Les Rivalités coloniales - L’Angleterre et la Russie

Les Rivalités coloniales - L’Angleterre et la Russie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 283-328).
LES
RIVALITÉS COLONIALES

L’ANGLETERRE ET LA RUSSIE.

Il y a longtemps qu’on l’a dit, l’Europe est devenue trop petite ; à l’étroit chez elle, elle déborde de plus en plus sur les quatre parties du monde. Aujourd’hui, c’est la terre elle-même, dont nous faisons si facilement le tour, qui semble trop bornée pour nos voyageurs et nos savans, pour nos ambitions commerciales ou politiques. À la façon dont les peuples civilisés s’approprient le globe, se répandant à l’envi sur les deux hémisphères, s’assujettissant les peuples barbares et les terres encore vacantes, nous serons bientôt contraints de regretter de n’avoir pas à notre portée d’autres planètes où transporter nos produits et nos compétitions.

Une force d’expansion sans pareille, depuis le siècle de Colomb et de Gama, pousse l’Europe à étendre son empire dans toutes les directions à la fois, sur le vieux continent et l’Océanie notamment, le nouveau monde étant déjà aux mains de fils de l’Europe, qui bientôt s’y trouveront eux-mêmes à l’étroit. Jeunes ou vieux, continentaux ou maritimes, les états civilisés rivalisent de zèle et de hâte dans cette conquête de notre humble univers par l’homme blanc. En dépit de la nature et du climat qui semblent le repousser des régions tropicales, malgré de trop nombreuses déceptions militaires et financières, c’est à qui occupera le plus de contrées demeurées libres de maître, si ce n’est d’habitans, de même que dans nos villes et autour de nos capitales on se dispute les terrains vides, certain que l’avenir ne saurait manquer de leur donner du prix. Et l’on ne se contente plus, comme aux trois derniers siècles, d’occuper des points maritimes, des stations commerciales sur les côtes du Pacifique ou de l’Atlantique, on convoite les oasis et jusqu’aux sables du désert, comme autrefois les archipels des mers. On pénètre les continens de même que les océans ; on se les distribue d’avance dans des congrès. Les diplomates rédigent des protocoles sur le centre de l’Afrique, hier encore inconnu, et, pendant qu’ils négocient touchant les plateaux du centre de l’Asie, les officiers en dressent des cartes stratégiques.

Faut-il se plaindre ou se féliciter de cette fièvre coloniale qui a saisi la plupart des états, grands et petits ? c’est là, en réalité, une question oiseuse que les peuples et les gouvernemens ne se posent d’habitude qu’après coup, et que chacun résout suivant son tempérament et ses intérêts du moment. Quand, pour les peuples qui s’y laissent prendre, la politique coloniale ne serait qu’un mirage décevant, il en est ainsi de la plupart des ambitions individuelles ou nationales. Le désir de croître, de grandir, d’acquérir n’est-il pas le plus souvent, pour les peuples comme pour les individus, une sorte de duperie de la nature ? Ce qui, en tout cas, profitera le plus de ce grand mouvement d’expansion contemporaine, ce sont peut-être les intérêts moraux, car, au point de vue matériel, au point de vue économique, le gain est parfois douteux et le plus souvent fort lent, tandis qu’au point de vue intellectuel, il y a toujours avantage, pour une nation comme pour un homme, à élargir ses horizons. En agrandissant le cercle de ses intérêts, elle agrandit le cercle de ses idées. Quant au point de vue politique et social, s’il est vrai qu’un accroissement de territoire n’est pas toujours un accroissement de force, s’il est évident que l’extension même du territoire, dans les pays d’outre-mer surtout, impose des charges nouvelles, on ne saurait nier qu’elle stimule l’énergie des peuples et réveille des sociétés disposées à l’engourdissement.

Un des mérites qu’on peut attribuer au récent engouement pour la politique coloniale, c’est d’avoir servi de diversion aux ambitions et aux rancunes des peuples de l’Europe. Si mal combinées, si grossièrement conduites qu’aient été chez nous, par exemple, ces récentes entreprises d’outre-mer, elles ont contribué, durant les dernières années, au maintien de la paix européenne. À cet égard, les peuples de l’Europe avaient tout avantage à détourner leurs yeux et leurs convoitises de notre étroit continent, où leurs revendications nationales sont condamnées à se heurter, pour les reporter en Asie, en Afrique, en Océanie, sur les vastes espaces où il semble encore y avoir place pour l’activité politique ou commerciale des différentes nations. Les embarras mêmes suscités aux uns et aux autres par la politique coloniale sont, en un sens, un gage de paix, car ils laissent les mains moins libres pour des aventures autrement périlleuses.

Par malheur, il n’en sera peut-être pas longtemps ainsi. À force de s’étendre en tout sens, à force d’arrondir leurs possessions exotiques, les peuples européens se trouveront de plus en plus en contact les uns avec les autres, et le contact mène au conflit. Les nations européennes seront exposées à s’entre-choquer aux extrémités du globe. Témoin aujourd’hui l’Allemagne et l’Espagne. Comme au moyen âge en Europe même, elles auront, dans l’autre hémisphère, des possessions mutuellement enchevêtrées, des enclaves réciproques, qui pourront mettre leur esprit pacifique à de redoutables épreuves. L’aire de la politique européenne embrassera le monde entier et, maintenir la paix, dans ce champ agrandi, sera pour la diplomatie une laborieuse besogne.

L’exemple de l’Angleterre et de la Russie le montre déjà. L’expérience nous a dès longtemps appris qu’en matière coloniale le plus sûr est d’opérer isolément dans les contrées écartées, sans voisin, c’est-à-dire sans rival civilisé. Cela est l’incontestable avantage des îles. Mais voici que chacun étendant sa sphère d’action, on finit par se joindre, par se toucher partout. Les déserts même ne mettent plus à l’abri des voisinages incommodes. c’est ce qu’éprouve en ce moment l’Angleterre. Lorsque Clive et Warren Hastings jetaient dans l’Inde les fondemens d’un empire plus vaste que celui du Grand-Mogol, ils ne prévoyaient pas qu’en remontant le Gange et l’Indus, leurs successeurs risqueraient de se heurter aux Moscovites, partis des bords du Don et du Volga. Voici déjà près d’un demi-siècle qu’est annoncée cette merveilleuse rencontre des hommes du nord de l’Europe au centre de l’Asie, et ceux qui l’ont signalée les premiers ont été traités de rêveurs. Aujourd’hui la rencontre, pacifique ou guerrière, est devenue inévitable. s’ils ne se touchent pas encore matériellement, les deux empires rivaux se touchent moralement. Leurs sphères d’action confinent l’une à l’autre. c’est là un fait d’autant plus digne d’attention que ce qui entre aujourd’hui en contact, ce ne sont pas seulement les deux plus grands empires du globe, mais deux systèmes de colonisation, aussi bien que de gouvernement. Comme colonisateur, le Russe rappelle les anciens Romains, et ne le cède point à l’Anglais. Ce sont, sous ce rapport, les deux premiers peuples du monde, ayant chacun sa méthode ; l’un, procédant par la colonisation maritime, le long des côtes, à l’aide de ses vaisseaux et de ses marchands ; l’autre, par la colonisation terrestre, agricole ou militaire, à l’aide de ses moujiks ou de ses cosaques. Toute l’histoire de la Russie n’est que l’histoire du peuplement et de la colonisation du vague domaine des Sarmates et des Scythes. Le flot moscovite, le flot slave, grossi de ruisseaux turco-finnois, qui menace de battre la haute ceinture montagneuse de l’Inde, est en réalité descendu des sources du Volga et du Dnieper, il y a déjà sept ou huit cents ans, se déversant lentement sur les basses plaines de l’Europe orientale avant de déborder sur tout le nord et le centre de l’Asie.


I.

Depuis que les cipayes anglo-indiens et les cosaques marchent inconsciemment à la rencontre les uns des autres, jamais peut-être un conflit entre les deux états rivaux n’avait semblé moins probable et moins prochain. Des deux côtés on était pacifique, les deux pays aimaient et désiraient presque également la paix, et, chose rare parmi les hommes appelés au gouvernement de grands empires, dans les deux états, les hommes au pouvoir se seraient fait scrupule de recourir à la guerre sans avoir épuisé tous les moyens de la conjurer. Si la guerre a été évitée, on le doit autant à leur conscience qu’à leur sagesse. Avec d’autres souverains, avec d’autres ministres, il n’en eût peut-être pas fallu autant pour faire éclater un conflit.

À Pétersbourg régnait un tsar honnête homme, de goûts bourgeois, d’humeur paisible, n’ayant peut-être ni la hauteur de vues, ni la décision de caractère nécessaires à la direction d’un grand empire à une époque de transition comme celle que traverse la Russie, mais exempt de toute infatuation, de toute présomption ; un prince, naturellement frappé des mécomptes du dernier règne et assombri par l’horrible fin de son père, en ayant conservé une répulsion pour tout changement, une méfiance de toute liberté, qui neutralisent ses meilleures intentions ; paralysé par des appréhensions habilement entretenues autour de lui, et trop sincère pour se défendre des pièges tendus à sa droiture par les influences intéressées au maintien des abus ; reculant par timidité, par modestie, par défiance de lui-même et des autres, par lassitude enfin, devant les réformes administratives et politiques dont la Russie ne saurait indéfiniment se passer ; mais, en même temps, un prince consciencieusement et ardemment dévoué à la Russie et au bien public, loyalement soucieux du bonheur du peuple et, avant tout, du pauvre peuple, sur lequel, en Russie plus qu’ailleurs, retombent toutes les charges de l’état ; autocrate sentant le poids de sa toute-puissance et en portant sérieusement la responsabilité, condamné par sa politique intérieure à renouveler le règne de Nicolas, mais ayant le large cœur d’Alexandre II, incapable, en tout cas, de chercher aux difficultés du dedans le dangereux dérivatif d’une guerre au dehors. Au-dessous de l’empereur Alexandre III, le ministère des affaires étrangères était conduit par un diplomate prudent, simple et modeste comme son maître, une intelligence pondérée, un esprit vraiment européen et moderne, ayant pleinement conscience de ses devoirs envers la Russie et envers la civilisation, sentant ce que coûterait à l’une et à l’autre une nouvelle grande guerre, si peu d’années après la dernière, comprenant que, pour le vaste empire, aujourd’hui non moins qu’après le traité de Paris, le repos et le recueillement sont encore la plus féconde des politiques. En dehors des ministres, des hommes qui ont officiellement la direction des affaires, on pouvait bien signaler, dans l’armée ou ailleurs, des influences belliqueuses ; mais le plus populaire des généraux russes, Skobelef, est mort, et s’il s’est laissé parfois entraîner par le sentiment national, comme en 1878, le gouvernement impérial est assez maître chez lui pour savoir refréner les ardeurs guerrières de ses officiers.

Était-ce des bords de la Tamise que pouvait venir la provocation à un conflit ? Personne assurément n’eût eu pareille idée sous un ministère Gladstone. Jamais l’Angleterre n’avait possédé de gouvernement plus désireux d’éviter toute complication extérieure. Bien plus, jamais le royaume-uni n’avait connu de cabinet mieux disposé pour la Russie. Ce n’était pas seulement M. Gladstone, le ministre qui avait érigé la paix en système et l’avait prêchée en apôtre, c’étaient lord Granville et lord Hartington, tous deux implacables adversaires de la politique impériale de Disraeli ; c’était lord Derby, qui avait abandonné le ministère Beaconsfield et le parti tory par répulsion pour leurs procédés hautains et leurs tendances agressives ; c’étaient M. Chamberlain et sir Charles Dilke, les représentans des nouvelles couches de la démocratie grandissante, l’un et l’autre plus préoccupés de remodeler à neuf la vieille Angleterre que d’agrandir ou de fortifier ses dépendances lointaines. Qui eût osé prédire, lors de l’avènement du dernier cabinet libéral, que ce ministère, élu avant tout au nom de la paix et des intérêts pacifiques, se trouverait, en moins de cinq ans, à la veille d’une grande guerre avec la Russie ? De toutes les épreuves traversées par M. Gladstone, tant de fois condamné à se démentir, celle-là fut sans doute l’une des plus pénibles, comme des moins prévues. Qu’on se rappelle la politique anglaise et la lutte des partis durant les dix dernières années. Quel était l’enjeu du long duel de feu Disraeli, devenu lord Beaconsfield, et de M. Gladstone ? c’était, avant tout, la direction à donner à la politique extérieure et à la politique coloniale de la Grande-Bretagne. Ce qui l’avait emporté avec M. Gladstone, en 1880, c’était la politique de paix, la politique de recueillement intérieur. À quoi les libéraux devaient-ils leur triomphe ? À une réaction de l’esprit public contre « l’impérialisme » de lord Beaconsfield, aux défiances de la nation pour les fastueuses audaces et les soudains coups de théâtre de l’homme qui avait, en 1878, fait passer les Dardanelles aux cuirassiers anglais et qui avait simultanément guerroyé dans les gorges de l’Afghanistan et dans les jungles des Zoulous.

À une politique avant tout préoccupée du dehors, du prestige du nom anglais et de la grandeur de l’empire britannique ; à la politique vraiment impériale, toute d’éclat et de hardiesse du petit juif, drapé en lord anglais, qui semblait avoir hérité de l’âme hautaine de lord Chatham, succédait, avec M. Gladstone, une politique mi-bourgeoise, mi-démocratique, toute pratique et positive, moins soucieuse de la puissance et du renom du peuple anglais que de ses intérêts, de sa fortune, de son bien-être, ayant moins de sollicitude pour l’immense empire, dispersé dans les quatre parties du monde, que pour les trois petits royaumes abrités par la mer à une extrémité de l’Europe. Le suffrage populaire, déjà grossi dans les bourgs par l’avant-dernière réforme électorale, avait déclaré que l’Angleterre n’était pas assez riche pour payer les conquêtes exotiques de lord Beaconsfield. Sans bien s’en rendre compte, le homehold suffrage reprochait à Disraeli et aux tories, rajeunis par l’ingénieux Sémite, d’avoir trop négligé la brumeuse île natale pour le radieux héritage du Grand Mogol. Il ne lui pardonnait point d’avoir paru sacrifier le positif à l’idéal, le solide au brillant, la vieille Angleterre à ses dépendances extra-européennes, le royaume-uni à l’empire, la Grande-Bretagne à la Greater-Britain. Aussi, l’ambition avérée de M. Gladstone et de ses amis était-elle de « liquider » dans les deux hémisphères les entreprises de leurs prédécesseurs, de se débarrasser au plus vite des multiples affaires entamées par eux en Europe, en Asie, en Afrique, pour se consacrer tout entiers au vieux sol britannique, à la pacification de l’île sœur, au land-bill irlandais et, par-dessus tout, à la réforme électorale.

Tel était manifestement l’intime désir de M. Gladstone et de tous ses collègues, whigs ou radicaux. Par malheur, l’événement a montré que, en pareille matière, la volonté et la persévérance étaient insuffisantes. Le cabinet libéral n’a pu tenir toutes ses promesses. En dépit des efforts de M. Gladstone et de lord Granville, l’Angleterre n’a pas réussi à se dégager de la politique coloniale. Ils ont eu beau carguer les voiles de l’orgueilleux vaisseau britannique, ils n’ont pu jeter l’ancre dans les eaux tranquilles où ils s’étaient flattés de le maintenir. s’il est demeuré fidèle à ses principes, M. Gladstone n’a pas toujours été maître de les appliquer. Sur plus d’un point, en plus d’une contrée, il n’a pu se dérober aux annexions, aux occupations, aux expéditions militaires qu’il avait si hautement condamnées sur les bancs de l’opposition. Le plus souvent, ses répugnances intimes n’ont servi qu’à multiplier ses hésitations ; ses scrupules n’ont fait que l’incliner à des demi-mesures qui lui ont valu de durs échecs.

La raison de ces contradictions entre le programme et la conduite du cabinet libéral n’était pas seulement dans le caractère du premier ministre, esprit complexe, essentiellement anglais, préoccupé à la fois des intérêts positifs et des droits abstraits, mêlant les aspirations du philanthrope aux calculs du financier et du chef de parti. La raison de ces contradictions était non moins dans les faits qui dominent la politique anglaise. L’Angleterre, quoi qu’en aient dit libéraux ou radicaux, n’est pas maîtresse de s’émanciper à son gré de la politique impériale. Elle est en quelque sorte captive de ses immenses colonies ; elle est en particulier la prisonnière de l’Inde. On peut, dans un autre sens, appliquer à cette dernière le Grœcia capta du poète. L’Angleterre est, d’une certaine façon, possédée par ses multiples possessions ; elle est tenue par elles autant qu’elle les tient. Elle est, dans une certaine mesure, l’esclave de ses conquêtes, la sujette de ses sujets. Cela, encore une fois, est surtout vrai de l’Inde, qui ne peut ni se gouverner ni se défendre seule. Si robuste, si vigoureusement constitué qu’il soit, un état n’est pas impunément le maître d’un pays vingt fois plus vaste et dix fois plus peuplé. Vingt-cinq millions d’Européens, relégués dans une île lointaine, ne sauraient, sans trouble ni soucis, régir deux cent cinquante millions d’Asiatiques, comme un berger mène son troupeau. De pareils empires se paient. Une telle domination devient une servitude. L’Angleterre a beau s’en défendre, l’Inde, tant qu’elle demeurera une vice-royauté britannique, sera sa principale préoccupation. L’Inde dominera toute sa politique ; et, bien que plus d’un insulaire commence à en faire fi, quoique beaucoup se demandent quels sont les bénéfices réels d’un tel empire asiatique, et qu’en réalité l’Indoustan puisse n’être nécessaire ni à la grandeur ni à la richesse de la métropole, l’Angleterre ne saurait abandonner le somptueux empire de lord Clive et de Warren Hastings, comme elle a spontanément évacué les îles Ioniennes.

Une des grandes divergences entre M. Gladstone et lord Beaconsfield, deux des hommes d’état les plus différens que Westminster ait jamais vus se disputer le pouvoir, c’est que l’un reconnaissait hautement cette dépendance et que l’autre s’efforçait de la nier, tous deux, du reste, comme il arrive d’habitude dans les luttes de partis, outrant leur opinion en sens inverse. Lorsqu’au grand scandale des libéraux, en apparence effarouchés par le fantôme du césarisme, le vieux Beaconsfield faisait ceindre à la reine Victoria, déjà presque sexagénaire, la couronne d’Aureng-Zeb, ce n’était pas seulement pour rehausser aux yeux des Indous le prestige de la domination britannique ou pour flatter l’amour-propre de la famille royale en la mettant, quant aux titres, de niveau avec les grandes cours du continent. En faisant proclamer sa très gracieuse majesté impératrice des Indes, Beaconsfield sanctionnait un fait, l’importance capitale de l’Indoustan dans les états britanniques.

On sait que, dans sa jeunesse, cet israélite baptisé, qui tenait de ses origines juives le goût inné de l’Orient et des pompes orientales, s’était un jour amusé à représenter la reine, les ministres et le parlement, faisant du haut de leurs trois-ponts de solennels adieux à l’Angleterre pour aller porter sur le Gange le centre de la domination britannique. Le voyage rêvé par le romancier politique était un symbole des destinées ou de la situation de l’Angleterre moderne. La cour n’a point abandonné les tours massives de Windsor, le parlement n’a pas quitté le hall gothique de Westminster pour les féeriques palais arabes d’Agra ou de Delhi ; mais l’image lointaine de l’Inde flotte, malgré tout, au ciel anglais. Les épais brouillards de la Tamise ne sauraient longtemps la cacher. Les hommes d’état britanniques sont contraints d’habiter en pensée les vallées du Pendjab et de gravir les vertes croupes de l’Himalaya, pour surveiller les orages qui s’amassent derrière les monts. L’Inde et la route de l’Inde, tel est, qu’ils le veuillent ou non, le constant souci de leur politique. c’est lui qui les a naguère fait camper en Égypte et remonter au-delà des cataractes, comme autrefois il les avait conduits au Cap et à Maurice. c’est lui qui a longtemps fait de l’Angleterre le défenseur attitré de la Turquie, et qui, tout récemment, a failli lui faire jouer l’existence de cet empire qu’elle a tant contribué à faire durer.

Cette importance capitale de l’Inde dans la politique anglaise, cette dépendance où l’Indoustan tient son altière souveraine, M. Gladstone a eu le tort de se refuser à la reconnaître. Non content de la nier, il traitait « d’humiliante » et de « honteuse » la doctrine qui proclamait l’Angleterre solidaire de sa grande conquête. « Je n’admets en aucune façon aucune dépendance de ce genre, déclarait-il emphatiquement, non dans l’entraînement d’un discours public, mais dans une étude écrite à loisir, dans le recueillement du cabinet[1]. Je prétends que nous avons, à la vérité, un grand devoir vis-à-vis des Indes, mais que nous n’y avons aucun intérêt, sauf celui du bien-être de l’Inde elle-même et de ce que ce bienêtre entraîne avec lui… L’Inde, continuait-il, n’ajoute pas, mais enlève à notre force militaire. La racine, la vigueur, la substance de notre nation résident dans le territoire strictement limité des îles britanniques, et sont, sauf dans des détails presque insignifians, indépendantes de toute sorte de domination politique en dehors de ces îles. Cette domination ajoute à notre-renommée, en partie, par suite de sa grandeur morale et sociale, en partie parce que les étrangers partagent les superstitions qui règnent encore parmi nous et pensent que le principal secret de notre force réside dans la vaste étendue et le grand nombre de nos territoires éparpillés. » Il y a, sans doute, une part de vérité dans ces assertions de l’adversaire de Beaconsfield, mais il y a aussi, pour l’Inde notamment, une exagération si manifeste, que, dans la même étude, M. Gladstone en venait à confesser lui-même ce dont il s’indignait dans la bouche des tories[2].

Tout en se révoltant avec une sorte de fierté insulaire contre la superstition des Anglais ou des étrangers qui font dépendre de l’Inde la grandeur de l’Angleterre, M. Gladstone était contraint d’admettre que l’Angleterre n’était pas libre de rompre son mariage avec son « partner » oriental. Ainsi concluent, du reste, la plupart des Anglais les plus disposés à faire fi de la grande péninsule asiatique. Lorsque, dans l’opposition, M. Gladstone avouait l’impossibilité actuelle pour l’Angleterre d’abandonner l’Inde, il était en désaccord avec les conservateurs sur les moyens de la conserver. À ses yeux, — et sur ce point, le grand libéral philanthrope nous semble avoir raison pour l’avenir, si ce n’est encore pour le présent ; — à ses yeux, le maintien de la domination anglaise aux Indes n’est pas une simple question militaire que la force seule puisse trancher, mais une question morale dont la solution définitive dépend, avant tout, du consentement des deux cent cinquante millions d’Indous et des sentimens que l’Angleterre leur saura inspirer. Quant aux périls du dehors, quant à la crainte d’une invasion russe dans les plaines de l’Inde, M. Gladstone, dans ses écrits ou ses discours, la traitait d’absurde et de ridicule. En vain les alarmistes lui montraient-ils les soldats du tsar s’avançant pas à pas dans les steppes du Turkestan. « Je ne redoute point l’extension de la Russie en Asie, répondait l’impétueux orateur du Midlothian ; ce sont là pour moi des craintes de vieilles femmes. — Je ne crois pas l’empereur de Russie capable d’une politique agressive[3]. »

À part l’optimisme qui, chose rare chez les vieillards, est demeuré l’un des traits de sa riche nature, M. Gladstone a, depuis des années, rejeté les préventions et les antipathies de la plupart de ses concitoyens contre le colosse du Nord. Moitié par sentiment religieux et par conscience chrétienne, moitié par philanthropie, par amour des faibles et sincère intérêt pour les nationalités opprimées, l’ancien collègue de Palmerston a cru à la sincérité des Russes dans la dernière guerre d’Orient. Sans craindre de passer pour naïf, il a vu en eux des vengeurs de la foi chrétienne et des champions de l’humanité ; il a salué, dans les cosaques de Skobelef, les émancipateurs des Slaves asservis. Il était devenu philoslave, comme il avait été philhellène. Rien mieux, alors que toutes les sympathies de son gouvernement étaient pour les Turcs, M. Gladstone s’était fait l’auxiliaire des armées du tsar. Il leur avait apporté le secours d’une parole qui valait bien un des petits corps d’armée que l’Angleterre a tant de peine à mettre sur pied. Non-seulement, il dénonçait à l’Europe civilisée les assassins des Bulgares du Transbalkan, mais il se faisait, dans la presse anglaise, le collaborateur des slavophiles, d’autres diraient des panslavistes de Moscou. Il entreprenait de faire comprendre au public anglais les idées russes, le point de vue russe, dans la question d’Orient, et, pour les éclairer, il se chargeait de présenter à ses compatriotes les études orientales des dames moscovites en séjour à Londres[4]. On comprend après cela qu’un pair d’Angleterre et, qui pis est un pair libéral, le duc de Sutherland, si je ne me trompe, ait été jusqu’à dire à Saint-James’s’Hall : « La Russie est habile dans le choix de ses agens ; le principal en Angleterre est M. Gladstone. »

On comprend mieux encore la joie de la Gazette de Moscou lors du triomphe des libéraux et de l’avènement au pouvoir de cet ami désintéressé. Ce qui, jusqu’alors, avait toujours semblé la plus irréalisable des chimères, l’alliance anglo-russe, cessait de paraître une utopie. s’il n’y eut pas alliance (les principes mêmes de M. Gladstone, son désir de se renfermer dans les affaires intérieures de l’Angleterre, sa prédilection bien connue pour la politique de non-intervention, le disposaient mal à n’importe quelle alliance), il y eut au moins entente, dans la question orientale notamment. Le Monténégro, par exemple, s’étonna de trouver un appui aussi ferme dans la main anglaise que dans la main russe. Personne en ces beaux jours n’eût imaginé que M. Gladstone dût, trois ou quatre ans plus tard, menacer les libérateurs de la Bulgarie de leur faire éprouver la portée des canons Armstrong et la valeur des cipayes de l’Inde. Personne non plus ne saurait se figurer qu’un homme aussi droit, aussi habitué à s’incliner pour écouter sa conscience, ait pu s’abandonner à un langage belliqueux pour relever le crédit ébranlé du cabinet libéral et faire oublier aux Anglais ou à l’étranger ses récens échecs et ses prochaines faiblesses. Quand il parlait le langage de la guerre, M. Gladstone était prêt à la faire. Ses discours mêmes portaient la marque de sa résolution intérieure ; mais, en même temps, il était décidé à ne faire la guerre que s’il y était moralement contraint. Or, à Saint-Pétersbourg non moins peut-être qu’à Londres, le souverain, les ministres étaient sincèrement désireux de conserver la paix. Avec de pareilles dispositions de part et d’autre, il eût été triste d’en venir aux armes, et pourtant il n’a fallu rien de moins que cette bonne volonté réciproque pour prévenir un conflit.

Les ennemis de M. Gladstone accusent son imprévoyance, sa pusillanimité, sa naïve confiance dans les assurances moscovites. Ils disaient déjà que, si les troupes du tsar n’avaient pas craint d’autant s’avancer vers les frontières de l’Inde, c’était grâce aux encouragemens du tribun du Midiothian[5]. Nous ne savons ce qu’en pense M. Gladstone ; mais, s’il a eu, pour la Russie, des complaisances et des crédulités, peut-être peut-il s’en féliciter pour son pays, car ses sympathies slaves n’ont pas été entièrement payées d’ingratitude. Elles lui ont certainement valu des concessions de forme, sinon de fond, qu’un gouvernement aussi altier que la Russie n’eût probablement pas faites à des adversaires déclarés. Si l’arrangement négocié par le cabinet libéral est ratifié par ses successeurs, les tories, tout en se plaignant d’avoir les mains liées par les engagemens du cabinet précédent, seront bien obligés d’en trouver les conditions acceptables ; sauf à chercher, en Bulgarie ou ailleurs, une revanche pour l’orgueil britannique. Un mérite, en tout cas, que peut revendiquer M. Gladstone, c’est d’avoir maintenu la paix. Il peut se dire qu’avec un autre ministère le conflit aurait probablement éclaté ; et, s’il est une chose dont le vieil homme d’état soit disposé à se faire gloire, c’est assurément d’avoir épargné à l’Europe et à l’Asie une guerre dont nul, en somme, ne pouvait prévoir les proportions. Lorsque, suivant une intention maintes fois annoncée, il quittera les affaires publiques pour consacrer ses derniers jours à la grande affaire du chrétien, le vieil homme d’état, en examinant devant Dieu sa carrière politique de plus de cinquante années, se réjouira peut-être non moins de cette guerre évitée, fût-ce au prix d’un sacrifice d’amour-propre, que du disestablishment de l’église d’Irlande ou de la récente réforme électorale.


II.

Ce qui a conduit l’Angleterre de M. Gladstone au bord d’une rupture avec la Russie, c’est, on le sait, la marche des Russes vers Hérat et les frontières de l’Afghanistan, c’est-à-dire vers les frontières de l’Inde. L’avance des Russes en Asie n’était pas un fait nouveau. Nous ne voulons pas faire ici l’histoire de la conquête du Turkestan, il nous suffira d’en marquer les principales étapes. Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les causes, ce sont les procédés et le but final de cette longue marche des Russes à travers les steppes, tour à tour brûlantes et glacées, de l’Aral et de la Caspienne. En s’enfonçant dans ces déserts inhospitaliers, les Russes cédaient avant tout à la secrète impulsion qui pousse un état civilisé, en contact avec des pays sauvages ou à demi barbares, à les faire entrer dans sa sphère d’action, à se les subordonner, à se les assujettir sous une forme ou sous une autre. c’est là une sorte de loi historique, une sorte de loi physique, pour ne pas dire, en empruntant le jargon à la mode, de loi biologique. Dans la sphère politique, comme dans toute la nature vivante, quoi de plus fréquent que l’absorption des faibles par les forts ? Les organismes inférieurs sont voués à être la proie des organismes supérieurs.

Est-ce à dire qu’en annexant successivement à leurs vastes possessions les steppes de l’ancien Iaxarte et de l’ancien Oxus, les Russes aient cédé en aveugles à une sorte de fatalité ? Non, assurément, on est trop éclairé, on est trop réfléchi à Pétersbourg et à Moscou pour être longtemps l’agent inconscient des nécessités physiques ou des lois historiques. Dans leur lente descente vers le cœur de l’Asie, ces hommes du Nord n’obéissaient pas seulement à une sorte d’attraction géographique. La preuve en est la patience, l’habileté, la persévérance qu’ils ont apportées dans leur conquête. À l’impulsion première de la nature s’ajoutaient chez eux des vues politiques, des desseins combinés, qui, petit à petit, ont pris plus de netteté et de consistance.

La conquête du Turkestan n’a guère demandé aux Russes qu’un tiers de siècle. Durant la première moitié de cette période, ils ont, semble-t-il, été surtout conduits par les impulsions instinctives, tant il y a eu d’imprévu et de décousu dans leur marche en avant. C’est ainsi que, des steppes kirghizes, les soldats du tsar se sont ouvert une voie jusqu’au Sir-Daria, l’ancien Iaxarte, puis jusqu’à l’Amou-Daria, l’ancien Oxus. c’est ainsi, en s’abandonnant aux hasards de l’inspiration et aux caprices de leurs officiers, qu’ils sont entrés à Tachkent et ont planté à Samarkand l’aigle impériale sur le tombeau de Tamerlan. Depuis douze ou quinze ans, au contraire, leurs expéditions ont été manifestement menées par une politique consciente d’elle-même, suivant des vues arrêtées et un plan concerté, repris et perfectionné à chaque échec, comme à chaque pas en avant.

Quel était le but de cette politique, ou mieux quel en était le principal objet, car les états, plus encore que les individus, ont souvent dans leur conduite plusieurs mobiles à la fois ? Était-ce uniquement de pacifier les steppes de l’Asie et d’assurer le libre transit des caravanes, de mettre fin aux alamanes ou incursions des rôdeurs du désert, d’affranchir les Iraniens, captifs des bandits turkmènes ? Tout cela, les Russes l’ont fait, et la civilisation et l’humanité leur en doivent une gratitude que notre Europe leur mesure peut-être avec trop de parcimonie. Aucun peuple, pas même les Anglais dans l’Inde, n’a mieux justifié son droit à gouverner les Asiatiques. Personne ne dira cependant que cette œuvre de paix et de philanthropie ait été l’unique raison de la laborieuse conquête de Khiva et de Merv. Était-ce d’étendre le commerce national, de procurer aux nouvelles manufactures de Moscou des débouchés au-delà des sables, comme d’autres peuples industriels en cherchent au-delà des mers ? Était-ce encore d’acquérir des terres pour de nouveaux colons et de nouvelles cultures ? D’ouvrir au moujik les fertiles oasis des anciens khanats et les riches vallées des contreforts du Pamir ? Si peu dense que nous semble sa population européenne, si riche de champs labourables que nous apparaisse de loin l’empire autocratique, ses communes de paysans se sentent déjà à l’étroit sur le sol à demi épuisé du mir[6] ; il leur faut sans cesse des terres nouvelles pour leurs essaims d’émigrans. Aujourd’hui, comme sous la dynastie de Rurik, le Grand-Russe poursuit en silence, à travers les steppes des nomades finno-turcs, sa colonisation essentiellement continentale et paysanne. Si jalouse que soit la Russie d’assurer de nouvelles terres à son prolifique moujik, si pressée qu’elle se montre d’étendre ses relations commerciales en Asie, le désir de vendre les cotonnades moscovites aux Uzbeks et aux Turkmènes ou de faire cultiver le coton par des mains orthodoxes au pied des monts historiques de la Sogdiane et de la Bactriane, l’envie même fort légitime d’attirer un jour chez elle une partie du transit de l’Inde, ne sont pas les seuls aimans qui l’aient attirée peu à peu vers les lointains sommets du Paropamise et de l’Indou-Kouch.

L’époque à laquelle les troupes impériales se sont le plus résolument lancées dans l’Asie centrale, la date même des différentes étapes de leur conquête, indiqueraient seules à quelle pensée patiente, à quelles visées politiques obéissait le cabinet de Saint-Pétersbourg. c’est après la guerre de Crimée et la pacification du Caucase que les Russes se sont mis en route vers les rives classiques de l’Iaxarte et de l’Oxus. c’est après la guerre de Bulgarie et le congrès de Berlin qu’ils ont repris leur marche en avant vers le Paropamise, avec une décision et un esprit de suite dont leurs expéditions avaient souvent manqué jusque-là. Repoussé de l’Europe et de l’Asie-Mineure, le vaste empire moscovite, toujours en quête d’expansion, semblait se rejeter de l’occident vers l’orient, des rivages européens, prohibés à ses troupes, vers les mystérieuses contrées de l’Asie centrale, où ni flotte ni armée européenne ne pouvait suivre ses soldats. Il semblait, au premier abord, que la politique russe fût heureuse de trouver, dans ces régions écartées, un champ libre où les généraux et les diplomates de l’Occident ne pussent la contre-carrer. Peut-être fut-ce là au début une des perspectives qui attirèrent les armes du tsar vers le Turkestan ; mais, en s’enfonçant dans ce Touran inhospitalier, la politique russe y découvrit bientôt un tout autre objectif. Elle se réjouit de s’y pouvoir frayer un chemin jusqu’à ses vieux rivaux d’Europe, jusqu’à la jalouse puissance qu’elle avait plus d’une fois rencontrée sur sa route, dans les défilés du Balkan et sur les méandres du Bosphore.

La guerre de Crimée, et plus encore le traité de Berlin, avaient laissé en Russie de vivaces rancunes contre les Anglais. Moscou s’irritait de toujours retrouver devant elle la main de l’Angleterre sans pouvoir elle-même l’atteindre nulle part. Ne sachant comment troubler la patrie de Palmerston et de Beaconsfield dans sa quiétude insulaire, les Russes se sont ingéniés à découvrir une prise sur leur insaisissable rivale. Le plus grand ennemi de l’Angleterre, Napoléon, leur avait dès longtemps signalé par quelles routes on pouvait atteindre les Anglais dans les vallées de l’Inde. Ces leçons, prématurées au temps de Paul Ier, revinrent à la mémoire d’Alexandre II et du prince Gortchakof. Ne pouvant joindre l’Angleterre en Europe dans son île brumeuse, ils cherchèrent à s’en rapprocher en Asie. Les Russes ont traversé des déserts, en apparence infranchissables, et toute l’épaisseur d’un continent pour devenir les voisins des Anglais, non qu’ils aspirent à les supplanter dans l’Inde, mais pour les obliger, par leur voisinage, à compter avec eux, pour leur faire sentir que la Russie savait où leur rendre les coups qu’ils pourraient être tentés de lui porter en Europe[7]. Que, dans les salons ou dans les casernes, quelques exaltés s’amusent à discuter des plans d’invasion de l’Indoustan, c’est, au dire même de cet enfant terrible de Skobélef, moins pour conquérir l’Inde que pour frapper la souveraine de l’Inde. Les Anglais avaient souvent répété que c’était leur empire d’Asie qu’ils défendaient à Constantinople. Les diplomates et les officiers russes n’ont eu qu’à retourner à leur profit cette maxime de la politique anglaise. C’est l’Europe et le Bosphore que la plupart avaient en vue en marchant vers l’Indou-Kouch. Les clés des détroits sont dans les steppes de l’Asie, disait Skobélef ; c’est dans l’Afghanistan et au besoin dans la vallée de l’Indus qu’il faut les aller chercher.

En d’autres termes, les états-majors de Tiflis et de Tachkent ont, tout comme la chancellerie de Pétersbourg, découvert que le chemin du Bosphore passait par l’Afghanistan. N’est-ce point par l’Asie, en tout cas, que la Russie a le plus de chances d’arriver à la mer libre ?

Les idées des Russes n’avaient pas encore pris corps que les convoitises moscovites étaient bruyamment dénoncées par les officiers de l’armée anglo-indienne. Les soldats du tsar avaient à peine construit leurs premiers forts sur les rives du Syr-Daria que déjà les alarmistes de Londres et de Calcutta conjuraient l’Angleterre de mettre une barrière aux envahissemens des cosaques. Le foreign office, stimulé par les Rawlinson, les Frère, les Himley, les Mac-Gregor, interrogeait de temps en temps le prince Gortchakof sur la marche et les progrès des troupes russes vers les Indes. Aux indiscrètes questions des Anglais, le chancelier de l’empire répondait avec d’autant plus de désinvolture que les plans de la chancellerie étaient moins arrêtés, que le gouvernement impérial s’en remettait davantage à l’initiative de ses généraux, prêt à désavouer leurs entreprises devant l’étranger, sauf à se retrancher derrière le fait accompli pour garder leurs conquêtes. L’avance des Russes se fit longtemps ainsi, sous le couvert des protestations pacifiques et des déclarations rassurantes de la diplomatie impériale, qui, à chaque nouveau pas, exprimait ses regrets de voir la Russie contrainte à de nouvelles annexions…

Cette tactique devenait de plus en plus difficile, à mesure que les troupes du tsar blanc pénétraient plus avant dans les steppes turcomanes et que les vagues desseins du gouvernement de Pétersbourg se précisaient davantage. Une chose surtout ne pouvait manquer d’aiguillonner les appréhensions des Anglo-Indiens en accusant les vues des Russes, c’est le changement de base d’opérations des troupes impériales.

La conquête du Turkestan avait commencé par le nord, par la steppe des Kirghiz, les envahisseurs partant d’Orenbourg et du pied de l’Oural pour descendre, à travers le désert, au-delà des rives orientales du lac d’Aral, sur les vallées de l’Iaxarte et de l’Oxus. Une fois établis à Tachkent et à Samarkand, maîtres du Khokand et suzerains de Bokhara, les Russes, ainsi parvenus aux frontières de l’Afghanistan, cherchèrent à l’ouest une route plus facile et plus ouverte. Cette route nouvelle, ils la trouvèrent dans les steppes transcaspiennes, le long de l’Atrek et de la frontière persane. De ce côté, le Caucase leur offrait une base d’opérations à la fois plus rapprochée et plus commode, qui leur permettait de substituer, pour une bonne partie du trajet, la voie de mer à la voie du désert.

La Caspienne, bien que les rives méridionales en relèvent de la Perse, est depuis longtemps déjà un véritable lac russe, auquel on accède directement de l’intérieur de l’empire, au nord, par le Volga, à l’ouest, par le Caucase, aujourd’hui entièrement pacifié et relié à Moscou par un chemin de fer qu’interrompt à peine le défilé du Dariel. De la Transcaucasie, où séjourne en tout temps une nombreuse armée, à la Transcaspie, le passage est aisé et rapide. De Tiflis, ou mieux de Poti ou de Baloum, sur la Mer-Noire, à Bakou, sur la Caspienne, il n’y a guère que vingt-quatre heures de chemin de fer. De Bakou à la baie de Krasnovodsk, la vapeur ne demande pas beaucoup plus pour la traversée de la Caspienne. De la baie de Krasnovodsk, enfin, d’un point appelé Mikhailovsk, les Russes ont eu soin de jeter, à travers les sables jusque-là déserts, un chemin de fer qui a permis à leurs troupes de pénétrer au cœur de solitudes réputées inaccessibles. Ce chemin de fer, dont ils prolongent les rails à mesure qu’avancent leurs soldats, fait, on ne saurait le nier, le plus grand honneur à la prévoyante hardiesse de leurs chefs. Sous l’active direction d’un officier d’initiative, le général Annenkof, ils ont su faire en Asie ce que jusqu’ici nous avons inutilement rêvé en Afrique. Grâce à ce railway improvisé et à leur changement de base d’opérations, les Russes ont mis les frontières de l’Afghanistan à quelques jours de leurs arsenaux du midi. Ils pourront bientôt se vanter d’avoir supprimé le désert, comme ils peuvent déjà dire que, pour eux, il n’y a plus de Caucase.

Avec cette nouvelle route, la Russie a, pour ainsi dire, pris le Turkestan à revers, et, de la Caspienne, ses troupes cheminent tout droit dans la direction de Hérat et de la vallée de l’Indus.

L’occupation de Krasnovodsk remonte à 1869. Quelques années plus tard, en 1873, après une campagne où eussent échoué des troupes moins endurantes, les Russes atteignaient Khiva, l’île verdoyante, qui se croyait inexpugnable dans sa mer de sables. L’orgueil de Khiva brisé et leur flanc gauche ainsi assuré, les soldats du tsar, appuyés, sur leur flanc droit, à la Perse qui les fournissait de vivres et de mulets, étaient libres de pousser vers l’est. Entre le sud de la Caspienne et l’Afghanistan, régnaient les Tekkés, les plus turbulens comme les plus guerriers des Turkomans. Pour soumettre ces écumeurs de la steppe, terreur de leurs voisins de Khiva et de Perse, il fallut, de 1877 à 1881, plusieurs campagnes. Les Russes ne se laissèrent décourager ni par les difficultés ni par les insuccès inhérens à cette sorte d’entreprises. Contre ces Tekkés, il fallut envoyer l’élite des troupes du Caucase de retour de la conquête de Kars, avec le chef le plus populaire des armées russes, Skobélef. On sait au prix de quels efforts le héros de Plevna battit, en 1880, la principale tribu des Tekkés, les Akhals, prenant d’assaut, en janvier 1881, leur repaire, la forteresse de Ghéok-Tépé[8]. La chute de Ghéok-Tepé, dont les grossières murailles avaient, trois ans plus tôt, arrêté le général Lazaref, fut décisive.

Par un de ces reviremens propres aux populations primitives, les Tekkés qui, la veille encore, opposaient aux envahisseurs une résistance acharnée, vinrent, leurs chefs en tête, jurer fidélité au souverain de leurs vainqueurs. Habitués à triompher de leurs voisins, ils reconnaissaient qu’ils avaient trouvé leurs maîtres. La générosité des Russes acheva ce qu’avait commencé l’épée de Skobélef. Au prestige de leurs armes les nouveaux seigneurs de l’Akhal eurent soin d’ajouter, selon leur coutume, les séductions de la civilisation et la fascination des pompes de la cour impériale. Des Tekkés, appelés au couronnement du tsar Alexandre III, revinrent célébrer dans leurs oasis les splendeurs du sacre du tsar blanc et les merveilles de la puissance russe. Les Tekkés de l’Est, profitant de la leçon infligée à leurs frères de l’Ouest, vinrent d’eux-mêmes se soumettre à un maître réputé aussi généreux qu’invincible. Ghéok-Tépé n’est guère qu’à moitié route de la Caspienne à Merv et aux frontière de l’Afghanistan. On eût cru d’avance que, pour entrer dans Merv, il aurait fallu aux Russes de nouveaux combats et une campagne laborieuse. Il n’en fut rien. Merv, la grande oasis des Tekkés de l’Ouest, l’Alger de ces pirates du désert, n’attendit pas l’approche des canons russes. En dépit des efforts d’un certain Siakh-Pousch et des agens anglo-indiens, la majorité des habitans, renonçant aux alamanes et au pillage des vallées du Khorassan, résolut de se soumettre aux Russes. L’oasis turkmène renouvela, à dix siècles de distance, la légende de la vieille Novgorod appelant Rurik et les Varègues à rétablir la paix dans ses murs. Pour complaire au général Komarof et se rendre dignes de devenir les sujets du tsar, les khans et les notables de Merv mirent d’eux-mêmes en liberté leurs esclaves persans. Les Russes eurent ainsi le rare honneur d’abolir l’esclavage à Merv avant d’y être entrés.

L’occupation de l’oasis eut lieu presque sans coup férir ; quelques pillards, quelques alamanntchiks incorrigibles avaient seuls osé tenter de s’opposer à la marche des soldats du tsar blanc[9]. c’est ainsi qu’est, presque spontanément, tombée aux mains des Russes, en 1884, cette Merv, tant de fois signalée chez nos voisins d’outre-Manche comme la première clé de la route des Indes, Merv, dont le nom avait tant irrité les nerfs des Anglo-Indiens qu’en Angleterre on avait fini par railler leur « mervosité (mervousness). » Et les Russes ne s’arrêtaient même pas à une oasis dont ils semblaient si loin encore, à l’avènement d’Alexandre III. La même année 1884, les Turkomans Sarykhs ayant imité l’exemple des Tekkés de Merv, le général Komarof s’emparait de l’Atrek, et ses soldats s’établissaient dans le vieux Sarakhs, aux limites de la Perse et de l’Afghanistan.

Merv prise, les Tekkés et les Saryks soumis, les khans de Khiva et de Bokhara devenus vassaux de l’ancien vassal du khan de la Horde d’or, la conquête du Turkestan était achevée. Un nouvel empire, grand comme trois ou quatre fois l’Allemagne, était réuni aux Russies d’Europe et d’Asie. Et cet empire, personne, en dehors des khans indigènes et des nomades de la steppe, ne l’avait disputé aux héritiers de Pierre le Grand. La Perse, heureuse d’être délivrée des ruineuses incursions du Turkmène, leur avait aplani le chemin de la conquête de son éternel ennemi, le Touran. L’Angleterre elle-même n’avait opposé à la marche des Russes que des négociations destinées à marquer une limite au flot montant de la puissance moscovite. Le jour semblait venu où la souveraine de l’Inde se sentirait obligée de dire à l’empire du Nord : « Tu n’iras pas plus loin. »

III.

Durant quelques années, on s’était bercé à Londres de l’espoir de maintenir, entre l’empire indien et les possessions russes, une double barrière, une zone neutre, composée de l’Afghanistan au sud et du Turkestan indépendant au nord. Les annexions incessantes des Russes démontrèrent bien vite que, s’il devait rester entre les deux empires une zone neutre, « un tampon, » cette zone ne pouvait avoir d’autre épaisseur que l’Afghanistan. Quelques Anglais, voyant le Turkestan tomber morceau par morceau aux mains des Russes, eussent voulu imiter les procédés de leurs rivaux. Au lieu de les attendre aux portes de l’Inde, ils eussent préféré marcher hardiment à leur rencontre en faisant eux-mêmes, dans l’Afghanistan, ce que les Russes faisaient dans le Turkestan. Bien des raisons politiques et militaires s’opposaient à l’adoption d’une pareille tactique. Installer la domination anglaise dans l’Afghanistan, c’était stimuler le zèle des Russes, les pousser à hâter leur marche, s’exposer peut-être à voir les cosaques devancer les Anglais à Hérat. Reporter les lignes de défense de l’Inde à Caboul et surtout à Hérat, c’était s’éloigner témérairement des vallées de l’Indoustan et de la mer, la double base d’opérations des Anglais. Puis, si divisées, si incohérentes que soient, à bien des égards, les tribus afghanes, elles ont autrement de cohésion et de force de résistance que les Uzbeks et les Turkmènes du Turkestan, pareils, dans leur éparpillement national, aux sables de leurs déserts. Les Anglais ont, depuis un demi-siècle, eu plusieurs occasions d’apprécier les difficultés de la conquête d’un pays où, selon un mot de lord Wellington, les petites armées sont anéanties et les grandes meurent de faim. Les deux dernières campagnes, menées jusqu’à Caboul, sous le ministère Beaconsfield, n’étaient pas faites pour engager le foreign office à se charger du gouvernement de cette turbulente féodalité afghane.

Lord Beaconsfield lui-même s’était, par le traité de Gandamak (mai 1879), contenté d’assurer à l’Inde ce qu’il appelait ses frontières scientifiques, la possession des passes de khodjah, de Païvar et de Khaïber, d’où les Anglais dominaient la route de Caboul. En même temps, les Anglo-Indiens occupaient Quettah, au nord du Beloutchistan, entièrement soumis à leur influence, et ils projetaient jusqu’à Quettah un chemin de fer qui devait placer la seconde des capitales de l’Afghanistan, Kandahar, dans leur dépendance. Par le même traité, lord Beaconsfield avait, il est vrai, imposé à l’émir de Caboul la présence d’un agent anglais qui devait lui servir de conseiller et de mentor pour les relations de l’Afghanistan avec les pays voisins. À cet égard, le traité de Gandamak plaçait les Afghans sous une sorte de protectorat britannique. Les événemens devaient bientôt montrer combien, même sous cette forme adoucie, les Afghans répugnaient à toute domination étrangère. Quelques mois à peine après la signature du traité de Gandamak, en septembre 1879, alors que lord Beaconsfield et lord Salisbury se glorifiaient d’avoir définitivement établi à Caboul la suprématie britannique, le résident anglais, sir Louis Cavagnari, était massacré avec toute sa suite. L’émir qui avait traité avec le vice-roi de l’Inde, Yakoub-Khan, était renversé par une insurrection. Le général Roberts se voyait contraint de recommencer une nouvelle campagne. Rentré à Caboul, il était bientôt menacé d’y être cerné. Durant quelques jours, on redouta à Westminster un désastre analogue à celui de 1840. On était réduit à se féliciter que, en évacuant Caboul, le commandant britannique eût pu échapper à une capitulation. Si, quelques semaines plus tard le général Roberts rentrait dans la capitale de l’Afghanistan, c’était pour l’abandonner bientôt, après avoir reconnu comme émir l’élu des chefs afghans, Abd-ur-Rahman, l’ancien pensionné des Russes à Samarkand.

On n’a pas oublié quelle part ces sanglans mécomptes eurent à la chute du cabinet anglais, en avril 1880. L’Afghanistan avait été le Tonkin des tories. M. Gladstone et lord Granville se gardèrent de rétablir à Caboul le résident britannique installé par Beaconsfield. Ils jugèrent qu’avec une population aussi belliqueuse, dans un pays aussi difficile à gouverner, le plus prudent était de mettre le drapeau anglais à l’abri des émeutes de Caboul et de l’humeur variable des feudataires afghans. Au lieu de chercher à faire de l’Afghanistan un vassal de l’empire indien, ils s’attachèrent à s’en faire un ami, ce qui était peut-être plus habile, quoique ce ne fût pas beaucoup plus sûr. En retirant les troupes anglaises de Caboul et même de Kandahar, malgré les protestations de Beaconsfield, ils eurent soin d’assurer à l’émir aujourd’hui encore régnant, Abd-ur-Rhaman, une subvention régulière de roupies indiennes. Avec les princes orientaux, c’est là, on le sait, le procédé le plus simple comme le plus économique, et, sur ce terrain, l’empereur de toutes les Russies ne saurait lutter avec la riche Albion.

En même temps, M. Gladstone abandonnait Quettah ou renonçait à la construction d’une voie ferrée de l’Inde à cette ville. c’était peut-être là montrer moins de prévoyance. Aux yeux des Asiatiques, l’Angleterre paraissait bien pressée de sortir de l’Afghanistan et de toutes les places si chèrement conquises. On ne pouvait manquer, dans les bazars de Caboul et de Hérat, comme dans les mosquées de Lahore et de Delhi, de mettre en parallèle la conduite des Russes dans le Turkestan avec celle des Anglais dans l’Afghanistan. L’évacuation de Caboul et de Kandahar par les troupes du général Roberts concordait presque avec la prise de Ghéok-Tépé par Skobélef et l’installation de la domination russe dans l’Akhal. Il est vrai qu’en abandonnant les capitales afghanes le cabinet anglais pouvait se flatter d’enlever aux Russes un prétexte de pousser jusqu’à Merv.

Pour retirer leurs troupes des états de l’émir de Caboul, les Anglais ne renonçaient pas du reste à exercer dans l’Afghanistan une action prépondérante. Sur ce point, l’opinion n’aurait pas permis à M. Gladstone et à lord Granville de professer d’autres sentimens que lord Beaconsfield et lord Salisbury. Moins ils conservaient d’espoir d’arrêter la marche des Russes dans le Turkestan et plus les ministres de la reine Victoria devaient se montrer jaloux de maintenir les plateaux afghans en dehors de la sphère d’action de la Russie. L’envoi d’une ambassade russe à Caboul avait été l’occasion de la guerre anglo-afghane de 1878. Aux yeux des Anglo-Indiens, l’Afghanistan est, pour les frontières de l’Inde, une sorte de zone militaire où ils ne peuvent laisser prendre pied à aucun rival. Aussi, quels que soient leurs rapports avec l’émir de Caboul, se regardent-ils comme chargés de veiller à la sécurité et à l’intégrité de ses frontières. Ils en sont devenus les gardiens intéressés, et cela était si naturel que le gouvernement russe ne s’en est jamais offusqué ; jamais sur ce point il n’a fermé l’oreille aux propositions du foreign office.

Les Anglais n’ont eu garde d’attendre l’arrivée des patrouilles russes sur les pentes du Paropamise, pour négocier avec les nouveaux voisins de l’émir. Les libéraux, alors déjà partisans déclarés de la politique de paix, ont dès longtemps cherché des garanties de sécurité dans une entente directe de Londres et de Pétersbourg. Voici déjà plus d’une douzaine d’années, en 1872, le cabinet anglais, étant comme récemment encore présidé par M. Gladstone, et lord Granville dirigeant le foreign office, les deux gouvernemens étaient tombés d’accord pour fixer d’une manière plus précise les frontières de l’Afghanistan, ce qui visiblement revenait, pour tous deux, à délimiter la sphère d’action de l’Angleterre et de la Russie. De cet accord sortit le mémorandum de 1873, demeuré le point de départ des négociations de 1885. Dans ce document, le prince Gortchakof et lord Granville s’entendaient pour reconnaître le haut Oxus comme limite des domaines du khan de Bokhara et de l’émir de Caboul. Vers l’ouest, malheureusement, entre la Boukharie et la Perse, ni fleuve ni chaîne de montagnes ne s’offrait à marquer, aux Afghans, une frontière naturelle. Il se rencontrait bien encore des cours d’eau tels que le Murghab et le Héri-Roud ; mais ces rivières, descendant des collines de l’Afghanistan, coulent presque tout droit au nord vers les plaines sablonneuses du Turkestan. Elles ne pouvaient, par suite, servir de limites entre les deux pays. L’arrangement Gortchakof-Granville devait fatalement se ressentir de cette difficulté. Il fut rédigé avec un certain vague, expliqué par l’insuffisance des cartes, par l’inexactitude des connaissances européennes sur ces régions de l’Asie, et peut-être aussi par les secrets calculs des deux parties, la Russie redoutant de trop se lier les mains pour l’avenir et le cabinet anglais craignant, par des arrangemens trop précis, de prêter le flanc aux attaques de l’opposition.

L’accord de février 1873 reconnaissait à l’Afghanistan ses frontières antérieures et spécialement la possession des « dépendances de Hérat, » mais sans définir explicitement ce qu’on entendait par ces dépendances. De ce manque de précision devaient, tôt ou tard, surgir des difficultés assez graves pour exposer les deux empires à une rupture.

Si défectueux que fût l’arrangement anglo-russe de 1873, la frontière afghane, entre le haut Oxus, à l’est, et la vallée de l’Héri-Roud, à l’ouest, n’a, durant une douzaine d’années, soulevé aucune contestation. Il en eût sans doute été longtemps de même sans la conquête de l’Akhal par Skobélef et l’entrée des Russes à Merv. À mesure qu’ils avançaient vers le sud, à mesure qu’ils annexaient les oasis des derniers Turcomans demeurés indépendans, les généraux russes et la diplomatie pétersbourgeoise se sentaient plus intéressés à définir nettement les frontières de l’état à demi barbare dont ils allaient faire le voisin immédiat de l’empereur Alexandre III. Naturellement aussi, plus ils se rapprochaient de ces régions, hier encore imparfaitement connues, et plus les Russes devaient tendre à repousser les Afghans vers le sud, au profit des tribus turcomanes, devenues sujettes ou vassales du tsar.

La tâche entreprise d’un commun accord par les deux empires rivaux était en réalité mal aisée ; elle avait, depuis des siècles, donné lieu à bien des querelles armées. Au fond, on pourrait dire qu’il ne s’agissait de rien moins que de délimiter les deux vieux ennemis légendaires, Iran et Touran, la région des plateaux ou des collines et la région des steppes qui, depuis la plus haute antiquité, dès l’âge des anciens Perses et des Scythes, ont tant de fois cherché à empiéter l’une sur l’autre. Les Russes sont de grands géographes, comme il sied à un peuple qui couvre une si notable partie de notre petit globe, et partout l’amour de la géographie fomente les ambitions coloniales. Les Russes s’entendent à merveille à tirer parti des études des voyageurs, nationaux ou étrangers. Le gouvernement impérial, dédaignant les ingrates toundras de la Sibérie, a, depuis une quinzaine d’années, réservé tous ses encouragemens aux expéditions scientifiques de l’Asie centrale et du territoire transcaspien. Pétersbourg et Moscou ont ainsi appris de leurs savans explorateurs que la nature avait marqué les limites du Turkestan bien plus au sud qu’on ne l’imaginait naguère. On découvrit que les pentes septentrionales des plateaux de l’Iran, entre la Boukharie et la Perse, jusqu’à la rive afghane du haut Oxus et aux petits khanats vassaux de Caboul, appartenaient géographiquement à la région aralo-caspienne et n’en pouvaient demeurer isolés ; on s’aperçut qu’en dépit de la variété et de l’hostilité de ses diverses populations, toute la vaste steppe constituait « un organisme » qu’il était aussi périlleux que cruel de mutiler.

À ces raisons physiques, fournies par les découvertes des géographes, vinrent s’ajouter des argumens économiques, politiques, ethnographiques. Pour assurer la paix des vallées et la sécurité des oasis du Turkestan méridional, ne faut-il pas être maître des collines qui les dominent et des cours d’eau qui en descendent ? Pour que les nomades de la steppe, rendus par la domination russe à la vie paisible et pastorale, puissent vivre sans recourir, comme par le passé, au pillage de leurs voisins, ne faut-il pas leur donner des pâturages pour leurs troupeaux ? Non contens de réclamer, pour leur nouvel empire, une frontière naturelle, et, pour leurs nouveaux sujets, une frontière équitable, les géographes russes mettaient en avant des considérations de sentiment et d’ordre moral qui étonneraient chez des adeptes moins convaincus de toutes les idées occidentales.

S’il est une chose qu’on ne se serait pas attendu à rencontrer au cœur de l’Asie, dans ces pays à populations si hétérogènes, c’est, semble-t-il, le principe de nationalité, employé au profit des prétentions d’un empire qui règne sur vingt races et cent peuples divers. Et pourtant ce principe national auquel l’Europe doit tant de remaniemens, les Russes, en hommes au courant de toutes les théories et de tous les besoins modernes, n’ont pas manqué de le faire valoir en faveur des Turcomans, Tekkés ou Saryks, les dernières des innombrables tribus l’assemblées sous les larges ailes de l’aigle moscovite. Les Turkmènes de la rive droite du Haut-Oxus étant passés, avec Bokhara, sous le protectorat de la Russie, il a semblé à leurs protecteurs que les Turcomans de la rive gauche devaient avoir droit aux mêmes avantages. Les Saryks de Merv étant volontairement entrés dans la grande communauté slavo-tatare, ne semblait-il pas juste que les Saryks de Penjdeh fussent admis à rejoindre leurs frères de Merv ?

La science contemporaine a ainsi reconnu au tsar, dans l’Asie centrale, une mission que la Russie ne soupçonnait pas elle-même, il y a quelques, années : la mission d’effectuer l’unité politique de la région aralo-caspienne en général et de la steppe turcomane en particulier, à la grande satisfaction du sentiment national des Usbeks et des Tekkés.

Qu’on ne s’y trompe pas, si singulière, si naïve ou cynique que puisse nous paraître une semblable prétention, la domination russe en peut un jour tirer une force réelle avec une impulsion nouvelle. Ces considérations ethnographiques et géographiques ont, en tous cas, convaincu des Russes, de tendances bien diverses, de l’inéluctable nécessité d’étendre vers le sud les nouvelles frontières asiatiques de l’empire. Sur ce point, le prince Kropotkine, le géographe nihiliste, se trouve d’accord avec M. Katkof, le principal instigateur de la politique rétrograde. Tous deux, à cet égard, font valoir des argumens analogues. « Le Turkestan afghan doit rejoindre le Turkestan russe, » écrivait récemment, non sans une patriotique tristesse pour les monstrueux accroissemens de son énorme patrie, le prisonnier de Clairvaux. Grâce au général Komarof, cette prédiction est déjà en voie de s’accomplir et il est permis de douter que des mémorandums et des accords diplomatiques du genre de celui de 1875 en arrêtent longtemps la réalisation[10].

Si différens que soient les deux pays, on se demande, en présence de telles tendances, si l’Afghanistan, dont certains Anglais rêvaient de faire une Belgique ou une Suisse asiatique, ne finira point par avoir le sort de la Pologne, par être rogné et découpé par ses puissans voisins, sous prétexte de troubles intérieurs, de rectifications de frontières et de revendications nationales ; avec cette différence qu’au lieu de trois copartageans, il n’y en aura que deux, si encore les hésitations ou les scrupules de l’un ne laissent toute la proie à l’autre. L’exemple même de la Pologne et de l’Autriche de Marie-Thérèse prouve, il est vrai, qu’en matière de partage, un gouvernement peut à contre-cœur se résigner à des nécessités politiques qu’il est le premier à déplorer. Il est vrai, d’autre part, que l’Angleterre n’a cessé de proclamer, vis-à-vis de la Russie, le double principe de l’indépendance et de l’intégrité de l’Afghanistan ; mais on connaît d’autres états musulmans, dont la diplomatie avait en des traités solennels maintes fois consacré l’indépendance et l’intégrité, et qui n’en ont pas moins été démembrés à plusieurs reprises, parfois par leurs protecteurs mêmes. Un fait déjà évident, c’est que, malgré la vaillance indisciplinée de ses habitans, l’Afghanistan, tout comme la Turquie, n’a pas de meilleures garanties que les jalousies de ses grands voisins.

Bien que le gouvernement de Pétersbourg n’ait pas pris à son compte les savantes théories des explorateurs russes sur les fatalités géographiques ou les convenances ethnographiques, ses vues à ce sujet semblaient assez peu rassurantes pour que le cabinet anglais fût peu pressé de revenir sur une question en apparence vidée en 1873, afin de préciser l’entente Gortchakof-Granville. Aussi, lorsqu’on 1882 M. de Giers exprima le désir que la frontière septentrionale de l’Afghanistan, de Khoja-Saleh aux limites de la Perse, fût « formellement et définitivement fixée[11], » l’Angleterre, qui semblait la plus intéressée à cette délimitation, montra peu d’empressement. Peut-être le cabinet libéral, alors de même qu’en 1872 à la tête des affaires, redoutait-il de compromettre sa situation parlementaire en souscrivant officiellement à d’inévitables concessions. Il préféra s’en tenir à la méthode de procrastination habituelle à tous ceux qui redoutent des embarras ou des périls sans avoir le courage de les affronter. Or, en politique tout comme dans la vie privée, c’est là le plus souvent un sûr moyen d’accroître les difficultés devant lesquelles on recule. L’entrée des Russes à Merv ne pouvait permettre à M. Gladstone et à lord Granville de toujours différer ; ils se fussent exposés à laisser le tracé de la frontière à l’épée des généraux du tsar.

Les négociations sur cette délicate question furent reprises au printemps de 1884. Les deux gouvernemens tombèrent d’accord de faire étudier et délimiter la frontière afghane sur le terrain. Pour cette mission, à laquelle il désirait donner un grand apparat, le cabinet britannique fit choix du général sir Peter Lumsden. Le gouvernement russe, qui avait d’abord désigné un simple colonel, dut, pour ne pas froisser les Anglais, lui substituer le général Zélénoï. Les deux missions avaient rendez-vous, pour le mois d’octobre 1884, à Sarakhs, sur le point de rencontre des frontières de la Perse, du Turkestan et de l’Afghanistan. Pendant que les mandataires du tsar et de l’impératrice des Indes se mettaient en route, la presse des deux états entamait une polémique sur la convention de 1873 et sur les limites assignées à l’Afghanistan par la nature et l’histoire. Il devenait chaque jour plus manifeste que, entre les deux pays et les deux gouvernemens, il y avait des divergences de points de vue que l’étude du terrain par les hommes du métier ne pouvait trancher. Avant d’en venir à la délimitation sur place, il semblait naturel de résoudre les questions de principe, et de réserver aux deux. cabinets le soin d’arrêter les grandes lignes du tracé de la frontière, sauf à laisser les commissions techniques en fixer les détails.

Tel est le point de vue auquel revint bientôt le gouvernement de Saint-Pétersbourg : au lieu de se hâter d’envoyer le général Zélénoï à Sarakhs, comme on en était d’abord convenu, pour le mois d’octobre, il suspendit le voyage de cet officier, lui enjoignant d’attendre des ordres à Tiflis, pendant que la mission anglaise se mettait en route pour l’Afghanistan. Le général Lumsden se trouva ainsi arriver seul sur la frontière afghane, à l’époque fixée. Si la Russie avait raison pour le fond, lorsqu’elle voulait régler d’abord par voie diplomatique les questions de principe, elle se donnait tort dans la forme. L’absence du général Zélénoï à un rendez-vous, accepté plusieurs mois d’avance, semblait un procédé peu fait pour faciliter les rapports des deux pays et des deux missions. Si elle avait retardé l’arrivée de son commissaire à Sarahks, la Russie, il est vrai, envoyait à Londres un des rares voyageurs connaissant le territoire en litige, M. P. Lessar, qui, mieux que personne, était capable d’éclairer le foreign office sur la nécessité d’une entente préalable entre les deux cabinets.

L’Angleterre, du reste, malgré la ponctualité de son représentant à Sarakhs, n’était pas, de son côté, exempte de tout reproche. Le général Lumsden, venu par la Perse, avait, à son arrivée au rendez-vous, rejoint une escorte de plus d’un millier de soldats anglo-indiens, et, à la façon orientale, cette escorte était elle-même accompagnée d’une suite non moins nombreuse. c’était toute une petite armée dont le général britannique venait prendre le commandement en Afghanistan. Les hommes d’état de Londres et de Calcutta avaient sans doute vu là un moyen de rehausser, aux yeux des Afghans et des Turcomans, le prestige du nom anglais. En réalité, c’était plutôt un moyen de le compromettre, de l’exposer dans des complications dont il lui devait être malaisé de sortir intact. Cet appareil guerrier, trop considérable pour une simple escorte, trop réduit pour une démonstration militaire, révélait une politique hésitante, désireuse d’en imposer aux autres comme à elle-même. Il y avait là, nous semble-t-il, en dépit de l’opposition des apparences, quelque chose d’analogue à la mission de l’héroïque Gordon au Soudan. En Afghanistan comme à Khartoum, l’honneur de l’Angleterre risquait d’être subitement engagé dans une guerre qu’elle désirait éviter. L’arrivée de cette fastueuse expédition anglaise devait avoir pour premier effet de surexciter les espérances et les prétentions des Afghans : elle devait les pousser à des résolutions dont le gouvernement britannique aurait peine à décliner la (responsabilité. Le général Lumsden était exposé à se trouver entraîné dans des conflits, toujours possibles entre des avant-gardes campées à peu de distance. Ses instructions lui défendaient-elles d’y prendre part, il risquait d’être, avec ses cavaliers, le témoin inutile et impuissant de la défaite des protégés du vice-roi des Indes.

C’est un peu, on ne l’a pas oublié, ce qui est arrivé, et il n’en pouvait guère être autrement. Si le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’était décidé à envoyer son représentant, le général Zélénoï, en villégiature à Tiflis, la Russie avait, sur la frontière afghane, d’autres généraux venus, non en négociateurs, mais en chefs de troupes chargés de veiller à la sûreté de leurs hommes et de leur pays. À la tête des soldats du tsar, était un officier renommé pour sa prudence, n’ayant rien, assure-t-on, de la téméraire initiative des Tchernaïef et des Skobélef. En dépit de son tempérament et de ses instructions, le général Komarof ne pouvait entièrement échapper aux vieilles tentations et aux constantes fatalités des commandans russes dans l’Asie centrale. De tous les pays du globe, c’est peut-être celui où les troupes ont le plus de peine à rester immobiles l’arme au bras. Pendant que sir Peter Lumsden attendait son collègue russe, les patrouilles du général Komarof occupaient Poul-i-Katoun, à 50 milles environ au sud de Sarakhs, et de là elles poussaient jusqu’aux défilés de Zulficar, sur la route d’Hérat. Les Afghans, on ne doit pas le perdre de vue, n’étaient pas en reste avec eux ; les Russes pouvaient se défendre en disant qu’ils ne faisaient que les imiter. L’émir de Caboul n’avait pas attendu les mouvemens en avant du général Komarof pour envoyer une garnison chez les Saryks de Penjdeh, craignant, s’il ne prenait les devans, d’y trouver les Russes installés avant lui. En attendant les travaux des commissions de délimitation, les deux parties occupaient ainsi les principaux points stratégiques du territoire contesté, chacune s’efforçant de faire valoir à son profit le plus puissant argument de nos jours, les faits accomplis.

Cette manière de procéder semblait aux Anglais fort naturelle de la part de l’émir Abd-ur-Rahman, regardé par eux comme le légitime souverain de l’oasis de Penjdeh et des points occupés par ses troupes. Il en était tout autrement à leurs yeux de la marche des Russes sur Zulficar. Ils y voyaient une provocation qu’ils ne pouvaient tolérer en silence. Lord Granville s’en plaignit vivement à Saint-Pétersbourg. Le cabinet russe répondit que les officiers avaient obéi à des nécessités militaires ; mais que dorénavant ils auraient l’ordre de ne pas pousser en avant, à la condition que les Afghans se renfermassent également dans les positions qu’ils occupaient. c’est ce qu’on appela l’arrangement du 16 mars.

Le gouvernement russe, en s’engageant pour l’avenir, avait eu soin de réserver le cas de circonstance imprévue et de force majeure. Ce cas, comme il était facile de le prévoir, n’a pas tardé de se présenter. Le général Komarof, se sentant gêné par le voisinage des patrouilles afghanes, les somma d’évacuer Penjdeh. Les Afghans n’ayant pas obéi, il les en délogea par la force. Le général russe eut beau rentrer bientôt après dans ses cantonnemens, en arrière de Penjdeh, les Anglais virent dans cet incident une provocation en même temps qu’un manque de foi. Durant une ou deux semaines, la guerre sembla inévitable, d’autant que les explications du général Lumsden, témoin de la collision, étaient en flagrante contradiction avec celles du général Komarof. Pour sortir de cette épineuse difficulté, il fallait aux deux gouvernemens beaucoup de sang-froid et beaucoup de bonne volonté. On sait comment ils s’entendirent pour accepter un arbitrage qui n’eut pas lieu de s’exercer. Entre temps, on finit par comprendre, à Londres comme à Pétersbourg, qu’au lieu de se borner à négocier sur les causes de l’incident de Penjdeh, il valait mieux examiner d’abord le fond de la question et le tracé même de la frontière. L’Angleterre se décidait ainsi à adopter la marche proposée par M. de Giers, laquelle était la seule naturelle et la seule efficace. On se mit à débattre, de cabinet à cabinet, le tracé général de la frontière ; et, comme les deux gouvernemens étaient sincères dans leur désir d’éviter une collision, ils étaient près de s’entendre lorsque la chute du cabinet Gladstone interrompit les négociations. Ni de Londres, ni de Pétersbourg, il n’était survenu aucun de ces incidens irritans, aucune de ces provocations calculées, qui, à certaines heures, on l’a bien vu en 1870, suffisent à précipiter un conflit.


IV.

Des deux côtés, tout en désirant vivement conserver la paix, on s’était activement préparé à la guerre, du côté de l’Angleterre surtout, la Russie étant dès longtemps prête aux rencontres asiatiques. Des deux côtés, on avait pesé ses forces et celles de l’adversaire, les chances de succès, les complications possibles, les alliances à espérer, les hostilités à redouter. Les esprits à vue quelque peu étendue s’étaient aperçus, à Pétersbourg comme à Londres, que les perspectives ouvertes par une pareille guerre étaient aussi vastes que confuses, et que, si les belligérans étaient certains d’en supporter toutes les charges, ils n’étaient nullement sûrs d’en recueillir les bénéfices.

La première difficulté était de s’atteindre, et cette difficulté, qui calmait l’impatience des prudens, était une des choses qui excitaient l’ardeur belliqueuse des chauvins de Moscou et des jingoes britanniques. La Russie continentale et l’Angleterre insulaire se croyaient presque également inaccessibles à l’ennemi. Chacune, se sentant maîtresse de son élément, se flattait d’échapper aux coups de l’autre. Comment « la baleine » pouvait-elle descendre à terre, ou « l’éléphant » la joindre à la nage ? Comme le casus belli était soulevé par l’Angleterre, comme c’était elle qui se prétendait obligée d’en appeler à l’ultima ratio pour arrêter les envahissemens des Russes, c’était à elle, en réalité, de chercher où frapper la Russie. L’Asie centrale avait beau être la cause ou l’enjeu de la lutte, les Anglais ne pouvaient songer à vider le conflit dans les montagnes afghanes ou les steppes turcomanes. De ce côté, une victoire des Russes risquait d’ébranler l’empire anglo-indien, sans que les succès de l’armée anglo-indienne pussent jamais affecter assez la Russie pour la contraindre à la paix.

En Europe, les flottes anglaises pouvaient faire des démonstrations sur la Baltique, mais presque rien de plus. Les canons des cuirassés britanniques pouvaient à peine entamer l’épais épiderme du colosse russe. Cronstadt, avec ses forts blindés, mettait, mieux encore qu’au temps de la guerre de Crimée, Pétersbourg hors d’atteinte. Quant aux côtes livoniennes ou finlandaises, le bombardement de ports habités par des Allemands, des Suédois, des Lottes, des Finnois, ne saurait être très sensible aux Russes de l’intérieur. La vieille Russie slave ne touche pas la mer ; les coups portés à des provinces sujettes, pour lesquelles Moscou montre moins d’affection que de défiance, ne sont pas faits pour la réduire. Ses intérêts matériels n’en souffriraient même pas beaucoup plus que son cœur russe. Le blocus de ses côtes, déjà bloquées la moitié de l’année par les glaces, ne saurait détruire son commerce. Ses blés et ses lins trouveraient toujours des débouchés dans les ports de la Prusse orientale. Nous ne nous arrêterons pas aux projets de neutralisation de la Baltique, mis en avant par quelques Allemands ou Scandinaves. Aujourd’hui, comme en 1800, l’Angleterre se laisserait difficilement fermer le Sund.

Hors d’état de frapper la Russie au nord, la Grande-Bretagne pouvait-elle l’atteindre au sud ? On s’en était flatté à Westminster, sur les bancs des conservateurs comme sur ceux des libéraux. On avait rêvé de recommencer sur les rives de la Mer-Noire une nouvelle guerre d’Orient. Si, pour une pareille entreprise, l’armée anglaise était numériquement trop faible et trop dispersée, ne pouvait-on, comme en 1855, lui découvrir des alliés ? Depuis deux ou trois siècles, en effet, l’Angleterre n’a pas fait une guerre continentale sans alliances ; à défaut de ses anciens auxiliaires, à défaut de l’Autriche de Wagram ou de la France de Sébastopol, n’avait-on pas la Turquie, bien diminuée, il est vrai, depuis les beaux jours d’Omer-Pacha, mais possédant toujours une nombreuse et belliqueuse armée ? Alors que la Porte, réduite à ses propres forces, avait seule tenu en échec, durant deux campagnes, toutes les Russies, que n’eût point fait la Turquie avec un contingent anglais, avec les flottes et l’argent de la Grande-Bretagne, sans compter les cipayes de l’Inde, qu’à l’instar de Beaconsfield le war office était libre de faire débarquer sur les classiques rivages de la Méditerranée ? Et, en effet, avec les cinq cent mille hommes qu’eût pu encore lever le séraskiérat, l’Angleterre aurait contraint la Russie, à peine remise de Plevna, à une nouvelle grande guerre.

Il n’y a donc pas à s’étonner des négociations entamées entre Londres et Constantinople pour une alliance éventuelle. Cruelle ironie de la politique, surtout vis-à-vis des philanthropes tels que M. Gladstone, — l’orateur du Midlothian, l’auteur des Bulgarian Atrocities, l’homme qui, dans une langue bizarre, avait publiquement qualifié les Turcs de « spécimen antihumain de l’humanité, » courtisait, à cinq ou six ans de distance, les pachas de la Porte et le sultan-calife, leur rappelant la vieille amitié de l’Angleterre. Heureusement, pour la paix de l’Europe, que ces propositions d’alliance étaient faites par un ministre connu pour son antipathie contre les vrais croyans, par un homme dont le nom avait été maudit dans les mosquées de Stamboul comme celui de l’ennemi de l’islam ! Si, au lieu de l’avocat des Bulgares et du promoteur de la démonstration de Dulcigno, le tentateur eût été l’insinuant Beaconsfield ou son élève Salisbury, l’hôte indolent d’Ildiz-Kiosk eût peut-être plus facilement prêté l’oreille au serpent britannique.

L’Angleterre ne manquait pas de moyens de séduction vis-à-vis de la Porte. Nous ne parlons pas ici des vulgaires argumens sonnans, si longtemps d’usage sur la Corne d’or. L’agent britannique avait une prise facile sur l’orgueil ottoman et sur le zèle musulman. Il n’avait pas seulement à faire vibrer les rancunes des défenseurs de Plevna contre le Moskal, à leur rappeler le peu de souci des vainqueurs pour les obligations de Berlin, à leur montrer les forteresses de la Bulgarie encore debout et Batoum transformé en place de guerre, malgré tous les engagemens de 1878. Les négociateurs anglais pouvaient offrir à la Porte autre chose que de vagues mirages de revanche. Grâce aux colonels égyptiens et à la folie d’Arabi, ils pouvaient lui offrir un pays qui a toujours été l’objet des ambitions de Byzance, l’Égypte. On sait quelle a été la politique favorite du sultan Hamid ; c’est ce qu’on a nommé le panislamisme. À travers les démembremens de la monarchie ottomane, le sultan a entrevu un moyen de rétablir la puissance de la famille d’Othman, en relevant le prestige du kalifat, usurpé par ses prédécesseurs. Si l’empire des Turcs est en décadence, on n’en saurait dire autant de l’islamisme, partout plus fervent et plus vivant que jamais. Aussi comprend-on la tendance de Hamid à faire prédominer de nouveau dans sa propre personne, le chef des croyans sur le prince temporel. c’était à ses yeux le meilleur moyen de fortifier le dernier. Avec de pareilles vues, l’Afrique, le massif continent que l’islam est en train de conquérir, et en Afrique, l’Égypte qui en est la clé, devait particulièrement attirer l’attention et l’ambition du sultan. Les Anglais, campés au Caire, pouvaient offrir à Hamid de lui céder la place en Égypte et au Soudan. Flattant les anciens rêves du patron des Senoussi, des Kouans et des marabouts, ils pouvaient même lui représenter qu’en combattant le tsar orthodoxe à côté de l’impératrice des Indes et de l’émir de Caboul, le calife agirait en digne chef des croyans et en défenseur de l’islam contre les ennemis traditionnels du prophète.

Sous M. Gladstone comme sous lord Salisbury, l’Égypte et le Soudan ont fait les principaux frais des négociations entre l’Anglais et le Turc. Le sultan voudrait rentrer en Égypte en souverain, ce qu’il ne dépend pas de l’Angleterre seule de lui accorder. L’Europe, il est vrai, ne ferait pas au débarquement de troupes ottomanes, à Damiette ou à Alexandrie, les mêmes objections qu’il y a dix ou vingt ans. Dès lors que les bords du Nil semblent hors d’état de se passer d’un gendarme étranger, le Turc serait encore le meilleur, celui qui, au dehors, inspirerait le moins de défiance, celui qui, au dedans, aurait le plus d’autorité morale. Le gardien des détroits pourrait aussi bien garder l’isthme et le canal, pourvu qu’il se contentât d’y monter la garde ; car l’Europe ne saurait ni lui abandonner l’administration de l’Égypte, ni lui en sacrifier les institutions internationales. La rentrée des Turcs au Caire séduirait assez la Porte pour qu’elle se résignât à de pareilles conditions ; mais, alors même que l’Angleterre lui en eût fait l’offre, le sultan pouvait-il acheter le droit d’occuper l’Égypte au prix d’une grande guerre dont l’issue finale n’était que trop facile à prévoir ?

Quel serait, dans une nouvelle guerre d’Orient, l’enjeu de la Porte devenue la « partner » de l’Angleterre ? Une défaite pour elle serait, après l’entier épuisement du pays, l’anéantissement de la domination ottomane en Europe, sans préjudice d’un nouveau recul du croissant en Asie-Mineure. Une victoire serait tout au plus la reprise de Kars ou de Batoum ; car, en Europe, la Turquie se trouve dans cette situation, que toute délaite menace de détruire les restes de sa domination, et qu’aucun succès militaire ne lui saurait rendre les provinces qu’elle a perdues. Par cela seul, toute guerre est devenue, pour la Porte, une partie inégale où, les chances de gain étant pour ses adversaires, elle n’a guère que des chances de perte. Le sultan lui-même semble le comprendre : de là sa réserve en face de la révolte de la Roumélie orientale.

Pour affronter un conflit avec la Russie, il eût fallu que la Turquie fût, comme au milieu du siècle, assurée de la bonne volonté des puissances continentales : de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie. Or, la Porte ne se sentait sûre ni de Berlin, ni de Vienne, ni de Rome. Si, de tous côtés, on lui donnait des assurances d’intérêt, voire des conseils pacifiques, la Turquie n’avait pas oublié que, aux bords de la Sprée, habitait un courtier politique, qui avait déjà conclu de savans marchés à ses dépens. Elle n’ignorait pas que grands et petits surveillaient sa succession, et, qu’en cas de guerre, elle pourrait voir tel de ses voisins marcher inopinément sur Salonique, et tel autre débarquer à Tripoli.

Tout compte fait, la Porte a été bien inspirée pour elle-même, comme pour l’Europe, en repoussant les avances britanniques. L’Angleterre, la première, lui en devrait savoir gré ; car, oubliant l’axiome classique : Quieta non movere, le cabinet de Saint-James allait, en poussant la Turquie, rouvrir toute la question d’Orient et précipiter, au profit de puissances rivales, la dissolution de l’empire turc. c’eût été un singulier spectacle que de voir des mains anglaises sacrifier ce qui reste de l’empire ottoman à l’intégrité des frontières afghanes. Une alliance anglo-turque eût fort ressemblé à l’immolation de la Turquie sur l’autel des intérêts anglo-indiens.

La coopération de la Porte écartée, était-il impossible à l’Angleterre, réduite à ses propres forces, d’atteindre la Russie par la Mer-Noire ? s’il ne lui était plus permis de renouveler les stériles exploits de Sébastopol, lui était-il interdit de bombarder Odessa et Batoum, ou d’essayer de couper les lignes de communication des Russes au sud du Caucase ? À cela, il est vrai, il y a un obstacle connu de tous, la neutralité des détroits ; mais cette neutralité, sanctionnée par les traités, cette interdiction du passage aux navires de guerre, beaucoup d’Anglais affectent de croire qu’elle a été uniquement établie contre les ambitions russes. À les entendre, la Porte, a le sublime portier des détroits, » ainsi que disait Metternich, reste libre d’ouvrir le passage à qui lui plaît. d’autres, moins préoccupés du droit des gens et des conventions diplomatiques, déclarent cyniquement que, en cas de guerre avec la Russie, l’Angleterre, n’ayant pas le choix des routes et ne prenant conseil que de ses intérêts, forcerait les Dardanelles, et que les canons des cuirassés anglais, braqués sur les pavillons de marbre de Ildiz-Kiosk, sauraient bien décider le sultan à leur ouvrir le Bosphore. C’est ainsi que, avant même d’être déclarée, une guerre entre la Russie et l’Angleterre eut soulevé de nouveau la question d’Orient et mis en cause les décisions les plus essentielles des grands congrès internationaux.

À s’en tenir au droit, les traités nous semblent formels. Les détroits sont fermés aux vaisseaux de guerre de toutes les puissances ; la Porte n’est pas libre de les ouvrir à l’un ou à l’autre des belligérans. Le traité de Paris, renouvelé à cet égard à Londres en 1871, à Berlin en 1878, stipule purement et simplement la clôture des détroits. Il est vrai qu’au congrès de Berlin, en 1878, lord Salisbury avait, en homme prévoyant, essayé d’insinuer l’opinion que la Porte demeurait maîtresse d’ouvrir les Dardanelles et le Bosphore à ses amis. Le second plénipotentiaire anglais avait demandé l’insertion, aux protocoles du congrès, d’une déclaration portant « que les obligations de Sa Majesté britannique, concernant les détroits, se bornaient à un engagement envers le sultan de respecter, à cet égard, les déterminations indépendantes de Sa Majesté, conformes à l’esprit des traités existans[12]. » Une pareille prétention était trop en désaccord avec l’esprit et la lettre des traités précédens pour être sanctionnée de l’aréopage européen. Si, afin de ne pas soulever de difficultés sur un point où le congrès de Berlin ne faisait que confirmer les traités existans, les plénipotentiaires des autres puissances ne protestèrent pas contre la subtile interprétation britannique, l’un des représentans de la Russie, le comte Schouvalof, eut soin, à la séance suivante, de faire insérer une contre-déclaration, affirmant le caractère européen des stipulations relatives à la clôture des détroits et l’obligation, pour toutes les parties contractantes, de s’y soumettre en toutes circonstances[13]. En dépit des affirmations de la presse anglaise, il est manifeste que tel est le sens des conventions européennes. Entendue autrement, la clôture des détroits aurait, pour la Russie, un caractère d’hostilité qu’aucun gouvernement ne saurait admettre. Il n’y aurait plus à son égard de réciprocité : la sortie de la Mer-Noire serait interdite à ses vaisseaux de guerre, tandis que l’entrée en demeurerait ouverte aux vaisseaux de ses ennemis. Cela est d’autant moins admissible que le traité de Paris avait neutralisé la Mer-Noire elle-même ; si la convention de Londres a, en 1871, abrogé la neutralité de la Mer-Noire, elle a maintenu les anciennes conventions pour les détroits qui y donnent accès. Ce n’est pas assurément pour servir la Russie que la clôture des détroits a été érigée en principe européen ; mais, comme il arrive souvent en politique, les événemens devaient démontrer aux Russes qu’ils n’étaient pas les moins intéressés au respect des stipulations suggérées à la diplomatie par ses défiances contre leur gouvernement. c’est encore là une application du Sic vos non vobis, dont l’histoire fournit tant d’exemples.

A-t-elle jamais conçu des doutes sur ses obligations, la Porte a bien vite compris qu’il était de son intérêt, comme de son devoir, d’observer scrupuleusement les stipulations de Paris et de Berlin, sans s’arroger la périlleuse faculté de tenir à volonté les détroits ouverts ou fermés. Les ambassadeurs d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, de France même, n’ont pas négligé de rappeler au sultan et à ses ministres que la Turquie était tenue d’assurer, vis-à-vis de tous, la neutralité des Dardanelles, aussi bien que celle du Bosphore ; et cette attitude des puissances n’avait, de notre part du moins, rien d’hostile à la Grande-Bretagne. Quant au chancelier de l’empire allemand, quelques visées qu’on soit d’ailleurs tenté de lui prêter, on ne saurait nier qu’en donnant à M. de Radowitz l’ordre d’agir dans ce sens auprès d’Abd-ul-Hamid, M. de Bismarck n’ait réellement servi la cause de la paix, dont il aime à se donner comme le défenseur attitré.

Les traités ont beau lui fermer l’entrée de la Mer-Noire, l’Angleterre restait, il est vrai, maîtresse de passer par-dessus les traités. L’amirauté pouvait forcer le passage que la Turquie, d’accord avec l’Europe, prétendait lui interdire. La guerre eût éclaté et elle eût duré, que le cabinet britannique eût pu recourir à cette mesure extrême. En face de certaines éventualités, les clauses les plus claires des actes les plus solennels pèsent peu. Le droit des gens est encore de mince autorité devant la raison d’état. La polémique anglo-russe nous a déjà donné un avant-goût de la facilité avec laquelle les états prétendus civilisés s’affranchissent, en cas de besoin, des engagemens les plus formels. Nous avons entendu, sans même que l’Europe s’en montrât surprise ni scandalisée, la presse russe, et aussi la presse anglaise, pousser simultanément au rétablissement de la course, en dépit de la signature apposée au bas du traité de Paris par les plénipotentiaires du tsar et de la reine Victoria. c’est ce que, par un euphémisme diplomatique, on appelle dénoncer un traité.

Pour ce qui concerne les détroits, c’eût été, en vérité, un singulier spectacle que de voir l’Angleterre faire violence à la Porte, et au besoin, bombarder Stamboul et Galata, comme autrefois Copenhague et naguère Alexandrie, au risque d’ameuter contre elle toute l’Europe et de hâter, de ses propres mains, la chute de cet empire turc dont le maintien a été, depuis un siècle, l’un des points cardinaux de sa politique. Pauvre Turquie, ainsi exposée à pâtir du duel des deux empires chrétiens pour la suprématie de l’Asie centrale ! Fidèle à ses engagemens envers l’Europe, elle était menacée par les Anglais d’être traitée comme l’alliée de leurs ennemis. Ouvrait-elle les ports de la Mer-Noire aux flottes britanniques, elle était sûre d’être traitée par les Russes en complice des Anglais. Si elle se contentait d’opposer aux vaisseaux anglais une résistance apparente, elle risquait de voir les Russes la déclarer responsable de l’entrée des Anglais dans la Mer-Noire et diriger sur elle, en Asie ou en Europe, les coups qu’ils ne pouvaient rendre directement à l’Angleterre. Aussi n’est-on pas obligé d’être absolument sceptique sur les préparatifs de défense des Dardanelles, faits ostensiblement par la Porte. Son intérêt manifeste était de les tenir fermées ; et, avec les canons à longue portée, avec les torpilles surtout, c’est là une tâche qui n’est pas au-dessus de ses forces, d’autant que, en résistant aux violences britanniques, elle serait en droit de compter sur l’appui des puissances signataires du traité de Paris.

La question du passage des détroits n’est pas la seule qu’aient soulevée les menaces de guerre. Il en est une autre qui s’y rattache de près et en forme comme le pendant. Nous voulons parler de la traversée de l’isthme de Suez. Entre le double canal naturel qui, à travers les plus rians paysages du vieil Orient, réunit l’Euxin à la mer Egée, et l’aride détroit artificiel, creusé pour l’ingrate Angleterre par nos ingénieurs et nos petits capitalistes dans les sables du désert, il y a bien des analogies et aussi bien des dissemblances. La principale analogie, c’est que tous deux ont une importance internationale, et qu’à ce titre l’un et l’autre doivent relever des conventions diplomatiques. Là, au point de vue politique, s’arrêtent les similitudes. On emploie souvent, à propos du canal de M. de Lesseps, les mêmes termes que pour les détroits dont la Porte a la garde. On dit que le canal, comme les Dardanelles ou le Bosphore, doit être neutralisé. Cela est vrai en un sens, mais encore faut-il s’entendre sur la portée des mots. La neutralité que notre diplomatie réclame pour le canal de Suez est fort différente de la neutralité des détroits, telle qu’elle a été établie par les traités. L’une est en quelque sorte au rebours de l’autre. Tandis que le passage de la Méditerranée à la Mer-Noire, et vice versa, doit demeurer fermé à toutes les flottes des belligérans, le passage de Port-Saïd à Suez doit, même en temps de guerre, rester ouvert aux vaisseaux de toutes les puissances. La situation de ces deux grandes voies navigables est ainsi absolument inverse. L’une est interdite aux flottes de guerre, l’autre doit leur demeurer accessible en tout temps.

Cette opposition s’explique par la différence des intérêts engagés. Les Russes et les Anglais sont les seuls qui, pour des vues particulières, aient parfois manifesté le désir d’appliquer aux détroits et au canal le même régime. c’est là encore un trait digne de remarque. Tandis que la presse anglaise soutenait que l’ouverture des Dardanelles et du Bosphore dépendait des caprices du sultan, certains Russes, le grand meneur de l’opinion moscovite, M. Kalkof à leur tête, prétendaient que le canal de Suez devait être assimilé aux détroits et, comme ces derniers, demeurer, en cas de guerre, fermé aux navires armés des belligérans. Une seule puissance, la Russie, pourrait trouver son compte à cette clôture du canal. Cela seul suffirait pour que, de Suez à Port-Saïd, les autres états entendissent la neutralisation d’une tout autre manière. Les prétentions de la Gazette de Moscou, justifiées pour les détroits, sont manifestement insoutenables pour l’œuvre de M. de Lesseps. L’isthme de Suez est la grande route de l’Europe aux Indes et dans l’extrême Orient ; il importe à toutes les puissances qui ont des possessions dans l’Océan-Indien que cette voie leur reste ouverte en tout temps. Renoncer à y faire passer leurs flottes et leurs troupes, ce serait presque renoncer à leurs colonies. c’est ce que tout le monde a compris, et le gouvernement de Pétersbourg comme les autres. La commission internationale, récemment réunie à Paris, a été unanime pour proclamer en principe le libre passage du canal maritime par tous et en tous temps. Si le canal doit être neutralisé, c’est en ce sens que les hostilités doivent être suspendues entre ses berges, comme à son entrée et à sa sortie.

Cette neutralité sui generis est évidemment plus difficile à définir et, surtout, plus difficile à faire observer que la neutralité établie, par les traités, pour les Dardanelles et le Bosphore. c’est là une des raisons du demi-insuccès de la dernière conférence. Quelques précautions que prenne la diplomatie, il sera toujours malaisé à certains états, à la Russie notamment, de profiter du canal en cas de guerre avec l’Angleterre, d’autant que, pour être effectif, « le libre passage » devrait être étendu à tout le long couloir de la Mer-Rouge, dont les maîtres d’Aden et de Périm détiennent la clé. Aussi, de même que les Anglais n’auraient pas grand scrupule à violer la neutralité des détroits, il se pourrait qu’en certaines circonstances la Russie cherchât à fermer le passage du canal aux vaisseaux anglais. Si, ce que le XXe siècle verra peut-être un jour, les maigres chevaux cosaques, partis de Kars et du Transcaucase, venaient, après avoir traversé le plateau de l’Arménie, à descendre par les défilés du Taurus en Syrie, et à pousser, sur les traces d’Alexandre le Grand, jusqu’à l’isthme, les navires anglais risqueraient fort de réclamer en vain le libre passage du canal. L’Orient, de tout temps la patrie des longues incursions, a eu de plus grandes surprises. Qu’elle s’établisse à demeure en Égypte, l’Angleterre pourra, en cas de guerre, donner aux Russes la tentation de l’y aller chercher.


V.

En dehors de ces perspectives lointaines et de ces hypothèses prématurées, une guerre entre l’Angleterre et la Russie soulèverait bien des questions du Sund au Gange et de Suez à la mer de Corée. Elle risquerait fort de ne pas demeurer cantonnée sur les arides plateaux de l’Afghanistan, et d’ébranler à la fois l’Europe et l’extrême Orient. Les lettrés du Tsong-Li-Yamen s’en pourraient autant préoccuper que les chancelleries occidentales ; car, en Asie de même qu’en Europe, il serait malaisé à la diplomatie de limiter l’arène du combat. Ce n’est point qu’aucune puissance européenne incline à prendre fait et cause pour l’un ou l’autre des belligérans. L’Angleterre s’est fait illusion quand elle se croyait assurée des sympathies, si ce n’est du concours, des deux empires d’Allemagne et d’Autriche. Pour ramener à sa patrie la bonne volonté de l’irascible chancelier germanique, lord Granville s’est en vain, dans la chambre des lords, offert en victime expiatoire, sacrifiant sa réputation et sa dignité aux intérêts d’une entente anglo-allemande. L’ermite de Varzin a refusé de s’employer à Saint-Pétersbourg en faveur de la politique anglaise. La chute de M. Gladstone, de ce leader du libéralisme, pour lequel le chancelier semble éprouver une antipathie de tempérament, ne paraît pas avoir beaucoup modifié les dispositions de Berlin et de Vienne. L’Allemagne, aussi bien que l’Autriche, redoute peu les progrès de la domination russe en Asie. Depuis qu’elle aussi s’est accordé le luxe d’une politique coloniale, l’Allemagne ne craindrait point de voir diminuer la prépotence des Anglais sur les mers du Sud. Quant à l’Europe, le restaurateur de l’empire germanique a, le premier peut-être dans l’histoire, su mettre à profit les involontaires leçons de ses prédécesseurs à l’hégémonie européenne. À l’inverse de Louis XIV et de Napoléon, au lieu de pousser toujours sa fortune, il a su y mettre lui-même une borne, et ce n’est point là le moindre trait de son génie.

S’il ourdit encore de vastes plans, une guerre entre l’Angleterre et la Russie n’eût pas été pour lui déplaire : jamais il n’aurait eu les mains plus libres ; et l’usage qu’il eût fait de cette liberté, ni la Russie, ni l’Angleterre n’auraient peut-être eu à s’en féliciter. Il n’est, en dehors de la Porte, qu’une puissance dont l’Angleterre ait pu un moment escompter le concours, et cette puissance se fût bien gardée de marcher à côté de ses amis de la Grande-Bretagne contre la Russie. On sent que nous voulons parler de l’Italie, qui, n’ayant pas recueilli de l’alliance austro-allemande tous les bénéfices qu’elle en attendait, s’était décidée à faire des avances à l’alliance britannique. L’Italie a jadis trouvé trop d’avantage à se mêler aux querelles d’autrui pour avoir oublié le jeu de Cavour en Crimée. Il est vrai que le rôle de modeste satellite, accepté par le Piémont en 1854, ne saurait convenir à la péninsule devenue grande puissance ; mais, des souvenirs du siège de Sébastopol, il lui est resté une leçon : c’est qu’en politique les chemins détournés sont parfois les meilleurs. Comme l’Allemagne, avant l’Allemagne même, la nouvelle Italie s’est, elle aussi, laissé prendre par la fièvre coloniale. À cela rien que de naturel et de légitime, quoique les déboires d’autrui aient pu refroidir les premières ardeurs de nos voisins d’outre-monts. c’est vers l’Afrique, on le sait, qu’ils ont jeté leur dévolu ; et, ne pouvant débarquer directement à Tripoli ou en Égypte, les diplomates de la Consulta ont cru un mor ment découvrir les clés de la Méditerramée dans la Mer-Rouge. De là, — M. Mancini nous en a naguère avertis du haut de la tribune, — l’expédition de Massouah. En agissant d’accord avec l’Angleterre, en lui apportant, sur les côtes du golfe Arabique ou sur la lisière du Soudan, un concours matériel ou moral, l’Italie pouvait se flatter d’entrer à la suite des Anglais en Égypte et d’y prendre, à côté d’eux, une influence dominante. La mort de Gordon et la chute de Khartoum ont, pour un temps du moins, découragé ces espérances. s’ils étaient enclins à l’alliance anglaise, les Italiens n’entendaient point que, selon une comparaison célèbre, l’alliance de leur pays avec la Grande-Bretagne ressemblât à celle du cheval et de l’homme. Le foreign office a-t-il jamais songé à faire monter la garde par les bersaglieri sur la Mer-Rouge et le Haut-Nil, afin de laisser aux habits rouges les mains libres ailleurs, le foreign office a fait un rêve. Les Italiens semblent déjà moins portés pour ces vagues plans d’action commune dont le mystère même semblait leur sourire six mois plus tôt. M. Mancini a payé de son portefeuille le rapide désenchantement d’un pays qui lui eût reproché de n’avoir rien tenté ; il est tombé victime de la politique coloniale, qui semble destinée à trancher bien des existences ministérielles. Alors même que la Consulta reprendrait les négociations avec le foreign office pour une action commune au Soudan, personne, au sud des Alpes, ne songerait à refaire campagne à côté des Anglais contre la Russie. On s’en peut fier, sur ce point, à M. Depretis et à la prudence italienne. Tories ou libéraux, les ministres qui dirigent la politique anglaise n’auraient pu enrôler contre la Russie, ni Berlin, ni Vienne, ni Rome. Nous ne parlons pas de la France, dont, durant les dernières années, on semble avoir fait peu de cas à Westminster, de la France qui, dans son isolement, ne recherche aucune alliance et qui, pour s’être laissé entraîner à des aventures coloniales, est fort décidée à ne se compromettre en aucune aventure continentale, ni au profit de l’Angleterre, ni au profit de la Russie. Les seuls auxiliaires effectifs que l’Angleterre eût pu recruter, ce sont, outre ses feudataires de l’Inde, ses grandes colonies des deux hémisphères. Les volontaires qu’elles lui avaient spontanément offerts pour le Soudan, elles les lui fourniraient en plus grand nombre pour l’Indoustan. Comme l’Australie est relativement voisine de l’Inde, il se peut qu’au XXe siècle, lorsque la population australienne aura doublé ou triplé, un pareil concours ne soit pas à dédaigner. Mais, d’ici là, alors même que les Anglais arriveraient à donner plus de cohésion aux fragmens épars de l’empire britannique, si loyaux pour la vieille patrie que se montrent leurs concitoyens des antipodes, les colonies ne sauraient offrir à la métropole de secours susceptibles d’influer sur les résultats de la lutte.

La guerre eût éclaté, cet été, que l’Angleterre eût été réduite à ses propres forces. Cela seul était pour elle une raison d’être prudente. Ce n’est pas que la Grande-Bretagne soit aussi impuissante, au point de vue militaire, qu’on l’imagine parfois sur le continent. Dans l’Inde même, elle a une armée disciplinée, numériquement supérieure à toutes les troupes que la Russie pourra de longtemps transporter au-delà des sables du Turkestan. Le point incertain, c’est la solidité de cette armée anglo-indienne, en majorité composée de « natifs, » en face de troupes aguerries comme celles du tsar. Une guerre seule pourrait montrer ce que valent ces cipayes, dont lord Beaconsfield n’avait pas craint, en 1878, de menacer les armées russes. L’épreuve n’a pas été faite, et l’incertitude en pareille matière suffirait à conseiller d’éviter tout conflit, à moins d’y être moralement contraint. Une autre considération milite non moins en faveur de la politique de paix, c’est que, dans un conflit, la balance des risques et des chances serait, pour les Anglais, fort inégale. Les Russes et eux ne mettraient point le même enjeu à cette guerre. Les Anglais joueraient la domination des Indes ; et, en cas de victoire, ils n’auraient d’autre avantage que de reculer de quelques milles les avant-postes des Russes dans l’Asie centrale, et de retarder de quelques années leur marche sur le sud.

La partie aurait-elle été beaucoup plus belle pour les Russes ? Il le semble au premier abord ; en réalité, c’est là une vue superficielle. De ce que l’Angleterre aurait beaucoup à risquer, il ne s’ensuit nullement que la Russie aurait beaucoup à gagner. Pour l’une comme pour l’autre, les chances de bénéfice nous semblent manifestement hors de proportion avec les chances de perte. L’enjeu de la Russie ne serait assurément pas l’Asie centrale, d’où les Anglais auraient bien du mal à la chasser et qu’elle serait toujours sûre de reconquérir ; l’enjeu de la Russie serait peut-être moins militaire et politique qu’économique. Une chose chez elle souffrirait assurément de la guerre, et c’est précisément ce qui lui importe le plus, la fortune publique et privée. Si, en hommes, elle a des ressources inépuisables, la Russie est aussi pauvre d’argent que riche de soldats ; et une guerre avec l’Angleterre, en Asie, lui coûterait plus de millions de roubles que de régimens. L’infériorité du grand empire du Nord, vis-à-vis des états de l’Occident et vis-à-vis de la jeune Amérique, provient de l’infériorité de ses capitaux. Une guerre fatalement longue et dispendieuse, avec un état aussi opulent et aussi opiniâtre que l’Angleterre, accroîtrait encore cette infériorité. Le développement normal de l’empire, à peine remis de la guerre de Bulgarie, pourrait être retardé pour un quart de siècle.

Certains esprits mettent en doute l’utilité pratique des acquisitions lointaines, convoitées aujourd’hui par tant de pays. s’il est un état pour lequel on puisse se poser cette question, c’est assurément l’empire russe. Ce n’est pas de territoires, ce n’est pas de provinces nouvelles qu’il a besoin, c’est bien plutôt de nouvelles ressources, de nouveaux capitaux. Les conquêtes l’appauvrissent au lieu de l’enrichir. Le Turkestan, qui lui a beaucoup coûté à soumettre, lui coûte non moins à administrer. Toute augmentation de ses vastes domaines asiatiques sera pour la Russie, longtemps encore, une charge sans compensation. Elle n’est pas assez opulente pour se permettre raisonnablement le luxe d’annexions dispendieuses. Stuart Mill disait que, pour un pays vieux et riche, il n’y a pas de meilleur placement que la fondation de colonies. Ce n’est manifestement pas le cas de la Russie. Les ressources lui manquent déjà pour mettre en valeur ses immenses possessions asiatiques ; elle ne saurait les étendre indéfiniment sans se mettre elle-même hors d’état de les exploiter ; car nous ne sommes plus au temps où les états et les peuples se leurraient de s’emparer aux Indes d’inépuisables trésors.

On peut juger de ce que la guerre coûterait à la Russie, par ce qu’a déjà coûté à son crédit la seule appréhension de la guerre. Une campagne dans l’Afghanistan ne suffirait point à faire plier l’orgueil britannique, et des années d’hostilités condamneraient presque certainement le tsar à l’humiliation d’une banqueroute. On dira qu’un pays encore primitif et pour ainsi dire barbare, tel que la Russie, a une tout autre capacité d’endurance que nos vieux états d’Occident à civilisation plus raffinée. Cela est vrai ; par là même qu’elle est plus pauvre et qu’elle est arriérée, la Russie peut supporter un degré de misère et de souffrances intolérable pour des états plus cultivés et plus exigeans en bien-être. Mais, quand elle y résisterait, quand elle s’immolerait joyeusement à un patriotisme aveugle, sans même sentir toute l’étendue de son sacrifice, cela ne l’empêcherait pas d’en être affectée dans son développement moral et matériel. Ce qui serait victime d’une guerre, ce serait tout bonnement la civilisation, inséparable du développement économique. Si patient, si résigné, si fait à la souffrance qu’on se représente l’homme russe, il n’est pas sûr, du reste, que de nouvelles épreuves, qu’un nouvel appauvrissement du pays par une nouvelle guerre n’exciteraient pas des murmures dans la nation, et qu’à ce recul de son maigre bien-être ou à d’inévitables déceptions ne correspondrait pas, dans certaines classes, une recrudescence des passions révolutionnaires.

Supposons ce que beaucoup croient tôt ou tard inévitable, un choc entre les deux rivaux ; au point de vue territorial même, à ce point de vue grossier auquel particuliers et hommes d’état sont trop souvent enclins à se borner, une guerre avec l’Angleterre, même en cas de victoire, saurait difficilement rapporter à la Russie des avantages équivalens à ses efforts. Quel serait pour elle le résultat du triomphe de l’aigle à deux têtes sur le léopard britannique ? La conquête de l’Afghanistan ? Mais cela seul serait une tâche de longue haleine, et, les Afghans une fois soumis et disciplinés, quel profit en tirerait l’empire ? Quant à la conquête de l’Inde par les troupes du tsar, c’est là une hypothèse trop peu sérieuse pour nous y arrêter. Réussiraient-ils à franchir les monts Soliman et à passer l’Indus, quand les Cosaques et les Turkmènes, devenus les soldats du tsar, feraient boire les chevaux des steppes dans les eaux sacrées du Gange, les Russes ne sauraient, dans ce siècle du moins, s’établir à demeure à Calcutta et à Bombay. Tout ce qu’ils pourraient rêver, c’est d’exciter une révolte contre les Anglais et d’aider à les chasser ; mais, d’ici à longtemps, ils ne seront en état de prendre leur place. La grande péninsule asiatique est un pays trop maritime pour qu’une puissance essentiellement continentale, comme la Russie, y puisse régner en paix à l’encontre des flottes britanniques.

Quand un peuple fait une grande guerre, il exige que le prix de sa victoire soit en proportion de ses efforts et de ses sacrifices. Or, ce prix qu’elle ne saurait trouver dans l’Indoustan, la Russie risquerait d’être tentée de le chercher ailleurs. Ce que les diplomates et les stratégistes russes convoitent sur le Paropamise et l’IndouKouch, c’est moins, nous l’avons dit, les clés de l’Inde ou de l’Océan-Indien que celles de la Méditerranée. Vainqueurs dans l’Afghanistan, ils seraient exposés à la tentation de se payer de leurs victoires sur la Mer-Noire ou le Bosphore. Pour beaucoup d’entre eux, l’Angleterre ressemble au dragon qui garde les pommes du jardin des Hespérides. Le dragon réduit à l’impuissance, ils auraient peine à ne pas étendre la main sur les pommes d’or, au risque de se heurter à des gardiens non moins vigilans. Les comités slaves, exaltés par la lutte contre l’ennemi héréditaire, presseraient le tsar d’exécuter le programme national, de compléter l’œuvre inachevée de San-Stefano. Avec tous les matériaux inflammables accumulés entre le Danube et la mer Egée, il serait difficile qu’une guerre entre la Russie et l’Angleterre demeurât sans contre-coup sur les Balkans. L’Europe risquerait fort de voir, dans les préoccupations de la diplomatie, le Rhodope succéder au Paropamise et le Vardar et la Maritza à l’Héri-Roud et au Murghab. La Russie aurait beau triompher des Anglais en Afghanistan, elle ne serait pas plus qu’en 1854 ou 1878, maîtresse de disposer à son gré du sort de ses protégés d’Europe. Ses victoires asiatiques ne feraient qu’exciter les prétentions de ses sujets ou de ses cliens, sans lui donner plus de moyens de les satisfaire. Son gouvernement serait exposé à être débordé par les aspirations nationales, ce qui n’est pas bon pour un autocrate. La leçon de San-Stefano est trop récente pour avoir été oubliée à Pétersbourg, et l’attitude du gouvernement impérial en face de la Bulgarie et de la Roumélie orientale semble prouver qu’elle ne l’a pas été. Le congrès de Berlin a montré qu’il est des questions que, même victorieux, le tsar ne peut prétendre régler seul. Si elle avait eu l’imprudence de s’engager, en Asie, dans une longue guerre, la Russie eût couru le risque de voir les problèmes qui lui tiennent le plus à cœur tranchés par d’autres, sans elle et contre elle.

Pour toutes ces considérations et pour d’autres encore, la Russie nous semblait non moins intéressée à la paix que l’Angleterre, et c’est pour cela que, en dépit des lenteurs et des difficultés des négociations, nous n’avons cessé d’espérer une solution pacifique. Malheureusement, si la guerre est évitée aujourd’hui, les deux empires demeureront longtemps sous la menace d’un conflit. Le traité signé, la frontière des Afghans délimitée d’un commun accord, ils vont, chacun de leur côté, se préparer pour la lutte devant laquelle ils auront reculé ; ils vont, de part et d’autre, travailler à l’accroissement de leurs moyens d’action, fortifier leur base d’opérations, créer des chemins de fer qui rapprochent leurs armées du futur champ de bataille. Est-ce à dire que le conflit, aujourd’hui ajourné, éclatera fatalement plus tard ? Si l’on ne considérait que l’intérêt bien entendu des deux états, nous dirions non ; car, dans quinze ou vingt ans, comme à l’heure actuelle, les risques d’un conflit l’emporteront, pour tous les deux, sur les avantages d’une victoire. De ce que des états ont tout profit à demeurer en paix, il ne s’ensuit pas, hélas ! nous le savons par expérience, qu’ils ne recourront pas aux armes. Il faut compter en pareil cas, avec les préjugés, avec les passions, avec les entraînemens nationaux, non moins fréquens et plus irréfléchis encore que les entraînemens de cabinets. Autocratique ou représentatif, quel que soit son régime gouvernemental, demander à un peuple ou à un état d’agir toujours conformément à ses vrais intérêts, ce serait montrer une exigence singulière.

Les mots ont toujours eu une prise facile sur l’imagination de cette reine évaporée, partout plus ou moins souveraine aujourd’hui, qu’on appelle l’opinion publique. Pour faire couler des torrens de sang, il suffit le plus souvent d’une banalité aussi creuse que sonore. L’écho politique répète ainsi, d’un continent à l’autre, que là Russie et l’Angleterre se disputent la domination de l’Asie. À force de l’entendre dire, les deux pays finiront peut-être par se le persuader. En réalité, c’est là une conception enfantine ou surannée, une réminiscence des temps classiques pour lesquels l’Asie finissait au Pamir et à l’Indus. L’Asie moderne est trop vaste, elle est trop complexe, trop découpée par les mers et les déserts, pour obéir à un seul maître ; son sort, en tout cas, ne se déciderait pas aujourd’hui, comme au temps des anciens Perses, sur les plateaux de l’Iran. Si jamais l’Asie appartient à un dominateur unique, la Russie et l’Angleterre ne seraient pas seules à s’en disputer l’empire. Elles risqueraient de rencontrer au moins un concurrent, la Chine, qui sera peut-être, avant un demi-siècle, une des grandes puissances du globe. Mais, pas plus pour l’Asie que pour l’Europe, elle aussi menacée par certains prophètes de la conquête moscovite, l’ère d’une domination unique n’est proche. La plus vieille et la plus vaste des cinq parties du monde est en attendant assez grande pour que Russes et Anglais puissent y tenir ensemble, et d’autres encore à côté d’eux.

L’Inde, ou mieux l’Indoustan, la mystique fleur de lotus des brahmanes, est à elle seule un monde dont, en dépit des invasions musulmanes, le sort ne dépend pas nécessairement de la possession des arides collines de l’Afghanistan. Autant vaudrait dire que l’Italie ne saurait avoir de sécurité que dans la possession de la Suisse et du Tyrol. L’Inde a, dans sa ceinture de montagnes, une magnifique frontière qu’il est aisé à la science moderne de rendre inexpugnable. Du côté du nord-ouest, le seul exposé aux invasions, elle a pour rempart les monts Solimans, dont les ingénieurs britanniques pourront fortifier les passes ; et, derrière cette muraille naturelle, le large fossé de l’Indus lui assure une seconde ligne de défense, qu’une puissance maritime, telle que l’Angleterre, peut facilement renforcer avec une flottille à vapeur et des torpilles[14].

Pour protéger son empire indien, la Grande-Bretagne n’a qu’à. se retrancher dans ce que lord Beaconsfield appelait ses frontières scientifiques. Dominant le Béloutchistan et maître de Quettah, le gouvernement anglo-indien pourrait, en cas de besoin, pousser ses railways jusqu’à Candahar et fermer les routes qui viennent de Hérat. Appuyés sur une frontière également fortifiée par l’art et la nature, avec toutes les ressources de l’Inde à leur portée, les Anglais auraient, sur les Russes, obligés pour les atteindre de traverser l’Afghanistan et de le soumettre, le triple avantage des positions, des distances et d’un ravitaillement aisé. Les jingoes vont répétant qu’un choc étant inévitable, il ne faut pas laisser les Russes arriver aux portes de l’Inde. Au point de vue stratégique, le contraire serait plus vrai. Les Russes seraient moins difficiles à repousser de près que de loin.

Diplomates et militaires, les hommes les plus sensés commencent à comprendre à Calcutta, de même qu’à Londres, l’inanité, pour ne pas dire les périls, de l’ancienne politique de zone neutre et d’état tampon. Ils commencent à sentir que l’Afghanistan, allié toujours turbulent et incertain, est bien moins nécessaire à la défense de l’Inde que la protection britannique à la domination de l’émir de Caboul. Le malheur est que le préjugé opposé a si longtemps prévalu que le gouvernement anglais en est demeuré en quelque sorte prisonnier et que la politique anglaise en peut devenir victime. Les Anglais ont, vis-à-vis de l’émir de Caboul, des engagemens dont ils ne peuvent s’affranchir à volonté. Telle est la principale difficulté de la situation et le principal péril de l’avenir. L’Angleterre doit obtenir à l’émir Abd-ur-Rhaman des frontières équitables, et ces frontières une fois fixées, on lui demandera, au nom de son honneur et de son prestige, de les maintenir envers et contre tous. s’engager à une pareille tâche, en faveur d’un semblable pays, serait de la part du foreign office une souveraine imprudence. Les Russes ne sont pas seuls à menacer l’intégrité de l’Afghanistan. L’émir de Caboul a, dans ses peuples de races diverses, des sujets enclins à la révolte qui peuvent spontanément appeler d’autres maîtres. Il trouve toujours, dans sa propre famille, des compétiteurs prêts à lui disputer le trône et à morceler à leur profit ses domaines. L’Afghanistan, dont la protection anglaise a fait une sorte d’état unitaire, n’est guère en somme qu’une expression géographique dont les frontières, de tout temps mobiles, auront peine à demeurer longtemps arrêtées. Si l’Angleterre s’en portait garante, la paix de l’Asie et l’Europe dépendrait des émeutes de Hérat et de Caboul. Mieux vaudrait pour les Anglais laisser les Russes et l’émir s’entendre, sauf, au cas où les premiers s’installeraient à Hérat ou à Balk, à occuper de leur côté les positions qui leur sembleraient nécessaires à la sécurité de leur empire.

Le danger pour l’Inde britannique, ce ne sont pas seulement, dira-t-on, les armées de la Russie, ce serait le voisinage des Russes. Le contact plus ou moins immédiat des deux empires fomenterait parmi les musulmans et les Indous une agitation incessante. Du jour où régnerait à ses portes une grande puissance militaire, l’Inde pourrait devenir plus exigeante et moins facile à gouverner. Ses regards se fixeraient vers l’Occident, d’où les mécontens attendraient un libérateur. Il y a sans doute une part de vérité dans ces appréhensions ; mais, pour que la puissance des Russes constituât un péril sérieux, il faudrait que les bases de la domination anglaise fussent peu solides. c’est aux vice-rois de l’Inde à faire que la comparaison entre l’administration russe et le régime britannique ne tourne pas au détriment de ce dernier. c’est à eux de rattacher les Indous à la métropole, de leur prouver que leur intérêt national, si un tel mot n’était prématuré pour un pareil pays, est de ne pas rompre avec l’Angleterre. Que les Russes en deviennent ou non les voisins, la durée de l’empire anglo-indien dépendra, tôt ou tard, des sentimens et de la loyauté de ses habitans. La question de l’Inde, a dit un jour M. Gladstone, est avant tout une question morale. c’est là une vérité que les Anglais ne doivent pas oublier. La force et l’intelligence suffisent à créer de pareils empires ; elles ne suffisent point à les faire durer. Toute conquête est caduque, à moins que le conquérant ne finisse par conquérir le cœur et l’esprit. Là est, pour les Anglais, le grand problème de l’Inde.

Quant aux Russes, peut-être précipiteraient-ils leur marche en avant si l’Angleterre semblait renoncer à les arrêter ; mais, plus ils descendraient vers le sud, plus ils s’éloigneraient de leur base d’opérations, plus ils auraient de chemin à faire pour attaquer leurs rivaux. Ce qu’ils chercheront sans doute dans ces régions asiatiques, ce seront de nouvelles routes maritimes et de nouvelles voies terrestres. Tôt ou tard, ils voudront reprendre les plans préconisés par M. de Lesseps et rejoindre leurs chemins de fer, encore incomplets, au réseau de l’Indoustan. Les déserts et les montagnes de l’Asie centrale leur opposeront peut-être moins de difficultés que les incurables défiances de l’Angleterre. Les Anglais auront beau y sembler les premiers intéressés, ils feront probablement, à un transcontinental asiatique et à la jonction des voies ferrées de l’Europe et de l’Inde, la même opposition qu’au percement de l’isthme de Suez ou au creusement du tunnel sous-marin. Dans l’Inde, comme dans leur île, il est à craindre que le dernier mot de leur politique ne soit pour longtemps l’isolement, et que ce peuple, si jaloux de se répandre chez les autres, ne cherche, du côté de la terre, à entourer sa grande possession asiatique d’une sorte de muraille de Chine.

La Russie moderne, dans sa marche en Asie, de même que l’ancienne Moscovie, dans sa double poussée séculaire vers la Baltique et la Mer-Noire, peut instinctivement poursuivre un objectif inconscient, la mer, la mer libre. Quand cela serait, ce n’est point par l’Inde avec ses frontières hérissées de montagnes, ce n’est même point par l’Afghanistan et les déserts du Béloutchistan, que le grand empire du Nord peut atteindre les mers du Sud. Quand il voudra un débouché sur l’Océan-Indien, il devra plutôt le chercher au midi du Caucase et de la Caspienne, sur le Golfe-Persique. s’il ne peut attendre que l’alliance de la Turquie ou la dissolution de l’empire ottoman lui permette d’y accéder par la vallée de l’Euphrate ou du Tigre, il peut y parvenir par la Perse. Il n’aurait pour cela qu’à s’entendre avec le gouvernement de Téhéran, qui ne s’opposerait pas à la construction, sur son territoire, d’une ligne internationale. Les plateaux de l’Iran ne résisteraient pas plus que les sommets des Alpes à l’art des ingénieurs, et, si coûteuse qu’elle fût, une semblable entreprise serait encore moins dispendieuse que la conquête de l’Afghanistan et des rives de l’Indus. Par cette voie, il est vrai, la Russie n’atteindrait l’océan que dans un bassin fermé et sur des plages soumises à l’ascendant britannique. Cela est certain ; mais, dans quelque direction qu’il essaie de percer jusqu’aux mers du Sud, le grand empire boréal s’y heurtera longtemps encore à la prépondérance anglaise. De la Corée aux Dardanelles, en Asie comme en Europe, sur l’Océan-Indien et sur le Pacifique, plus encore que sur la Méditerranée, la Russie, dans tous les ports qu’elle peut rêver de s’ouvrir, retrouvera en face d’elle le pavillon anglais et les stations anglaises. c’est là l’inévitable conséquence de l’extension simultanée des deux empires rivaux, l’un sur le continent, l’autre sur les mers. Leur énorme expansion même les condamne à de gênantes rencontres. Ils n’y sont pas, du reste, les seuls exposés. À mesure que l’Europe s’empare du globe, les puissances européennes multiplient involontairement entre elles les points de contact. Maritime ou continental, tout état qui ambitionne des possessions lointaines doit se résigner aux voisinages incommodes, de même qu’aux rivalités commerciales ; car notre planète est à la fois trop petite pour que les colonies des diverses puissances ne s’y touchent pas, et trop grande pour qu’une seule nation y règne en souveraine.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. The Nineteenth Century, août 1877.
  2. « Cette domination nous impose les devoirs les plus pesans et les plus solennels, devoirs qui ne sont nulle part plus pesans et plus solennels qu’aux Indes. Nous avons librement épousé la fortune de ce pays et nous sommes tenus par l’honneur de ne jamais demander le divorce. Tout en protestant donc contre ce qu’il y a de déshonorant dans la doctrine qui s’attache à faire dépendre l’Angleterre des Indes, je suis cependant d’accord avec ceux qui partagent cette idée, en ce sens que je reconnais pleinement que nous sommes tenus de considérer le maintien de notre puissance aux Indes, dans les circonstances actuelles, comme une nécessité capitale de l’honneur national. » (The Nineteenth Century, août 1877.)
  3. « I have no fear myself of the territorial extension of Russia in Asia. I think this fear no betler than old women’s. — I do not believe that the Emperor of Russia is a man of aggressive policy. » (Troisième discours du Midlothian.)
  4. c’est ce qu’il a fait notamment pour O. K.., l’ingénieux auteur de Russia and England, Mme Olga de Novikof, née Kiréef.
  5. Voyez, par exemple, la National Review, organe des conservateurs (mai 1885).
  6. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. I, liv. VI, chap. V et VI.
  7. L’intention du gouvernement russe est exprimée avec autant de clarté que de discrétion dans une biographie anonyme du prince Gortchakof, sortie du ministère des affaires étrangères, et publiée par le Journal de Saint-Pétersbourg (13 mars 1883). « La guerre de Crimée, lit-on dans ce document d’origine officieuse, avait malheureusement prouvé, d’abord, que la Russie ne pouvait plus compter sur les bons rapports qu’elle avait entretenus depuis un siècle avec l’Angleterre, et, ensuite qu’elle était absolument désarmée vis-à-vis de cette puissance, dont les flottes pouvaient la menacer partout, tandis que sa politique pouvait lui procurer des alliances militaires sur le continent. Une grande nation ne pouvait pas rester indéfiniment dans une pareille position. Il était indispensable d’intéresser matériellement l’Angleterre à apprécier et à ménager l’amitié de la Russie. Une forte position en Asie centrale pouvait seule atteindre ce résultat. »
  8. Voyez, dans la Revue du 15 mai dernier, l’étude de M. H. Moser : le Pays des Turkomans.
  9. Sur la prise de Merv et sur les Turkomans du sud-ouest, voyez, dans le Bulletin de la Société russe de géographie (1885, t. XXI), l’étude du savant voyageur, P. Lessar.
  10. Voyez, dans le Nineteenth Century, de mai 1885, l’étude du prince Kropotkine intitulée the Coming War. Dans sa Géographie universelle, Elisée Reclus, qui, on le sait, a eu pour auxiliaires Kropotkine et d’autres savans russes, n’a pas attendu l’occupation de toute cette zone par les troupes du tsar pour l’annexer au grand empire boréal. c’est ainsi qu’il a fait figurer dans l’Asie russe la plupart des points contestés entre les Afghans et le Turkestan, et jusqu’aux petits khanats du Haut-Oxus que le mémorandum de 1873 reconnaît explicitement comme parties intégrantes des états de l’émir de Caboul. Parmi les écrivains russes je citerai, entre autres M. Vénioukof, Rossia i Vostok, p. 223-229.
  11. Dépêche de sir Ed. Thornton, ambassadeur de la reine en Russie, à lord Granville, 29 avril 1882.
  12. Déclaration insérée dans le dix-huitième protocole. Lord Salisbury, le 7 mai 1885, à la chambre des lords, a eu soin de rappeler et de renouveler cette réserve.
  13. dette contre-déclaration, présentée le 12 juillet, portait « que le principe de la clôture des détroits est un principe européen et que les stipulations conclues à cet égard en 1841, 1856 et 1871, confirmées actuellement par le traité de Berlin, sont obligatoires de la part de toutes les puissances, conformément k l’esprit et à la lettre des traités existans, non-seulement vis-à-vis du sultan, mais encore vis-à-vis de toutes les puissances signataires de ces transactions. »
  14. Voyez, dans le Nineteenth Century (mai 1885), une étude du major-général sir Henry Green, intitulée the Great Wall of India.