Les Rois/Chapitre XXXII

Calmann Lévy, éditeur (p. 327-333).

XXXI

Il présida le conseil avec beaucoup de lucidité et développa le plan d’une organisation très forte des candidatures officielles pour les prochaines élections.

Après quoi, il fit appeler la princesse :

— Madame, n’avez-vous rien à me dire ?

— Mais… vous-même, sire ? balbutia Wilhelmine. Ces gens que vous avez fait venir et qui étaient, m’a-t-on dit, le garde Günther et sa petite-fille, vous ont-ils appris quelque chose de nouveau ?

— C’est à moi de vous interroger. N’avez-vous rien à me dire, madame ?

— Moi ?

Il reprit, plus impérieusement :

— Madame, je suis votre père et votre roi. J’attends que vous vous confessiez.

Domptée, elle dit d’une voix sourde :

— Eh bien, oui, c’est moi qui l’ai tué.

— Ah ! malheureuse ! malheureuse !…

— Oui, malheureuse. Car je l’aimais, et pour lui j’aurais donné mon sang. Je l’avais suivi à Loewenbrunn, malgré lui… Ah ! quelle torture !… Je la sentais, cette fille, tout près… Si elle n’avait été que sa maîtresse, peut-être me serais-je résignée. Je savais quel est communément le sort des reines, qu’il n’y a guère, parmi elles, d’épouses heureuses, et que, trompées, il ne leur est pas permis, comme aux autres femmes, de se plaindre tout haut ni de se venger. Et puis, j’avais tant demandé à Dieu de me délivrer de la jalousie ! Non, en vérité, si Hermann n’avait été que son amant, je crois que, avec la grâce de Dieu, j’aurais souffert sans rien dire… Mais, ici, il y avait autre chose… Pourtant, je ne voulais pas descendre à espionner… Un jour, un inconnu--un émissaire d’Otto sans doute--a remis pour moi un billet anonyme qui me dénonçait le rendez-vous d’Hermann et de mademoiselle de Thalberg et qui m’indiquait le moyen d’arriver jusqu’à eux… J’ai dit à Tauchnitz, un vieux serviteur dont je suis sûre, de m’attendre, sur les huit heures du soir, en dehors des jardins, avec la voiture de service. A l’angle du parc d’Orsova, je suis descendue. J’ai suivi le mur pendant quelques minutes, jusqu’à une poterne qui n’était fermée qu’au loquet. Je suis allée droit à la villa… La nuit était douce, et la porte du _window_ était restée ouverte… Je les ai vus par le vitrage, elle et lui, et, comme le salon était éclairé, ils ne pouvaient me voir… J’ai vu et entendu… J’ai entendu ce qu’elle disait à Hermann et ce que Hermann lui répondait… Je vous jure sur mon salut éternel que ce qu’elle me prenait, ce n’était pas seulement le cœur de mon mari, mais son honneur, et sa couronne, et celle de mon fils… Je suis entrée… J’ai crié, je me souviens : « Ah ! misérable, misérable fille ! » Je l’ai traité, lui, de lâche et de déserteur… Je ne sais plus bien ce qu’il a répondu… Elle s’était blottie contre lui, et il l’entraînait vers la porte, en tournant sur moi des yeux pleins de terreur et de haine… J’ai compris que c’était fini ; que, si je le laissais partir, il ne reviendrait plus ; enfin que j’assistais au plus grand crime que puisse commettre un roi… Il fallait, il fallait empêcher cela… Ce que j’ai fait alors, comment l’ai-je pu faire ? Je l’ai fait cependant ; ces choses-là paraissent simples et nécessaires au moment où on les accomplit… Une arme s’est trouvée là… J’ai tiré sur eux au hasard : ils étaient trop enlacés pour que je pusse choisir… C’est lui qui est tombé… Après, je suis partie… J’ai abandonné dans cette maison, j’ai laissé aux baisers de cette fille, le cadavre du prince héritier… J’ai rejoint Tauchnitz au coin du parc, et je suis rentrée vers dix heures à Loewenbrunn. Je m’étais arrangée pour qu’on ignorât mon absence et pour que mes femmes me crussent retirée dans ma chambre… Et maintenant, sire, jugez-moi.

Elle s’agenouilla. Le roi lui fit signe de se relever.

— Je vous crois, madame, et je vous absous. C’est Dieu qui a conduit tout ceci. Vous n’êtes point coupable ; mais je suis le plus malheureux des hommes… Hélas ! dans un temps où la plupart des souverains montrent de si faibles cœurs, j’ai fait, je puis le dire, tout mon devoir de roi. J’ai refoulé en moi les affections naturelles et les passions égoïstes. J’ai épousé, jeune encore, une femme que je n’aimais pas, ne consultant dans mon choix que l’intérêt du royaume, et j’ai été fidèle à la reine, dont Dieu ait l’âme. Pendant cinquante ans, j’ai travaillé dix heures par jour et, tant que j’ai eu des forces, pas un moment je ne me suis dispensé de ma dure parade royale. Et j’ai eu la douleur de voir les peuples se désaffectionner de leurs rois et de sentir que rien de mon âme ni de mes croyances n’avait passé dans mes fils. Et voilà que Dieu a permis que l’un d’eux commît le crime de Caïn et que tous deux périssent en un jour, parce que l’un d’eux manquait de vertu, et l’autre de foi. Et, ainsi, j’ai peur que ma mort, qui est proche, ne soit pas seulement la fin d’un vieux bonhomme de roi, mais la fin d’une race, et peut-être même la fin d’une royauté… Toutefois, haussons nos coeurs. Le désespoir est un crime. La foi et la vertu qui manquaient à mes fils, vous les avez, ma fille, et mon petit-fils est en de bonnes mains. Et le vieux tronc pourra encore reverdir !… Dieu lui-même nous fait assez connaître qu’il ne nous a pas encore abandonnés, puisque, tout en nous frappant, il nous livre nos ennemis et nous arme contre eux… Rassurez-vous, madame : vous n’avez rien à craindre… Audotia Latanief sera condamnée--et pendue, je m’en flatte.

La princesse eut un sursaut d’horreur :

— Eh ! quoi ? sire, la condamner, maintenant que vous la savez innocente ?

— Audotia n’est point innocente.

— Elle l’est de la mort du prince… Depuis son arrestation, cette pensée me torturait qu’une autre pût être condamnée pour un crime qui est mien, et, si vous ne m’aviez forcée tout à l’heure à confesser la vérité, j’espère que Dieu m’aurait donné le courage de me dénoncer avant le jugement d’Audotia.

— Cette femme, dit le roi, a mille fois auparavant mérité la mort, et, du reste, si elle n’était pendue comme meurtrière, elle le serait comme instigatrice du meurtre. Nous ne lui faisons donc aucun tort. Mais il importe qu’elle soit condamnée comme régicide de fait. La raison d’État l’exige.

— La raison d’État ? Mais cela est horrible !… Car, enfin, si Audotia n’était jugée que sur ses aveux et sur les charges relevées contre elle, êtes-vous sûr qu’en effet le tribunal prononcerait la condamnation capitale ?… Elle mérite la mort, soit ; mais vous ne pouvez l’y envoyer que par un mensonge public… La morale des rois n’est-elle donc pas la même que celle des autres hommes ?

— Non, madame, vous le savez bien ; et c’ est même à cause de cela que j’ai pu vous absoudre… Enfin, ne vous mettez pas en peine : je prends tout sur moi, et j’en répondrai devant Dieu qui me jugera bientôt.

— Mais, s’il faut que l’arrêt soit prononcé, ne pourriez-vous, du moins, concilier la justice et l’intérêt du royaume en commuant la peine d’Audotia et… peut-être… au bout d’un certain temps… en lui permettant de s’évader ?…

— Non, madame. Ce que j’ai dit sera.

— Sire, épargnez-moi ce remords, je vous en supplie… Je me sens si faible… depuis que j’ai tué… Ne me livrez pas encore à ce spectre… C’est assez d’un, je vous jure.

La voix du vieillard trembla de colère :

— Madame, vous oubliez que je suis, à vous aussi, votre juge. Je vous prie de me laisser faire ici ce que je dois. Ce n’est même qu’à cette condition que je vous pardonne la mort de mon fils.

Et il la congédia du geste.