Les Rois/Chapitre XIX

Calmann Lévy, éditeur (p. 202-209).

XIX

Il entraîna Renaud par des galeries, des couloirs étroits et tournants, des portes basses, des tronçons d’escalier pratiqués dans l’épaisseur des murailles, car le palais, repris et agrandi à différentes époques, était machiné, dans certaines parties, comme un château de mélodrame. Ils traversèrent le corridor où le prince Manfred avait été assassiné par les ordres de son frère Otto III, la chambre où la reine Ortrude, aidée de son amant, avait étranglé le roi Christian V et la salle basse où le roi Christian VI avait tenu enfermé pendant dix ans, puis laissé mourir de faim le vieux roi Conrad VIII, qu’il accusait d’être dément.

Ils arrivèrent dans une des tourelles d’angle, autrefois prison, aujourd’hui chapelle. De là, par trois fenêtres étroites comme des meurtrières, on découvrait en enfilade toute l’avenue de la Reine et la façade extérieure de l’aile gauche du palais.

Comme ils entraient, ils virent dans l’ombre une femme agenouillée sur un prie-Dieu et toute secouée de sanglots. C’était la princesse Wilhelmine. En apercevant son mari, elle renfonça subitement ses larmes et reprit son air d’impassible dignité avant de se replonger dans son oraison.

Et Hermann lui en voulut de n’avoir pas continué simplement à pleurer.

Il passa derrière l’autel, monta sur l’escabeau qui servait au chapelain pour exposer l’ostensoir dans sa niche, ouvrit une imposte pratiquée dans l’un des étroits et lourds vitraux et regarda dehors.

Les marronniers de l’avenue lui cachaient par places la chaussée et, les larges trottoirs. Voici toutefois ce qu’il vit, de loin, par les percées ouvertes entre les masses de feuillages.

La foule se ruait contre le guichet, essayait de forcer la lourde porte à coups de pavés et de barres de fer ou en poussant contre elle, en manière de bélier, les timons d’un tombereau. Des hommes se faisaient la courte échelle et tâchaient de se hisser jusqu’aux fenêtres du premier étage. Toutes les vitres de cette partie du palais tombaient avec fracas sous une grêle de pierres, et, comme elles rebondissaient, en même temps que les projectiles, sur les têtes des assiégeants, la fureur du peuple redoublait, pareille à celle d’un aliéné qui se blesse lui-même. Une clameur continue emplissait l’air. Plusieurs drapeaux noirs flottaient, ballottés dans les remous de la foule, comme des oiseaux de funèbre augure sur une mer démontée.

Alors, barrant toute l’avenue, parut un escadron de cuirassiers, sorti de la cour intérieure du palais par une des portes de l’aile droite et qui venait prendre la multitude à revers. Les cavaliers s’arrêtèrent. Hermann vit le geste de l’officier faisant les trois sommations, qui restèrent inutiles. Les cavaliers reprirent leur marche, lentement. Des remous plus forts parcoururent la foule ; mais elle ne se dispersa point. Quand le premier rang des chevaux fut sur elle, elle sembla se gonfler comme le bourrelet d’une flaque d’eau qu’on balaye. Des têtes disparurent, submergées dans ce bouillonnement. Hermann devina que des corps devaient être foulés aux pieds. Fidèles à leur consigne, les cavaliers ne dégainaient pas. Mais des enragés les tiraient par les bottes ; d’autres se suspendaient aux naseaux des chevaux… Et tout à coup, sans que Hermann vît comment, la foule se trouva reformée derrière l’escadron… Les cuirassiers des derniers rangs firent volte-face. On leur jetait des pierres. Des visages furent meurtris et déchirés et, sous plus d’un casque, le sang coula. Quelques-uns se défendaient à coups de fourreau ou avec la crosse de leur carabine. Des chevaux se cabrèrent. Un cavalier fut arraché de sa selle par des mains furieuses et ne reparut plus…

L’officier d’ordonnance était derrière Hermann, au pied de l’escabeau, attendant les ordres.

— Allons ! dit Hermann, c’est eux qui l’auront voulu… Les soldats sont du peuple aussi… Que l’on fasse donner l’infanterie et qu’elle tire… après les trois sommations.

— Bien, monseigneur.

Hermann prit sa tête dans ses deux mains :

— Ah ! les brutes ! les brutes ! les brutes ! cria-t-il. Mais pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi ?…

L’escadron, assailli devant et derrière, se défendait comme il pouvait. D’eux-mêmes, les cavaliers avaient dégainé. La mêlée devenait meurtrière.

La porte que les insurgés assiégeaient tout à l’heure s’ouvrit brusquement, et des fantassins débouchèrent dans l’avenue, la baïonnette en avant. Trois sommations, que le peuple déchaîné ne parut même pas entendre ; puis une décharge. Cela fit dans la foule un vide circulaire, pareil à celui que laisse un coup de faux dans un champ de blé. Deux ou trois milliers d’insurgés se trouvaient pris à leur tour entre les cuirassiers et les fantassins, aussi sûrement condamnés qu’un bétail dans une salle d’abattoir. Fous de rage, ils tourbillonnaient au hasard, se précipitaient contre les fusils baissés. Une nouvelle décharge ouvrit dans leur masse mouvante de nouvelles échancrures, vite rebouchées. Mais plusieurs cavaliers, atteints par les balles de l’infanterie, dégringolèrent de leurs montures. La foule se jeta sur eux…

Hermann détourna les yeux pour ne plus voir et descendit de son escabeau.

— A tout prix, dit-il à l’officier, qu’on arrête le feu ! A tout prix ! vous entendez ?

Wilhelmine était sortie quelques instants auparavant, sans rien dire.

Hermann rentra dans son cabinet, suivi de son maigre et long cousin. Il s’affaissa dans un fauteuil.

— Comprends-tu, maintenant, que je m’en aille ? dit Renaud de sa voix unie et calme. J’ai vu hier le roi. Je lui ai dit adieu. Il m’a à peine reconnu ; et je crois qu’il n’en a plus pour longtemps. Pauvre oncle ! Il n’a jamais été bien tendre pour moi : les affections naturelles n’étaient pas son fort. Mais peut-être valait-il mieux que nous, car il croyait à quelque chose, lui, et il a joliment joué son rôle, et avec une rude conviction ! Et ce qui te fait en ce moment pâlir d’angoisse lui eût paru la chose la plus simple du monde… Mais écoute. Bientôt, dans quelques semaines, tu recevras des pièces, très exactement authentiquées, qui établiront que j’ai fait naufrage ou que j’ai été tué par accident dans une chasse, enfin, que je suis mort. Ce ne sera pas vrai. Je te le dis, parce que, toi, je ne veux pas te tromper. Tu répandras officiellement la nouvelle de ma mort. Alors, enfin, je serai vraiment libre… Promets-le-moi.

— Oui, dit Hermann.

Quelques minutes s’écoulèrent, lentes et lourdes d’angoisse. Enfin l’officier reparut.

— C’est fini ? demanda Hermann.

— Oui, monseigneur. C’était fini déjà quand l’ordre de cesser le feu est arrivé.

— Les fusils du nouveau modèle ont dû « faire merveille », comme on dit… Combien de morts ?

— On ne sait pas au juste. De cinq à six cents peut-être, et un plus grand nombre de blessés. Les autres ne demandaient plus qu’à s’en aller. On les a laissés passer. L’ordre est rétabli ou le sera bientôt.

— Tu vois bien, dit Renaud, que tu n’as plus besoin de moi. Adieu, mon pauvre Hermann.

— Adieu, Renaud. Tu es heureux, toi.

— Tu feras ce que je t’ai demandé ?

— Quoi ?

— Tu ne m’as donc pas entendu ?

— Non.

— Alors, je t’écrirai. Adieu.

— Adieu.

Les deux cousins s’embrassèrent. Quand Renaud fut sorti :

— Y a-t-il parmi les tués et les blessés des femmes et des enfants ? demanda Hermann à l’officier.

— Une soixantaine, monseigneur.

— Qu’on dresse le plus vite possible la liste des victimes avec l’adresse de leurs familles et qu’on me l’envoie.

— Oui, monseigneur.

— J’y ai songé, Hermann, et j’ai déjà donné des ordres, dit la princesse Wilhelmine, qui entrait.