Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 279-309).
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LES
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

II.[1]
EN QUOI CONSISTAIENT LES ANCIENNES FORTUNES

Nous savons quels sont les élémens actuels de la richesse, en quoi elle consiste et quels genres de biens possèdent les riches d’aujourd’hui que ne possédaient pas les riches de jadis. Voyons quelles sortes de propriétés ont disparu depuis six siècles, quels modes de gain et d’acquisition ont été abolis.

Le seul bien de jadis qui subsiste encore, est la terre ; mais la terre n’était nullement possédée au XIVe, ni même au XVIIe siècle, de la même façon que de nos jours et, le fût-elle, nous ne pourrions tirer de sa hausse en général ou de la plus-value de domaines nominalement désignés, cette conclusion que les propriétaires ruraux sont plus riches au XXe siècle qu’au XVIIe ou au XIVe. En effet, ce n’est pas la hausse globale de la richesse publique que nous avons ici en vue, mais ce fait que les particuliers qui composent les classes moyenne, riche ou richissime, au XXe siècle, possèdent de plus amples ressources que les individus de condition pécuniaire correspondante dans les siècles passés.

Et, par exemple, si nous prétendions inférer de la hausse des terres un accroissement d’opulence des anciens détenteurs du sol, cette opinion serait exactement le contraire de la vérité. Dans notre pays, où la terre est si riche, il n’y a presque personne qui soit très riche par la terre, parce qu’il n’y a presque personne qui en possède beaucoup. Tandis qu’aux siècles passés, où la terre valait la moitié, le tiers, de ce qu’elle vaut aujourd’hui, il se trouvait des revenus fonciers plus élevés qu’il ne s’en rencontre de nos jours.

Il n’existe peut-être pas quatre grands propriétaires actuels, jouissant de 500 000 francs de rentes en terres ; ils existaient sous Louis XIII et Louis XIV. La grande Mademoiselle avait 1 700 000 francs de rente, dont la plus grande partie venait de ses immeubles. C’était, il est vrai, la plus riche princesse de France. Au même temps le cardinal de Richelieu possédait 940 000 francs et le duc de La Trémoïlle 1 200 000 francs de rentes en terre. L’ancêtre de ce duc, en 1493, le sire de La Trémoïlle, avait 550 000 francs de revenu foncier, et l’hectare de terre labourable valait alors, en moyenne, 570 francs[2].

Seulement ce qu’on nommait revenu foncier au XVIIe, et surtout au XVe siècle, c’étaient, principalement quand il s’agissait de fiefs, des redevances mobilières dues par le peuple résidant sur la seigneurie ; c’étaient des « impôts » plutôt que des « fermages. » Lorsqu’un duché, tel que celui de Thouars, en 1577, rapporte 39 000 francs, cela ne veut pas dire que le titulaire possède, en propre, une certaine étendue de sol qu’il loue 39 000 francs. Le produit rural ne consiste ici qu’en 2 000 francs pour 100 charretées de foin, autant pour 20 milliers de fagots et en une vigne « qui coûte plus à faire qu’elle ne vaut de revenu. » Ce qui constitue la recette, ce sont les bailliages, fours, moulins, prévôté, ferme des amendes, greffe, étangs, pêchage de la rivière, rentes en grains, etc.

Ces droits, d’une date à l’autre, varient fort suivant qu’ils sont plus ou moins strictement maintenus, que la population diminue ou augmente, et que le suzerain conserve, aliène ou acquiert, dans les limites de son fief, plus ou moins de biens-fonds « utiles, » c’est-à-dire de vraie propriété à la mode moderne. D’où il résulte que le revenu du même domaine diffère beaucoup, dans le cours des siècles, sans qu’on en puisse savoir exactement la cause. Le duché de Thouars, que nous voyons figurer en 1577 pour 39 000 francs, n’en rapportait que 22 000 cent ans plus tôt ; il monte à 43 000 en 1679 et à 91 000 en 1788. Mais la terre de La Trémoïlle, en Poitou, d’un rendement de 9 000 francs en 1396, tombe à 1 900 francs en 1493, se relève à 4 600 en 1553, retombe à 1 400 en 1679, pour revenir en 1788 à 9 800 francs : un peu au-dessus de son rendement du XIVe siècle.

La principauté de Talmont, portée à ce budget seigneurial pour 18 800 francs en 1493, descend à 14 400 en 1577 et se trouve encore au même chiffre à la veille de la Révolution. De 1679 à 1788 le comté de Laval monte de 105 000 à 155 000 francs ; mais, durant la même période, la baronnie de Vitré tombe de 28 000 à 24 800 francs et le comté de Montfort de 10 500 à 8 200 francs.

Il ne faudrait pas conclure d’ailleurs, de ce que l’on peut suivre quelques domaines dans les archives d’une race princière, que les terres restassent en général immobilisées dans les mêmes patrimoines. Un heureux concours de circonstances a voulu que le chartrier des La Trémoïlle, sauvé de la destruction, rencontrât, en la personne du chef actuel de cette maison, un érudit excellent qui prît plaisir à mettre ses ancêtres, une fois de plus, au service de l’histoire de France, en ouvrant au public leurs livres de comptes du XIVe au XVIIIe siècle. Ces documens sont pour nos recherches d’un prix rare, si rare qu’on ne trouverait pas leurs pareils ; puisque aucune autre puissante famille féodale, sauf les Montmorency, ne s’est maintenue jusqu’à la Révolution et n’offre, comme celle-ci pendant cinq cents ans, un type de transformation décadente, du grand vassal de Charles VI au grand seigneur de Louis XIV.

Mais, précisément parce qu’il s’agit d’un exemple à peu près unique, on n’en saurait tirer de conséquences générales. Et, même dans ce cas isolé, la stabilité des biens-fonds est-elle assez relative. Sur 27 terres et seigneuries, possédées par son aïeul en 1395 et disséminées en tout le royaume, le sire de La Trémoïlle, cent ans après (1493), n’en détenait plus que 5. Ces 22, qui lui avaient échappé, étaient remplacées par 10 nouveaux domaines. Au siècle suivant (1552), six sur quinze ont encore disparu et sept acquisitions récentes ne compensent pas les pertes.

En 1679 au contraire, quoique le nombre des fiefs anciens soit tombé de 16 à 6, il en est advenu par héritages, mariages ou achats, 6 nouveaux qui ont triplé le revenu foncier. De ces 12 domaines, 6 étaient sortis en 1788, pour une cause quelconque, du patrimoine des La Trémoïlle ; d’autres y étaient entrés, mais de moindre valeur, puisqu’en l’espace de ces cent années le revenu foncier du duc avait baissé de moitié. Sur dix terres dont il jouissait, à la veille de la Révolution, une seule, celle dont il portait le nom, lui avait été transmise par ses aïeux depuis 1395 ; deux leur appartenaient depuis 1493 — Thouars et Talmont ; — trois remontaient seulement à 1679 — Laval, Montfort et Vitré ; — la propriété des quatre autres n’était pas antérieure au XVIIIe siècle.

Cette autopsie d’une fortune qui présente l’aspect de la stabilité montre combien les hasards inhérens à la destinée, à la capacité, au caractère propre des individus, ont joué, dans les variations de la richesse foncière, un rôle plus grand que les fluctuations immobilières considérées en elles-mêmes. Aussi bien ne faisons-nous pas ici l’histoire des « richesses, » mais celle des « riches. »

Ce serait au reste grande erreur de croire que la terre ait été le seul, ou même le principal élément de revenu aux siècles passés. D’abord la pauvreté des cultivateurs avait suscité, pour les besoins de l’exploitation, des valeurs mobilières aujourd’hui inconnues : la location des bestiaux, par exemple, qui datait du moyen âge. C’est un placement très répandu, dès le XIVe siècle, parmi toutes les classes de la société. Des juifs et des évêques, comme de simples bourgeois, « plaçaient » du bétail comme nous plaçons du numéraire. De nos jours, les animaux qui garnissent l’étable ou la bergerie appartiennent, soit au fermier, soit au propriétaire de la ferme à titre de cheptel fourni par lui. Autrefois ce cheptel était souvent la possession de plusieurs personnes étrangères, qui avaient prêté moyennant un intérêt annuel, celle-ci des bêtes à cornes, l’autre un lot de moutons ou des chevaux et louaient ainsi des centaines de têtes en diverses métairies.

Ils les louaient cher. Un laboureur de vignes, en Seine-et-Oise (1 600), prend à bail, d’un receveur de la Cour des aides à Paris, « une vache sous poil brun » moyennant un loyer annuel de 51 francs. Ces 51 francs étaient presque le tiers de la valeur de l’animal, qui coûtait alors 168 francs en moyenne. Beaucoup de baux du même genre sont cependant faits à la même date pour le même chiffre. Quatorze ans plus tard, les vaches ne se louent que 24 francs, sans doute par suite de la multiplication de l’espèce. Le taux de location, selon qu’il montait ou descendait, était l’indice de la misère ou de l’aisance des campagnes.

De semblables marchés se passent souvent entre bourgeois, entre gentilshommes : un « Pierre de Saint-Pol, écuyer, sieur de Guillerval et de Hécourt » prend à bail 80 bêtes à laine de « J. Lambert, sieur de Rochemont, garde du corps. » Aux temps modernes, ce genre de transactions tendit à disparaître ; on ne le remarque plus guère qu’en pays pauvre, comme dans les montagnes du Dauphiné, où les vaches, au XVIIIe siècle, se louaient 18 francs de mai à octobre, ou bien en des périodes critiques telles que la fin du règne de Louis XIV : en Picardie (1700) le loyer des vaches monte à 60 francs pour six mois.

Le moyen âge a connu beaucoup de formes de propriétés inconnues de nos jours, et ses manières de les acquérir ne sont plus les nôtres. Certaines, oubliées aujourd’hui, ont persisté jusque dans les derniers siècles : tels les droits d’ « aubaine » et de « bâtardise. » Le seigneur héritait des étrangers et des enfans naturels décédés sur son fief. Le Roi, qui était en toute la France le plus grand propriétaire de seigneuries, recueillait de ce chef de fructueuses successions. Souvent il en gratifiait des gens en faveur. Le marquis de Gordes reçoit en don, sous Louis XIII, les biens de feu G. Sinidat, Vénitien ; Bassompierre obtient la fortune d’un Piémontais, le sieur Corbinelli. Pontis raconte avec quelle impatience on attendait la mort d’une lingère de la reine Anne d’Autriche, Espagnole de nation, « qui ne s’était pas fait naturaliser et était extrêmement malade. » Avant son décès, son héritage, qui montait à 400 000 francs, était déjà promis par le Roi à un officier des gardes, auquel le duc d’Elbœuf et le marquis de Rambouillet disputaient d’ailleurs cette « aubaine. »

Ce droit barbare faisait partie du revenu foncier, entendu à la manière féodale, qui comprenait autant et plus de profits indirects sur les personnes que de location réelle des choses. Aussi peut-on dire que la propriété des terres, telle que nous la voyons aujourd’hui, telle par suite que nous la concevons nécessaire et naturelle, est une propriété récente, créée par la Révolution, très différente de la conception d’autrefois.

Un seigneur de l’ancien régime pouvait posséder des fiefs vastes et nombreux, sans avoir à lui appartenant, dans l’étendue de ces fiefs, un hectare de sol cultivable qu’il fût capable d’affermer ou de vendre. Il pouvait n’avoir que la « seigneurie, » le « domaine direct, » et point du tout de « domaine utile » à louer ou à faire valoir. Le domaine direct comprenait tout ce qui fut aboli dans la nuit du 4 août, tout ce que l’on engloba sous le terme générique de « droits féodaux, » c’est-à-dire des contributions, des redevances en argent, en nature, en travail ; dont les unes avaient été imposées par le suzerain local, au temps où il constituait à lui seul l’ « État ; » dont les autres avaient été stipulées par lui en échange de terrains qu’il avait « accensés, » — vendus à charge de rente perpétuelle, — lors de la disparition du servage. Le domaine direct était proprement le domaine noble. Quant au « domaine utile, » comportant seul la vraie et effective possession d’une métairie ou d’un champ déterminé, le seigneur en avait plus ou moins ; suivant que ses prédécesseurs en avaient gardé, et le plus souvent racheté, dans les temps modernes, aux roturiers qui le détenaient.

Il pouvait avoir de ce domaine utile, — prés, vignes ou labours, — dans des fiefs où il n’était pas seigneur et où il était tenu, vis-à-vis du seigneur dominant, aux mêmes obligations que les roturiers vis-à-vis de leur suzerain. Car ces obligations suivaient le fonds en quelques mains qu’il passât, et les dignités elles-mêmes, attachées à ce fonds, rentraient dans ce que notre code actuel appelle des « servitudes actives ; » c’étaient des « hommages immeubles par destination. »

Lui-même, le domaine utile, quoiqu’il corresponde à notre propriété rurale actuelle, ne la représente pas exactement. Il comportait une jouissance moins absolue, dont le droit de chasse par exemple ne faisait pas partie. Mais surtout il était borné et resserré étroitement par la « vaine pâture. » Depuis le jour de la fauche des foins jusqu’au printemps suivant, à la pousse des herbes, — le droit exclusif au regain est une nouveauté, — depuis le lendemain de la moisson des grains jusqu’au deuxième ou troisième hiver avenir, où il sera permis d’ensemencer à nouveau, — car la jachère était obligatoire deux ans sur trois, ou un an sur deux, suivant les coutumes locales, — prés ou labours n’appartenaient pas privément à leurs propriétaires, mais indivisément à la commune. Et non seulement nul laboureur ne pouvait s’approprier les épis tombés dans son champ, le glanage étant « légalement » réservé aux pauvres, mais il était défendu de couper les pailles autrement qu’à moitié de leur hauteur, avec la faucille, et de les tondre de trop près, comme on eût fait avec la faux ; ce qui aurait privé les malheureux d’une ressource qui leur appartenait de plein droit.

Quant aux bois, plus restreinte encore était la part des propriétaires nominaux, dans ces biens que des usagers intransigeans leurs disputaient volontiers à la barre des tribunaux. Heureux devaient s’estimer les maîtres appareils quand ils obtenaient, par un arrêt de cantonnement, de « triage, » disait-on, le tiers franc de cette surface boisée qui était censée « leur forêt. » L’abolition des droits féodaux, en supprimant des redevances dérisoires de 15 centimes par an et par famille, supprima en même temps les avantages considérables que ces redevances semblaient payer. La Révolution opéra ici au profit des nobles, qui avaient des bois sans en jouir, et au détriment des paysans qui jouissaient des bois sans en avoir.

Partout d’ailleurs, elle travailla à affranchir la propriété de tout partage, de toute entrave ; elle extirpa le vieux communisme dont le sol était imprégné encore, sans se soucier de savoir quelle classe sociale en recueillerait le bénéfice. Ce faisant, elle favorisait l’agriculture et par là aidait au progrès, au bien-être général. Mais, dans l’histoire du budget des riches, il est nécessaire de remarquer que, pour porter le même nom qu’aux siècles passés, la propriété rurale d’aujourd’hui n’est cependant pas la même chose que celle de jadis.

La propriété urbaine n’est pas moins différente de ce qu’elle était sous l’ancien régime, — celle du moyen âge n’existait guère. — C’est une valeur récente ; depuis un demi-siècle elle a plus que triplé : de 18 milliards en 1853, à 57 milliards en 1900. Elle a augmenté beaucoup plus que la propriété rurale, qui valait 63 milliards en 1853, et 91 milliards en 1889. Et comme depuis seize ans les terres ont plutôt baissé, l’écart a dû s’affaiblir encore entre les immeubles bâtis et non bâtis. Parmi ces derniers, les maisons bourgeoises forment la plus grosse part : 51 milliards contre 4 milliards pour les usines et 2 milliards pour les « châteaux. »

Paris seul, s’il était à vendre, coûterait environ 17 milliards, onze milliards pour les maisons et six pour le terrain non bâti. — Il vaudrait ainsi trois fois plus que le Paris de la Révolution, huit fois plus que le Paris de Louis XIV, cinquante fois plus que le Paris de Henri III.

En analysant les recettes, anciennes et modernes, nous devons remarquer que bâtir ou acheter une maison en vue de la louer à d’autres, et non de l’habiter, est un mode de placement qui ne s’est développé qu’au XIXe siècle, avec les constructions du nouveau type provoquées par la hausse des terrains. Ce placement a pris une telle ampleur que certains riches actuels n’en ont pas d’autres ; que tel immeuble est à lui seul une fortune ; et que les lots de maisons qu’ils possèdent à Paris, par centaines, forment une bonne part du patrimoine des plus gros millionnaires français.

Tout différens qu’ils puissent être des nôtres, ces biens sont pourtant les seuls qui nous soient communs avec les siècles antérieurs. Des « rentes foncières, » des « rentes en grains, » des « rentes constituées » sur les personnes et de toutes les autres sortes d’obligations sur papier, au moyen desquelles nos pères mobilisaient leurs valeurs ou leur crédit, il ne reste plus trace. L’hypothèque, telle que nous la pratiquons, était inconnue : qui voulait emprunter sur son logis ou sa terre devait l’« engager, » c’est-à-dire se déposséder en faveur du prêteur, à qui il en abandonnait l’usage jusqu’au remboursement éventuel. C’était donc une simple vente à réméré.

Les prêts sur gages corporels, dont le monopole est réservé à nos Monts-de-Piété, où ils atteignent à peine cent millions de francs, ne tentent que la clientèle la moins fortunée, aujourd’hui où la Banque de France et les établissemens de crédit avancent et warrantent deux milliards de francs aux bourgeois sur leurs titres, aux négocians sur leurs marchandises. Porter ses bijoux, à plus forte raison ses casseroles, au Mont-de-Piété est considéré par nos contemporains comme un moyen héroïque et inavoué de se procurer de l’argent. Le roi Philippe le Long n’en jugeait pas ainsi car, en 1317, une partie de sa batterie de cuisine était en gage pour 1 833 francs et deux cents de ses nappes pour 3 000 francs. Rien d’étonnant si, la même année, l’un des premiers barons du royaume, Guy de Chatillon, comte de Blois, a besoin d’un délai de deux ou trois ans pour payer, en quatre termes 11500 francs.

Le manque d’argent était si naturel et le manque de confiance si général que, pour de très petites dettes, des gens très haut placés doivent donner des garanties : tel ce comte de Vertus, neveu du Roi, qui, ayant perdu 362 francs au jeu de paume, laisse sa robe en gage chez le paumier (1407). Pour des prêts de 4 000 ou 5 000 francs, un duc de Lorraine, un comte de Provence, engagent des forteresses. Ces grands seigneurs empruntent sans cesse, et quelles sommes ! A peine celles qui représentent aujourd’hui la valeur d’un cheval de fiacre. Marie d’Anjou, femme de Charles VII, engage sa « foi de reine » à un nommé Jean Pasquier pour une créance de 2 800 francs. On amassait, on conservait nombre de bijoux et d’objets d’or et d’argent, parce qu’ils servaient à deux fins : d’agrément ou de luxe, comme de nos jours, et aussi de valeur mobilière, de nantissement à offrir en échange des espèces sonnantes.

Les métaux précieux ne jouent plus chez nous qu’un rôle secondaire ; c’est une sorte de biens qui a perdu de son importance et ce n’est pas en or et en argent que nous sommes beaucoup plus riches que nos pères. La preuve, c’est que le kilo de ces métaux, évalué en marchandises quelconques, ne valut moyennement que trois, quatre, et au maximum six fois plus cher qu’il ne vaut aujourd’hui ; tandis que les Français de 1906, pris en masse, sont peut-être vingt fois plus riches que les Français du XIVe ou même du XVIe siècle. Cela s’explique aisément : dans un pays où le crédit est organisé, l’or et l’argent ne sont qu’un instrument d’échange. Personne ne se soucie d’en conserver plus qu’il n’en a besoin pour ses paiemens. Et plus le crédit se développe, plus les échanges se font facilement, sans l’intervention des métaux précieux, plus le besoin de ces métaux diminue. La France du moyen âge, qui ne connaissait pas le crédit, celle même de l’ancien régime, avaient proportionnellement bien plus besoin que nous d’or et d’argent.

Les sujets de Louis XVI possédaient pour deux milliards de monnaie, à la veille de la Révolution, et nous n’en avons pas plus du triple aujourd’hui. Pourtant nous sommes sept ou huit fois plus riches sans doute, parce que nous avons une masse de richesses de création nouvelle, dont nos aïeux n’avaient nulle idée. Et nos 6 milliards d’or ou d’argent sont une valeur bien modeste, comparée, non pas même à notre fortune globale, mais seulement à la partie mobilière de cette fortune.

Aujourd’hui les gens les plus riches évitent de garder, soit chez eux, soit même en dépôt dans une banque, les métaux précieux ou la monnaie fiduciaire qui les représente ; ils ne tiennent disponible qu’une légère provision pour leurs dépenses courantes. Autrefois les gens les plus pauvres s’efforçaient de posséder, à domicile, de l’argent ou de l’or, en espèces, en lingots, parce que le seul moyen vraiment sûr de n’en pas manquer, c’était de l’avoir effectivement et substantiellement sous la main. Il faut des fonds à Louis de La Trémoïlle, compagnon de Charles VIII à l’expédition de Naples (1494) ; son intendant s’empresse de faire fondre un lingot et une chaîne d’or de « Monseigneur » et lui envoie les 20 800 francs qu’ils ont produits.

Le crédit, maintenant qu’il existe, nous paraît une chose toute simple. On mit toutefois très longtemps à le fonder, et pendant des siècles, malgré les leçons de l’expérience, on s’appliquait à l’empêcher de naître. Une loi conférait-elle aux croisés le privilège de retarder le paiement de leurs dettes ? le résultat immédiat était de couper tout crédit aux chevaliers, ou de leur rendre les emprunts très onéreux ; même lorsqu’ils inséraient dans l’acte la formule de « renonciation au privilège de croix prise ou à prendre. » Même conséquence avaient plus tard, sous Louis XIV, ces « lettres d’Etat » qu’obtenaient les gentilshommes et les gens en faveur, et qui leur donnaient licence de surseoir à volonté au paiement de leurs dettes. L’absence de crédit nécessitait, dans les fortunes de jadis, la présence d’un stock de métaux précieux, que l’institution du crédit, en les rendant inutiles, fit disparaître.

Des manières de placer son argent, il en existait beaucoup, mais de moyen de s’enrichir, il n’y en avait qu’un : la guerre. La guerre est la grande, l’unique spéculation, le risque aux perspectives sans pareilles pour une ambition de pauvre brave. Il peut tout y gagner, même la gloire, et n’est en danger de perdre que sa mise au jeu, — la vie, — chose considérée comme de moindre conséquence que de nos jours.

A mesure que la civilisation a fait des progrès, la guerre est devenue moins intéressante. Déjà, pour les troupes de métier des XVIe et XVIIe siècles, le succès des partners heureux ne se soldait plus que par un assez médiocre butin ; dans les corps à corps nationaux de notre époque, « remporter la victoire » n’est qu’une figure de rhétorique ; les gagnans s’en vont les mains vides. Le bénéfice consiste en provinces que le peuple vainqueur arrache au peuple vaincu, pour les annexer à son territoire et, si l’on stipule une indemnité pécuniaire, les guerriers du XXe siècle n’ont aucune part à sa distribution, comme avaient les compagnons du chef barbare ou les gens d’armes du baron capétien. Dès lors, les périls subsistant et les avantages disparaissant, l’on s’aperçut que la bataille était chose sanguinaire, et l’on s’y résolut moins volontiers.

Au moyen âge, si le danger était personnel, le profit l’était aussi. Les biens du perdant, ses fiefs, ses maisons fortes, ses trésors, passaient légitimement à son adversaire. Ce châtelain, dont l’an passé on enviait le sort, est réduit désormais à errer en mendiant par la campagne. Félicitons-le de n’être pas tombé au pouvoir de son ennemi. Recouvrer la liberté ne serait pas une mince affaire.

Les prisonniers, par les rançons auxquelles ils étaient taxés, représentaient une véritable valeur au porteur, transmissible, négociable, avec laquelle on payait une dette et sur laquelle on pouvait emprunter, comme on fait aujourd’hui, au bureau des avances de la Banque de France, contre un dépôt d’obligations ou de fonds publics. Faire de bonnes prises, des prises lucratives, était une opération des plus recommandables. Aussi en fait-on le plus possible et de toutes manières, souvent par ruse et par trahison.

Une fois aux mains du belligérant dont il est devenu la propriété et qui le tient en chartre privée, le captif est admis à « composer, » c’est-à-dire à payer la rançon arbitrairement fixée pour sortir de la geôle. Cette rançon est si lourde qu’elle atteint parfois la moitié, les trois quarts de sa fortune. En attendant, renfermé en quelque chambre, voire en un cachot du donjon, il « garde prison, » étroite et dure, parce que l’on s’applique à lui rendre l’existence assez pénible, afin de l’inciter par là à ne pas trop marchander. D’ailleurs, si l’on ne veillait à rendre l’évasion impossible, ce capital si précieux pourrait s’échapper. Quelque bonne volonté qu’il ait de se libérer, le détenu parfois ne le peut ; on lui demande plus qu’il ne possède. Les seigneurs qui se trompent ainsi sur la valeur, de leur prise, semblables à ces joueurs de bourse qui rêvent une hausse indéfinie et ne se décident pas à liquider en temps opportun, finissent par ne pas « réaliser » leur prisonnier. Celui-ci meurt entre leurs mains en frustrant leurs espérances.

Peut-être pourrait-il financer ; mais c’est un bon mari, un bon père ; s’il paie, il va ruiner les siens, il discute. La lutte continue ainsi, sournoise et âpre, à qui lassera la patience de l’autre. Et cela pendant des années, pour de très grands personnages comme pour des paladins de moyen état. Charles, duc d’Orléans, fut prisonnier vingt-cinq ans en Angleterre, le duc Jean de Bourbon mourut en 1434, après dix-huit ans de captivité. Le duc de Bar, le roi René de Provence, restèrent aussi de très longues années en geôle. La rançon de ce dernier, détenu par le duc de Bourgogne, monta à 5 millions et demi. C’était plus que les deux rançons de Du Guesclin qui s’élevèrent ensemble à 4 860 000 francs (1364 et 1367). Mais c’était peu de chose auprès de la rançon de saint Louis : 22 500 000 francs (1260), de celle du roi Jean le Bon : 72 000 000 de francs (1360), et de celle de François Ier : 64 000 000 de francs (1529). Il est vrai que, de ces deux dernières, l’une fut demandée, l’autre fut promise, mais ni l’une ni l’autre ne furent payées.

Les chevauchées, les assauts, la vie errante, les grands coups d’épée, c’est le côté brillant de la guerre chevaleresque, où se complaisent les chroniqueurs ; mais la vie précaire, l’insécurité constante, la ruine et les longues prisons, voilà qui obscurcit singulièrement ce clinquant du moyen âge et voilà de quoi les histoires ont peu parlé.

D’aucuns, ayant eu la malchance d’être plusieurs fois appréhendés à la guerre, se trouvent avoir vécu plus longtemps sous les verrous qu’à l’air libre, comme les malfaiteurs récidivistes d’aujourd’hui. Mais aussi ceux-là deviennent vite millionnaires qui encaissent ces belles rançons de plusieurs centaines de mille francs, ou s’adjugent par le sort des armes qui l’arrondissement, qui le canton de leurs rivaux, avec leurs coffres pleins de bijoux, d’objets précieux, de monnaies d’or et d’argent.

Ce que les rois de l’Europe faisaient en grand, parce qu’ils étaient plus grands, et ce à quoi l’histoire a donné le nom de « conquête, » de « réunion à la couronne, » c’était aussi ce que les hommes valeureux et entreprenans faisaient en plus petit, parce qu’ils étaient moindres, et chacun suivant sa taille : acquérir des richesses, territoriales et mobilières, par l’audace et le courage. Et ce mode d’acquisition, qui eut pour nous un air de rapine et de brigandage, à partir du moment où les mœurs adoucies ne le légitimèrent plus en France, subsista tel assez longtemps encore parmi les principicules d’Allemagne ou d’Italie.

Le temps vint aussi où les burgraves eurent peine à tenir tête aux Electeurs et les hobereaux à leurs ducs chefs de province, au-delà du Rhin, En France, jusqu’à ce que les grandes armées, le canon et l’infanterie eussent annihilé ce capitaine de cavalerie qu’était le sire féodal, ses expéditions militaires avaient surtout un caractère financier. Quelques châtelains, ligués contre une cité populeuse du voisinage, ne pouvaient, avec les deux ou trois cents combattans dont ils disposaient, avoir la prétention de s’en emparer, pas plus qu’ils ne pouvaient s’assujettir un morceau un peu ample du plat pays. Ils se contentaient de piller l’une et de grappiller sur l’autre. Cela leur était facile et recommençait sans cesse. De là vient que les mêmes villes, les mêmes provinces bravaient avec succès les armes d’un prince puissant et ne pouvaient venir à bout de seigneurs médiocres du terroir. C’est que le premier visait à la domination, tandis que les seconds se bornaient à la rapine.

Avec le XVIIe siècle apparurent de nouveaux types de capitaux et de revenus, dont les uns se sont perpétués et accrus jusqu’à nos jours, — rentes sur l’Etat, sociétés par actions, — et dont les autres ont été abolis en 1789 : fonctions vénales, bénéfices ecclésiastiques, commandites pour la prise à bail des impôts.

Le receveur municipal de Saintes, qui n’avait hérité de ses parens que 10 à 15 000 francs de « légitime, » meurt en 1648, laissant 2 250 000 francs, acquis en moins de trente-cinq ans, « étant, dit un contemporain, grandement laborieux et homme d’esprit. » Sa fortune se décomposait ainsi : une maison à Saintes, 90 000 francs ; ses offices de receveur ancien, alternatif et triennal des deniers communs de Saintes, 540 000 francs ; son office de secrétaire du Roi en la chancellerie de Bordeaux, 100 000 francs ; l’office de lieutenant criminel en Guyenne, acheté par lui pour son fils et payé 270 000 francs ; sa terre de Retaille, près Bordeaux, seigneurie dont il avait pris le nom, 270 000 francs ; enfin en marais salans, sel, argent, meubles et « obligations, » — créances diverses, — 450 000 francs.

Tels étaient, au début du règne de Louis XIV, les élémens d’une richesse bourgeoise. On voit combien les charges vénales y tenaient de place et quel haut chiffre elles atteignaient. Ces épithètes d’« ancien, alternatif et triennal, » appliquées ici au percepteur des fonds communaux, sembleront bizarres à qui ne connaît pas l’organisation de l’époque. Louis XII, le premier, avait eu l’idée, pour se procurer des ressources, de vendre plusieurs offices de cour sans importance. François Ier et Henri II étendirent la vénalité aux charges de judicature et de finance, jusqu’alors électives ou données à vie par la couronne. Quand on eut vendu les anciennes charges on en créa de nouvelles. Henri III, qui parlait déjà de « réduire le nombre effréné » des emplois, fit néanmoins enregistrer vingt-six édits de créations multiples. Le branle donné, on ne s’arrêta plus. Cependant l’esprit ancien était si hostile à la vente des fonctions publiques que, jusqu’à la fin du XVIe siècle, on continua de faire jurer aux nouveaux pourvus, suivant la vieille formule, « qu’ils n’avaient rien promis, donné ni payé directement ou indirectement pour leurs offices. » On supprima enfin ce serment, « sentant qu’il n’était pas convenable de faire entrer les officiers dans leurs charges par un parjure. » De viagère qu’elle était au début, cette propriété devint héréditaire sous Henri IV. L’Etat vendit aux intéressés la perpétuité moyennant le paiement d’un « droit annuel » de 1,66 pour 100, — le « soixantième denier, » — du prix de leur office.

Par une création miraculeuse et incessante, la royauté faisait surgir et appelait à l’existence, aujourd’hui 27 notaires au Châtelet, 500 nouveaux trésoriers de France, 3 « maîtres de chaque pont à Paris ; » demain 1 200 tabellions royaux en Dauphiné et 50 000 commissaires des tailles. Tantôt on doublait, on triplait, le nombre des anciens emplois, « pour soulager » les officiers existant qui « ont sans doute besoin près deux » de nouveaux collègues. Tantôt on déclarait que certains fonctionnaires « sont fort peu diligens à s’acquitter de leur devoir, mais au contraire y font naître tant de difficultés et de retardement, » que Sa Majesté, tout en les conservant dans leurs postes, croit devoir en créer de nouveaux pour les suppléer et les surveiller.

« Le nombre des procureurs postulans, — avoués, — dit un autre édit, est devenu si excessif, qu’ils ne peuvent plus gagner leur vie en faisant leurs charges avec honneur et conscience, et sont contraints de rechercher divers artifices et subtilités pour multiplier et tirer en longueur les procès… » Sans doute le souverain va les réduire ; nullement, mais il les crée de nouveau « en titre d’office, espérant que ce titre d’honneur qu’ils auront d’être nos officiers en rendra le choix meilleur qu’il n’est à présent. » Ils étaient déjà près de 200 dans la capitale et, quelques années plus tard, il en fut encore créé 400 nouveaux. Six cents avoués dans le Paris du XVIIe siècle, qui ne comptait pas plus de 400 000 âmes !

Malgré son désir de multiplier les offices pour en tirer profit, le gouvernement n’aurait pu charger plusieurs receveurs et payeurs de remplir, dans le même bureau et pour les mêmes sommes, le même emploi. On régla que les comptables n’exerceraient plus leurs fonctions que tous les deux ans, et l’on en créa de nouveaux qui alternèrent avec les anciens. Au bout de quelques années, l’expédient ayant réussi, on adjoignit aux deux premiers receveurs un troisième collègue qui n’opérait que tous les trois ans, et auquel l’usage donna le nom de triennal. A la longue on finit par trouver cet état de choses si naturel, que tout nouvel office de finance fut créé avec trois titulaires à la fois, l’ancien, l’alternalif et le triennal, payés tous les ans, mais ne travaillant qu’une année sur trois. Le calcul était fort simple. : trois offices se vendaient plus cher qu’un seul. Libre à qui en avait les moyens, comme notre receveur de Saintes, d’acheter les trois et d’être à lui seul : triennal, alternatif et ancien.

On imagina des fonctionnaires qui font sourire : des conseillers honoraires dans chaque bailliage, présidial, etc., « parce qu’il nous importe grandement d’admettre en nos tribunaux des personnes de bon sens, quoique non lettrées, ni graduées. » Le bon sens était donc la seule qualité requise pour exercer ces magistratures. Les femmes mêmes sont autorisées à en jouir. Plus d’une fois on lit dans le préambule d’un édit : « Nos chers et bien amés sujets (de telle ou telle province) nous ayant fait remontrer qu’ils désiraient ardemment…, » et l’on terminait par quelques créations d’offices. Aussitôt éclatait un concert de réclamations. Des oppositions étaient formées au Conseil d’Etat par les « chers et bien amés sujets, » qui insistaient avec énergie pour qu’on abandonnât le projet. On institue par exemple trois présidiaux en Provence « pour être agréables aux populations et déférer à leurs vœux. » Les États du pays, le Parlement, les corps de ville, s’unissent immédiatement pour demander la suppression de ces tribunaux, qui a lieu l’année suivante, mais moyennant finances ; le gouvernement vendait sans vergogne aux villes et provinces l’abolition des offices inutiles.

Il était une espèce de dignités très recherchées : les places dans les cours souveraines ; ici les créations ne dépendaient pas de la seule volonté royale. Les Parlemens, Chambres des comptes, Cours des aides, avaient conservé un esprit de corps presque invincible, joint à un égoïsme peu déguisé. Ils murmuraient, lorsqu’il s’agissait d’une mesure contraire à l’intérêt public ; touchait-on à leurs intérêts particuliers, ils se révoltaient tout net. En ce cas, il fallait parfois des troupes pour les réduire. Par le refus d’enregistrement de l’édit érigeant de nouveaux offices dans leur sein ; par l’examen des candidats, simple formalité qu’elles transformaient à leur gré en une barrière insurmontable ; par la quarantaine enfin, où elles tenaient les collègues imposés, qu’elles privaient d’affaires et, partant, d’ « épices, » les grandes compagnies réussirent à se protéger contre les envahissemens.

Du reste, pour n’importe quelle magistrature acquise, on devait, une fois le marché conclu avec le vendeur, se faire « mettre en possession ; » ce qui souvent n’allait pas tout seul. Un sieur Robert achète la charge d’ « élu et lieutenant particulier » d’Angoulême, — vice-président d’un tribunal financier d’arrondissement, — qui avait coûté 65 000 francs à son prédécesseur et lui est cédée par la veuve pour 54 000. Le traitement consistait en 2 250 francs de « gages » anciens, 1 200 francs de « droits de signature, » 600 francs de « droits de chevauchée » et autres, sous divers noms ; en tout 4 050 francs. Ce n’était pas un mauvais placement ; mais l’année suivante le Roi retrancha la moitié des gages. De plus, l’acheteur, qui est protestant, ne parvient pas à être « installé. » L’évêque lui suscite des chicanes ; des rivaux interviennent. Il lui faut soutenir d’abord, pour être reçu en la Cour des aides, à Paris, un procès long et dispendieux contre le syndic du clergé, avec évocation au Sceau, au Conseil privé, au Parlement. Après le procès de Paris, il en a un second à Bordeaux, pour avoir l’ « attache » de MM. les Trésoriers de France ; car Angoulême dépend de Paris au judiciaire, de Bordeaux au financier. Enfin, troisième ère de difficultés pour être reçu par ses collègues en l’élection.

Il fallait vraiment que l’amour des fonctions publiques fût ancré au cœur de ces bourgeois du XVIIe siècle, pour que ce malheureux prît tant de peine en vue d’exercer un emploi, gratuit semble-t-il, puisque le capital, placé en rentes sur l’Hôtel de Ville, lui eût rapporté autant ou davantage. Une fois en place par exemple, ces « officiers » sont solides ; on ne les démolit pas aisément. Vue d’un certain angle, l’institution baroque de la vénalité et de l’hérédité des charges a conservé aux sujets de la monarchie absolue un minimum d’indépendance : des employés héréditaires n’obéissent ni ne gouvernent comme les agens d’un jour.

En tant que valeurs mobilières, — seul aspect sous lequel nous les considérons ici, — les charges rapportaient très diversement. Quand l’émission des offices nouveaux marchait mal, que les brevets invendus restaient en blanc dans ses cartons, l’Etat, pour tenter l’acheteur, attribuait à ces titres dédaignés quelque privilège, quelque profit nouveau ; par une combinaison analogue à celle du commerçant qui baisse les prix pour se défaire d’un article peu goûté du public.

Quoique nanti de sa place, le fonctionnaire n’était pas à l’abri des exigences de l’Etat, qui le forçait à acheter quelque « supplément de gages. » Saisi par l’engrenage fiscal, retenu par ce qu’il a déjà déboursé, il court après son argent. S’il ne se presse pas d’acquérir, moyennant finances, les nouveaux droits qui lui sont « concédés, » on permet au premier venu de les payer à sa place et de déposséder de sa charge l’ancien propriétaire, en lui remboursant les sommes qu’il a antérieurement versées. On oblige l’ « avocat du roi, » dans chaque tribunal, à acheter une charge de juge qu’il exercera « conjointement avec la sienne. » On s’aperçoit que l’on blesse ainsi les règles de la justice, et l’on vend peu après à ces magistrats la permission de revendre ce qu’on les avait contraints d’acquérir.

Chaque augmentation était irrévocablement déclarée la dernière, ce qui n’empêchait pas de recommencer. Parfois le pouvoir s’aperçoit que des fonctionnaires lui volent une certaine somme chaque année ; il se borne alors à leur en faire payer le capital. En d’autres cas, le supplément de gages est une amende dont on frappe les coupables : un arrêt ordonne aux greffiers de prendre des gages nouveaux et d’en payer la valeur, « afin d’éviter toutes recherches qui pourraient être faites pour raison de malversations par eux commises, » avec invitation de « n’en plus abuser ci-après. »

Les magistrats en étaient venus à une résistance ouverte contre les augmentations de traitement qu’on voulait leur imposer ; ils se pourvoyaient contre les taxes à la Chambre des comptes et au Parlement, dont les arrêts leur étaient toujours favorables. Le gouvernement leur envoyait-il sommation d’accepter les supplémens de gages ? Ils fermaient les portes de leurs maisons et y préposaient des étrangers qui menaçaient les sergens, — huissiers, — de résister par la violence si « l’on entreprenait l’effraction des portes. » Une loi ranima le zèle des sergens intimidés, en leur ordonnant de faire ouvrir de force le domicile des récalcitrans. Nous voilà loin des critiques que suscite aujourd’hui l’extension quasi indéfinie de notre fonctionnarisme !

Mais ce que nous envisageons ici c’est la qualité du placement, onéreux ou lucratif : « un office bien acheté, disait un pamphlet du temps de Louis XIII, devait rembourser son maître en deux ou trois ans » du coût initial. Il y a là quelque exagération. Les appointemens étaient en moyenne de 10 à 12 et demi pour 100 du prix des charges ; mais ce ne sont là que des taux apparens et très instables. D’une part, l’État fit une banqueroute d’un tiers à peu près, en retranchant, sous Richelieu et Mazarin, un quartier et demi de leurs gages à tous ceux qui avaient un emploi public. Il ne leur était donc plus payé que 62 et demi pour 100 de leur dû. D’autre part, les titulaires récupéraient sur le public sous forme d’épices, ou sur l’État, sous forme de taxations et de remises, les sommes qu’on leur arrachait. Et comment réprimer les abus de pouvoir ou les concussions d’agens que l’on rançonne sans trêve ?

La Meilleraye ayant dit à Richelieu qu’il connaissait un homme prêt à donner 3 600 000 francs de la charge de lieutenant civil au Châtelet, — à la fois préfet de police et président du tribunal de la Seine, — : « Ne me le nommez pas, répondit le cardinal, il faut que ce soit un voleur ! » Suivant ce qu’on pouvait leur faire rapporter, deux charges, vendues par le Trésor le même prix, arrivaient à valoir vingt fois plus l’une que l’autre ; comme nous voyons, à la Bourse, des actions émises originairement à 500 francs, dont les unes se cotent 5 000 francs et les autres 250. Ainsi la charge de conseiller à la Cour des aides valait 72 000 francs et celle de « trésorier des parties casuelles » 1 400 000 francs. Pour les emplois financiers, les appointemens fixes avaient peu d’importance : la fonction de trésorier de l’Épargne, — caissier payeur central du Trésor, — malgré la modicité du traitement de 15 000 francs qui lui était attaché, se négocia 3 millions de francs en 1618 et 8 millions en 1655. Celle de receveur des consignations au Parlement atteignit au même prix en 1640.

Après Colbert, lorsque l’ « argent du Roi, » mieux surveillé, ne fut plus « sujet à la pince » que dans des limites restreintes, les chiffres inouïs, précédemment offerts pour ces places où l’on maniait de grands fonds et où l’on pêchait en eau trouble, tombèrent singulièrement. Dans son ensemble, la valeur des charges augmenta parce qu’on en créa moins ; celles surtout qui correspondaient à une dignité éminente dans la robe, qui donnaient aux gentilshommes accès et rang à la Cour, aux bourgeois considération et honneur dans la province, arrivèrent vite à se capitaliser très haut. Tel office, comme celui de conseiller-maître à la Chambre des comptes de Rennes, qui valait 75 000 francs en 1630, en valut 166 000 en 1690. A la fin de la monarchie, les charges réunies de la Chambre des comptes de Paris représentaient une somme de 70 millions de francs ; celles du Parlement pouvaient être estimées au double.

A combien montaient en 1789 les offices vénaux de toute la France ? Il serait difficile de le dire exactement, même si l’on additionnait, année par année, le produit des émissions faites par l’Etat ; puisque le cours auquel ces charges se négocièrent par la suite fut très supérieur à leur prix originaire. Si l’on songe que le Trésor avait encaissé, de ce chef, plus de deux milliards, rien que pendant les dix-huit ans du ministère de Richelieu, on doit croire qu’en les évaluant à 8 milliards, à l’époque de leur suppression par l’Assemblée constituante, on ne serait pas au-dessus de la vérité. Cette suppression, sans indemnité, fut la part de la bourgeoisie, moyenne et petite, dans les sacrifices imposés par la Révolution.

Il y avait naturellement beaucoup plus de médiocres offices que de grands. Il y en avait de 500 francs, de 1 000 francs de capital ; il y en avait des centaines de milliers de 2 000 et 3 000 francs, tels que ceux des sergens et tabellions ruraux, procureurs de sénéchaussée, messagers royaux, contrôleurs de beurre salé, jaugeurs de vin, mouleurs de bois, auneurs de toile, jurés-maçons, clercs de l’écritoire, vendeurs de marée, langueyeurs de porcs, etc. Par milliers, il existait des offices de 6 à 8 000 francs, comme ceux des grenetiers de gabelles, conseillers de greniers à sel, maîtres des eaux et forêts, greffiers, huissiers, commissaires des tailles, etc.

Bien des grands personnages, au début, avaient acheté ces offices en bloc dans un intérêt de spéculation, pour les revendre ; ou bien le Roi leur en avait fait don à titre de gratification : le maréchal de Toiras possède ainsi les offices de courtier de vin de la Rochelle ; le comte de Tresmes a les greffes de Bourges ; un autre a 900 charges de « prud’hommes visiteurs des cuirs, » qu’il se plaint de ne pouvoir écouler à cause des rébellions de la communauté des tanneurs.

Quant aux charges de haute judicature, à celles de l’armée ou de la Cour, elles constituaient une bonne part des fortunes de la bourgeoisie possessionnée et de la noblesse titrée. L’on n’a pas de peine à s’en convaincre par le prix qu’il fallait mettre à les acquérir. Pour devenir lieutenant général de bailliage, — président du tribunal, — il n’en coûte que 25 000 francs à Verdun, 40 000 francs à Metz. Pour 11 000 francs à Bourg, 17 000 francs en Provence, 21 000 francs à Tulle, 26 000 à Nîmes, on est investi d’une charge de conseiller au présidial, un peu supérieur à nos juges d’arrondissement, comme juridiction, très inférieur comme importance personnelle ; parce que chaque présidial de département avait autant de juges qu’une cour d’appel d’aujourd’hui. Moyennant un capital d’environ 40 000 francs, on se procurait, sous Louis XV, les offices de lieutenant criminel, capitaine du guet, lieutenant de maréchaussée dans nos chefs-lieux actuels.

C’étaient là les postes de la classe moyenne. La bourgeoisie aisée commençait aux « trésoriers de France, » qui se partageaient, au nombre de 10 à 15 par généralité, des attributions mi-partie administratives et financières, et dont les places valaient de 75 000 à 100 000 francs. Pour les mêmes prix, on se procurait une de ces charges de « secrétaires du Roi, maison et couronne de France, » sinécure honorable et illusoire, qualifiée de « savonnette à villain, » parce qu’elle anoblissait et ne correspondait à aucune besogne définie.

L’accès aux cours souveraines coûtait davantage. D’après les redits qui leur attribuent une valeur minimum, pour servir de base à la perception du droit de transmission, une charge de conseiller aux parlemens est en moyenne de 140 000 francs. Variable d’ailleurs suivant les ressorts, moins chère à Bordeaux, à Metz ou à Pau, qu’à Dijon ou à Rouen. Une présidence aux Cours des aides, surtout aux Chambres des comptes de province, montait à 200 000 et 250000, aux Parlemens à 300 000 et 400 000 francs. A Rouen, les présidens « à mortier, » — c’est-à-dire, ceux de la Grand’Chambre, — trouvent preneurs de leur office à 500 000 francs, somme partout atteinte par les « premières présidences » des cours entre lesquelles était partagé le royaume.

A Paris, ces taux sont beaucoup dépassés ; ils vont de 270 000 francs, pour les simples conseillers à la Cour des aides, à 400 000 francs pour les maîtres des comptes. Les avocats généraux au Parlement atteignent 1 200 000 francs, le lieutenant civil au Châtelet 1 350 000, les présidens à mortier 2 millions, et l’on sait que Fouquet, peu de temps avant sa chute, vendit sa charge de procureur général pour une somme peu inférieure à 5 millions.

A vrai dire, il passa pour s’être laissé tenter par une offre exceptionnelle et avoir fait un marché très avantageux.

Le prix des offices fléchissait un peu lorsque le Roi faisait des créations nouvelles. Le Parlement de Paris, dont le ressort s’étendait sur 31 départemens, avait un effectif deux fois supérieur à celui de nos cours de Cassation et d’appel réunies : 21 présidens de chambres, dont 7 à mortier, 56 maîtres des requêtes et 200 conseillers. Cependant il y avait toujours très peu de ces charges-là sur le marché. Une fois entrées dans le patrimoine de certaines races, elles n’en sortaient guère : comme ces valeurs rares, classées dans des portefeuilles opulens, sur lesquelles il n’est pas souvent donné au public de mettre la main. Le fils succédait au père, le neveu à l’oncle, le gendre à son beau-père. Les parlemens devenaient de vastes familles : trois ou quatre frères y siégeaient ensemble, dans la même chambre, et des parens de tout degré à l’infini. La loi sur les incompatibilités ne fut jamais observée ; c’était un inconvénient. Il y en avait d’autres : on entrait trop jeune au prétoire et l’on en sortait trop vieux.

Il y avait aussi de bons côtés : l’esprit traditionnel, la force de la durée, compensaient, dans cette magistrature ainsi constituée, l’anomalie de sa base. Ces gens-là se tenaient fortement liés ; le gouvernement ne les entamait pas à son gré. Les cours souveraines, entre ces générations qui se substituent si doucement les unes aux autres, prennent le goût d’une stabilité quasi perpétuelle qui ne messied pas à la justice.

Mais ce n’est pas au point de vue des résultats judiciaire et politique que nous étudions la vénalité des charges. L’histoire a porté sur elle maints jugemens et nous-mêmes avons déjà traité ce sujet ailleurs[3]. C’est la fortune, et l’usage fait de l’argent, que nous envisageons ici. C’est donc comme valeurs de placement que les offices nous intéressent ; et c’est comme capitalistes, non comme magistrats ou fonctionnaires, que les titulaires de ces offices, aux temps modernes, doivent être comparés aux capitalistes du moyen âge et à ceux de nos jours.

Nous remarquerons d’abord que ces capitalistes des règnes de Louis XIV et Louis XV ne sont pas propriétaires seulement d’emplois civils. Un champ beaucoup plus vaste était ouvert aux prises de l’argent. Avec de l’argent on achetait aussi les charges honorifiques de la maison du Roi, les gouvernemens de ville et de province et les grades militaires jusques et y compris celui de colonel. En somme, on achetait à peu près tout ce par quoi on pouvait être quelque chose, même la familiarité, sinon la faveur du souverain.

Et, par une contradiction singulière et inconsciente de nos pères, quoique l’argent eût, dans ce domaine, une prépondérance qu’il n’avait pas eue aux siècles antérieurs et qu’il n’a plus dans le nôtre, les carrières d’argent ne menaient à tout qu’à la condition d’en sortir. Suivant les idées féodales, l’exercice du commerce continuait à faire perdre la noblesse aux gentilshommes, tandis qu’il la faisait gagner aux roturiers suivant le plan de la société nouvelle.

Certes les charges qui donnaient accès près de la personne royale ne se pouvaient acquérir ni conserver sans l’assentiment du monarque ; pas plus d’ailleurs que le droit de commander un régiment ou de gouverner une cité. Et, pour les avoir payées, il ne s’ensuit pas de là que les possesseurs de ces charges en fussent indignes. Mais, à cause du prix qu’il y fallait mettre, ces postes ne pouvaient être brigués et occupés que par des riches. Les emplois de premiers gentilshommes de la Chambre valaient de 1 million à 1 20 000 francs ; celui de maître de la garde-robe du Roi 1 900 000 francs ; ceux de capitaines des gardes du corps 1 250 000 francs. Des charges semblables ou analogues à celles qui se vendaient, sous Louis XIII, 625 000 francs, comme la surintendance de la maison de la Reine, montent sous Louis XIV à 1 700 000 francs. Auprès des princes du sang, les grands offices, d’un taux un peu moindre, sont encore de 975 000 francs pour la chancellerie du Duc d’Orléans, de 634 000 francs pour le secrétariat de ses commandemens, de 562 000 pour la capitainerie des gardes de la Reine.

Les « récompenses, » que le gouverneur nouvellement pourvu doit verser à son prédécesseur, s’il se démet, ou à la famille de celui-ci, s’il est mort en fonction, montent à 1 million pour la Picardie, à 1 260 000 francs pour le Berry. Les gouvernemens de Péronne, de Chinon, valent 520 000 francs ; Boulogne vaut un million et le Havre en vaut deux. Les grandes charges militaires, dont plusieurs furent abolies sous Louvois, dépassaient toutes le million : celle de colonel de la cavalerie légère se paya 1 460 000 francs ; celle de colonel général des Suisses 2 millions et demi ; celle de général des galères 2 275 000 francs. La propriété d’un régiment, — à laquelle était attaché le grade de « mestre-de-camp, » plus récemment, colonel, — coûtait de 400 à 450 000 francs. Celle d’une compagnie, conférant le grade de capitaine, se négociait pour 75 000 francs ; elle valait le double au régiment des gardes-françaises, corps d’élite, où les simples enseignes trouvaient preneur à 60 000 francs ; tandis que, dans un régiment moins recherché, une charge de major ne se. payait pas plus de 90 à 100 000 francs.

Que la richesse des particuliers se crée, s’augmente, se conserve, se détruise ou se perde, suivant les époques, par telle ou telle voie ; que la fortune acquise consiste dans la propriété de telles ou telles choses et soit employée par son possesseur de telle ou telle façon, ce ne sont point là seulement des sujets d’études économiques, faites pour piquer notre curiosité et nous mieux révéler l’âme de nos pères. Le jeu des intérêts, associés ou hostiles, produit, suivant le terrain sur lequel ils évoluent, de bonnes ou de mauvaises conséquences. Le désir naturel de s’enrichir et la manière dont on s’enrichit peuvent être avantageux ou nuisibles à la prospérité collective d’une nation, suivant les procédés employés ; suivant, par exemple, que la richesse se conquiert par force, s’obtient par don de l’État, ou se gagne par échange.

L’abolition du servage et la concession quasi gratuite de la terre, si profitable aux serfs affranchis, fut une spéculation foncière des seigneurs, en vue d’accroître le rendement de leurs biens : comme aujourd’hui la création d’un comptoir ou d’une usine, dont le succès même est lié aux services qu’ils rendront, est la spéculation d’un industriel ou d’un commerçant en quête de nouveaux bénéfices.

Les Français pacifiques et surveillés que nous sommes trouvent invraisemblable, et d’ailleurs injuste, que les richesses aient été, durant les siècles féodaux, le prix de la force d’un homme de guerre ; aux siècles monarchiques, lorsque ce guerrier s’appela « le Roi, » son brigandage s’appela confiscation, et ce mode de transfert des biens parut aussi plausible, à ceux du moins qui n’en souffraient pas. Dans un passé plus récent, notre siècle démocrate a vu plus d’une fois les majorités adjuger à l’Etat, comme un butin légitime, les immeubles des partis vaincus ; suivant le même principe en vertu duquel le sire de Montlhéry se fût annexé le domaine de son voisin le comte de Corbeil. À cette différence près que le châtelain du XIVe siècle opérait sans écritures, et que les gouvernemens modernes, plus formalistes, accompagnent toujours leurs spoliations de ce qu’ils appellent une « loi. » Cependant, et bien qu’il ne manque pas en France de citoyens pour préconiser, dans l’avenir, l’emploi méthodique et général de pareilles « lois, » c’est-à-dire la restauration de la force comme titre suffisant à la possession des choses, on ne peut pas dire que notre société actuelle soit hostile à la propriété, puisqu’elle l’a rendue plus absolue, ni aux grandes fortunes, puisqu’elle en a favorisé l’accroissement.

Bien que la généralité des bourgeois, non moins que des aristocrates et des prolétaires, ait beaucoup de jalousie de ces grandes fortunes, c’est grâce à eux pourtant que ces fortunes s’édifient ; ce sont eux qui donnent à quelques privilégiés ces richesses. Tout en regrettant de les voir grandir, ils ne peuvent s’empêcher d’y aider, d’y collaborer. Ce qui les y oblige, c’est leur intérêt bien entendu, une amélioration réalisée dans leur vie matérielle, l’appât de quelque plaisir à goûter, de quelque besoin nouveau à satisfaire. Et cela parce que, dans tous ces achats, dans tous ces échanges du produit de leur travail ou de leur revenu contre des marchandises et des services infiniment variés, il se trouve une parcelle de franc ou de centime qui rémunère le vendeur ou le fabricant assez habile, assez heureux, pour obtenir la préférence ; et ces parcelles de bénéfices vont s’agglomérer en lingots d’or. Ces lingots, pour fructifier, devront s’employer encore, soit dans la maison qui les a recueillis, soit dans une autre entreprise, où peut-être d’ailleurs ils se perdront. Mais presque toujours la communauté en profite.

Naguère aussi la communauté avait profité de ce que la fortune était un prix remporté par la force. Le seul moyen d’intéresser à la propriété les barbares, les violens, les ravageurs, c’est de les rendre propriétaires ; et nous croyons, avec notre mentalité du XXe siècle, que rien n’est plus facile, pourvu qu’il se trouve des biens à mettre à leur disposition. Mais, au contraire, ce pas initial de toute civilisation est assez long à franchir ; parce que l’homme primitif, l’homme de combat, ne tient pas à posséder et préfère détruire. Il se plaît à manifester ainsi sa force, et il lui semble même ne sentir pleinement sa puissance que par l’anéantissement des choses et des gens.

Nos enfans cassent encore leurs joujoux par plaisir : ils se livrent d’instinct, dans leurs ébats innocens, à la volupté de la dévastation et du massacre et, malgré l’adoucissement graduel et le polissage ininterrompu des générations, depuis des siècles, toute armée lâchée en guerre est, au bout d’un laps de temps très court, reprise de cette passion de la destructivité. Bien mieux, au milieu des douceurs de la paix, de laborieux paysans, arrachés à leurs foyers pour exécuter des manœuvres de vingt-huit jours, une fois qu’ils ont échangé leur blouse contre la capote bleue et le pantalon rouge, formés en colonne de marche et le fusil sur l’épaule, prennent un plaisir de Vandale à saccager des champs de blé ou de légumes, en tout semblables à ceux qu’ils cultivaient la veille avec amour et qu’ils défendraient, en civils, avec fureur contre la plus légère déprédation.

Prendre pour posséder, non pour abîmer ni exterminer, c’est avoir le goût recommandable de la conservation, qui engendre le besoin de la sécurité. La sécurité matérielle qui, dans notre république, paraît aussi naturelle que les feuilles aux arbres et l’eau dans la rivière, a été le luxe du moyen âge. Précaire toujours, avec tant de gens d’armes portés à la troubler, la sécurité devait avoir pour elle un nombre plus grand encore de gens d’armes intéressés à la maintenir, au moins chez eux et chez ceux qui leur en achetaient. Car elle était à vendre ou à louer, à l’année ou au trimestre, à prix débattu, cette sauvegarde des « avoués » et des vidâmes, des prévôts et chambellans d’abbayes, sorte d’assurance contre les risques hostiles.

Dans les périodes heureuses et d’un ordre relatif, de saint Louis à Philippe le Long, ceux qui payaient par annuités quelque protection efficace, tâchaient de résilier à l’amiable un contrat qui leur semblait onéreux, dès lors qu’il n’était plus nécessaire. Au contraire, durant les heures les plus anarchiques du XVe siècle, le brigandage, en s’organisant, arrivait à paperasser et devenait administratif. Tous les ans figurent dans les comptes une masse de rançons « pour deux chevaux, » « pour deux femmes, » « pour une vache. » Ces dépenses se régularisent ; on porte tous les mois quelques aunes de brunette ou de toile à « ceux qui avaient pris les chevaux ; » on offre trois chapeaux à « ceux qui ont pris les vaches. » Et l’on est prié de ne pas oublier les secrétaires, les malandrins des divers rangs de la hiérarchie : « Au capitaine, pour un sauf-conduit pour les mois de mai, juin et juillet… » 189 francs ; « au clerc dudit capitaine, pour l’écriture de ce sauf-conduit et des billets… » 29 fr. 50 ; « pour une sûreté afin d’amener les vaches et de labourer… » etc.

Plus tard cette « sûreté » s’appela « police, » se paya par l’ « impôt » et coûta moins cher, comme c’est le cas de toute assurance qui a pour cliens l’universalité des citoyens. Le défaut de l’ancien système était que les guerriers précédens cumulaient l’emploi de policier dans leur fief avec celui de brigand dans les fiefs d’alentour, et qu’ils trouvaient autant de gloire et de profit à dépouiller leurs rivaux que de douceur et d’honnête jouissance à faire régner la justice et la paix dans l’étendue de leur suzeraineté. Ce fut un bon temps pour les braves que celui où la richesse se confondait avec la force, et peut-être ne fut-ce pas tout à fait un mal pour l’Etat. Un pays qui donne à « gaigner » largement aux guerriers entretient l’esprit belliqueux, lequel est, jusqu’à un certain point, nécessaire, — un pays où les soldats seraient méprisés tomberait très vite, — et il n’eût pas été sans inconvénient, aux temps modernes, que l’on cessât de s’enrichir par la bravoure, si la profession des armes n’avait, à défaut de gain, procuré jusqu’à la fin de la monarchie un prestige supérieur à ceux qui s’y adonnaient.

Néanmoins, la prépondérance de l’énergie physique et la légitimité du courage, appliqué dans les relations privées, belle matière à thèse pour les philosophes des époques tranquilles, parut, à l’user, un organisme pénible aux contemporains de la guerre de Cent Ans ou des guerres religieuses. Aux « surhommes » des donjons, difficiles à contenir et faits pour une humanité à, coups de poing, les hommes du « plat pays, » de métier ou de charrue, d’église, de prétoire ou de boutique, préférèrent un seigneur unique et omnipotent. Dussent leurs chères franchises en souffrir, il n’y aura plus d’autre épée que la sienne. Mais il y aura des compensations : ce monarque, qui devient l’ « État, » a pris et va prendre beaucoup. Il pourra ainsi beaucoup donner et l’on pourra gagner sur lui davantage.

Au premier rang, parmi ses largesses, sont les bénéfices ecclésiastiques. Officiellement, on date de la révolution de 1789 la confiscation des biens du clergé : pour la plus grande part d’entre eux, la spoliation est bien antérieure. Elle remonte à François 1er et eut pour instrument le Concordat passé par ce prince avec Léon X. Les deux pouvoirs, spirituel et temporel, s’y donnèrent mutuellement ce que ni l’un ni l’autre ne possédaient. Grande habileté ! puisque, ne prenant rien, ni l’un ni l’autre n’était suspect de rien dérober. Au contraire tous deux se montraient généreux puisqu’ils donnaient quelque chose.

Par ces deux expropriations, l’une sur l’autre appuyées, les deux parties contractantes se servaient de garantes dans cette entreprise sur les bénéfices et les dignités de l’église de France. Comme on est censé ne pouvoir aliéner que ce qui vous appartient, ils créaient, implicitement, leur droit en y renonçant. Contre les prétentions fiscales de la cour de Rome, l’Église d’ordinaire en appelait au Roi ; elle en appelait au Pape contre les usurpations de son revenu par l’autorité civile. Mais contre le Concordat de 1516, où le Pape donnait au Roi le droit de nomination aux évêchés et aux abbayes, en même temps que le Roi donnait au Pape le revenu d’une année — l’ « annate » — de ces biens séculiers ou réguliers à chaque changement de titulaire ; contre ce marché dont il était l’objet, le clergé français, pris entre deux feux, n’avait aucune chance de voir aboutir ses protestations. Depuis cet acte diplomatique, par lequel furent abolies les antiques élections capitulaires, il advint que « l’Église, » être de raison, continua de passer pour riche, mais qu’en fait ses membres utiles furent pauvres. Le budget des curés à portion congrue, qui desservaient les paroisses, et des moines qui priaient ou travaillaient dans les cloîtres, n’était peut-être pas supérieur, sous Louis XV, au total de ce qu’il était sous la présente République, en 1900, avant les confiscations et les suppressions récentes.

Sur les 600 millions de revenu que produisaient à peu près les biens ecclésiastiques, au XVIIIe siècle, dont 150 millions provenant des dîmes et 450 millions des immeubles affermés et des redevances, les trois quarts formaient un véritable fonds d’État, un chapitre additionnel et complémentaire des pensions royales. Le libre usage qu’en faisait le gouvernement ne comportait qu’une restriction : il n’en pouvait gratifier que des célibataires ; parce que, si les « abbés » commendataires n’étaient pas nécessairement revêtus du caractère sacerdotal, ils devaient être au moins engagés dans la cléricature. Et, quoique les ordres mineurs ne fissent pas obstacle au mariage, en droit, il n’était pas admis, en fait, qu’un titulaire de bénéfices fût marié.

Si le bénéfice avait « charge d’âmes, » — cure ou évêché, — un prêtre seul en devait être investi ; mais, une fois promu, le nouveau prélat ne s’astreint guère à résider dans son diocèse et, une fois pourvu, le nouveau curé se borne à percevoir les dîmes et se fait remplacer par un « vicaire perpétuel. » A moins que la paroisse ne fût de celles qui rapportaient à leur pasteur juste de quoi ne pas mourir de faim. Celles-là seules avaient des « curés » en titre. Le gouvernement, outre la latitude dont il jouissait et qui équivalait en somme à laïciser les biens d’église, prônait la liberté de grever la rente des évêques et des abbés ostensibles de pensionnaires inapparens, auxquels étaient attribuées des parts d’importance variable. De sorte que, sur un évêché que l’on eût cru rapporter 50 000 francs, il n’en restait souvent que 10 000 ou 15 000 au titulaire.

Par une autre combinaison, nombre de gens haut placés et en faveur jouissaient du temporel des bénéfices par « confidence. » Ils les faisaient mettre sous le nom d’un homme de paille, d’un « custodi nos » ecclésiastique, appointé par eux d’une commission et qui encaissait pour leur compte comme un honnête régisseur. La place de « custodi nos » de M. le comte de Soissons, détenteur de plus de 520 000 francs de rentes d’église, était tenue par un prieur aux gages de 15 000 francs par an. La belle comtesse de Guiche, Corisande d’Andouins, tint jusqu’à sa mort l’abbaye de Châtillon. Sully avait quatre abbayes et n’était pas le seul protestant dans ce cas.

Ce type de valeurs et de revenus est particulier aux derniers siècles. Rien ne peut leur être comparé, ni aujourd’hui, ni au moyen âge. Ce ne sont ni des placemens, ni des salaires. Par leur origine, ils font partie, et même une partie très importante, de la propriété foncière ; par leur destination, ils rentrent dans la catégorie des bienfaits pécuniaires dont l’État monarchique récompensait ses principaux serviteurs ; tandis que l’Etat féodal récompensait ses vassaux par l’octroi des terres et que l’Etat démocratique actuel récompense ses partisans par le don des emplois publics. Le gouvernement de Louis XIV n’avait plus de placés à donner, puisqu’il les avait vendues, et la concession qu’il faisait des bénéfices ecclésiastiques ne coûtait rien au Trésor, puisque ces fonds n’étaient pas à lui. Ce qui sortait des caisses royales c’était une quinzaine de millions de francs, chaque année, payés à titre de pensions à des grands seigneurs, des généraux, des magistrats, des conseillers et secrétaires d’Etat et à des « officiers commensaux » subalternes. Les mieux traités, sur la liste, étaient des princes du sang, qui touchaient 500 000 francs ; les moindres, comme le « joueur de paume du Roi, » recevaient 10 000 francs par an.

Le caractère dominant des grandes, ou simplement belles fortunes de l’ancien régime, c’est donc de dépendre de l’Etat, soit qu’elles en viennent, soit qu’elles y aillent. Dès le XVIIe siècle il n’y a presque pas d’opulences foncières notables, même dans la classe aristocratique qui passe pour la principale propriétaire du sol. les duchés par exemple n’ont d’éminent que leur titré ; leur revenu ne l’est pas. Sauf deux ou trois exceptions, comme celui d’Uzès qui rapporte 290 000 francs, ou celui d’Angoulême dont le bâtard de Charles IX, qui en fut le dernier possesseur, obtenait 231 000 francs, aucun duché ne rapporte plus de 100 000 francs sous Louis XIV ; et, sous Louis XV, lorsqu’on eut assis les titres de nouvelle création, sur de simples châtellenies corsées de quelques seigneuries avoisinantes, la moitié des ducs ne tiraient pas 50 000 francs de rente du domaine dont ils portaient le nom.

Il arriva, par la nature des placemens et des gains à espérer, que tous les riches de France firent, peu ou prou, partie de l’État ; soit qu’ils eussent été enrichis par lui, soit qu’ils se fussent donnés à lui déjà riches, parce qu’on ne pouvait obtenir de grands emplois qu’à très haut prix. Politiquement, il est dangereux pour un État d’avoir de son côté tous les riches et de n’en pas laisser dans l’opposition ; parce qu’une opposition de pauvres gens est toujours plus rude, plus absolue et moins compréhensive qu’une opposition de riches.

Economiquement, cette puissance d’attraction de l’État eut une influence fâcheuse. Il ne faut jamais favoriser l’argent qui veut se reposer ; il faut au contraire le pousser aux aventures. Or on magnifiait l’argent en lui vendant ces charges, dont beaucoup donnaient la noblesse et qui, toutes, donnaient à leur possesseur une suprématie sur les personnes de même classe. Mais, en ouvrant ce débouché à la richesse acquise, on lui faisait une retraite au lieu de l’obliger à travailler. Certains de nos commerçans, de nos manufacturiers devenaient riches ; mais, comme tout riche devenait plus ou moins « fonctionnaire » et gentilhomme et qu’aussitôt il cessait d’être négociant ou industriel, — — « artisan, » disait-on, — les capitaux, à peine formés, sortaient des affaires pour n’y plus rentrer. Le trafic maritime, qui exige de grands fonds, ne les trouvait jamais. Si la France, beaucoup plus avancée que l’Angleterre au début du règne de Henri IV, était fort dépassée par elle au moment de la Révolution sous le rapport de l’activité matérielle, — l’agriculture exceptée, — cela pouvait tenir à la manière française de placer son argent en valeurs improductives.

Après avoir possédé privément des morceaux de fleuves et des familles d’ouvriers ou de paysans, des rançons de prisonniers, des aubaines d’étrangers et des troupeaux disséminés en location chez vingt laboureurs de sa province ; après avoir joui plus tard d’un canonicat, dans une cathédrale où il n’était jamais allé, et d’un monastère dont il encaissait les dîmes, sans avoir le droit d’y entrer ; après avoir acheté une présidence de cour ou une trésorerie générale, ou, plus modestement, une moitié de magistrature et un tiers de perception, — conseiller « semestre » ou receveur « triennal ; » — après avoir hérité une part dans la « ferme des gabelles » ou dans le « parti des cuirs, » une « rente constituée » sur un marquis ou sur un colonel, voire la « seigneurie » d’une paroisse où le seigneur n’avait ni un toit ni un champ ; après avoir possédé dans les siècles pusses, tant de choses qui ne sont plus objets de propriété privée, le Français du XXe siècle est intéressé aux États-Unis dans un trust d’acier et dans une mine de cuivre en Espagne ; il possède quelques mètres de chemins de fer brésiliens ou chinois ; il a des Hypothèques sur des terres égyptiennes, des actions de câbles télégraphiques sous-marins et se trouve aussi créancier de l’Empereur de Russie et du Grand Turc. Loin de prétendre lever tribut sur les nations voisines, il leur offre ses capitaux.

Tout casanier qu’il demeure personnellement, il est pécuniairement cosmopolite ; tout contribuable, justiciable et administré soumis qu’il puisse être, il ne dépend de l’État qu’autant et aussi longtemps qu’il lui plaît d’en dépendre. Bien plus, tout bon patriote qu’il se croie, là où est son trésor, là sera nécessairement un peu de son cœur. Le pays où il est né, où il réside, dont il est membre, pourrait éprouver des revers éclatans ou traverser de cruelles vicissitudes, que ce citoyen n’y perdrait rien ou peu de chose. La patrie ne le tient donc plus et il ne tient plus à elle par sa bourse.

C’est une évolution économique qui produit, ou produira, — puisqu’elle n’est encore qu’à son début, — le résultat que nous augurons ici. Et, une fois encore, remarquons que les phénomènes économiques, c’est-à-dire les intérêts, mènent les hommes beaucoup plus que la politique. Nul législateur n’aurait pu créer, nul ne pourra entraver, une pareille circulation des fortunes sur la terre et, par la circulation des fortunes, un pareil emmêlement des âmes. Qui verrait dans cette dispersion un danger national réfléchira qu’aujourd’hui les peuples, les vieux peuples surtout, possèdent tous ainsi plus ou moins les uns chez les autres et qu’en France, nombre d’usines et d’obligations de chemins de fer appartiennent à des étrangers. Jusqu’à quel point l’internationalisme des placemens transformera-t-il le monde ? C’est le secret de l’avenir ?

Peut-être les nations futures s’allieront-elles par les capitaux plus solidement que les rois de jadis par les alliances et peut-être que le globe sera plus cohérent s’il est ceinturé d’un cercle d’or.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. C’est-à-dire 20 livres tournois, représentant intrinsèquement 95 francs, comme poids d’argent, et correspondant, en puissance d’achat (x 6) à 570 francs actuels. Je crois devoir rappeler au lecteur que tous les chiffres sans exception, contenus dans cet article, sont des chiffres actuels. C’est en monnaie de nos jours que sont exprimées ici toutes les sommes de jadis, préalablement traduites et converties comme il a été dit dans l’article précédent sur le même sujet.
  3. Voyez notre Richelieu et la Monarchie absolue, t. III et IV.