Les Rivières et les canaux de la France/02

Les Rivières et les canaux de la France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 69-94).
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ETUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS

LES RIVIÈRES ET LES CANAUX DE LA FRANCE.

I. Cours de navigation intérieure. — Fleuves et Rivières, par M. H. de Lagréné, ingénieur des ponts et chaussées, Paris 1869-73. — II. Rapports sur la navigation intérieure faits au nom de la commission d’enquête sur les chemins de fer et les voies de transports, par M. Krantz, membre de l’assemblée nationale, 1872-74.


II.[1]
L’AVENIR DE NOS VOIES NAVIGABLES, LES TRAVAUX A FAIRE.


I

Il est vraisemblable que la navigation fluviale remonte en France aux temps les plus reculés et que même, à défaut de bons chemins, — il n’y eut guère de routes carrossables avant la fin du XVIIIe siècle, — nos aïeux faisaient porter bateaux à des cours d’eau qui sont classés maintenant comme flottables tout au plus. Si peu d’activité qu’eût le commerce au moyen âge, il se faisait déjà de gros transports. La construction des grandes cathédrales exigeait d’immenses quantités de matériaux provenant quelquefois de carrières éloignées, et dont le charroi par les voies de terre eût été trop lent, trop onéreux, souvent même impraticable. Les rivières, fussent-elles soumises à des alternatives de crues et de sécheresses qui arrêtaient Les mariniers la moitié du temps, étaient alors des chemins tout faits que rien ne pouvait remplacer. Aussi trouve-t-on dans les recueils d’ordonnances royales de nombreux édits en faveur des bateliers, tantôt pour les protéger contre les exactions des seigneurs, tantôt pour interdire aux riverains d’élever des barrages ou autres ouvrages nuisibles à la navigation. Dès le XVe siècle, les marchands « fréquentant la rivière de Loire et ses affluens » obtiennent la permission de lever des subsides sur les bateaux et les chargemens pour la défense de leurs franchises et « l’entretènement du navigage. » À peine les écluses venaient-elles d’être inventées par un ingénieur italien, que l’on songeait à creuser des canaux à point de partage, c’est-à-dire avec un bief culminant dont les eaux, fournies par des réservoirs, s’écoulent indifféremment sur l’un et l’autre versant d’une chaîne de montagnes. Quelqu’un proposait dès lors de joindre la Manche à la Méditerranée par un canal de trois lieues de long entre l’Ouche et l’Armançon, projet exécuté plus tard par le canal de Bourgogne, qui va de l’Yonne à la Saône, parce que l’Ouche et l’Armançon ne sont plus réputés navigables. En 1605, Henri IV fait commencer le canal de Briare, qui devait relier la Loire à la Seine. La même année, on s’occupe de canaliser le Clain depuis le Château de Poitiers jusqu’au confluent de la Vienne. Sully, qui comprenait si bien les besoins de son pays, inscrit sur l’état des dépenses royales (le budget de ce temps) des sommes importantes consacrées à l’amélioration de la Loire, de l’Aisne, d’autres rivières encore. Il paraît que ce grand ministre voulait y employer l’armée en temps de paix. Au contraire, quand on s’en occupa derechef après les troubles qui marquèrent le début du règne de Louis XIII, le gouvernement prit le parti de concéder ces entreprises à des particuliers ou à des compagnies à qui l’on accordait par compensation des péages perpétuels et divers autres avantages, dont le plus curieux est l’octroi de lettres de noblesse pour plusieurs personnes, au choix des concessionnaires. C’est ainsi que s’achevèrent les canaux de Briare et d’Orléans. D’autres jonctions, telles que de la Seine à la Saône, de l’Oise à l’Escaut, de l’Aisne à la Meuse, furent concédées vers la même époque, mais avec moins de succès, les concessionnaires se montrant incapables de subvenir aux grandes dépenses que ces projets auraient exigées. L’œuvre capitale de cette époque fut sans contredit le canal du Languedoc, entreprise plus considérable et non moins difficile que les autres canaux dont il était alors question, et qui fut cependant achevée dans un espace de quinze ans, grâce au génie et à la persévérance de l’illustre Riquet.

L’ère des canaux en France ne commence vraiment qu’en 1780, à l’époque où les états de Bourgogne se firent autoriser à creuser le canal du Charolais, aujourd’hui canal du Centre; elle se continue jusqu’au moment où l’on entrevit sans témérité la création d’un vaste réseau de chemins de fer. Pendant cette période de soixante ans environ, les meilleures routes ne permettaient pas de faire les gros transports à moins de 25 centimes par tonne et par kilomètre, tandis que la batellerie, qui marchait à peu près aussi vite que les voitures, avait des tarifs réduits à la moitié ou au tiers de cette somme. La voie fluviale avait donc l’avantage du bon marché sans rien perdre sous le rapport de la vitesse. Lorsqu’on s’aperçut, dès le début des chemins de fer, que ceux-ci pouvaient se contenter d’un prix aussi réduit que l’avait été jusqu’alors celui des canaux, il parut que ces derniers étaient inutiles. Comme on l’a déjà dit, les travaux de canalisation furent presque abandonnés, ou du moins ne se continuèrent que sur les rivières les plus importantes.

Par quelles phases était passée cependant l’industrie des transports fluviaux? Avait-elle progressé comme le reste? En tant que voie de transport, un cours d’eau a cela d’avantageux qu’il appartient à tout le monde, qu’il est accessible sur presque toute sa longueur et qu’il n’exige qu’un matériel peu dispendieux, à la différence des chemins de fer, auxquels il faut une exploitation d’ensemble bien organisée. Le marinier vit sur son bateau, qui lui sert à la fois de maison et de magasin; il en est le maître après Dieu, tout comme le capitaine d’un navire au long cours; il s’arrête quand il veut, prend et laisse du fret selon que l’occasion s’en présente. C’est en un mot la plus indépendante des industries. Cependant sur chaque rivière il y avait des usages établis à la longue, comme par exemple de construire les bateaux avec plus ou moins de largeur, plus ou moins de tirant d’eau, suivant que le permettait l’état du lit, et sans exception avec des formes lourdes et massives qui en augmentent la capacité utile, qui permettent de résister aux chocs, mais aussi qui ont l’inconvénient de ralentir la marche. Ces vieux types subsistent encore sans presque avoir été modifiés. Lorsque la machine à vapeur fut inventée, le matériel de la navigation s’améliora tout au moins sur les grands fleuves; mais en somme le progrès fut peu sensible. En effet, les moteurs mécaniques, hélice ou roues à aubes, ne conviennent guère sur les rivières étroites et sur les canaux, dont le remous détériore les berges ; puis la traction à la vapeur, si elle donne plus de vitesse, coûte aussi davantage. Le halage à la corde s’est donc continué, comme au temps jadis, tantôt avec des bêtes de somme, tantôt même avec des hommes, quelque fâcheux qu’il soit de voir des hommes se condamner à un métier pareil, qui ne demande aucune intelligence. Depuis vingt ans, un autre procédé de remorquage, le touage par chaîne noyée, s’est établi sur les cours d’eau dont le trafic est le plus actif. Cela consiste, on le sait, en une chaîne à maillons de fer étendue tout le long de la rivière et sur laquelle se hale le bateau toueur, pourvu d’une machine, traînant derrière lui tout un convoi de bateaux. C’est encore bien imparfait. Aux États-Unis, où la batellerie du canal Erié est aussi florissante que les compagnies des chemins de fer parallèles, on a promis un prix de 100,000 francs à l’inventeur d’un meilleur moteur mécanique, tant il est avéré que c’est là une question vitale pour la navigation intérieure.

En France, la batellerie est restée, sauf quelques exceptions, une industrie locale, abandonnée aux hasards de l’initiative individuelle et aux négligences de la routine. Si de grandes entreprises de transport se sont organisées sur les principales artères, comme de Paris à Rouen ou de Paris à Lyon, sur toutes les rivières et sur tous les canaux subsistent des mariniers voyageant à leur compte, se faisant payer cher ou travaillant à prix réduit, suivant que le commerce est actif ou endormi. Comment de puissantes compagnies auraient-elles porté leurs capitaux de ce côté ? Sur les rails, une tonne de marchandises placée sur essieux va, sans rompre charge, de Dunkerque à Marseille, de Strasbourg à Nantes : la durée du voyage est fixée par des règlemens, tandis que la batellerie, outre qu’elle ne peut franchir les grandes distances, est arrêtée par les glaces, par les crues aussi bien que par les sécheresses. Tel bateau qui remonte la Seine jusqu’à Montereau ne peut franchir les écluses trop étroites du canal de Bourgogne ; tel autre, chargé au départ de Paris avec un enfoncement de 1 m,50, risque d’échouer sur les hauts-fonds de la Saône, où la profondeur de l’eau ne dépasse pas 1m, 20 ; puis les quais n’ont ni halles couvertes, ni grues de chargement, ni ces engins multiples dont les gares de chemins de fer sont pourvues. Bien plus, la voie de transport est elle-même interrompue la moitié du temps en certaines directions, ainsi d’Orléans à Angers, en sorte que le trafic de Nantes en Allemagne n’a pas même à choisir entre le chemin de fer et les canaux.

Malgré les conditions défavorables qui lui sont faites, la batellerie lutte encore avec succès contre les chemins de fer, puisqu’elle transporte 2 milliards de tonnes kilométriques[2], ce qui fait le quart à peu près des gros transports qui s’opèrent en France dans une année. Tels sont du moins les chiffres que donne M. Krantz pour l’année 1868. Ceci n’a rien qui étonne, étant connu que les marchandises lourdes et encombrantes paient au plus 2 centimes sur les canaux et les rivières en bon état d’entretien, tandis que les compagnies de chemins de fer perdraient à faire le transport au-dessous de 3 centimes 1/2, d’où l’on conclut que des travaux neufs qui auraient pour conséquence d’enlever 1 milliard de tonnes kilométriques aux railways et d’en donner le trafic aux voies navigables procureraient au pays une économie annuelle de 15 millions. Ce n’est pas là du reste ce qui nuirait à la prospérité des compagnies de chemins de fer, car les grosses masses sont ce qui les embarrasse le plus et ce qui leur donne le moins de profit.

Or quels sont les travaux qu’exigent nos voies navigables? Il ne suffirait pas de relier la Moselle et la Meuse à la Saône, le Rhône et la Garonne à la Loire, de façon à créer des communications entre les divers bassins fluviaux. Il faut encore exécuter ces nouvelles voies ou reconstruire les anciennes sur un type uniforme, afin que d’un bout à l’autre du territoire il y ait même profondeur d’eau, même longueur et largeur dans les sas des écluses. Imprévoyance singulière de la part d’une nation qui adore l’uniformité ! nos canaux existans ont été faits sans un plan préconçu. Les ingénieurs n’ont rien envisagé au-delà des besoins de la batellerie locale. De Paris à Lille, sur cette belle ligne de navigation dont le trafic est immense, le mouillage n’est pas uniforme, si bien que les mariniers sont obligés de régler leur chargement d’après le moindre tirant d’eau qu’ils rencontreront en route. Les bateaux faits pour les canaux du Loing et de Briare ne peuvent entrer dans le canal d’Orléans; ceux qui fréquentent la Sarthe et la Mayenne s’arrêtent aux portes du réseau breton. Ailleurs des rivières qui sont restées telles que la nature les avait faites offrent des obstacles insurmontables à la batellerie dans la saison des basses eaux. Ainsi la besogne que nos ingénieurs ont à faire est tantôt de canaliser des rivières, tantôt d’ouvrir de nouveaux canaux, tantôt d’améliorer ceux qui existent déjà. Parcourons donc notre territoire avec M. Krantz, de la Manche à la Méditerranée, de l’Océan à la frontière de l’est, et voyons ce qu’il manque dans chaque bassin pour obtenir ce grand résultat. Les nombreux rapports que ce savant ingénieur a soumis à l’assemblée nationale au nom de la commission des voies de transports contiennent le tableau complet des ressources et des besoins de la marine d’eau douce. Depuis l’Essai sur le système général de la canalisation en France, publié en 1829 par l’administration des ponts et chaussées après la mort de l’auteur, l’illustre ingénieur Brisson, personne n’avait étudié le réseau de nos voies navigables avec des vues d’ensemble. Peut-être faut-il attribuer à cette cause l’incohérence des travaux exécutés en ces derniers temps. Dans cette investigation rapide, il ne saurait être question des petits cours d’eau dont la canalisation ne satisferait que des intérêts locaux; nous avons plutôt à nous occuper des grandes lignes qui desservent les pays de grosse industrie ou qui amènent aux ports de mer les productions de l’intérieur. Ainsi que l’on considère en particulier la situation de Marseille. Tant que cette ville ne communique avec le centre de la France et avec le reste de l’Europe occidentale que par des chemins de fer, elle court le risque de se voir enlever la suprématie commerciale par les autres ports de la Méditerranée, tels que Gênes, Trieste, Venise ou Brindisi; mais Gênes serré contre la mer par les Apennins, Venise entourée par les montagnes de la Suisse et du Tyrol, Trieste bloqué par les Alpes noriques, Brindisi au fond de la Calabre, quoique accessibles par des railways à forte pente, n’ont rien à attendre des canaux, tandis que Marseille peut devenir la tête de ligne d’une voie navigable qui se dirigerait d’un côté sur Paris et Le Havre, de l’autre côté sur l’Allemagne par Mulhouse et sur la Belgique par la Meuse. Comme entrepôt de transports économiques, Marseille n’aurait plus à redouter que la concurrence des ports du Danube, concurrence redoutable assurément, car le gouvernement autrichien améliore le cours de ce fleuve, et en même temps les Allemands du nord préparent un réseau de canaux entre Vienne, Dresde, Berlin et Francfort. Ne perdons pas de vue que les fleuves ont la puissance de détourner le trafic, au point que des marchandises parties de Paris à destination de la Mer-Noire ont pris la route d’Anvers et de Gibraltar, au lieu de passer par Marseille.

L’étude qu’il s’agit de faire ici se simplifie d’abord par l’examen d’une carte géologique. Au centre de notre pays se dresse un massif de terrains granitiques dont les cours d’eau ont tous une allure torrentielle. Cette région comprend une dizaine de départemens d’où les canaux sont exclus. Le seul usage que l’on puisse y faire des rivières est de les accommoder aux irrigations ou de leur faire produire de la force motrice. Tout au contraire de ce massif, qu’Élie de Beaumont appelait le « pôle d’ignorance de la France, » Paris, le pôle de la civilisation, est le centre indiqué par la nature d’où rayonnent les voies navigables, vers l’ouest par la Seine, vers le nord par l’Oise, à l’est par la Marne, au sud par le canal d’Orléans. Entre Paris et la Belgique, il n’y a pas de difficultés sérieuses, pas plus qu’entre Paris et l’Allemagne ou la Suisse, pourvu que l’on contourne les Vosges et le Jura. Vers l’ouest encore, nous possédons deux grands ports de commerce, Nantes et Bordeaux, par où nous arrivent les provenances du Nouveau-Monde. Nantes a pour débouché naturel la vallée de la Loire. Bordeaux, qui possède déjà la Garonne et le canal du Midi, peut être doté d’une seconde voie fluviale, car les collines de faible relief qui séparent le bassin de la Dordogne de ceux de la Charente et de la Vienne sont un obstacle facile à franchir. Au midi, la vallée de la Saône et celle du Rhône, qui lui fait suite, aboutissent à Lyon et à Marseille. Le Havre, Nantes et Bordeaux sur le littoral de l’Atlantique, Marseille dans la Méditerranée, puis à l’intérieur Paris, Lyon, les frontières d’Allemagne et de Belgique, telles sont les extrémités et les grandes étapes de notre, navigation intérieure. La batellerie restera paralysée aussi longtemps qu’elle ne pourra, comme les compagnies de chemins de fer, aller de l’un à l’autre de ces foyers commerciaux sans arrêt ni transbordement.

La question ainsi posée, comment sera-t-elle résolue? Elle ne peut l’être que par une étude attentive de chaque fleuve, de ses crues, de sa pente, de son débit d’étiage, afin de savoir quel effet y produiront les divers procédés d’amélioration; puis, lorsqu’il s’agit de passer d’un bassin dans un autre, on doit examiner si le canal destiné à réunir ces deux bassins est susceptible de recevoir dans son bief de partage les grandes quantités d’eau qu’exige l’alimentation des écluses. Tels sont les problèmes techniques à résoudre. Avant tout, il importe d’évaluer les dépenses de travaux projetés, et de se rendre compte si elles ne sont pas supérieures aux intérêts engagés.


I

On a vu déjà que la ligne de Paris au Havre exige encore quelques travaux d’amélioration, afin d’arriver au mouillage de 3 mètres, qui convient à une voie de si grand trafic. Notons seulement que M. Krantz évalue à 23 millions la dépense à faire. De Paris en Belgique, trois chemins différens sont ouverts aux mariniers; tous trois s’embranchent sur l’Oise : l’un, par le canal de Saint-Quentin et l’Escaut, se prolonge jusqu’à Valenciennes et Mons, en desservant par de nombreuses dérivations les villes industrieuses de la Flandre, le second atteint Charleroi par la Sambre, le troisième aboutit à la Meuse près de Mézières. Le canal de Saint-Quentin, dont l’état est aujourd’hui satisfaisant, car il conserve tout le long une profondeur de 2 m,20, avec des écluses de dimension convenable, montre assez bien ce qu’est la fréquentation d’une bonne voie navigable. Le trafic s’y élève à 1,600,000 tonnes par kilomètre. Le canal de la Sambre, moins parfait et possédé par des concessionnaires qui prélèvent de lourds droits de péage, reçoit un trafic plus restreint, ainsi que le canal des Ardennes, dont le mouillage est trop réduit et les écluses trop petites. Ajoutons que les rivières que ces divers canaux réunissent, l’Oise, l’Aisne, l’Escaut, la Sambre, se présentaient dans de bonnes conditions à l’état naturel; les ouvrages exécutés pour les assouplir à la navigation n’ont été ni coûteux ni difficiles, parce qu’elles ont des pentes modérées, et que l’écart entre l’étiage et les crues n’est jamais excessif.

La Marne et le canal de la Marne au Rhin établissent une communication fluviale continue entre Paris et Strasbourg; c’est la dernière des grandes œuvres de ce genre que l’on ait exécutée en France. Le trafic restreint qu’elle reçoit prouve assez que cette ligne est loin d’être parfaite. La Marne est en effet un cours d’eau capricieux, puisque le débit des hautes eaux est de cent à cent vingt fois plus considérable que celui de l’étiage. Ici se manifeste le tort que l’on a souvent eu d’entreprendre une canalisation sans un plan bien arrêté. Cette rivière avait de tout temps rendu de grands services pour l’approvisionnement de Paris : les ingénieurs eurent d’abord à en améliorer les passages les plus défectueux. Une fois commencés, les travaux se poursuivirent; tout compte fait, la Marne a coûté presque autant qu’un canal latéral sans que le résultat soit aussi satisfaisant à beaucoup près. On reproche de plus au canal de la Marne au Rhin de n’avoir qu’un mouillage de 1 m,50, ce qui ne suffit pas aux besoins actuels de la batellerie, en sorte que cette longue ligne de navigation, soumise d’ailleurs à la concurrence d’un chemin de fer parallèle, est loin d’avoir le trafic que sa situation géographique semblait lui promettre.

Il y a peu de chose à dire des canaux de Briare, du Loing et d’Orléans, qui forment la jonction entre la Seine et la Loire, car, fussent-ils en meilleur état d’entretien, ils auraient encore l’inconvénient de déboucher dans la Loire, où la batellerie est réduite à l’impuissance par les défauts naturels de ce fleuve. Ils ne desservent donc que des intérêts locaux, et cependant le tonnage d’environ 300,000 tonnes qu’ils reçoivent prouve encore combien les canaux sont utiles dans cette partie de la France, au milieu d’un pays agricole dont les marchés de la capitale attirent toutes les productions. Aussi M. Krantz recommande~t-il avec raison l’ouverture d’un canal de ceinture qui contournerait Paris à 30 ou 40 lieues de distance dans la zone géologique de nature argileuse que M. Belgrand appelle la Champagne humide, et réunirait de Chauny à Orléans, par Reims, Vitry-le-Français, Troyes et Joigny, les canaux de Saint-Quentin, des Ardennes, de la Marne au Rhin et de Bourgogne. Une fois la Loire rendue navigable, cette nouvelle voie formerait l’un des tronçons de la ligne de Nantes à Strasbourg.

Passons dans le bassin de la Loire, qui nourrit, qu’on y fasse attention, un cinquième des habitans de la France. Par l’étendue de son cours, par sa situation géographique au cœur de notre pays, par la surface qu’arrosent ses innombrables affluens, dont quelques-uns sont de grandes rivières, la Loire mériterait presque d’être mise au premier rang. L’embouchure de cette rivière occupe une position centrale sur les côtes européennes de l’Atlantique; c’est en quelque sorte un point d’atterrissage obligé pour les navires qui arrivent des divers ports du globe. Il s’y trouve une grande ville, Nantes, dont les chantiers de construction, les armemens, le commerce extérieur, ont acquis une importance considérable. La Loire serait déjà, si la nature l’avait permis, l’une des artères navigables les plus fréquentées. Par malheur, c’est le cours d’eau le moins propre peut-être à la navigation. Qu’on en juge par un seul fait : il existe des houillères dans le haut du bassin, et cependant la région comprise entre Saumur et Nantes s’alimente le plus souvent de charbons anglais parce que la batellerie est arrêtée par l’état des eaux plusieurs mois chaque année. La géologie explique aisément l’allure irrégulière de ce fleuve. Sur les 115,000 kilomètres carrés dont se compose la superficie du bassin, il y en a 45,000 (39 pour 100) en terrains imperméables, granits, porphyres et autres roches d’origine plutonique, sur lesquelles l’eau ruisselle après les pluies, tandis que dans le bassin de la Seine il n’y a que 19,000 kilomètres carrés sur 79,000 en terrains similaires (24 pour 100). Qu’une perturbation atmosphérique fasse tomber sur cette région imperméable une couche de pluie épaisse de 10 centimètres, — le fait s’est déjà présenté, — voilà tout de suite 3 ou 4 milliards de mètres cubes d’eau qui se précipitent dans le lit du fleuve, et, faute d’un écoulement suffisant, s’épanchent en inondations sur les deux rives.

La Loire présente encore l’inconvénient de trop fortes déclivités. A partir de Nantes, où la marée qui se fait sentir renverse le courant deux fois par jour, la pente augmente peu à peu jusque vers Orléans, où elle approche de 40 centimètres par kilomètre. Jusque-là les bateaux n’éprouveraient sous le rapport de la vitesse d’écoulement aucun obstacle sérieux tant pour la remonte que pour la descente; mais au-delà d’Orléans la pente augmente vite : au-dessus de Roanne, elle devient telle que la navigation est impossible. Ce n’est pas tout : les variations du débit sont excessives. Le lit dans lequel passent au Bec-d’Allier 9,000 mètres cubes par seconde en temps de crue ne reçoit plus en étiage que 30 mètres cubes, c’est-à-dire trois cents fois moins. Qu’en résulte-t-il? Dans le premier cas, les inondations ravagent la vallée ; dans le second cas, le fleuve se réduit à un maigre filet d’eau qui serpente au milieu des sables. Enfin la Loire et ses affluens principaux ont le défaut de ronger leurs berges, auxquelles ils enlèvent, année moyenne, 2 millions de mètres cubes. Cette masse de sable voyage à petite vitesse vers la mer, s’arrêtant tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre, reprise plus tard par le courant jusqu’à ce qu’elle arrive à l’Océan, où elle s’engouffre. Si le fond du lit ne s’exhausse pas d’une façon durable, du moins il varie sans cesse; les passes navigables se déplacent, les bateaux trouvent un banc de sable à l’endroit où le chenal était ouvert quelques jours auparavant.

En somme, la Loire n’est pas navigable au-dessus d’Orléans, au-dessous elle l’est six mois de l’année tout au plus et encore avec de faibles chargemens. Le halage y est impossible à cause de la largeur du lit, comme le louage sur chaîne noyée, parce que les bancs de sable se déplacent. Les bateaux s’arrêtent la nuit et par les temps de brouillards à cause des sinuosités du chenal. Malgré tout, la batellerie subsiste encore entre Briare et le confluent de la Vienne; elle est fort active entre la Vienne et Nantes, preuve certaine qu’elle répond à des besoins auxquels le chemin de fer parallèle ne donne pas entière satisfaction. En amont de Briare, la navigation s’opère presque entièrement par le canal latéral.

Comment redresser un fleuve que la nature a doté de tant d’imperfections? On réussira tôt ou tard à le débarrasser des grèves qui l’encombrent en consolidant les berges dans la partie haute du bassin. Avec des barrages mobiles, on relèverait aussi le niveau d’étiage. Il resterait encore à combattre les crues, ce qui serait une entreprise bien autrement considérable. Ne serait-il pas préférable, tout au moins plus économique, de créer un canal latéral d’Orléans à Angers? On a objecté que ce canal ne desservirait que l’un des côtés de la vallée, que l’autre rive n’en profiterait pas, et qu’au surplus les travaux à exécuter, en particulier les ponts-aqueducs sur le fleuve ou ses affluens, seraient fort dispendieux. D’après M. Krantz, la Loire doit être abandonnée à elle-même au-dessus de la Maine; c’est en dehors de la vallée qu’il faut creuser les voies navigables qui remplaceront ce cours d’eau trop rebelle. Cet ingénieur trace donc sur la carte un canal d’Orléans à Vendôme ; puis il propose de canaliser le Loir, rivière tranquille dont le débit et la pente sont modérés : cette voie nouvelle, après avoir croisé la Sarthe et la Mayenne, débouche par la Vilaine dans le canal de Nantes à Brest. Ainsi s’ouvrirait d’Orléans à Redon, presqu’en ligne droite, un canal de 358 kilomètres de long qui traverserait une région agricole, exporterait à bas prix les produits du sol et rapporterait en échange les engrais dont ce pays a besoin. Un embranchement de Château-du-Loir à Tours desservirait cette dernière ville, dont les relations commerciales sont trop importantes pour être négligées.

Si la rive droite de la Loire est agricole, la rive gauche au contraire est industrielle ; elle possède de la houille et du minerai, des manufactures, des forges bien outillées. C’est dans le quadrilatère compris entre Montluçon, Châteauroux, Decize et Briare que sont concentrés ces élémens de richesse, auxquels les transports économiques sont indispensables. On se plaît à dire que Montluçon deviendra le Manchester du centre de la France : pour que Nantes en soit en même temps le Liverpool, il est nécessaire qu’une voie fluviale unisse ces deux points extrêmes. Jusqu’à présent, la région dont il s’agit ici ne possède que le canal du Berry, qui se compose d’un tronc commun entre Montluçon et Saint-Amand, et de deux branches aboutissant en Loire, l’une près de Nevers et l’autre, par la vallée du Cher, auprès de Tours. C’est, comme tant d’autres, un vieux projet du XVIIIe siècle exécuté seulement sous la restauration et la monarchie de juillet. On avait alors peu d’expérience des canaux artificiels, on savait que l’Angleterre en avait construit à petite section dont elle tirait beaucoup de profit. Le canal du Berry fut creusé de 1822 à 1841 avec des écluses qui n’ont pas plus de 2 m,70 de large et un mouillage de 1 m,20; aussi n’a-t-il coûté que 83,000 francs au kilomètre, ce qui est moitié de la dépense ordinaire. L’alimentation en avait été mal calculée dès l’origine, paraît-il, car il s’y produit encore des chômages prolongés par manque d’eau, bien que de nouveaux réservoirs aient été construits en ces dernières années. Néanmoins le fret s’y maintient au-dessous du prix habituel des meilleurs canaux connus, parce que l’exploitation en est patriarcale en quelque sorte. Pour 1,200 ou 1,500 francs, un marinier achète un bateau avec ses agrès, et s’y établit avec sa femme et ses enfans; un âne en est le principal moteur, mais chacun s’attache à son tour sur la corde de halage pour aider la pauvre bête. Ce modeste équipage parcourt à peu près 16 kilomètres par jour. Le soir venu, on dételle l’âne, qui rentre dans le bateau en compagnie de ses maîtres et de quelques animaux de basse-cour, après avoir prélevé sa nourriture où il a pu, sur les francs-bords du canal ou dans les champs d’alentour. Le bateau porte environ 50 tonnes et marche presque toujours à pleine charge. Voilà de l’industrie économique, puisque le prix du transport ne dépasse pas 1 centime 1/2 par tonne et par kilomètre. Aussi cette industrie primitive lutte-t-elle avec succès contre les chemins de fer malgré la supériorité que sembleraient donner à ceux-ci leur admirable outillage, chef-d’œuvre de la grande industrie, et leur personnel bien discipliné.

Ce qui manque le plus au canal du Berry, c’est une alimentation suffisante qui permette de supprimer ou tout au moins de réduire les chômages. Cela fait, on devra l’approfondir et l’élargir aux dimensions ordinaires des autres canaux, non pas tant pour abaisser le prix du fret, qui ne peut plus guère être réduit, que pour augmenter la capacité de transport, car l’encombrement est à craindre. Puis il faudra songer à lui ouvrir des débouchés plus avantageux, surtout dans la direction de l’ouest. M. Krantz fait observer que, sur la limite où les terrains granitiques du massif central atteignent les terrains sédimentaires qui leur font suite, il existe une zone riche en eau, de profil peu accidenté; il y marque un canal qui part de Saint-Amand, coupe les vallées de l’Indre, de la Creuse, de la Vienne, dessert Châteauroux, Châtellerault, et vient aboutir en Loire à Chalonnes, dans la partie du fleuve que la nature a faite navigable. Ce canal, de 330 kilomètres de long, irait presqu’en ligne droite de Saint-Amand à Nantes, comme celui de la rive droite irait d’Orléans à Redon. Ce serait la voie directe qui mettrait le groupe industriel de Montluçon en communication avec la mer.

Il ne faut parler que pour mémoire des autres grandes lignes du bassin de la Loire : elles sont d’un intérêt moins pressant; M. Krantz lui-même, après les avoir étudiées, se garde d’en recommander l’exécution immédiate. L’une se dirige au nord sur Rennes et la baie du Mont-Saint-Michel; une autre sur Caen, par la Mayenne et l’Orne. Dans la partie haute du bassin, le canal de Roanne à Saint-Rambert, outre qu’il assainirait la plaine du Forez, ouvrirait un débouché nouveau pour les houillères de Saint-Étienne. Au sud, un embranchement de Châtellerault à Poitiers et Angoulême, prolongé jusqu’à la Dordogne par les vallées de la Drosne et de l’Isle, relierait Bordeaux au réseau du nord. Toutefois il est à craindre que l’on ne rencontre sur ce parcours des difficultés sérieuses d’alimentation pour les biefs de partage. Ceci nous amène dans le bassin de la Garonne, dont Bordeaux est le centre commercial. Plutôt agricole qu’industriel, les chemins de fer lui suffisent à peu près jusqu’à œ jour, d’autant plus que les cours d’eau y ont de fortes pentes, des débits irréguliers, des crues soudaines et violentes, toutes conditions défavorables à la batellerie. Les travaux exécutés sur l’Isle, le Lot, le Tarn, malgré de grosses dépenses, n’ont fait de ces rivières que de médiocres voies navigables. Étudions, pour servir d’exemple, le régime du Lot, l’un des principaux affluens de la Garonne. Le Lot prend naissance au mont Lozère, dans les Cévennes, à l’altitude de 1,200 mètres; après avoir coulé d’abord, sur près de moitié de sa longueur totale, au milieu de terrains primitifs naturellement imperméables et très inclinés, il coupe des terrains jurassiques et crétacés où le volume des eaux ne s’accroît plus guère, puis il achève son cours au travers de larges plaines d’alluvions perméables. Ces conditions géologiques disent assez ce que doit être l’allure habituelle de la rivière. Dans le haut, c’est un torrent avec 7 mètres de pente moyenne par kilomètre et des crues qui centuplent le débit d’étiage. Au milieu, l’effet des hautes eaux s’aggrave par cette circonstance que le lit est fort encaissé ; elles atteignent quelquefois une hauteur de 10 à 15 mètres. Dans le bas, la vallée s’élargit, la pente est plus douce; mais les crues sont encore formidables. Cependant le Lot arrose des départemens riches en vins, en céréales et en produits forestiers : il touche presque les mines de houille de l’Aveyron; à Capdenac, il croise des chemins de fer qui rayonnent dans tous les sens. A vrai dire, la contrée que traverse cette rivière est si fertile que l’on a songé de tout temps à y créer une bonne voie navigable. Les Anglais, maîtres du Quercy au XIIIe siècle, s’en étaient occupés. Un peu plus tard, les états provinciaux firent construire des barrages que les guerres de religion empêchèrent de terminer. Colbert donna l’ordre d’établir entre Cahors et la Garonne vingt-quatre écluses qui maintenaient les eaux à un niveau dont la batellerie de l’ancien temps se pouvait contenter. Enfin de 1835 à l’époque présente, on a dépensé sur le Lot de 16 à 17 millions sans obtenir autre chose qu’une mauvaise voie dont le trafic insignifiant décroît chaque année; le prix du fret n’y est pas inférieur aux tarifs des chemins de fer. Tel est le résultat de grosses dépenses sur un cours d’eau que la nature avait fait rebelle aux améliorations.

Ceci est l’histoire de tous les affluens de la Garonne ou de la Dordogne. Ces deux cours d’eau, de même que les rivières qu’ils reçoivent, ne s’ouvrent à la batellerie que dans la partie inférieure de leur course, lorsque, sortis des terrains primitifs, ils coulent dans les belles plaines alluvionnaires de la Guyenne, dont la fertilité est proverbiale. Les canaliser plus haut serait une entreprise onéreuse et, qui plus est, inutile, parce que les montagnes où ces cours d’eau ont leurs sources, monts d’Auvergne, Cévennes ou Pyrénées, forment presque partout une barrière infranchissable. Toutefois cette chaîne continue dont le bassin de la Garonne est entouré s’abaisse en quelques points, notamment vers l’orient; Riquet y a fait passer le canal du Midi, grâce auquel les bateaux franchissent maintenant le faîte séparatif de l’Océan et de la Méditerranée. Cette œuvre, admirable pour l’époque à laquelle elle fut conçue et exécutée, ne suffisait pas, la Garonne n’ayant elle-même qu’un mouillage trop irrégulier. Aussi prit-on, il y a quarante ans, le sage parti de creuser un canal latéral entre Castets et Toulouse. Par malheur, cette ligne d’eau continue, que quelques travaux peu coûteux suffiraient à rendre parfaite entre Bordeaux et Cette, est devenue stérile. La compagnie des chemins de fer du Midi, qui en a obtenu la concession, y maintient des tarifs prohibitifs. En Angleterre, la fusion des chemins de fer et des canaux est un mal fréquent, que le parlement s’est décidé trop tard à combattre. En France, il n’y en a qu’un exemple ; c’est celui-là : il suffit pour prouver que la concurrence des canaux est utile, et que, loin de renoncer à en créer de nouveaux ou à maintenir en bon état ceux qui existent, il est nécessaire au contraire d’en établir partout où la nature du sol s’y prête, partout où les courans commerciaux en réclament.

Si, dans le bassin de la Garonne, les rivières doivent s’employer en chutes d’eau et en irrigations plutôt qu’en voies navigables, à plus forte raison semble-t-il en être de même dans le petit bassin de l’Adour, dont les pentes sont encore plus rapides et les montagnes plus élevées. En effet, l’Adour, la Midouze, les gaves, ne desservent qu’un trafic restreint et cessent d’être navigables à peu de distance de leur embouchure. Pourtant de Bayonne à Bordeaux s’étendent les vastes plaines des Landes, abondantes en richesses naturelles, dépourvues néanmoins de toute industrie, parce que les moyens de transport leur manquent absolument. Faute d’écoulement, les eaux pluviales restent stagnantes, rendent le sol stérile, empoisonnent l’air. Faute de matériaux durs, il est impossible de construire des chemins empierrés. La partie des Landes que traverse le chemin de fer s’est enrichie dès que les habitans ont pu exporter les produits de leurs forêts ; au contraire. la zone comprise entre le chemin de fer et la mer est toujours pauvre et insalubre, c’est ce que l’on appelle le Maransin. Au commencement de ce siècle, cette contrée était menacée encore par un autre fléau, par l’invasion des dunes de sable que le vent d’ouest poussait sans cesse vers l’intérieur des terres. Brémontier fit voir qu’on réussit à les fixer en y plantant des forêts de pins. Maintenant il faudrait assainir le pays et y créer des voies de communication. Un canal de navigation servirait à ce double usage. Aux États-Unis, les canaux ou les chemins de fer ont souvent précédé les émigrans dans les territoires riches que l’on voulait mettre en valeur : c’est précisément ce qu’il s’agirait de faire pour les Landes ; mais la dépense présumée de cette entreprise n’est pas inférieure à 32 millions. Est-ce bien le moment de se livrer à de pareils travaux ?

Nous arrivons au bassin du Rhône. Pour bien comprendre quel intérêt y présentent les voies navigables, il faut se rappeler que ce fleuve est le seul grand cours d’eau que reçoive la Méditerranée. Les fleuves de l’Italie ont une faible longueur, des allures torrentielles, et ne desservent même pas utilement la zone étroite comprise entre les Apennins et la mer. L’Espagne n’a que l’Èbre, qui s’arrête aux Pyrénées. Les rivières de la Grèce, dont les noms évoquent tant de souvenirs, ne sont pas capables de porter bateaux. Seul, le Rhône pénètre à l’intérieur des terres avec la Saône, qui en est le véritable prolongement géographique ; par les canaux qui lui font suite, il reçoit les productions de la Suisse, de la Belgique, de l’Allemagne occidentale. Près de son embouchure s’ouvre le principal port de la Méditerranée. Nulle part la navigation intérieure ne rencontrerait un ensemble de conditions plus favorables, si ce fleuve fougueux n’offrait lui-même entre Lyon et Arles des obstacles que la batellerie a peine à surmonter. Suivons de sa source à son embouchure ce long cours d’eau, qui descend presque en droite ligne des monts Faucilles à la Méditerranée.

La Saône prend naissance dans les Vosges ; sur une longueur de 100 kilomètres et plus, ce n’est d’abord qu’une petite rivière à pente rapide, sujette à des crues violentes avec un débit d’étiage qui se réduit presqu’à rien. À Port-sur-Saône, où elle commence à porter bateaux, la pente n’est plus que de 26 centimètres par kilomètre ; un peu plus bas, le Doubs lui verse un volume d’eau considérable ; elle reçoit à gauche le canal du Rhône au Rhin, à droite le canal de Bourgogne et le canal du Centre ; puis la pente kilométrique s’atténue encore au point de ne plus être que de !i centimètres : la Saône en cette partie de son cours ressemble à un lac plutôt qu’à une rivière. À peu de distance de Lyon, la vitesse s’accroît un peu, et enfin cette belle rivière rejoint le Rhône, qui, tout au contraire de son paisible affluent, descend de la frontière suisse à Lyon dans un lit rapide et encombré de rochers. Bien que le débit des crues soit encore trop considérable, la Saône est de ces rivières que l’on rend navigables à peu de frais. Les ouvrages exécutés dans cette intention consistent en barrages mobiles avec écluses qui y ont aussi bien réussi que sur la Seine et l’Yonne. Les ingénieurs ont en vue d’obtenir un mouillage de 2 mètres, de Port-sur-Saône à Lyon, même par les basses eaux ; ils y arriveront assurément. L’importance de la batellerie justifie les dépenses faites pour cet objet ; en effet au-dessous de Saint-Jean-de-Losne, où débouche le canal de Bourgogne, le trafic s’élève déjà à près de 400,000 tonnes kilométriques, quoique les bateaux aient encore quelques passages difficiles à franchir. Entre Chalon et Lyon, le taux du fret varie de 1 1/2 à 2 centimes par kilomètre ; il y était de 6 centimes avant la construction des chemins de fer. La comparaison de ces chiffres ne démontre-t-elle pas mieux que tout raisonnement de quel profit la concurrence des moyens de transport est pour le consommateur ?

En aval de Lyon, la situation change. D’abord la pente s’élève à 55 centimètres ; le débit d’étiage se soutient assez bien, car il n’est pas inférieur à 200 mètres cubes, mais le débit des crues qui atteint 7,000 mètres dans le haut est du double auprès d’Arles. En outre le fleuve coule dans un lit de graviers tellement mobiles que l’échouage d’un bateau suffit quelquefois à déplacer le chenal navigable sur une grande longueur. Puis il y a pour le moins trois mois de chaque année pendant lesquels la navigation s’arrête tout à fait à cause des brouillards ou des glaces, des basses eaux ou des crues. En résumé, trop de vitesse, un lit mobile, un débit fort inégal, des chômages fréquens, voilà ce que le Rhône est pour les mariniers. L’art des ingénieurs semble être impuissant contre de telles imperfections. « Dans ces conditions, comme le remarque avec sagacité M. Krantz, on a affaire non plus à un seul, mais à plusieurs cours d’eau qui se succèdent dans le même emplacement avec des vitesses et des volumes différens. Les dispositions qui conviennent à l’un des états du fleuve conviennent rarement aux autres; ce que les uns avaient respecté, les autres le détruisent ou ont tendance à le détruire. » L’administration des travaux publics a néanmoins dépensé beaucoup de millions sur le Rhône, d’abord pour défendre les berges contre les érosions et protéger les villes riveraines contre les inondations, ensuite, surtout depuis 1860, pour améliorer la voie navigable. On n’a pas osé toutefois y construire les barrages mobiles, qui rendent tant de services sur les rivières du nord. Le but que l’on se propose est d’établir un mouillage de 1 m,60 qui ne donnerait pourtant qu’un tirant d’eau utile de 1 m,20 pour les bateaux à cause de la vitesse du courant. Malgré tant d’obstacles, le Rhône transporte encore 300,000 tonnes kilométriques, dont les deux tiers en descente; avant les chemins de fer, le trafic était double. Le prix du fret est fort élevé, surtout à la remonte. La navigation ne s’opère qu’avec des bateaux longs et plats que mènent des mariniers habitués de longue date aux difficultés de ce voyage. Il est même permis de s’étonner que le fleuve soit encore si fréquenté; on ne peut se l’expliquer que par l’insuffisance trop connue du chemin de fer parallèle.

A partir d’Arles, la situation s’améliore beaucoup; c’est le Rhône maritime avec une pente insensible et un débit d’étiage bien soutenu. Le mouillage naturel dépasse 2 mètres. Aussi les navires de mer y pénètrent-ils. Plus près de l’embouchure, le courant fluvial disparaît presque, tant le lit est large, et la profondeur varie de 6 à 9 mètres. Seulement le Rhône, dont les eaux troubles sont très chargées d’alluvions, apporte chaque année à la mer des millions de mètres cubes de détritus qui se déposent sur le littoral en formant une barre que les navires calant 3 mètres ne peuvent plus franchir. Que faire pour ouvrir un chenal à travers cette barre? Il y a vingt-cinq ans, M. Surrel proposa de fermer les bras secondaires afin de concentrer le courant dans le bras principal, et d’endiguer celui-ci afin d’y accroître la vitesse de l’eau. C’est, on le voit, la solution admise plus tard sur les fleuves qui débouchent dans une mer à marée, sur la Seine, sur la Loire, sur la Gironde. Ces travaux s’exécutèrent ; ils n’eurent d’autre résultat que de déplacer la barre, qui s’avançait peu à peu vers la mer à mesure que les digues se prolongeaient, en se maintenant toujours à la même profondeur ou à peu près. Tout au plus le mouillage augmentait-il après les grandes crues, qui opéraient une sorte de chasse dans ces bancs mobiles. Enfin, le remède étant décidément inefficace, on résolut d’ouvrir un canal latéral entre la tour Saint-Louis, à 8 kilomètres au-dessus de la barre, et la rade de Fos. Ce canal, dont la longueur n’est que de 4 kilomètres, aboutit dans un golfe tranquille où les atterrissemens ne sont pas à redouter. Destiné à recevoir des navires de gros tonnage, il a d’ailleurs des dimensions tout autres que nos canaux intérieurs. Ajoutons seulement que cette entreprise, peu considérable en elle-même, s’est vue ralentie par l’insalubrité du pays. Au milieu des marais infects et des terres incultes de la Camargue, les ouvriers étaient victimes des fièvres paludéennes, ce qui prouve une fois de plus que les ingénieurs ont souvent à tenir compte dans leurs projets de difficultés fort étrangères à leurs préoccupations habituelles. Le canal Saint-Louis méritait d’être cité dans cette étude, non-seulement parce qu’il ouvre à peu de frais le Rhône maritime à la grande navigation, mais surtout parce que c’est une solution particulière du problème très complexe de l’amélioration des embouchures, solution qui n’est pas nouvelle au surplus : les anciens l’avaient appliquée à Alexandrie, ville fondée en dehors du delta et reliée au Nil par un canal. De même à l’embouchure du Tibre, le port d’Ostie étant envahi par les sables, l’empereur Claude en avait creusé un autre qu’une dérivation faisait communiquer avec le fleuve ; mais ce nouveau port et sa dérivation s’ensablèrent aussi par la suite des siècles. Enfin, à l’embouchure même du Rhône, cent trois ans avant Jésus-Christ, Marius avait fait creuser par ses soldats un canal allant d’Arles au golfe de Fos ; peut-être fut-ce la cause déterminante de la grande prospérité de cette ville, qui devint ainsi et resta jusqu’au XIIe siècle le principal port des côtes de Provence. A son tour, le canal de Marius fut comblé par les dépôts du fleuve, soit peu à peu, soit tout d’une fois par quelque grande crue. Vauban d’abord et Bélidor ensuite, deux grandes autorités en matière de travaux publics, avaient déclaré que les embouchures du Rhône étaient incorrigibles et conseillé de rouvrir le canal de Marius. En 1802 en effet, le gouvernement commença le canal d’Arles à Bouc, dont les événemens interrompirent l’exécution, et qui ne fut achevé que trente ans plus tard. Alors les circonstances avaient changé; la navigation à vapeur, dont on voyait les débuts, ne pouvait se contenter des écluses de l’ancien modèle. A peine achevé, le canal d’Arles à Bouc s’est trouvé insuffisant, si bien qu’il a fallu le doubler par le canal Saint-Louis. Cet interminable récit des travaux exécutés aux bouches du Rhône depuis vingt siècles inspirera peut-être quelques doutes sur l’avenir de la navigation artificielle. Pourquoi, se dira-t-on, se mettre en frais de travaux si coûteux, puisque l’œuvre de la veille est à recommencer le lendemain dans d’autres conditions? Il y en a bien d’autres exemples en France, témoin nos divers canaux intérieurs dont on ne trouve plus les écluses assez larges ni le mouillage assez élevé, et que l’on parle déjà de remanier de fond en comble. Il ne faudrait pas cependant se laisser arrêter par cette objection. Lorsqu’une œuvre nouvelle présente une utilité certaine, par exemple lorsqu’un canal est assuré d’un trafic considérable, les bénéfices que le commerce en retire sont en général assez importans pour que le coût de premier établissement soit en quelque sorte amorti avant que des travaux plus perfectionnés deviennent nécessaires.

Ainsi, pour en revenir à la navigation actuelle du bassin du Rhône, on peut résumer ce qui précède en disant que les bateaux trouveront prochainement dans la Saône, depuis le débouché des canaux qu’elle reçoit dans le haut de son cours jusqu’au confluent de Lyon, la profondeur de 2 mètres avec des écluses de dimensions au moins égales à celles des meilleures voies navigables, — que d’Arles à Bouc, par le canal Saint-Louis, les navires de mer circuleront avec la même facilité, par conséquent pourront échanger leurs chargemens avec les bateaux de rivière, mais que d’Arles à Lyon le fleuve reste indomptable, et qu’en raison de la faiblesse du tirant d’eau et des autres obstacles naturels cette portion du Rhône ne recevra jamais les péniches de gros tonnage au moyen desquelles la batellerie lutte avec succès contre les chemins de fer. En outre les lourds bateaux de rivière, plats et non pontés, que l’on ne se hasarderait pas à lancer en pleine mer même pour une courte traversée, ne peuvent dépasser le Rhône maritime. Qu’un chargement soit expédié de Paris à Marseille par eau, il faut nécessairement le transborder d’abord à Lyon sur les bateaux du Rhône, puis une seconde fois à Saint-Louis sur un navire de mer. De telles solutions de continuité nuisent à la vitesse et au bon marché ; elles réduisent dans une proportion difficile à évaluer en chiffres la puissance économique de cette grande artère. Marseille y perd beaucoup assurément; mais, ajoute M. Krantz, notre réseau de navigation intérieure n’y perd guère moins. Creuser un canal de Bouc à Marseille sera au fond une petite affaire dès que de grands intérêts le réclameront. Ce canal, que M. Krantz trace le long du littoral en le maintenant à 3 mètres au plus au-dessus du niveau de la mer, puiserait dans la Méditerranée au moyen de pompes à vapeur son eau d’alimentation. La dépense n’en serait, paraît-il, que d’une dizaine de millions. Au contraire le canal latéral au Rhône, qu’il faudrait ouvrir entre Lyon et Arles, faute de pouvoir améliorer le fleuve, est une œuvre considérable. Il y a longtemps déjà que les ingénieurs s’en sont occupés. Un projet entre autres, dressé sous la restauration par M. Cavenne avec un soin minutieux, avait reçu l’approbation du conseil général des ponts et chaussées. Ce canal devait suivre la rive gauche, desservir les villes de Vienne, Valence, Montélimart, Avignon, et rejoindre le port de Bouc après un parcours de 318 kilomètres; la chute de 150 mètres était rachetée par 58 écluses. Maintenant les conditions sont changées; la rive gauche possède un chemin de fer qui lui suffit, car la population est surtout agricole. La rive droite est au contraire plus industrielle. Les usines de Rive-de-Gier, d’Annonay, de La Voulte, du Pouzin, les mines de Privas, les fours à chaux du Theil, réclament des transports à bon marché. Les montagnes de l’Ardèche, qui descendent jusqu’au Rhône, semblent ne laisser le long du fleuve aucune place pour un canal ; à cela, on répond que les terrassemens et les souterrains sont devenus des ouvrages d’une exécution facile et rapide depuis que l’on a construit tant de chemins de fer. De ce côté, les affluens sont de simples ruisseaux; sur l’autre rive, ce sont de puissans cours d’eau que l’on ne franchirait que par des ponts-aqueducs de dimensions considérables. Il y a de plus à considérer qu’un canal établi sur la rive droite fournirait de l’eau en abondance aux environs de Nîmes pour les irrigations, aux usines de toute cette région industrieuse, qui transformeraient les chutes en force motrice. Ce Rhône artificiel, roulant paisiblement ses eaux à 20 ou 30 mètres au-dessus de l’autre, servirait aux transports, alimenterait les industries les plus diverses et livrerait à l’agriculture vers son extrémité inférieure les eaux qu’il aurait en excès. Voilà bien des motifs pour mettre ce canal latéral au premier rang des œuvres utiles; mais quel en serait le coût? M. Krantz n’ose l’évaluer à moins de 300,000 francs par kilomètre, soit le double à peu près du prix de revient d’un canal ordinaire. Ce serait donc une dépense totale d’à peu près 90 millions. Qui l’entreprendra? L’état, les départemens riverains ou une compagnie concessionnaire? Ce ne serait pas trop du concours de tous les intéressés pour une œuvre de cette importance. Que l’on suppose encore les travaux d’amélioration achevés sur la Saône, l’Yonne et la Seine, le canal de Bourgogne approfondi au mouillage de 2 mètres que demande la batellerie, il existerait alors de Marseille à Paris et au Havre, de la Méditerranée à la Manche, une voie fluviale d’un parcours rapide et régulier, d’une capacité que les chemins de fer, encombrés par les trains de voyageurs, n’atteindront jamais.

L’industrie des transports n’aurait plus à craindre les crises périodiques qu’engendrent à certaines époques l’arrivage des blés à Marseille et l’abondance des produits vinicoles dans le midi, crises qui suscitent une gêne universelle, comme on le vit pendant le deuxième semestre de 1871. Est-ce à dire cependant que les compagnies de chemins de fer, dont la prospérité ne saurait être compromise sans inconvénient, se verraient enlever une forte part de leurs bénéfices par la concurrence des voies navigables? C’est invraisemblable : ces compagnies y perdraient sans doute le trafic encombrant auquel elles ne peuvent suffire en ce moment; elles y gagneraient, — tel est du moins l’avis de M. Krantz, — par l’accroissement de leur clientèle en voyageurs et en marchandises de valeur, sur lesquels elles prélèvent des taxes élevées. On a déjà montré par un exemple quelle est, dans l’industrie des transports, la puissance de détournement des voies navigables. Voici d’autres chiffres qui en rendent encore témoignage. Le fret par navire à vapeur est de 25 à 30 francs la tonne entre Marseille et l’Angleterre par le détroit de Gibraltar; il ne peut descendre au-dessous de 40 francs par chemin de fer entre Marseille et Le Havre : aussi le trafic de transit à travers la France est-il insignifiant, tandis qu’un bateau bondé d’un plein chargement, à Marseille pour Le Havre, s’il pouvait accomplir ce trajet sans arrêt ni transbordement, aurait, suivant toute apparence, le double avantage de la vitesse et du bon marché sur la navigation maritime. Ce serait alors que notre beau port de la Méditerranée deviendrait réellement l’entrepôt de l’Europe occidentale.

Le bassin du Rhône communique avec la Loire par le canal du Centre, avec la Seine par le canal de Bourgogne, et ces canaux deviendront à peu de frais, par l’accroissement du mouillage, l’élargissement des écluses et quelques créations de nouveaux réservoirs d’alimentation, aussi parfaits que l’exige l’industrie actuelle des transports. Il communique encore avec l’Alsace par le canal du Rhône au Rhin, œuvre de nos ingénieurs, dont il ne nous reste plus qu’un tronçon. Il lui manquait d’être prolongé au nord vers la Flandre et la Belgique; une loi votée en 1874 vient de combler cette lacune en décrétant l’ouverture d’un canal parallèle à la nouvelle frontière entre la Saône, la Moselle et la Meurthe. Cette nouvelle voie part de Port-sur-Saône, s’élève au moyen d’écluses sur le faîte très déprimé des monts Faucilles, descend dans la vallée de la Moselle, se rattache à Épinal et à Nancy par des embranchemens, emprunte de Toul à Troussey le canal de la Marne au Rhin, et se continue enfin par la Meuse canalisée jusqu’à la frontière de Belgique. La longueur en est de 500 kilomètres et le devis de 65 millions; c’est donc comme étendue et comme dépense une œuvre supérieure à toute entreprise de cette nature que l’on ait conçue depuis trente ans et plus. En réalité, il s’agit surtout en cette affaire de réparer les désastreux effets des traités de 1871, qui ont mutilé notre territoire. Les forges de la Basse-Moselle avaient pris un tel développement en quelques années, qu’elles fournissaient la cinquième partie de ce que la France produit de fer et de fonte ; elles sont devenues prussiennes : d’autres hauts-fourneaux se créeront dans le haut du bassin de la Moselle dès que des voies de transport perfectionnées en faciliteront l’accès. De même les salines de Saint-Nicolas remplaceront celles de Dieuze, si des canaux leur amènent le combustible et permettent d’exporter leurs productions. Le bassin houiller de Saarbruck appartient tout entier à l’Allemagne ; l’exploitation en est au surplus trop irrégulière pour que le commerce s’en contente; il faut amener à bas prix les charbons du nord. Enfin les établissemens industriels de l’Alsace se reconstituent pour nous sur le versant occidental des Vosges, et réclament des transports économiques. La nouvelle artère navigable aura donc une clientèle locale de grande importance, en outre du transit des marchandises entre le nord et le midi de la France. Appuyée sur les places fortes de Belfort, Épinal, Toul, Verdun, Mézières, elle servira même de ligne de défense en cas d’une autre guerre d’invasion.


III.

Il existe, on l’a vu, des types d’écluse fort dissemblables sur nos divers canaux ou sur nos rivières canalisées. Sans compter le canal du Berry, dont les dimensions ont été réduites avec intention, par mesure d’économie, les écluses varient en largeur de 4m, 20 à 6 mètres suivant les voies navigables, de 20 à 50 mètres en longueur. Le mouillage n’est pas plus constant; il atteint 2 mètres sur quelques lignes et s’abaisse ailleurs au-dessous de 1 m,50. Les grands bateaux, dont l’usage serait économique, ne peuvent circuler partout. La question est d’une haute importance. Dans un canal dont la profondeur est de 1 m, 60, un bateau s’enfonce de 40 centimètres à vide, de 1 m,40 avec plein chargement; l’enfoncement utile est donc de 1 mètre. Si la profondeur est de 2 mètres, l’enfoncement total peut atteindre 1 m,80 sans que le tirant d’eau à vide s’accroisse sensiblement, c’est-à-dire que le mouillage de 2 mètres permet d’augmenter le chargement de 35 pour 100 environ sans que le marinier ait à payer en plus autre chose qu’un léger surcroît de frais de traction. Toutefois on ne peut agrandir d’une façon démesurée les dimensions des canaux; il en résulterait de trop fortes dépenses d’établissement ou des difficultés d’alimentation. Tout considéré, M. Krantz propose d’adopter partout le type des bons canaux du nord, soit 5 m,20 sur 40 mètres au moins pour les écluses et 2 mètres pour le mouillage. Dans ces conditions, qui permettent à la batellerie d’employer des péniches ayant une capacité utile de 250 à 300 tonnes, les transports se font avec économie, l’expérience le prouve. Cependant sur les rivières un peu larges, où la place et l’alimentation ne font jamais défaut, il est bon de doubler, lorsqu’on le peut sans trop de frais, les dimensions des écluses, en sorte que plusieurs bateaux les franchissent en même temps.

Il faut de nouveaux réservoirs sur les canaux à point de partage afin de mieux assurer l’alimentation, par quoi l’on évitera les chômages prolongés, qui, dans la situation actuelle, arrêtent parfois la batellerie pendant des mois entiers. Il convient d’établir des ports partout où le commerce en réclame, de les relier aux gares des chemins de fer en vue de favoriser les transports mixtes à bas prix, de les garnir d’un outillage perfectionné qui permette une prompte manutention des marchandises. Le halage, abandonné presque partout à l’industrie privée, se fait tantôt par des chevaux, tantôt à bras d’hommes, sans que le marinier soit toujours certain de trouver à un prix raisonnable le moteur dont il a besoin : il est indispensable de l’organiser. Telles sont les principales améliorations que réclament les voies navigables que nous possédons déjà; tant pour les canaux que pour les rivières canalisées, M. Krantz en évalue la dépense à 151 millions sur l’ensemble du réseau.

En ce qui concerne les voies nouvelles dont l’objet est de compléter les grandes artères de la navigation, on peut tout au moins en dresser ainsi qu’il suit le devis approximatif. Laissant de côté la ligne de la Saône à la Meuse, que les départemens de l’est, réunis en syndicat, subventionnent par une combinaison financière dont il sera question tout à l’heure, M. Krantz montre que le bassin de la Seine réclame une somme de 54 millions, tant pour ouvrir un canal de grande ceinture autour de Paris que pour donner à la Seine un mouillage de 3 mètres entre Paris et Rouen. Il y a 101 millions à dépenser dans le bassin de la Loire pour les deux lignes principales d’Orléans à Redon avec embranchement sur Tours, et de Saint-Amand à Chalonnes, — 95 millions dans le bassin du Rhône pour les canaux projetés de Lyon à Arles et de Bouc à Marseille. M. Krantz destine encore une trentaine 3e millions au réseau navigable, d’une utilité moins apparente, dont il voudrait doter les landes de Gascogne, entre Bordeaux et Bayonne. Il s’agit donc en somme de 285 millions pour ces voies nouvelles, soit 436 millions pour l’ensemble.

Ce n’est pas tout: des travaux moins urgens, au nombre desquels figure la ligne de la Loire à la Garonne, réclameront bientôt un autre demi-milliard, sans compter les incertitudes habituelles des devis, sans faire la part non plus des entreprises en cours d’exécution, qui absorberont au moins les crédits ordinaires du budget pendant plusieurs années. Cependant, en comparaison des 8 ou 10 milliards que notre pays a consacrés à l’établissement des chemins de fer depuis une trentaine d’années, ces prévisions de dépenses n’ont rien d’effrayant. Il y a seulement cette différence, que les chemins de fer ont eu le concours de l’industrie privée; ils ont fait l’objet de concessions à des compagnies que le gouvernement aide de ses subventions ou soutient de son crédit. L’habitude en est si bien prise qu’il se trouve toujours des concessionnaires, même pour les lignes dont le succès financier est. le moins certain. Il existe en faveur des railways, de la part des capitalistes, un engouement que la prospérité des principales compagnies explique sans le justifier, tandis que les canaux n’inspirent que du dédain ou de la défiance. Il y a bien quelques canaux de concédés, le canal de Beaucaire, celui de la Sambre à l’Oise, d’autres encore d’un moindre développement; ce sont des entreprises restreintes, en général peu florissantes. Au surplus, si l’on veut demander surtout aux voies navigables de modérer les tarifs des chemins de fer par une sage concurrence, ne serait-ce pas imprudent d’en abandonner la propriété à des compagnies qui peuvent se coaliser avec leurs rivales plutôt que de leur faire la guerre ? Les chemins de fer concédés subsistent en France sous un régime mixte qui n’est ni la liberté du commerce ni le monopole exclusif. Les étrangers s’accordent à reconnaître que nous avons su tempérer par un contrôle efficace de l’état les abus que les concessions privilégiées ont suscités en d’autres pays. Il y a d’ailleurs entre les chemins de fer et les canaux cette différence capitale, que les uns ne sauraient être exploités que par un entrepreneur unique, tandis que les autres restent livrés aux hasards de l’exploitation individuelle. Le même mode de concession ne convient pas dans les deux cas. Il reste à trouver pour les canaux un régime financier qui permette d’en poursuivre l’exécution avec célérité sans compromettre les résultats que le public en doit attendre. La ligne de la Saône à la frontière de Belgique, récemment décrétée afin de rendre à la région de l’est les voies navigables que la guerre lui a fait perdre, montre comment l’intérêt local peut accélérer l’achèvement d’œuvres qui lui sont utiles. Cette longue ligne traverse, sur un parcours de 500 kilomètres, cinq départemens, Ardennes, Meuse, Meurthe-et-Moselle, Vosges et Haute-Saône. Le devis s’élève à 65 millions; les travaux se termineront aisément en huit années, si l’argent ne fait pas défaut. Quelque avantageux que le canal d’entre Saône et Meuse soit pour le pays tout entier, nul n’aurait osé garantir que des allocations budgétaires d’un chiffre suffisant seraient accordées à cette entreprise huit années durant. Sur ce, les cinq départemens intéressés ont offert d’avancer à l’état le montant total du devis, à la condition que cette somme serait remboursée en vingt-huit ans avec un intérêt modique de 4 pour 100; mais les départemens empruntent eux-mêmes à un taux d’intérêt supérieur. Pour couvrir la différence, ils percevront à leur profit, dès que le canal sera livré à la batellerie, un péage de 5 millimes par tonne kilométrique. On a calculé qu’un trafic de 460,000 tonnes suffirait à les indemniser de toute perte; or le trafic ne peut manquer de dépasser ce chiffre dès les premières années de l’exploitation sur une voie navigable située dans des conditions si favorables. L’opération est bonne pour les départemens, qui s’assurent, au prix d’un risque insignifiant, la jouissance immédiate d’un instrument de transport perfectionné. Est-elle également bonne pour l’état, qui paiera en définitive, intérêts et amortissement compris, presque le double de ce que les travaux auront réellement coûté? Si ce n’est peut-être pas évident à première vue, on ne le contestera plus en réfléchissant que l’état retire des profits indirects, parfois très considérables, de toutes les améliorations exécutées en France. L’impôt, par ses formes multiples, ramène au trésor public le plus clair des bénéfices que donne au commerce et à l’industrie toute œuvre nouvelle. Le fisc est un associé inévitable dans toutes les entreprises privées ou publiques. C’est ainsi que l’on a prouvé par des statistiques fort exactes que le gouvernement reçoit chaque année des chemins de fer une somme bien supérieure à l’intérêt des subventions que les compagnies ont obtenues de lui.

Il est à peine besoin de faire observer que cette forme d’association entre l’état et les localités intéressées pour l’exécution prompte des travaux d’utilité publique n’est pas chose nouvelle. Dunkerque, Bordeaux, Le Havre, y ont eu recours pour l’agrandissement de leurs ports; plus récemment, l’assemblée nationale autorisait le ministre de la guerre à conclure des traités de même nature avec les villes de garnison pour la construction des casernes. Ce que les départemens de l’est viennent de faire pour le canal qui les traverse peut se renouveler en d’autres régions de la France, sauf à modifier suivant les circonstances le taux et la durée de l’amortissement. Ainsi s’exécuterait assez rapidement le vaste réseau de voies navigables que nous avons esquissé sans que le budget en fût trop surchargé. Le concours des intéressés, départemens, villes ou particuliers, démontrerait au surplus de la façon la moins équivoque que les travaux projetés sont vraiment utiles. Ce serait une garantie contre les entraînemens et les influences qui prédominent trop souvent en pareille matière. Les canaux, demeurant propriété publique, seraient ouverts à tous contre paiement d’un péage modéré; ils deviendraient, comme on le désire, un frein contre le monopole des chemins de fer, dans les contrées où ceux-ci abusent de leur privilège; ailleurs ils suppléeraient à l’insuffisance des railways, dont les industries de transport se plaignent parfois avec raison.

La construction des chemins de fer aura été sans contredit la grande œuvre du XIXe siècle. La génération présente s’est vouée à cette immense entreprise avec une ardeur que justifiait bien l’utilité de ce précieux instrument. Pour les voyageurs, pour les marchandises de valeur, pour l’approvisionnement quotidien des villes, rien ne saurait remplacer les chemins de fer. En est-il de même pour les marchandises encombrantes? Il est clair que cela n’est pas, puisque les canaux s’en chargent à un prix moindre de moitié. Pour faire voir ce que sont ces matières encombrantes, ne citons que les houilles, les minerais et les matériaux de construction; quiconque sait quelles masses sortent en France des mines et des carrières comprendra quel est le rôle économique des voies navigables. On ne peut mieux terminer ce qui vient d’être dit qu’en citant les dernières phrases du plaidoyer que M. Krantz a écrit en faveur des canaux : « Ainsi, malgré la révolution économique amenée par l’invention des chemins de fer, les voies navigables apparaissent encore de nos jours comme l’instrument par excellence pour le transport des matières encombrantes. Puissance presque indéfinie, services à bas prix, elles se recommandent par ces précieuses qualités, et aussi par ce fait qu’elles ne sauraient porter à la prospérité actuelle des chemins de fer d’irrémédiables atteintes. »

La France se laissera-t-elle devancer par d’autres nations dans les travaux de canalisation? Non-seulement son industrie en souffrirait, car les transports à bon marché sont l’un des élémens essentiels des grandes opérations commerciales; bien plus, ce serait un aveu d’insouciance ou d’incapacité, puisque nul territoire n’est aussi propice que le nôtre à la navigation intérieure. Où trouver ailleurs, à surface pareille, tant de cours d’eau s’écoulant en des sens divers, des rivières mieux alimentées, plus dociles à l’art des ingénieurs, — entre les bassins fluviaux, des faîtes plus faciles à franchir, — aux sources des ruisseaux, des montagnes moins escarpées? Sans doute la Loire roule trop de sable, le Rhône a trop de fougue, la Seine déborde trop souvent; mais nos fleuves soutiennent à leur avantage la comparaison avec ceux des contrées voisines. C’est que notre sol a le relief qui convient pour que les eaux conservent presque partout une vitesse d’écoulement utile. Veut-on s’en rendre compte, que l’on imagine une plaine basse, comme celles de la Hongrie ou de la Russie centrale, en place de l’Auvergne et du Limousin, la Loire divaguerait au milieu des marécages comme la Theiss ou le Dnieper; que l’on remplace au contraire le plateau de la Brie ou les terrains mamelonnés de la Champagne par une petite Suisse aux flancs abrupts, Paris y gagnerait en pittoresque, mais ce ne serait pas une grande capitale, car la Seine deviendrait un torrent impétueux après quelques jours de pluie. Et de même pour chacun de nos fleuves et pour chacune de nos rivières : les défauts qu’on leur reproche se montrent à nos yeux en d’autres pays amplifiés au point d’être des vices irrémédiables.

De tous les phénomènes naturels dont nous avons ici-bas la jouissance inconsciente, il n’en est pas de plus admirable ni de plus utile que la circulation des eaux entre la terre et l’atmosphère. Les vapeurs que la chaleur solaire fait surgir de l’Océan, chassées par les vents, viennent s’épandre en pluies sur les montagnes ; de là, les eaux redescendent suivant la pente du sol jusqu’à la mer, d’où elles étaient sorties. L’homme ne commande ni à la chaleur solaire ni aux vents; sa puissance ne va pas jusque-là; mais les eaux courantes lui appartiennent, à lui d’en disposer pour son plus grand profit. Nous nous en sommes bien peu servis jusqu’à ce jour en comparaison de ce que donnerait une exploitation intelligente. Soit comme force motrice pour l’industrie ou comme moyen d’irrigation pour l’agriculture, ou comme instrument de transport, l’eau crée la richesse partout où elle passe. Ce sera pour les générations futures une œuvre non moins considérable que l’ont été les chemins de fer pour la génération actuelle d’aménager pour ces divers usages les ruisseaux, les rivières et les fleuves qui sillonnent notre territoire.


H. BLERZY.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Pour obtenir des statistiques comparables, on multiplie le poids de chaque chargement par la distance qu’il parcourt ; le résultat de ce calcul est ce qu’on appelle des tonnes kilométriques.