Les Rois/Chapitre XXII

Calmann Lévy, éditeur (p. 235-240).

XXII

Le château d’Orsova était situé à deux lieues de Loewenbrunn et à une demi-lieue du petit village de Steinbach, en enclave dans les chasses royales. Les vieux murs qui entouraient le parc étaient presque entièrement cachés par le lierre et les broussailles. La maison, basse et abritée par des massifs de verdure, ne s’apercevait pas de l’extérieur, en sorte que ceux qui passaient sur la route forestière ne pouvaient, à moins d’être avertis, deviner cet ermitage enfoui dans les bois.

Le domaine ayant été mis en vente après la mort du marquis d’Orsova, Hermann l’avait fait acheter secrètement, et Frida s’y était installée sous le nom de comtesse Leïlof. Elle n’ avait pour tous serviteurs que le garde Günther, un ancien soldat rude et bon homme, et sa petite-fille, Kate, assez belle, mais mal tenue, l’air un peu gouge, avec des yeux de folie. Le vieux garde était seul dans le secret du prince.

Günther entretenait tant bien que mal les trois ou quatre corbeilles de fleurs qui étaient devant le perron, et le potager caché derrière les écuries. Kate balayait les chambres et faisait la cuisine. Frida trouvait que c’était fort bien ainsi.

Elle était ravie de ce retour à la vie rustique. Elle faisait de lentes promenades dans le parc, depuis longtemps négligé, où l’herbe envahissait les allées ; et elle aimait surtout, à l’une des extrémités du domaine, dans une lande de bruyères violettes, un étang assez vaste sur lequel dormaient des fleurs d’eau, et qui, souvent, devenait tout rouge au coucher du soleil.

Au commencement, elle s’aventurait quelquefois dans les bois environnants. C’est là qu’un jour elle s’aperçut qu’elle était suivie par un cavalier qui ressemblait à Otto. Heureusement, elle avait pu, au détour d’une allée, se dérober dans un fourré. Depuis, elle n’était plus sortie de l’enceinte du parc.

Elle voulut, elle aussi, travailler de ses mains, le travail étant le devoir de tous dans la cité idéale. Elle se réserva le soin de la basse-cour et elle passait des heures avec Günther à faire des boutures. Et elle s’appliquait à traiter, dans ses propos, Günther et Kate sur un pied de complète égalité, ce qui gênait le bonhomme et faisait rire la fille.

Le reste du temps, elle lisait des livres de sociologie révolutionnaire, utopies pleines d’effusions vagues ou traités arides aux prétentions scientifiques, afin de se confirmer dans sa foi. Le soir, quand l’ombre s’allongeait, quand les fleurs brillaient, dans la lumière mourante, d’un éclat reposé et que la cime arrondie des massifs s’immobilisait sur un fond d’or, ou, d’autres fois, quand le ciel était gris et que le vent faisait flotter les feuillages souples comme de longues chevelures, elle jouait sur le piano un peu de musique allemande. Elle se sentait en même temps triste et heureuse, et, comme ces mystiques qui confondent certains troubles délicieux de leur corps avec les douceurs de l’état d’oraison, comme Catherine de Sienne lorsque, tenant dans ses mains pâles la tête du supplicié qui l’aimait, elle sentit lui couler dans les membres « un fleuve de lait » et reconnut dans cette volupté un effet et un signe de la grâce de Dieu présente en elle : ainsi, tandis qu’une langueur lui venait de l’heure crépusculaire, de sa jeunesse et de son amour pour un homme, Frida se croyait surtout attendrie par son rêve d’universelle charité et reconnaissait, dans ce suave désir de pleurs dont elle était envahie, le signe d’une communion, enfin parfaite, avec toutes les âmes souffrantes éparses dans le monde et qu’apaisait, comme elle, à cette même heure, l’approche de la nuit bienveillante…

Et elle pensait sans cesse à Hermann. Elle se délectait à l’idée que ce qu’il préparait de grand, là-bas, était un peu son œuvre à elle. Plusieurs fois, le prince était venu la voir, et, chaque fois, il s’en allait réconforté par l’enthousiasme de sa petite amie, gagné à la contagion de son invincible espérance.

Quelques jours avant la manifestation du 1er octobre, elle écrivit à Audotia Latanief, dont elle avait demandé l’adresse à Hermann sans lui dire pourquoi. Depuis qu’elle l’avait quittée à Paris, toute relation avait cessé entre elles ; mais Frida savait bien que la vieille femme ne pouvait l’avoir oubliée. Elle lui expliquait dans sa lettre les vues et les projets d’Hermann, lui vantait la générosité et la bonté du prince, la suppliait, d’y croire, de ne point entraver son œuvre, de prêcher au peuple la confiance et la patience.

Audotia ne répondit point.

Lorsque Frida apprit, par un billet d’Hermann, l’émeute et la répression sanglante, il se passa en elle quelque chose de singulier. Certes, la nouvelle la rendit malheureuse ; mais il lui semblait qu’elle aurait dû l’être plus encore et d’une autre façon. Elle comprenait que ce qui venait d’arriver était horrible, qu’elle _devait_ demander des comptes à Hermann, que lui-même _devait_ s’attendre à ce qu’elle lui en demandât… Et pourtant, ce qui la désolait, c’était moins la banqueroute, pour longtemps irréparable, de ses plus chères idées que la souffrance de son ami. Quoi qu’elle pût faire, elle songeait moins au peuple qu’à Hermann. Elle se figurait son désespoir, se promettait de ne lui adresser aucun reproche, même indirect, et, secrètement, se faisait d’avance une douceur de le consoler.

Apparemment, en dépit de ses lectures et de ses efforts pour persévérer dans sa foi, le tranquille sortilège des grands bois agissait sur elle. La paix dont elle était enveloppée, la compagnie des plantes et des bêtes, l’ivresse légère des matins et la magie des soirs, le sentiment de l’auguste fatalité des lois naturelles, dont elle pouvait voir à chaque instant les lentes et sereines manifestations, tout cela lui faisait plus lointaine et plus malaisée à imaginer l’humanité vivante et douloureuse. Et, tandis que ceux de ses sentiments qui avaient pour origine des représentations générales et abstraites de groupes humains s’émoussaient imperceptiblement chez la jeune révoltée, en revanche, ce qu’il y avait de naturel, d’instinctif, de simplement féminin dans son mystique amour pour le prince se dévoilait et se fortifiait dans cette solitude. L’éloignement même d’Hermann le lui rendait plus présent. Et, déjà, à certaines heures, l’amoureuse, en elle, déconcertait l’illuminée.

Un matin, Frida reçut un billet d’Audotia Latanief qui ne contenait que ces mots : « J’irai vous voir. Votre vieille amie, » et la signature.

C’était le jour même où le prince Hermann devait venir à Orsova, après la tombée de la nuit.