Les Rieurs du Beau-Richard
LES RIEURS
DU BEAU-RICHARD
BALLET[1]
PROLOGUE
Le Beau-Richard tient ses grands jours,
Et va rétablir son empire.
L’année est fertile en bons tours ;
Jeunes gens, apprenez à rire.
Tout devient risible ici-bas,
Ce n’est que farce et comédie ;
On ne peut quasi faire un pas,
Ni tourner le pied qu’on en rie[2].
Qui ne riroit des précieux ?
Qui ne riroit de ces coquettes
En qui tout est mystérieux,
Et qui font tant les guillemettes ?
Elles parlent d’un certain ton,
Elles ont un certain langage
Dont auroit ri l’aîné Caton,
Lui qui passoit pour homme sage.
D’elles pourtant il ne s’agit
En la présente comédite :
Un bon bourgeois s’y radoucit
Pour une femme assez jolie.
« Faites-moi votre favori,
Lui dit-il, et laissez-moi faire. »
La femme en parle à son mari,
Qui répond, songeant à l’affaire :
« Ma femme, il vous faut l’abuser,
Car c’est un homme un peu crédule.
Sous l’espérance d’un baiser,
Faites-lui rendre ma cédule.
« Déchirez-la de bout en bout,
Car la somme en est assez grande.
Toussez après : ce n’est pas tout ;
Toussez si haut qu’on vous entende.
« Il ne faut pas tarder beaucoup
De crainte de quelque infortune ;
Toussez, toussez encore un coup,
Et toussez plutôt deux fois qu’une. »
Ainsi fut dit, ainsi fut fait.
Et certain coin l’époux demeure,
Le galant vient frisque et de hait.
La dame tousse à temps et heure.
Le mari sort diligemment,
Le galant songe à s’aller pendre ;
Mais il y songe seulement,
Cela n’est pas trop à reprendre.
Tous les galants craignent la toux,
Elle a souvent troublé la fête.
Nous parlons aussi comme époux,
Autant nous en pend à la tête.
Le savetier
La femme du savetier
Un marchand de blé
Un notaire
Un meunier et son âne
Deux cribleurs
PREMIÈRE ENTRÉE
J’ai de l’argent, j’ai du bonheur,
Aux mieux fournis je fais la nique ;
Et si j’avois un petit cœur,
J’aurois de tout dans ma boutique.
SECONDE ENTRÉE
Monsieur, si vous avez du blé,
Où quelque ordure se rencontre,
Nous vous l’aurons bientôt criblé.
Tenez, en voici de la montre.
Six coups de crible, assurez-vous
Que la moindre ordure s’emporte ;
Rien ne reste à faire après nous,
Tant nous criblons de bonne sorte.
Les Cribleurs s’en vont.
TROISIÈME ENTRÉE
Bonjour, monsieur.
Le ménage est-il à son aise ?
Las, nous vivons cahin-caha,
Étant sans blé, ne vous déplaise.
À présent on ne gagne rien ;
Cependant il faut que l’on vive.
Je fais crédit aux gens de bien,
Mais je veux qu’un notaire écrive.
Voyez ce blé.
Il est bien gris.
Cette montre est beaucoup plus nette.
Voicy mon fait : dites le prix.
Quarante écus.
Mine dans muid[4].
C’est un peu fort.
Faut six setiers.
Le notaire est ici tout proche.
QUATRIÈME ENTRÉE
Avec moi l’on ne craint jamais
Les et cætera de notaire ;
Tous mes contrats sont fort bien faits,
Quand l’avocat me les fait faire.
Il ne faut point recommencer ;
C’est un grand cas quand on m’affine
Et sarrasin m’a fait passer
Un bail d’amour à Socratine[5].
Mieux que pas un, sans contredit,
Je règle une affaire importante.
Je signerai, ce m’a-t-on dit,
Le mariage de l’infante.
Tandis que le Notaire danse encore, le Savetier entre sur la fin, et dit au Notaire, en montrant le Marchand :
Je dois à monsieur que voilà,
Et c’est un mot qu’il en faut faire.
Par-devant les… et cætera…
C’est notre style de notaire.
Mettez pour six setiers de blé,
Mine dans muid.
Quelle est la somme ?
Quarante écus.
C’est bon marché.
C’est que monsieur est honnête homme.
Payable quand ?
À la Saint-Jean.
Jean ne me plaît.
Craignez-vous de voir un sergent
Le lendemain à votre porte ?
À la Saint-Nicolas est bon.
Jean… Nicolas… rien ne m’arrête.
C’est d’hiver ?
Oui.
Signez-vous ?
Non.
A déclaré… La chose est faite.
Le Notaire présente l’obligation étiquetée au Marchand, et dit :
Tenez
Tenez.
Il ne me faut rien.
Cela n’est pas juste, beau sire.
Monsieur, je le paierai fort bien
En retirant…
C’est assez dire.
CINQUIÈME ENTRÉE
Celui-là ment bien par ses dents,
Qui nous fait larrons comme diables :
Diables sont noirs, meuniers sont blancs,
Mais tous les deux sont misérables.
Le meunier semble un jodelet
Fariné d’étrange manière ;
Le diable garde le mulet,
Tandis qu’on baise la meunière.
Ai-je un mulet, il est quinteux,
Et je ne suis pas mieux en mule ;
Si j’ai quelque âne, il est boiteux,
Au lieu d’avancer il recule.
Celui-ci marche à pas comptés ;
On le prendroit pour un chanoine.
Allons donc, mon âne.
Je n’ai pas mangé mon avoine.
Vous mangerez tout votre soûl.
Hin-han, hin-han.
Que veut-il dire ?
Hé quoi ! mon âne, êtes-vous fou ?
Vous brayez quand vous voulez rire ?
Le Marchand fait délivrer du blé au Meunier : celui-ci le paie, et tous deux sortent avec l’âne porteur des sacs de blé.
SIXIÈME ENTRÉE
Que mon mari fait l’assoté !
Il ne m’appelle que son ame ;
Si j’étois homme, en vérité,
Je n’aimerois pas tant ma femme.
Sur la fin du couplet de la femme, le Marchand de blé entre, et dit à part en regardant la boutique du Savetier :
Le MarchandCe logis m’est hypothéqué ;
L’homme me doit, la femme est belle.
Nous ferions bien quelque marché,
Non avec lui, mais avec elle.
Il s’adresse à la femme.
Vous me devez, mais, entre nous,
Si vous vouliez… bien à votre aise…
Monsieur, pour qui me prenez-vous ?…
Voyez un peu mon frère Nicaise !
Accordez-moi quelque faveur.
Pourquoi cela ?
Songez que votre serviteur
A beaucoup d’argent dans sa bourse.
Je n’ai souci de votre argent.
Pour faire court en trois paroles,
La courtoisie ou le sergent,
Ou bien payez-moi six pistoles.
Je suis pauvre, mais j’ai du cœur.
Plutôt que mes meubles l’on crie,
Comme j’ai soin de notre honneur,
Je ferai tout.
Le Marchand entre dans la boutique du Savetier.
Le Marchand
On doit apporter du vin frais ;
Quelque régal il nous faut faire.
SEPTIÈME ENTRÉE
Un bon bourgeois se met en frais…
Il aperçoit le Marchand qui caresse la femme du Savetier, et dit à part :
Oh ! oh ! voici une bien autre affaire ;
Mais ne faisons semblant de rien…
Il s’adresse au Marchand et à la femme :
Bonjour, monsieur ; bonjour, madame.
Tous tes dauphins ne valent rien.
En voici de bons, sur mon ame.
Mets sur ton livre, pâtissier ;
Je n’ai pas un sou de monnoie.
Le Pâtissier sort, et le Marchand, buvant à la santé de la femme, dit :
À vous !
À vous !… Mais le papier.
Le voilà.
Donnez, donnez, mon cher monsieur.
Avant, donnez-moi la victoire.
Je suis vraiment femme d’honneur ;
Quand j’ai juré, l’on me peut croire :
Déchirez.
Crac…
Vous n’en déchirez que partie.
Il est déchiré tout du long.
Hem !
Qu’avez-vous, ma douce amie ?
C’est le rhume.
Assurément ce sont défaites.
HUITIÈME ENTRÉE
Le Savetier, accourant en diligence au signal, et disant d’un air railleur et courroucé :Ah ! monsieur, quoi ! vous voir chez nous ?
C’est trop d’honneur que vous nous faites.
Argent ! Argent !
Papier ! papier !
Si je m’oblige à vous le rendre.
Ce n’est mon fait : point de quartier ;
Je ne me laisse point surprendre.
Le Marchand remet le papier au Savetier, et sort de sa boutique et du théâtre. Le Savetier et sa Femme éclatent de rire. L’on danse.
- ↑ Cette pièce, composée en 1659, lors des négociations pour le mariage de Louis XIV avec l’infante d’Espagne, comme le prouvent les deux derniers vers de la quatrième entrée de ballet (page 110), n’a été publiée qu’en 1827, d’après une copie trouvée par M. de Monmerqué dans ses papiers de Tallemant des Réaux, dont nous avons parlé précédemment (tome III, page 289). C’est le texte de cette édition que nous reproduisons ; nous n’avons pu, à notre grand regret, le collationner sur le manuscrit. Une note autographe de Tallemant nous apprend que l’ouvrage est de La Fontaine ; du reste le sujet même, reproduit plus tard par lui dans un de ses contes, et surtout les noms des acteurs improvisés qui ont joué dans cette farce, et qui nous sont connus, pour la plupart, comme étant au nombre de ses parents ou de ses amis, ne laissent aucun doute à ce sujet.
- ↑ Ainsi dans les éditions de M. Walckenaer. Il faut probablement lire : qu’on n’en rie ou qu’on ne rie.
- ↑ Tallemant a ajouté de sa main au titre de la pièce l’explication suivante : « Beau-Richard est un carrefour de Château-Thierry où l’on se rassemble pour causer. » C’est sur cette place que se trouvoit avant la révolution la chapelle de Notre-Dame-du-Bourg, construite en 1484 par Richard-Fier-d’Épée, sur les marches de laquelle les causeurs alloient s’asseoir pendant les soirées d’été. Encore aujourd’hui on dit dans la ville, en parlant d’une nouvelle hasardée : « C’est une nouvelle du Beau-Richard. »
- ↑ Anciennement mine ou maine dans muid signifioit, à Château-Thierry, deux bichets en sus du muid : le muid étoit composé de quarante-huit bichets, et quand le vendeur consentoit à donner maine dans muid, il livroit cinquante bichets, et ne recevoit le prix que de quarante-huit. (Lettre de M. Vol, maire de Château-Thierry, à M. Walckenaër, en date du 14 février 1826.)
- ↑ Allusion aux vers suivants :
(Stances à Mademoiselle Bertaud, que l’Autheur appelloit Socratine.)« Pour rendre vostre esprit certain
Et pour asseurer nos affaires,
Je vous passeray dès demain
Un bail d’amour devant notaires.
Pour neuf ans, pour six, ou pour trois,
Et si vous en estes contente
Avec la clause des six mois
Afin que nul ne s’en repente. »