Calmann Lévy, éditeur (p. 109-124).

IX

On lisait dans les « échos » du _Figaro_ et du _Gaulois_, à la date du 10 septembre 1900 :

« Chasse à courre, hier, à Montclairin, chez le baron Issachar. Son Altesse royale le prince Otto d’Alfanie conduisait la chasse. Les honneurs du pied ont été faits à la duchesse de Beaugency. Le soir, un grand dîner réunissait les hôtes du baron dans la célèbre galerie des Primatice. Remarqué, parmi l’illustre assistance, le marquis de Baule, le baron et la baronne Onan, le comte et la comtesse de Messas, le vicomte de Mizian, le duc et la duchesse de Villorceau et M. Dubois (de l’Eure).

Généralement, les « échos » de ce genre revenaient à Issachar, tout compte fait, à deux ou trois cent mille francs : soit cinquante mille environ pour l’ensemble des frais de réception, et, chaque soir, une quarantaine de mille francs pour le jeu du prince Otto. Or, le prince avait coutume, depuis des années, de passer toute une semaine à Montclairin, tant il avait d’amitié pour le baron.

Jusque-là, Issachar n’avait pas trouvé que ce fût trop cher. Être publiquement l’ami d’un prince, et non pas d’un prince à la douzaine, mais d’un prince pour de bon, héritier possible d’une vraie et très antique couronne, cela valait bien quelques sacrifices. Il n’avait pas l’âme médiocre et il savait payer royalement ses amitiés royales, le petit juif tenace, aux ambitions illimitées, dont les plus viles souplesses n’avaient jamais été que les servantes secrètes d’un immense orgueil. Trente ans auparavant, il débutait par être l’homme d’affaires d’une fille célèbre par son économie, Berthe de Chatou. Il épousait ensuite une ancienne gérante de _family hôtel_, un peu plus que mûre, mais qui avait « la forte somme ». Ah ! comme il l’avait fait fructifier ! Il disparaissait pendant dix ans. Il « travaillait » quelque part, en Asie Mineure. Un coup formidable sur de lointains chemins de fer. Il réapparaissait avec cinquante millions. Il les avait quintuplés, disait-on, dans la banque. Il était démocrate-conservateur, abondant en aumônes, pourvu qu’elles fussent publiques, protecteur « éclairé » et bruyamment généreux des lettres et des arts. Mais, surtout, ce circoncis était dévoré d’amour pour le trône et l’autel. Son rêve suprême était d’être « du monde », et du plus haut et du plus étroit, du monde du « faubourg » ou de ce qui reste du « faubourg ». Et, comme son snobisme confondait volontiers la vie aristocratique avec les conventions des mœurs sportiques et pseudo-élégantes, il était devenu l’homme « correct » par excellence, d’une correction implacable, divertissante par le sérieux qu’il y apportait. Froid, gourmé, sobre de gestes, ultra-anglais de costume et de tenue, il avait, dans la coupe de sa barbe et de ses vêtements et dans l’aspect empesé et mécanique de toute sa personne, la rigidité d’un dessin linéaire.

Bien naturelle, cette marotte d’Issachar. Si la noblesse est morte en France, du moins comme classe politique, elle vit encore, et plus que jamais sans doute, comme caste mondaine. Et la superstition qu’elle inspire aux parvenus est peut-être d’autant plus forte que son prestige ne repose plus sur aucune puissance effective, mais sur des souvenirs, des conventions vides, un pur néant. Elle existe d’autant plus, en un sens, qu’elle ne survit à l’organisation sociale qui était sa raison d’être que par l’opinion qu’elle garde d’elle-même. Pénétrer dans ce monde-là, qui est resté très fermé en théorie, et surtout être soi-même de ce monde-là, cela, devient, pour les gens comme le baron, la seule chose désirable parce que c’est la seule qui leur soit un peu difficile. Ils ont tout le reste excepté cela ; alors ils veulent avoir cela aussi, C’est un prurit, c’est une rage, qui rend les plus insolents capables de toutes les platitudes et qui fait que les plus rapaces jettent leur argent par les fenêtres.

C’est bien par les fenêtres que le baron jetait le sien, parce qu’au moins cela se voit. Et puis, cet argent jeté à poignées et d’un air d’insouciance, le baron savait toujours exactement où il tombait. Cet homme, qui offrait aux musées nationaux des tableaux d’un million reconquis sur l’Amérique à coups de surenchères, et qui, à chaque catastrophe un peu retentissante,--inondation, incendie, grisou, tremblement de terre,--s’inscrivait au _Figaro_ pour cent mille francs, était chez lui le maître le plus dur, le plus strict, et méticuleux et « regardant » comme une ménagère maniaque.

Non pas qu’il fût avare. Sauf en de rares minutes d’inadvertance où sa juiverie native reparaissait à son insu, il n’aimait pas l’argent pour lui-même, mais pour tout ce qu’il représente, pour la puissance dont il est le signe et l’instrument. Et il ne manquait pas non plus d’une certaine probité. Il avait, pour édifier son énorme fortune, trompé et dépouillé une multitude de malheureux, mais de loin, par des voies indirectes, sans voir leur ruine ni leurs larmes, et, enfin, ses victimes n’avaient qu’à se défier et à se défendre, comme il se défendait, lui, et comme il se déliait. A coup sûr, même au temps de sa misère, il n’aurait jamais consenti, l’occasion s’en fût-elle présentée, à s’approprier « par larcin furtivement fait » le portefeuille d’autrui, car cela, c’eût été vraiment de l’argent mal acquis, étant prélevé sur une personne non avertie, et n’étant point payé par une somme suffisante de travail, d’énergie ou de patience. Mais la banque et l’industrie, c’était la bataille, ce n’était point le vol. Tout cet or qu’il avait accumulé, c’était le prix de son activité, de sa hardiesse de joueur, de son imagination d’homme d’affaires, de sa supériorité intellectuelle. Et, sans doute, comprendre et absoudre ainsi les « affaires », c’est proclamer, par un détour, le droit du plus fort ou du plus rusé ; c’est admettre que la chasse à l’argent, au fond et malgré les apparences, se fasse dans les mêmes conditions que la chasse à la proie des hommes de l’âge de pierre. Mais cette considération eût peu frappé le baron Issachar. Il jugeait que la morale des conquérants était assez bonne pour lui et que la noblesse des rapines se mesure à leur entassement, aux risques courus pour les entasser et à l’usage qu’en font les entasseurs.

Or, il pensait faire de son vaste butin un usage illustre. Il en consacrait une partie à la fusion--déjà fort avancée--de l’aristocratie de l’argent avec l’aristocratie de la noblesse ; il avait l’hospitalité fastueuse, le prêt facile aux gentilshommes décavés, et, enfin, depuis plusieurs années, il avait la gloire d’approvisionner d’argent de poche un des princes les plus en « en vue » d’une des plus vieilles monarchies européennes.

Mais, tout de même, il finissait par trouver que cette gloire lui coûtait gros et que le bénéfice de cette amitié princière restait par trop purement « moral ». Il calculait que, en outre de l’argent qu’il lui laissait gagner au jeu, il avait, en huit ou dix ans, avancé au prince tout près de douze millions. Et, en retour de ces services, lorsque, l’année précédente, il lui avait exprimé discrètement le désir si naturel d’obtenir la concession des mines de cuivre récemment découvertes en Alfanie, il n’avait eu de Son Altesse qu’une réponse équivoque et embarrassée. Le prenait-on pour dupe ? Vraiment, on attendait de lui un désintéressement trop proche de la sottise et dont il ne voulait pas, pour son honneur, qu’on le crût capable. Et un peu d’amertume s’amassait en lui.

Et voilà que, le matin même du jour où il attendait l’arrivée du prince à Montclairin, il trouvait dans son courrier une lettre de l’administration de la Compagnie des chemins de fer de l’Est et une lettre de la vicomtesse Moreno, accompagnées de deux factures.

Oh ! des riens ! La Compagnie de, l’Est réclamait le paiement de cinq mille francs pour le wagon-salon qu’elle avait mis à la disposition d’Otto lors de son précédent voyage en France. Elle avait d’abord envoyé la note au prince, qui répondait simplement que « cela regardait le baron Issachar ».

Quant à la vicomtesse Moreno, une assez grande dame, fort galante, venue de Marbourg à Paris, un mois auparavant, avec Otto, elle s’était installée, ainsi qu’il convenait à la maîtresse d’un prince, dans le plus bel appartement de l’hôtel Continental. Huit jours après, Otto partait pour Londres, après avoir donné à la vicomtesse un bijou de vingt-cinq louis, mais sans régler la note de l’hôtel. Bref, il l’avait laissée en panne, et fort empêtrée. Une réclamation qu’elle lui avait adressée était demeurée sans réponse. Et, dans sa détresse, elle avait recours à son « vieil ami » le baron. Une note de trois mille francs était jointe à sa lettre.

Issachar paya les deux factures. Mais, lorsque Otto débarqua à Montclairin, toujours bon garçon et de bonne humeur, il y eut dans l’accueil que lui fit le baron une réserve et un excès de respect qui ne présageaient rien de bon pour qui connaissait notre homme. Il n’eut avec son hôte royal aucune des demi-familiarités concertées qu’il était si fier de se permettre autrefois et auxquelles, d’ailleurs, le laisser-aller et la rondeur du prince semblaient l’inviter. Et plus il affectait de cérémonieuse déférence, plus la froideur de ses yeux et de son visage de bois se faisait hostile.

Et, dès le premier soir, en effet, au baccara, où il tenait la banque, le baron fit une chose inouïe : il joua comme s’il voulait gagner. Il se garda d’abattre quatre ou de tirer à six, ainsi qu’il en avait l’habitude. Néanmoins, il perdit d’abord une dizaine de mille francs. Pour la première fois, il en laissa paraître de l’impatience ; il eut des ronchonnements dépités, dont les autres joueurs s’étonnèrent et que le prince accueillit par des plaisanteries un peu lourdes. Puis la chance tourna. Vers deux heures du matin, le prince perdait deux mille louis sur parole.

Les autres n’y comprenaient rien, commençaient à être inquiets. Tous pontaient avec, Otto, et ce qui les attirait à Montclairin, c’est qu’ils comptaient tous, plus ou moins, sur les bénéfices de cette association. C’était le duc de Beaugency, un vieux gamin, une tête rose et vide, un nez de soubrette sur une barbe blanche en éventail. Pourvu, depuis qu’il se connaissait, d’un conseil judiciaire, il y avait quelque cinquante ans qu’il faisait la fête, mécaniquement, comme un employé va à son bureau, et il passait, on ne savait pourquoi ni par quel caprice de la badauderie parisienne, pour le prince du chic et l’arbitre des élégances ; toujours sans le sou, brûlé chez tous les usuriers, réduit à pratiquer ce qu’on pourrait appeler l’escroquerie de famille : à acheter des chevaux, des tableaux, des vins ou des bijoux qu’il revendait aussitôt à quart de prix, sûr que la duchesse finirait par payer, crainte du scandale, et qu’elle n’aurait jamais le courage de se réfugier derrière l’incapacité légale de son triste mari. C’était le petit marquis de Baule, qui, marié à la fille du baron Onan, n’avait pu éviter le régime dotal et à qui sa femme mesurait si strictement l’argent de poche que le baccara de Montclairin était pour lui une très précieuse aubaine. Et c’était Desraviers, un grand blond, type d’officier de cavalerie, homme de sport, sans ressources connues et qui avait, dans le monde, la spécialité des questions d’honneur.

— Je fais deux mille louis, dit le prince Otto.

Cela leur rendit, confiance, et chacun y alla d’une forte mise. Sans doute, Issachar n’avait consenti à gagner que par coquetterie. Il connaissait son devoir ; il était galant homme, incapable de violer le contrat tacite qui les réunissait autour de la table de jeu. Sûrement, il allait « rendre » l’argent.

Le baron distribua les cartes. Le prince Otto souriait, imperturbable.

Issachar abattit neuf.

Ce fut une stupeur. Que se passait-il donc entre le baron et son hôte ? Le duc, Desraviers et le marquis coulèrent un mauvais regard vers le prince, dont le visage était tout décomposé par la colère.

— Continuons-nous ? demanda le baron.

— Est-ce que vous vous f… du monde ? laissa échapper brutalement le prince.

Les trois autres ayant pris congé avec une rapidité discrète :

— Eh bien, que voulez-vous ? dit le prince en essayant de se contenir, c’est la déveine, la sombre déveine.

Et il ajouta avec une intonation à la Dupuis :

— La voillà bien ! ah ! que la voilllà bien !… Et cela est d’autant plus fâcheux que je suis forcé de vous avouer, mon cher baron…

— Monseigneur, interrompit doucement Issachar, je supplie Votre Altesse royale de ne pas s’inquiéter pour si peu. Un de mes hommes d’affaires s’entendra avec Elle pour les quatre mille louis de ce soir, et aussi pour ces deux notes, l’une de cinq mille francs et l’autre de trois mille, que j’ai eu le plaisir de payer à la Compagnie de l’Est et à l’hôtel Continental. Ci quatre-vingt-huit mille francs.

Il tira les factures de son portefeuille et continua posément :

— Je ne parle pas des douze millions que j’ai eu l’honneur d’avancer à Votre Altesse en neuf prêts dont voici les reconnaissances…

— Vous avez de l’ordre.

— Beaucoup… Il va sans dire que, pour cette dernière somme, je suis tout disposé à accorder à Votre Altesse un délai raisonnable et que nous espacerons les échéances à son gré.

Le ton d’Issachar exprimait un respect sans bornes.

— Pourquoi pas tout de suite les huissiers ? ricana le prince.

— Je vous assure, monseigneur, que je n’ai jamais parlé plus sérieusement de ma vie.

— Vous savez fort bien, mon cher ami, que je n’ai pas le sou.

— Votre Altesse raille ?

— Ah ! non, par exemple !

— Nous sommes donc très sérieux tous les deux. J’aime mieux cela.

Le prince était blême de rage. Toutefois, d’un mouvement bon enfant, il mit la main sur l’épaule du baron :

— Allons ! le fond de votre pensée ? Dites vite !

— Mais, monseigneur, il n’y a dans le fond de ma pensée que ce que je vous ai dit.

— Cette concession de mines, n’est-ce pas ?

— Puisque vous n’y pouvez rien !

Le prince se taisait. Les bougies des hauts candélabres, presque consumées, allongeaient leurs flammes pâlies par le petit jour. La lumière blafarde éclairait la calvitie penchée du baron, qui évitait obstinément les yeux de son interlocuteur. Une bobèche éclata. Issachar souffla la mèche charbonneuse d’où montait, tout droit, un filet de fumée noire. Puis, tout à coup :

— Qu’est-ce que c’est donc, monseigneur, que l’Aigle-Bleu ?

— Vous tenez beaucoup à le savoir ?

— Simple curiosité.

— C’est l’ordre le plus ancien d’Alfanie, un ordre réservé aux gentilshommes qui peuvent justifier de trente quartiers et, par exception, aux généraux vainqueurs, aux grands savants, aux hommes qui ont rendu au royaume quelque service éclatant, de ces services qui n’enrichissent pas ceux qui les rendent… L’Aigle-Bleu ? Peste ! C’est mieux que la Toison d’or… Et je vous préviens, mon cher baron, que c’est encore plus difficile à obtenir qu’une concession de mines ou de chemins de fer.

— L’un n’empêche pas l’autre, dit Issachar.

Otto mordillait sa moustache. Des phrases méprisantes et vengeresses lui venaient aux lèvres : « Vous voulez la guerre, monsieur Issachar ? Soit ! Vous réclamez votre argent, qui pourtant ne vous coûte guère et qui est de l’argent volé ? Vous me traitez en débiteur ? J’ai donc le droit de vous traiter en usurier, en misérable juif que vous êtes. Vous rétablissez vous-même les distances, que j’avais eu la bonté d’oublier. A votre aise ! Puisqu’il n’y a plus de ghetto et que nos lois imbéciles vous considèrent comme une façon d’homme, on vous le rendra, votre argent, mais accompagné de l’entier mépris qui est dû à votre plate coquinerie… L’Aigle-Bleu ?… Des coups de pied au derrière, vous voulez dire ! » Mais ces phrases, il n’osait pas les prononcer : il comprenait que le baron était décidé à tout. Il se sentait pris ; il pliait, tout étranglé de colère, devant la puissance de l’or.

— Ainsi, dit-il brusquement, voilà vos conditions ?

Issachar eut un geste pudique :

— Oh ! monseigneur, Votre Altesse a des mots !…

L’Altesse se leva :

— A quelle heure le premier train pour Paris ?

— Ce matin, à neuf heures. Le landau sera prêt. Votre Altesse retourne à Marbourg ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— C’est que mon homme d’affaires sera à Marbourg dans une quinzaine… Je suis sûr que Votre Altesse et moi, nous finirons par nous entendre et que Votre Altesse me rendra sa précieuse amitié… Qu’Elle me permette d’aller donner des ordres pour son départ.

Le baron souriait avec la plus suave déférence. Otto le regarda sortir ; puis, livide, brandissant vers la porte ses deux poings serrés :

— Sale youtre ! cria-t-il de toutes ses forces, trois ou quatre fois de suite.

Et il s’affala sur un fauteuil, attendant le jour.