des regards d’un mauvais noir, le harcelaient de cette antipathie taquine du service, si facile à exercer contre les dépendants et les distraits… Il retrouvait les persécutions, les petitesses, les jalousies du palais de X… le même grouillement d’âmes rampantes autour des trônes, et dont l’exil, la déchéance, ne les débarrassent pas, paraît-il. Sa nature trop généreuse, trop affectueuse pour ne pas souffrir de ces antipathies résistantes, en éprouvait une gêne comme ses façons simples et familières, ses habitudes d’artiste bohème, se resserraient, à l’étroit dans le cérémonial forcé de la maison, dans ces repas éclairés de hauts candélabres, où les hommes toujours en habit, les femmes décolletées autour de la table agrandie par l’écartement des convives, ne parlaient, ne mangeaient qu’après que le roi et la reine avaient mangé et parlé, dominés eux-mêmes par l’étiquette implacable dont le chef de la maison civile et militaire surveillait l’observance avec d’autant plus de rigueur que l’exil durait plus longtemps. Il arrivait pourtant que le vieil étudiant de la rue Monsieur-le-Prince s’asseyait à table en cravate de couleur, parlait sans permission, se lançait à franc étrier dans une de ces improvisations éloquentes dont les murs du café Voltaire sonnaient encore. Alors les regards foudroyants qu’il s’attirait, l’importance que prenait la moindre infraction aux règlements de la petite cour, lui causaient une envie grande de tout laisser et de rentrer bien vite au Quartier, comme il avait déjà fait une fois.

Seulement la reine était là.

À vivre toujours dans l’intimité de Frédérique, l’enfant au milieu d’eux, il s’était pris pour elle d’un dévouement fanatique fait de respect, d’admiration, de foi superstitieuse. Elle résumait, symbolisait à ses yeux toute la croyance et l’idéal monarchiques comme pour un paysan du Transtévère la Madone est toute la religion. C’est pour la reine qu’il restait, qu’il trouvait le courage de mener au bout sa rude tâche. Oh ! oui, bien rude, bien patiente. Que de mal pour faire entrer la moindre chose dans cette petite tête d’enfant de roi ! Il était charmant, ce pauvre Zara, doux et bon. La volonté ne lui manquait pas. On devinait en lui l’âme sérieuse et droite de sa mère avec je ne sais quoi de léger, d’envolé, de plus jeune que son âge. L’esprit était visiblement en retard dans ce petit corps vieilli, rabougri, que le jeu ne tentait pas, sur qui pesait une rêverie allant parfois jusqu’à la torpeur. Bercé pendant ses premières années — qui n’avaient été pour lui qu’une longue convalescence — des sornettes fantastiques de son institutrice, la vie qu’il commençait à entrevoir le frappait seulement par des analogies avec ses contes où les fées, les bons génies, se mêlaient aux rois et aux reines, les sortaient des tours maudites et des oubliettes, les délivraient des persécutions et des pièges d’un coup de leur baguette dorée, écartant les murs de glace, les remparts d’épines, les dragons qui jettent du feu et les vieilles qui vous changent en bêtes. À la leçon, au milieu d’une explication difficile qu’on lui donnait : « C’est comme dans l’histoire du petit tailleur », disait-il ; ou s’il lisait le récit d’une grande bataille : « Le géant Robistor en a bien plus tué. » C’est ce sentiment du surnaturel, si fort développé chez lui, qui lui donnait son expression distraite, l’aurait fait rester des heures entières immobile dans les coussins d’un canapé, gardant au fond de ses yeux la fantasmagorie changeante et flottante, l’éblouissement de fausse lumière d’un enfant qui sort de Rothomago avec la fable de la pièce déroulée dans son souvenir en merveilleux tableaux primastiques. Et cela rendait difficiles le raisonnement, l’étude sérieuse qu’on voulait de lui.

La reine assistait à toutes les leçons, toujours aux doigts cette broderie qui n’avançait pas, et dans son beau regard cette attention si précieuse au maître, qui la sentait vibrante à toutes ses idées, même à celles qu’il n’exprimait pas. C’est par là surtout qu’ils se tenaient, par les rêves, les chimères, ce qui flotte au-dessus des convictions et les répand. Elle l’avait pris pour conseil, pour confident, affectant de ne lui parler qu’au nom du roi :

— Monsieur Méraut, Sa Majesté désirerait avoir votre sentiment sur ceci.

Et l’étonnement d’Élisée était grand de n’entendre jamais le roi l’entretenir lui-même de ces questions qui l’intéressaient si fort. Christian II le traitait avec certains égards, lui parlait sur un ton de camaraderie familière, excellent, mais bien futile. Quelquefois, traversant le cabinet d’étude, il s’arrêtait une minute pour écouter la leçon, puis, la main posée sur l’épaule du dauphin :

— Ne le poussez pas trop, disait-il à mi-voix comme un écho du bruit subalterne de la maison… Vous ne voulez pas en faire un savant…

— Je veux en faire un roi, répondait Frédérique avec fierté.

Et sur un geste découragé de son mari :

— Ne doit-il pas régner un jour ?

Alors lui :

— Mais si… mais si…

Et après un salut profond, la porte refermée pour couper court à toute discussion, on l’entendait fredonner sur l’air d’une opérette en vogue : « Il règnera… il régnera… car il est Espagnol. » En somme, Élisée ne savait trop à quoi s’en tenir sur le compte de ce prince accueillant, superficiel, parfumé, coquet, plein de caprices, vautré parfois sur les divans avec des fatigues énervées, et qu’il croyait être le héros de Raguse, le roi d’énergique volonté et de bravoure que racontait le Mémorial. Pourtant, malgré l’adresse de Fédérique à masquer le vide de ce front couronné, et quoiqu’elle se dérobât derrière lui continuellement, quelque circonstance imprévue se présentait toujours où leurs vraies natures apparaissaient.

Un matin après déjeuner, comme on venait de passer au salon, Frédérique ouvrant les journaux, le courrier d’Illyrie qu’elle était toujours la première à lire, eut une exclamation si forte et si douloureuse que le roi près de sortir s’arrêta, tout le monde groupé en une minute autour de la reine. Celle-ci passa le journal à Boscovich :

— Lisez.

C’était le compte rendu d’une séance de la Diète de Leybach et la résolution qui venait d’y être prise de rendre aux souverains exilés tous les biens de la couronne, plus de deux cents millions, à la condition expresse…

— Bravo !… fit la voix nasillarde de Christian… Mais ça me va, moi, ça.

— Continuez, dit la reine sévèrement.

— … À la condition expresse que Christian II renoncerait pour lui et ses descendants à tous ses droits au trône d’Illyrie.

Ce fut dans le salon une explosion indignée. Le vieux Rosen suffoquait, les joues du Père Alphée étaient d'une blancheur de linge qui rendait sa barbe et ses yeux plus noirs.

— Il faut répondre… ne pas rester sous ce coup, dit la reine, et son indignation cherchait Méraut qui depuis un moment prenait des notes d’un crayon fiévreux sur un coin de table.

— Voici ce que j’écrirais… dit-il en s’avançant, et il lut, sous forme de lettre à un député royaliste, une fière proclamation au peuple illyrien, dans laquelle, après avoir repoussé l’outrageante proposition qui lui était faite, le roi rassurait, encourageait ses amis avec l’accent ému d’un chef de famille éloigné de ses enfants.

La reine enthousiasmée battit des mains, saisit le papier, le tendit à Boscovich :

— Vite, vite, traduire et faire partir… N’est-ce pas votre avis ? ajouta-t-elle en se souvenant que Christian était là et qu’on les regardait.

— Sans doute… sans doute… dit le roi très perplexe, mangeant ses ongles avec fureur… Tout cela est fort beau… seulement voilà… savoir si nous pourrons tenir.

Elle se retourna, brusque et très pâle, comme frappée d’un grand coup entre les deux épaules.

— Tenir !… Si nous pourrons tenir !… Est-ce le roi qui parle ?

Lui, très calme :

— Quand Raguse a manqué de pain, avec la meilleure volonté du monde il a bien fallu nous rendre.

— Eh bien ! cette fois, si le pain manque, nous prendrons la besace et nous irons aux portes[1],…. mais la royauté ne se rendra pas.

Quelle scène, dans cet étroit salon de la banlieue de Paris, ce débat entre deux princes déchus, l’un qu’on sentait fatigué de la lutte, les jambes coupées par son défaut de croyance, l’autre exaltée d’ardeur et de foi ; et comme rien qu’à les voir leurs deux natures se révélaient bien ! Le roi souple, fin, le cou nu, les vêtements flottants, toute sa mollesse visible à l’efféminement des mains tombantes et pâles, aux frisures légèrement humectées de son front blanc ; elle, svelte et superbe en amazone à grands revers, un petit col droit, des manchettes simples bordant seulement le deuil de son costume où éclataient le sang vif, l’éclair des yeux, les torsades dorées. Élisée pour la première fois eut la vision rapide et nette de ce qui se passait dans ce ménage royal.

Tout à coup Christian II se tournant vers le duc debout contre la cheminée, la tête basse :

— Rosen !…

— Sire ?…

— C’est toi seul qui peux nous dire cela… Où en sommes-nous ?… Pouvons-nous durer encore ?

Le chef de la maison eut un geste hautain :

— Certes !

— Combien de temps ?… Sais-tu ?… à peu près…

— Cinq ans ; j’ai fait le compte.

— Sans privations pour personne ?… sans qu’aucun de ceux que nous aimons pâtisse ou soit lésé ?…

— Justement comme cela, sire.

— Tu en es sûr ?

— Sûr, affirma le vieux, en redressant sa taille immense.

— Alors, c’est bien… Méraut, donnez-moi votre lettre… que je la signe avant de sortir.

Puis à demi-voix, en lui prenant la plume des mains :

— Regardez donc Mme de Silvis… si l’on ne dirait pas qu’elle va chanter Sombre forét ! La marquise en effet rentrant du jardin avec le petit prince respirait au salon une atmosphère de drame, et parée de sa toque à plume verte, d’un spencer de velours, la main sur le cœur, avait bien la pose en arrêt, saisie et romantique, d’une cavatine d’opéra.

Lue en plein Parlement, publiée par tous les journaux, la protestation fut encore, sur le conseil d’Élisée, autographiée et envoyée dans les campagnes par milliers d’exemplaires que le père Alphée emportait en ballots, passait aux douanes sous l’étiquette objets de piété, avec des chapelets d’olives et des roses de Jéricho. L’opinion royaliste en reçut un coup d’éperon. La Dalmatie surtout, où l’idée républicaine n’avait que fort peu pénétré, s’émut d’entendre l’éloquente parole de son roi, débitée en chaire dans bien des villages, distribuée par les moines quêteurs de Saint-François entr’ouvrant leur besace à la porte des fermes et payant les œufs et le beurre d’un petit paquet imprimé. Bientôt des adresses se couvraient de signatures et de ces croix si touchantes dans leur bon vouloir ignorant, des pèlerinages s’organisaient.

C’était dans la petite maison de Saint-Mandé des arrivages de pêcheurs, de portefaix de Raguse, un manteau noir sur leur riche costume musulman, des paysans morlaques aux trois quarts barbares, tous chaussés de l’opanké en peau de mouton, noué sur le pied avec des lanières de paille. Ils descendaient par bandes du tramway sur lequel les bouts des dalmatiques écarlates, des écharpes à franges, des gilets à boutons de métal détonnaient bruyamment dans la grise uniformité du vêtement parisien, traversaient la cour d’un pas ferme, puis au vestibule s’arrêtaient, se concertaient à voix basse, émus, intimidés. Méraut, qui assistait à toutes ces présentations, se sentait remué jusqu’au fond des entrailles ; la légende de son enfance revivait dans ces enthousiasmes venus de si loin, et le voyage à Frohsdorf des bourgadiers de l’enclos de Rey, les privations, les préparatifs du départ, les déconvenues inavouées du retour lui revenaient à la mémoire, tandis qu’il souffrait de l’attitude indifférente, obsédée, de Christian, et de ses soupirs de soulagement à la fin de chaque entrevue. Au fond, le roi était furieux de ces visites qui dérangeaient ses plaisirs, ses habitudes, le condamnaient aux après-midi si longues de Saint-Mandé. À cause de la reine, il accueillait pourtant de quelques phrases banales les protestations suffoquées de larmes de tout ce pauvre peuple, puis se vengeait de son ennui par une drôlerie quelconque, une charge crayonnée sur un bout de table avec l’esprit de raillerie méchante marqué à l’angle de ses lèvres. Il avait ainsi caricaturé un jour le syndic des pêcheurs de Branizza, large face italienne aux joues tombantes, aux yeux arrondis, hébétée par le tremblement et la joie de l’entrevue royale, des larmes roulant jusqu’au menton. Le chef-d’œuvre circulait à table le lendemain parmi les rires, les exclamations des convives. Le duc lui-même, dans son mépris du populaire, venait de froncer son vieux bec en signe d’énorme hilarité, et le dessin arrivait à Élisée en passant par la bruyante flatterie de Boscovich. Il le regardait longuement, le rendait sans rien dire à son voisin, et comme le roi, du bout de la table, l’interpellait de son impertinente voix de nez :

— Vous ne riez pas, Méraut… ; il est pourtant gentil, mon syndic.

— Non, Monseigneur, je ne peux pas rire, répondit Méraut tristement… C’est le portrait de mon père.

À quelque temps de là, Élisée se trouva le témoin involontaire d’une scène qui acheva d’éclairer pour lui le caractère de Christian et ses rapports avec la reine. C’était un dimanche, après la messe. Le petit hôtel, avec une apparence de fête inusitée, ouvrait à deux battants sa grille de la rue Herbillon, toute la livrée sur pied et rangée en ligne dans l’antichambre du perron verdoyante comme une serre. La réception de ce jour-là était de la plus grande importance. On attendait une députation royaliste des membres de la Diète, l’élite et la fleur du parti, venant faire au roi hommage de fidélité, de dévouement, et se consulter avec lui sur les mesures à prendre pour une prochaine restauration. Un véritable événement, espéré, annoncé, et dont la solennité s’égayait d’un magnifique soleil d’hiver dorant et tiédissant la solitude vaste du salon de réception, le haut fauteuil du roi préparé comme un trône, éveillant dans l’ombre en étincelles jaillissantes les rubis, les saphirs, les topazes de la couronne.

Pendant que la maison s’agitait d’un va-et-vient continuel, du frou-frou traînant des robes de soie par les étages ; tandis que le petit prince, tout en se laissant mettre ses longs bas rouges, son costume de velours, son col en guipure de Venise, répétait le speech qu’on lui faisait apprendre depuis huit jours ; que Rosen en grande tenue, chamarré de plaques, se redressait plus droit que jamais pour introduire les députés, Élisée, volontairement à l’abri de tout ce train, seul dans la galerie d’étude, songeait aux conséquences de l’entrevue prochaine, et, dans un mirage fréquent à son cerveau méridional, préparait déjà la triomphante rentrée de ses princes à Leybach, parmi les salves, les carillons, les rues en joie jonchées de fleurs, le roi et la reine tenant devant eux comme une promesse au peuple, un avenir qui les anoblissait encore, les mettait au rang d’ancêtres jeunes, son élève bien-aimé le petit Zara, intelligent et grave, de cette gravité des enfants qui traversent une émotion trop grande pour eux. Et l’éclat de ce beau dimanche, la gaieté des cloches vibrant à cette heure dans le plein soleil de midi, se doublaient pour lui de l’espoir d’une fête où l’orgueil maternel de Frédérique égarerait peut-être jusqu’à lui par-dessus la tête de l’enfant un fier sourire satisfait.

Cependant sur le sable, dans la cour d’honneur où sonnaient les timbres retentissants de l’arrivée, on entendait le roulement sourd des carrosses de gala qui étaient allés chercher les députés à leur hôtel. Les portières claquaient, des pas s’amortissaient sur les tapis du vestibule et du salon dans un murmure de paroles respectueuses. Puis un long silence se fit, dont Méraut s’étonna, car il attendait le discours du roi, l’effort de sa voix nasillarde. Que se passait-il donc, quelle hésitation dans l’ordre prévu de la cérémonie ?…

À ce moment, rasant les murs, les espaliers noircis du jardin frileux et clair, celui qu’il croyait dans la pièce voisine à présider la réception officielle lui apparut, marchant d’un pas raide et gêné. Il avait dû rentrer par la porte dérobée cachée dans les lierres de l’avenue Daumesnil et s’avançait lentement, péniblement. Élisée pensa d’abord à un duel, à quelque accident, et peu après le bruit d’une chute à l’étage supérieur, d’une chute qu’on aurait dit retenue aux meubles, aux tentures de la chambre, tellement elle fut longue et lourde, accompagnée d’un fracas d’objets à terre, le confirma dans son idée. Il monta vite chez le roi. La chambre de Christian, en demi-cercle dans l’aile principale du château, était chaude et capitonnée comme un nid, tendue de pourpre, ornée aux murs de trophées d’armes anciennes, avec des divans, des meubles bas, des peaux d’ours et de lions, et parmi ce luxe douillet, presque oriental, renfermait l’originalité d’un petit lit de camp sur lequel couchait le roi par une tradition de famille et cette pose à la simplicité spartiate qu’affectent volontiers les millionnaires et les souverains.

La porte était ouverte.

En face de Christian debout, accoté au mur, le chapeau en arrière sur sa tête décomposée et pâle, sa longue fourrure entr’ouverte et laissant voir l’habit remonté, la cravate blanche dénouée, le large plastron de toile en cassures raides et souillées, toute cette friperie du linge qui marque la fatigue de la nuit passée et le désordre de l’ivresse, la reine se tenait droite, sévère, la voix grondante et sourde, toute tremblante du violent effort qu’elle faisait pour se contenir :

— Il le faut… il le faut… venez !

Mais lui très bas, l’air honteux :

— Je peux pas… Vous voyez bien que je peux pas… Plus tard… vous promets.

Puis il bégayait des excuses, d’un rire bête, d’une voix d’enfant… Ce n’était pas ce qu’il avait bu. Oh ! non… mais l’air, le froid, en sortant du souper.

— Oui, oui… Je sais… C’est égal !… il faut descendre… Qu’ils vous voient, qu’ils vous voient seulement !… Je leur parlerai, moi… Je sais ce qu’il faut dire.

Et comme il restait toujours immobile, muet maintenant d’un sommeil qui commençait sur sa face horriblement détendue, la colère de Frédérique s’exaspéra.

— Mais comprenez donc qu’il y va de notre destinée… Christian, c’est ta couronne, la couronne de ton fils, que tu joues en ce moment… Voyons, viens… je t’en prie, je veux.

Elle était superbe alors d’une volonté forte dont les effluves dans ses yeux d’aigue marine magnétisaient visiblement le roi. Elle le prenait avec son regard, essayait de l’affermir, de le redresser, l’aidait à se débarrasser de son chapeau, de sa houppelande, remplis des mauvais souffles de l’ivresse, de la fumée grisante des cigares. Il se raidit un moment sur ses jambes molles, fit quelques pas en chancelant, appuyant ses mains brûlantes sur le marbre des mains de la reine. Mais tout à coup elle sentit qu’il s’effondrait, recula elle-même à ce contact fiévreux, et brusquement le repoussa avec violence, avec dégoût, le laissa choir de tout son long sur un divan ; puis sans un regard pour cette masse chiffonnée, inerte, déjà ronflante, elle quitta la chambre, passa devant Élisée sans le voir, droite, les yeux à demi fermés, murmurant d’une voix de somnambule égarée et douloureuse :

Alla fine sono stanca de fare gesti de questo monarcaccio[2]… 


  1. Aller aux portes, mendier. Expression de là-bas. A. D.
  2. Je suis lasse à la fin de faire les gestes de ce mauvais roi.