Les Rois/Chapitre XII

Calmann Lévy, éditeur (p. 147-154).

XII

— Je dois, monsieur le ministre, vous faire connaître mes intentions. J’autorise la manifestation annoncée. Le parcours en sera fixé d’avance et de façon que la circulation ne soit interrompue que sur un petit nombre de points et pour trois ou quatre heures seulement. Cela est facile à régler. Dans ces limites, toute liberté sera laissée au peuple d’exprimer ses voeux publiquement, à condition toutefois de ne proférer aucun cri séditieux.

— Le cri de : « Vive le suffrage universel ! » devra-t-il être considéré comme un cri séditieux ? demanda Hellborn.

— Non, dit le prince.

— Votre Altesse Royale permettra-t-elle aux manifestants de porter dans les rues le drapeau noir ?

— Non, je ne puis autoriser le drapeau noir. C’est lui qui donnerait à la manifestation un caractère de révolte. Si les ouvriers arborent le drapeau noir, les agents devront le leur arracher. Pour le reste, je le répète, liberté entière. Nous sommes bien d’accord ?

Hellborn prit un air profond :

— J’ai le regret de confesser à Votre Altesse que je suis beaucoup moins rassuré qu’Elle. Pour la première fois, dix ou douze mille ouvriers se trouveront réunis. Ils sentiront leur force. Ils seront très excités. D’autant plus qu’une bonne moitié de la population est pour eux. Audotia Latanief sera à leur tête, et vous connaissez sa puissance sur la foule. Cette femme est incorrigible : c’est une maniaque de révolution. Elle récompense bien mal Votre Altesse royale de sa générosité.

— Je n’ai point gracié Audotia dans la pensée qu’elle m’en serait reconnaissante.

— Enfin, n’y eût-il personne pour leur souffler la révolte, si on leur laisse le champ libre, ils se griseront de leur nombre même, et l’émeute sortira toute seule de cette masse échauffée.

— Le moyen le plus sûr de provoquer l’émeute, c’est d’interdire la manifestation.

— Le moyen le plus sûr de vaincre l’émeute, c’est de la prévenir… C’est toujours ainsi qu’on a fait avec nous.

— Avec vous ?

— Mon Dieu ! monseigneur, puisque ce mot m’est échappé, je n’ai point à cacher que j’ai été de quelques émeutes dans ma jeunesse. Le roi votre père nous faisait arrêter avant que nous eussions commencé. Cela lui a toujours réussi.

— Alors, il faudrait, selon vous ?…

— Empêcher les manifestants de se réunir, et ensuite de circuler par groupes.

— Vous croyez qu’ils se laisseraient faire ?

— Je ne le crois pas. Il y aurait probablement quelques têtes cassées.

— Probablement ?

— Sûrement, si vous voulez. Mais, sans cela, vous serez obligé d’en casser bien davantage un peu plus tard.

— Peut-être aussi n’aurons-nous pas à en casser du tout. Avouez que cela vaudrait mieux. Pourquoi la manifestation ne demeurerait-elle pas pacifique ? La plupart de ces gens-là ne sont point méchants. Si on les laisse crier tout leur soûl, cela les soulagera, et cela même les détournera de mal faire. Pourquoi pas ?

— Parce que cela est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que cela ne s’est jamais vu.

— Cela ne s’est jamais vu parce qu’on n’a jamais voulu le voir. Écoutez, mon cher Hellborn. Au fond, ce que le peuple a résolu de faire ne me paraît point, à moi, illégitime. Je lui avais donné de grandes espérances. Elles ont été déçues, non par ma faute, vous le savez. J’ai encore l’écoeurement des égoïsmes, des duplicités, des lâchetés dont la dernière assemblée m’a offert le spectacle. Les ouvriers, à qui l’espoir des réformes politiques avait fait prendre patience et qui s’étaient rejetés sur cette pâture, ceux surtout qui, uniquement à cause de cela, avaient consenti à ne point prolonger les grèves, s’aperçoivent qu’ils ont été dupes. Les grèves ont recommencé : je ne m’en étonne ni ne m’en indigne. Les déshérités réclament maintenant le suffrage universel. Je ne dis point qu’il faille le leur accorder tout de suite, car j’en connais les dangers et les mensonges. Et, pourtant, quand on ne croit plus au droit divin, le suffrage universel reste peut-être la dernière source possible de l’autorité : source trouble, mais unique. Et, enfin, s’ils demandent trop, c’est qu’on leur a donné trop peu. Je suis le roi de tous mes sujets, riches ou pauvres. C’est le droit de remontrance pacifique de ceux-ci à ceux-là que je veux défendre et que je défendrai.

Hermann parlait d’un ton calme, avec des inflexions modestes. Plus il sentait que ces discours devaient paraître étranges dans la bouche d’un prince, plus il s’efforçait d’y mettre l’accent de la plus entière simplicité et de la certitude la plus tranquille.

— Monseigneur, dit Hellborn, j’ai l’honneur de donner ma démission à Votre Altesse royale.

Hermann se leva :

— Soit. C’est étonnant comme j’ai de la peine à garder mes ministres. C’est que je fais des choses trop simples pour eux.

Il se mit à marcher de long en large, la tête baissée, les mains derrière le dos :

— J’ai beaucoup appris dans ces derniers mois. Ce qui rend les iniquités de l’état politique et social difficiles à redresser, c’est que tout le monde, en cette affaire, est à la fois juge et partie… Ce que je dis là n’a rien d’original, n’est-ce pas ? La réparation de ces iniquités est réclamée par ceux qui souffrent et par une partie de ceux qui jouissent. Or, les premiers demandent et espèrent trop. Et, quant aux seconds, ils ne peuvent jamais être complètement sincères. Il y aura toujours, même chez les meilleurs, un abîme entre leurs pensées et leurs actes. Presque tous les théoriciens révolutionnaires appartiennent à la bourgeoisie, quelques-uns à la bourgeoisie riche. Si tous ceux-là conformaient leur conduite à leur doctrine, s’ils vivaient sobrement, s’ils consacraient tout leur superflu au soulagement des misères dont ils font profession de s’indigner, la solution de la question sociale aurait déjà fait un grand pas. Mais non ! Privilégiés, ils continuent à jouir jalousement de leurs privilèges. Nous voyons qu’en tout pays la plupart des leaders de la démocratie sont ou de fort économes bourgeois, ou des hommes de plaisir, qu’ils n’aiment pas le peuple, qu’ils trouvent son abord déplaisant, qu’ils ne l’approchent que les jours de club et dans les périodes d’élections, et qu’ils ne font même pas la charité, sous prétexte que ce n’est pas la charité, mais la réforme des institutions qui amènera l’extinction de la misère. Hypocrisie ! hypocrisie !… Hélas ! ce n’est rien que de donner la dîme de son revenu. Mais, même parmi les riches les moins endurcis, qui donc donne la dîme ?… Personne ne fait son devoir. Je voudrais essayer de faire le mien.

Et, s’arrêtant devant Hellborn :

— J’accepte votre démission, monsieur. Je l’attendais, et vous avez raison de me l’offrir. Votre conduite dans la discussion du projet de réformes vous a brouillé avec vos amis de l’ancienne opposition, sans vous ramener tout à fait les conservateurs. Mais vous sentez qu’il vous serait plus facile de vous réconcilier avec ceux-ci et de devenir décidément leur homme en sauvant la société. Je vous permets de leur dire que c’est moi qui n’ai pas voulu que vous la sauviez.

Hellborn, nullement embarrassé, eut un sourire d’homme supérieur.

— Votre Altesse royale exprimait tout à l’heure les plus nobles pensées. Mais, que voulez-vous, monseigneur ? avant de se résoudre à certains sacrifices, on voudrait, du moins, être sûr qu’ils seront efficaces… Votre Altesse me permet de parler librement ?… Si peut-être nous hésitons, nous, les privilégiés,--les bourgeois, comme vous dites,--à sacrifier nos privilèges, vous-même, monseigneur, êtes-vous sûr, absolument sûr, que vous consentiriez, le cas échéant, à sacrifier les vôtres ? Je ne parle pas du pouvoir absolu, qui ne saurait être aujourd’hui qu’un nom et auquel vous avez déjà renoncé…

— Vous parlez de la couronne ? dit Hermann.

Il réfléchit, puis, gravement :

— En mon âme et conscience, monsieur Hellborn, je suis détaché de tout, même de la couronne.

Et, changeant de ton :

— Ne le répétez pas, au moins… Du reste, on ne vous croirait pas.

Hellborn se retira, un peu abasourdi.