Les Rois/Chapitre XXX

Calmann Lévy, éditeur (p. 303-314).

XXX

Dès le lendemain, Christian XVI, dans son fauteuil de malade, présidait le conseil des ministres. Son état s’était amélioré, il pouvait mouvoir les doigts et l’avant-bras et, bien que sa voix restât faible et sa langue lourde, parler de manière à se faire entendre. Surtout sa forte volonté, réveillée par la nécessité d’un devoir pressant, soutenait son corps moribond.

— Dieu m’éprouve, messieurs, et de toutes façons. Dans la retraite où j’attendais le suprême repos, il m’a frappé des plus rudes coups qui puissent atteindre un père et un roi, et on dirait qu’il n’a différé ma mort et ne m’a rendu une ombre de vie que pour que je sentisse mieux le poids de sa main… Mais faisons notre devoir.

Il félicita le général de Kersten de son énergie, suspendit douze journaux, ordonna des perquisitions chez les chefs des divers partis révolutionnaires, en fit emprisonner quelques-uns et consigna jusqu’à nouvel ordre la garnison de Marbourg.

Puis il déclara que la nouvelle Chambre serait élue et convoquée dans le plus bref délai. « Vu le malheur des temps », il faisait aux « idées nouvelles » ce sacrifice considérable et ne jugeait pas à propos d’user de son autorité souveraine pour défaire ce qui avait été fait par son fils aîné. Il chargerait le comte de Moellnitz de former un nouveau ministère. Dès que ce ministère serait constitué, le roi abdiquerait en faveur de son petit-fils.

En attendant, il poussa vigoureusement l’instruction de l’« affaire d’Orsova ». Ce mystère passionnait le public. Le roi avait d’abord compté que la mort des deux princes, encore que l’un fût méprisé et l’autre devenu impopulaire, produirait un grand mouvement de pitié et d’indignation, dont bénéficieraient la cause royale et les intérêts conservateurs. En réalité, la première émotion calmée, le peuple éprouva surtout un sentiment de curiosité badaude et ne vit guère dans le double régicide qu’un « fait divers » exceptionnel ; mais l’effet de cette curiosité fut précisément celui que le roi avait attendu d’un autre sentiment. Toute l’Alfanie oublia pendant quinze jours les questions politiques et sociales et laissa son gouvernement à peu près tranquille.

Soit habileté, soit conviction, le roi avait émis l’hypothèse d’un guet-apens socialiste, et l’enquête fut dirigée d’après cette idée préconçue. Les faits semblèrent d’abord s’y ajuster. Mais on ne pouvait les révéler au public sans lui apprendre en même temps certaines particularités secrètes de la vie des deux princes, ni dénoncer les ennemis de l’État sans laisser deviner les faiblesses privées de leurs victimes. Le roi consentit sans hésitation à ce que les voiles fussent du moins soulevés à demi, persuadé qu’un intérêt supérieur lui commandait de braver, en cette circonstance, l’injurieuse indiscrétion des commentaires publics.

Les journaux de Marbourg publièrent donc successivement les notes suivantes :

« L’instruction de l’affaire d’Orsova a fait un grand pas. Nous avons dit que le château était habité par une certaine comtesse Leïlof, disparue depuis l’attentat. Or il est établi que la comtesse Leïlof n’était autre que mademoiselle Frida de Thalberg, demoiselle d’honneur de Son Altesse Royale la princesse Wilhelmine. Le prince Hermann témoignait à mademoiselle de Thalberg une sympathie particulière, sympathie facile à comprendre si l’on songe que cette jeune fille était la petite-nièce du marquis de Frauenlaub, ancien gouverneur du prince, et que, brouillée avec son grand-oncle et réfugiée à Paris avec sa mère, le prince Hermann l’y avait rencontrée, l’avait réconciliée avec son vieux parent et introduite lui-même à la cour. Il avait pour elle l’affection qu’on a souvent pour les personnes à qui l’on a rendu de grands services. Il ignorait, ou il voulait oublier, que mademoiselle de Thalberg était la petite-fille du conspirateur Kariskine, qu’elle s’était liée, à Paris, avec la trop fameuse Audotia Latanief, et qu’elle était restée imbue, même dans sa nouvelle situation, des idées les plus subversives.

« Son Altesse Royale avait bien mal placé son affection. Il est maintenant évident que Frida, qui avait conservé des relations avec les fractions les plus avancées du parti socialiste, a lâchement trahi son royal protecteur et l’a attiré, sous quelque prétexte, au château d’Orsova pour le livrer aux assassins. On a trouvé dans les papiers de mademoiselle de Thalberg une lettre d’Audotia Latanief qui lui annonçait sa visite pour le jour même où les deux crimes ont été commis.

« Frida de Thalberg et Audotia Latanief sont activement recherchées. »

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« Les charges s’accumulent contre Audotia Latanief. Le revolver retrouvé sous un des meubles du salon a été reconnu par un armurier de Marbourg pour avoir été vendu par lui, il y a quinze jours, à une femme dont le signalement répondait à celui d’Audotia Latanief. Une femme répondant au même signalement a été vue le jour du crime, vers trois heures de l’après-midi, dans une auberge isolée située sur la route forestière de Kirchdorf à Steinbach. »

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« Audotia Latanief a été arrêtée, hier soir, dans l’hôtel garni qu’elle habitait à Marbourg, rue des Saulaies, et où elle avait eu la singulière imprudence de rentrer. Elle n’a opposé aucune résistance aux agents et s’est contentée de dire : « Je vous attendais : c’est bien. » Interrogée par le juge d’instruction, elle n’a cessé de faire montre du plus odieux cynisme. Elle a avoué qu’elle avait rendu visite à mademoiselle de Thalberg le jour du crime et que le revolver retrouvé dans le salon était le sien. Elle a ajouté qu’elle approuvait l’assassinat du prince Hermann, mais elle a nié en être l’auteur. Vers la fin de l’interrogatoire, elle a supplié qu’on lui donnât des nouvelles de sa jeune amie et, comme on ne lui répondait pas, elle s’est mise à fondre en larmes.

« On n’a pu, jusqu’ici, retrouver les traces de Frida de Thalberg. »

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« Il paraît évident, en dépit des dénégations d’Audotia, si peu compatibles avec ses aveux partiels, que c’est bien elle qui a assassiné le prince Hermann. A-t-elle eu d’autres complices que Frida ? On le saura bientôt, car ceux des chefs du parti révolutionnaire qui passaient pour être particulièrement liés avec Audotia ont été mis en état d’arrestation.

« Pour le prince Otto, il est infiniment probable que son meurtrier n’est autre que le garde-chasse Günther. Les antécédents de cet ancien soldat sont irréprochables ; mais il était dévoué corps et âme à mademoiselle de Thalberg, et il n’est pas impossible qu’il ait, en cette occasion, poussé l’obéissance jusqu’au crime. D’ailleurs, il ignorait peut-être le nom de la victime qui lui a été désignée.

« La balle qui a frappé le prince Otto est du même calibre que le fusil dont le vieux garde se servait habituellement. Sans doute, on n’a retrouvé aucune tache de sang dans les vêtements de Günther, bien qu’il ait dû traîner sa victime à plus de cent mètres de l’endroit où il l’avait abattue. Mais la blessure du prince Otto a fort peu saigné, et, d’ailleurs, Günther a eu toute la nuit pour faire disparaître les vêtements qu’il portait au moment du crime.

« D’après l’avis des médecins, la mort du prince Otto a dû être postérieure à celle de son frère. On suppose que le prince Otto était parvenu à s’échapper de la maison scélérate et que Günther, qui faisait sentinelle à l’extérieur, a pu l’atteindre alors qu’il s’enfuyait à travers le jardin.

« Mais par quels moyens le prince Otto avait-il pu être attiré, à cette heure tardive, dans cette habitation écartée ? Il ne faut pas oublier que le prince, qui était la simplicité même, aimait, à l’exemple de son aïeul Christian XII le Bien-Aimé, à se mêler secrètement aux foules populaires et y cherchait quelquefois d’innocentes aventures. On a découvert que, la veille du forfait, il avait assisté incognito aux réjouissances publiques de la fête de Steinbach et qu’il y avait lié connaissance avec la petite-fille du garde. Ajoutons que les mœurs de celle-ci étaient notoirement déplorables. Quel piège a pu tendre la rouerie de cette fille à la bonhomie indulgente du prince ? C’est ce qu’on ne sait pas encore.

« Jusqu’ici, Günther et Kate se sont enfermés dans un mutisme de brutes. On espère que la solitude aura raison de cet entêtement.

« Quant à Frida de Thalberg, on a des raisons sérieuses de la croire réfugiée à Londres ou à Paris. »

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Telle était l’interprétation officielle du « mystère d’Orsova ». Elle ne satisfaisait qu’à demi le vieux roi. Cette invention d’un « guet-apens » socialiste soutenait mal l’examen, prêtait à trop d’objections quand on voulait la préciser. Peut-être la coïncidence mélodramatique des deux meurtres n’était-elle, après tout, qu’un effet du hasard ? Chaque meurtre devait alors s’expliquer séparément. Christian était tenté de croire qu’Audotia disait la vérité lorsqu’elle niait avoir assassiné le prince Hermann. Quel intérêt avait-elle à s’obstiner dans des dénégations qui ne sauveraient point sa tête, puisqu’elle se reconnaissait complice de fait et de désir et que cela suffirait pour sa condamnation à mort ? D’autre part, la correspondance de Frida et d’Hermann, que le roi avait entre les mains, éloignait l’idée que mademoiselle de Thalberg eût tué son platonique amant par fanatisme révolutionnaire. Pourtant, selon toute apparence, l’assassin, c’était elle. Fallait-il donc supposer chez Frida quelque accès de jalousie meurtrière ? Ou bien Hermann, fatigué de la spiritualité de cette liaison, avait-il voulu faire violence à son amie, et cette étrange fille avait-elle, contre l’homme qu’elle adorait, défendu sa vertu à coups de revolver ?

Le meurtre d’Otto s’expliquait plus aisément. Le roi connaissait les moeurs secrètes de son fils cadet et son goût des basses aventures. Une balle envoyée par un amant de cœur, garçon de ferme ou palefrenier, avait fort bien pu l’abattre au sortir de quelque crapuleux rendez-vous avec la petite-fille du garde-chasse… Donc, nul lien entre les deux assassinats, sinon cette extraordinaire coïncidence de temps et de lieu. Mais, si cette rencontre n’était point l’effet d’une machination humaine, le pieux souverain était tout près d’y reconnaître l’intervention d’une volonté divine dont il adorait les desseins. C’était afin de s’y conformer qu’il gardait pour lui ses suppositions et qu’il maintenait énergiquement l’enquête dans la direction où il l’avait d’abord engagée. Assurément, la Providence avait permis la mort des deux princes pour lui fournir des armes contre les ennemis de la société et pour qu’il pût sauver encore ce qu’avait si gravement compromis la faiblesse ou l’indignité de ses fils…

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Cependant, Audotia, dans sa prison, était fort malheureuse. Elle était persuadée que c’était Frida qui avait tué le prince Hermann, et elle la bénissait et elle la glorifiait dans son cœur. Mais, en même temps, elle ne pouvait se consoler de l’avoir perdue. Elle découvrait en elle-même une maternité dont elle n’avait pas auparavant soupçonné la profondeur, et, pour la première fois, elle craignait d’aimer une personne autant que l’humanité.

Dans la nuit qui avait suivi sa visite à Orsova, puis toute la journée du lendemain, elle avait vainement attendu sa jeune amie. La nouvelle du double meurtre l’avait d’abord comblée de joie : elle croyait le peuple prêt à saisir cette occasion de se soulever et de proclamer la République. Mais elle comptait sans le réveil de Christian XVI. Rentrée à Marboung, elle y avait trouvé le parti hésitant, intimidé par les mesures de rigueur que le vieux roi avait décrétées, et la majorité du peuple amusée par ce crime célèbre comme par un roman-feuilleton qui serait « arrivé » et plus curieuse de suivre au jour le jour l’instruction de cette « ténébreuse affaire » que disposée à en profiter pour s’affranchir.

Ainsi, l’acte héroïque de la fille de son âme, et peut-être sa mort (car elle ne doutait presque plus du suicide de Frida) allaient être inutiles à la sainte cause ! Cette pensée que Frida était morte par elle, et morte en vain, la torturait. Sa foi n’en était pas ébranlée : si « les temps » n’étaient pas venus encore, ils viendraient, rien n’était plus sûr. Mais elle se sentait frappée au cœur et n’avait plus le courage d’agir. Et c’est pourquoi un soir, non point désespérée, mais horriblement lasse, elle était remontée chez elle pour y attendre les hommes de la police.

Et, dans sa cellule, elle passait ses journées à tricoter des bas et des petits jupons de laine pour les enfants des détenues.