Les Retraites ouvrières et les Syndicats

Les Retraites ouvrières et les Syndicats
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 629-656).
LES
RETRAITES OUVRIÈRES
ET
LES SYNDICATS

Comme le bien est difficile à faire d’une façon quelque peu large, efficace et durable! La juste préoccupation des réformes sociales et l’agitation produite par les revendications ouvrières en sont une preuve nouvelle. Malgré les grands progrès accomplis, chacun se rend compte qu’il y en aurait encore beaucoup d’autres à réaliser pour secourir les trop nombreuses victimes de la misère et du mauvais sort. Les tentatives qui ont pour but d’améliorer la condition des classes laborieuses répondent au sentiment public, et vont au-devant de tous nos vœux. Si les expédiens proposés semblent devoir tromper les calculs et trahir les espérances, l’accord unanime des intentions est tellement sincère qu’on hésite à soulever des objections, dans la crainte de décourager les bonnes volontés. N’était le devoir supérieur de s’opposer à des expériences périlleuses, qui ne sont pas plus permises sur le corps social que sur le corps humain, on se ferait scrupule de désabuser les déshérités de ce monde, dont les illusions mêmes ont droit à des ménagemens. Où auraient-ils trouvé le temps de méditer sur les impossibilités économiques? Leur philosophie, à supposer que la lutte pour la vie leur laissât le loisir d’en avoir une, substituerait simplement à la fameuse formule de Descartes cette variante, plus exacte pour eux: je souffre, donc je suis. En même temps, les récentes grèves et les abus des syndicats ouvriers jettent quelque trouble dans l’opinion. Les esprits les plus pénétrés du vieil optimisme libéral s’aperçoivent que la démocratie souffrante, qui est aussi la démocratie militante, a des manières violentes de vouloir, sans trop savoir toujours ce qu’elle veut. Ses exigences sont jugées brutales ou intempestives, comme s’il était tacitement entendu jusqu’ici que les promesses électorales devaient indéfiniment suffire à la satisfaire. « Si c’est possible, c’est fait; si c’est impossible, cela se fera, » disait à sa souveraine un ministre courtisan de l’ancien régime. Le quatrième État, qui se sentait d’abord flatté d’entendre à son tour un pareil langage, ne se paie plus aussi aisément de ces lettres de change en blanc, tirées sur l’inconnu. Il réclame une monnaie de poids. A l’impatience succèdent l’irritation, les menaces, voire les désordres matériels qui ne sauraient être tolérés. On est forcé de réprimer énergiquement d’une main ; il faudrait pouvoir donner généreusement de l’autre. Voilà le problème.

La loi sur les retraites ouvrières contribuera-t-elle à le résoudre? Nous voudrions le croire. N’est-elle destinée qu’à entretenir les illusions vitales dans l’âme des travailleurs, dont on désespère d’atténuer les infortunes présentes par des remèdes ou des palliatifs immédiats? Le plus clair bénéfice du projet ministériel, ses auteurs en conviennent avec une modestie méritoire, paraît être de provoquer officiellement les discussions de la tribune et de la presse sur des questions de première importance, qu’il est temps de prendre au sérieux, pour n’avoir pas à les prendre plus tard au tragique.

Nous sommes poussés au pied du mur socialiste. Comment le franchir, le tourner ou le percer? Ne pourrons-nous pas plutôt parvenir à l’utiliser pour compléter l’édifice existant? Cela dépend beaucoup du bon vouloir et de la modération de tous. Pourquoi quelque idée utile ou quelque solution partielle ne surgirait-elle pas des controverses loyales? Même les négations stériles en apparence ont au moins l’avantage de déblayer le terrain et d’indiquer les dangers, déjà signalés d’ailleurs.


I.

La pensée louable d’assurer des moyens de subsistance aux vétérans du travail date de loin. Elle a inspiré de nos jours plusieurs propositions analogues. On sait que l’Allemagne nous a devancés dans le domaine de l’application. Le Reichstag votait naguère en faveur des ouvriers âgés de soixante-dix ans une loi d’assurance contre les infirmités et la vieillesse : la pension annuelle est de 90 à 210 francs ; l’ouvrier et le patron supportent les deux tiers de la dépense; le surplus, soit un tiers seulement, reste à la charge de l’État. Soixante-dix ans, c’est bien tard ; 90 francs, c’est bien peu.

Nos ministres voudraient faire mieux. Ils proposent donc d’abaisser à cinquante-cinq ans l’âge de la retraite et d’accroître notablement l’importance de la pension viagère qui varierait entre 300 et 600 francs au maximum. L’État s’engagerait à fournir les deux tiers des sommes versées par les ouvriers et les patrons. C’est le contraire de la proportion admise outre-Rhin. Enfin la loi allemande prescrit l’assurance obligatoire; la nôtre, plus libérale, pour l’ouvrier du moins, le laisse maître de ne pas profiter des avantages qui lui sont offerts. Le patron n’est pas consulté.

Le projet français repose sur l’hypothèse suivante : A supposer que l’ouvrier, travaillant en moyenne 290 jours par an, fit des économies quotidiennes équivalentes aux versemens prévus par la loi (0 fr. 05 ou fr. 10 pour sa quote-part personnelle et autant pour celle des patrons), les sommes épargnées ainsi et capitalisées à 4 pour 100 lui procureraient, au bout de trente années, 180 ou 360 francs de pension annuelle. La subvention de l’État, jusqu’à concurrence des deux tiers, porterait la pension de retraite à 300 ou à 600 francs.

Ce plan financier semble pécher par la base, c’est-à-dire par le taux de capitalisation à 4 pour 100, qui soulève les critiques sévères de nos meilleurs économistes[1]. Nous serions curieux de savoir, en effet, quel placement de tout repos donne aujourd’hui un intérêt aussi rémunérateur. Ni la rente française assurément, ni les valeurs foncières. L’argent ne rapporte plus guère que 3 pour 100 chez nous, comme dans tous les pays dont le crédit est solide, 4 pour 100, allègue-t-on, est le taux que la caisse nationale des retraites pour la vieillesse garantit à ses déposans. Oui, sans doute; mais au prix de quels sacrifices? Oublie-t-on ce que cette bonification d’intérêt a coûté successivement à l’État? On paraît perdre de vue également que la Caisse des dépôts et consignations solde en déficit ses opérations avec les caisses d’épargne. Le taux réel des intérêts qu’elle touche à leur compte est sensiblement inférieur au taux légal des intérêts qu’elle leur paie. Cet écart va sans cesse grandissant, et les réserves amassées autrefois, quand une situation inverse permettait de réaliser des excédens, risquent d’être absorbées en entier. La baisse du taux de l’intérêt est un phénomène absolument général, dont la marche progressive se trouve constatée par l’expérience. Les économistes signalent déjà le moment où le revenu normal des capitaux ne sera plus que de 2 1/2 ou même 2 pour 100 au lieu de 4.

L’erreur commise est donc du simple au double, car il s’agit d’une entreprise de longue haleine, qui n’aurait pas d’effet utile avant la trentième année et qui n’entrerait en pleine activité que dans soixante-dix-sept ans. D’ici là, disent en chœur les sceptiques, le roi, l’âne ou moi nous mourrons. C’est probable. Mais l’État, être moral et impersonnel, ne meurt pas. Il n’a pas le droit de se désintéresser de l’avenir et de le sacrifier au présent. Son devoir, parfois pénible, l’oblige de résister au courant des utopies généreuses qui l’entraîneraient malgré lui à promettre plus qu’il ne pourrait tenir. L’avantage immédiat, et d’ailleurs problématique, d’endormir des revendications gênantes, ou même d’adoucir un instant, par de flatteuses espérances, le sentiment des misères actuelles, doit-il entrer en balance avec les difficultés autrement graves et peut-être les catastrophes que provoqueraient forcément d’amères déceptions?

Sur leur première hypothèse, fort chancelante, on le voit, les auteurs du projet en bâtissent plusieurs autres. Nous ne nous attacherons qu’aux deux principales : l’une, relative aux charges financières que l’adoption du système imposerait à l’État ; la seconde, assez vague et flottante, concernant l’accumulation successive et le placement fructueux des fonds versés dans la caisse des retraites et capitalisés par ses soins.

Imaginons donc que le parlement ait voté la loi et que trente ans après, selon les indications du projet ministériel, le service des retraites commence à fonctionner. Quelle somme faudra-t-il dès lors inscrire annuellement au budget pour y représenter la part contributive de l’État dans le paiement des pensions ouvrières? 100 millions, répondent les ministres. — 1 milliard, disent les économistes. Le public, qui a aussi son mot à placer, hésite en face de ces affirmations contraires. Dans son exposé des motifs, le gouvernement nous a bien prévenus que ses évaluations n’étaient qu’approximatives. Mais une approximation de 100 millions à 1 milliard déconcerte un peu.

Encore que 100 millions ne soient pas une quantité négligeable, le contribuable est bon enfant ; voilà longtemps déjà qu’il le prouve. Les réformes et les améliorations sociales sont fort en faveur dans tous les milieux. Lui-même, au fond du cœur, ne serait pas fâché de faire un essai de socialisme pratique, si cela ne coûtait pas trop. On lui offre une occasion unique. En échange des bienfaits promis, il aurait mauvaise grâce à marchander 100 millions de dépenses supplémentaires sur un budget de 4 milliards. soit une augmentation d’un quarantième. Seulement le malencontreux milliard objecte par les adversaires du projet porte à réfléchir. Qui se trompe dans ses calculs? Quel nombre approche le plus de la vérité ? A l’appui de sa thèse le gouvernement fournit beaucoup de chiffres, parmi lesquels il n’est pas très aisé de se reconnaître. Les économistes donnent des raisons. Ces économistes sont incorrigibles.

La pension ouvrière est constituée à la fois par les versemens combinés de l’ouvrier et du patron, et par la contribution de l’État. Si les versemens capitalisés sont loin d’avoir, au bout de trente ans, la valeur supputée par les comptes administratifs, ou bien la pension tombera à un taux dérisoire, ou bien, pour la maintenir dans les limites indiquées au projet de loi (300 à 600 fr.), l’État devra nécessairement s’imposer des sacrifices très supérieurs aux conjectures. Tout ce qui diminuera d’un côté les apports accroîtra de l’autre les charges budgétaires.

Liquidons d’abord à ce sujet une critique de détail, qui ne manque pourtant pas d’importance. Le nombre des journées de travail semble un peu arbitrairement établi. En le fixant à 290, en moyenne, croit-on avoir évalué, dans une mesure suffisante, les chômages inévitables, que viennent encore augmenter les obligations de la loi militaire? N’a-t-on pas omis spécialement l’influence des intempéries sur les travaux des campagnes, où les ministres ne font la pluie et le beau temps qu’aux époques d’élections? Moins l’ouvrier travaillera, moins il versera à la caisse, et plus forte en conséquence sera la différence payée par l’État pour que les pensions restent comprises entre 300 et 600 francs.

C’est sur le taux de capitalisation supposé que porte l’objection essentielle. Ici se retrouve l’hypothèse erronée qui a servi de base à tous les calculs. Non-seulement on ne tait pas entrer en ligne de compte l’abaissement progressif du taux de l’intérêt, quoique la logique l’exige dans une opération à lointaine échéance, mais encore on prétend capitaliser à 4 pour 100 pendant soixante dix-sept années, lorsque, dès aujourd’hui, le taux ordinaire des placemens solides n’excède guère 3 pour 100. Est-ce admissible? Une aussi grosse erreur compromet tout l’équilibre du système. Faudrait-il doubler ou tripler de ce chef les 100 millions prévus par le ministère ?

Autre mécompte probable quant au nombre éventuel des participans. L’exposé des motifs ne l’évalue qu’à trois millions d’ouvriers sur neuf. Pourquoi tant de modération dans ce calcul? L’État, qui fonde de si belles promesses d’avenir sur la loi future, ne négligerait assurément aucun moyen d’en généraliser l’application. D’après les dispositions du projet, chacun serait présumé implicitement vouloir en réclamer le bénéfice. Pour y renoncer, au contraire, l’intéressé devrait faire une déclaration formelle par-devant le maire de la commune où il travaille. En outre, les sociétés de secours mutuels, les sociétés coopératives, les syndicats professionnels seraient expressément invités à unir leurs efforts pour « déterminer le travailleur à prélever sur son modeste salaire l’économie destinée à la constitution d’une retraite, pour vaincre ses résistances, lui donner des explications, lui faire valoir les avantages de la loi. » Ce sont les termes mêmes du texte officiel. Et l’on admet néanmoins que les deux tiers de la classe ouvrière échapperaient à ces puissantes influences. Redouterait-on d’avance un échec, ou craindrait-on de trop réussir? Singulière alternative, en effet : ou la loi ne réussit pas, et le but d’amélioration sociale est manqué; ou le succès dépasse toutes les espérances, et alors les dépenses dépassent aussi toutes les prévisions. Au lieu de trois millions de déposans, c’est neuf ou dix millions et plus peut-être, dont les versemens devraient être majorés à l’aide des ressources budgétaires. Car les calculs de l’administration laissent de côté une multitude de petits et d’humbles qui, pour n’être pas des ouvriers proprement dits, n’en ont pas moins de titres à la munificence des législateurs. Qu’en coûterait-il à l’État pour faire face à ses engagemens? Nous voilà bien près du milliard, sinon même au-delà.

Mais, pourquoi se montrer plus royaliste que le roi? Les auteurs du projet ne prévoient qu’un succès d’estime ; suivant eux, les deux tiers des ouvriers ne pourraient ou ne voudraient pas économiser le son des retraites. Soit. Pense-t-on sérieusement que ces millions de cigales, quand la misère et la vieillesse les auraient prises au dépourvu, se résigneraient, sans récriminations amères, à contempler de loin le repas frugal, mais assuré, des fourmis avec privilège du gouvernement? Loin d’être un gage d’apaisement social, comme on l’espère, et « de faire régner entre le capital et le travail une union que le passé n’a jamais connue, » la loi n’aboutirait qu’à créer dans l’avenir une spécialité de haines entre les prolétaires et les nouveaux rentiers du quatrième État. Pour conjurer des conflits menaçans, faudrait-il finir quelque jour par décréter l’égalité des travailleurs devant la rente? Qu’on ne se hâte pas trop de crier au paradoxe. Il n’est pas facile de s’arrêter sur certaines pentes. Mais tous les calculs se trouveraient par là confondus. En effet, plus de versemens antérieurs, plus de cotisations ouvrières et patronales, qu’il eût suffi à l’État de majorer, partant plus de capitalisation possible, c’est-à-dire plus de ressources acquises pour payer les deux tiers des retraites. L’Etat les verserait, les majorerait et les paierait à la fois sur les recettes courantes de chaque exercice. La trilogie pécuniaire de l’ouvrier, du patron et de l’Etat se réduirait à un monologue gouvernemental. Quelles sommes annuelles s’engloutiraient alors dans l’abîme ouvert aux dépenses? Non plus un milliard sans doute, mais bien un milliard et demi ou même deux.

La seconde hypothèse, ou plutôt l’autre aspect de la question offre à l’esprit des perspectives non moins inquiétantes. Tout le plan ministériel consiste à faire fructifier les dépôts des participans. Or, dans l’espèce, il s’agirait de 12 milliards au bas mot, quand la loi aurait son plein effet. C’est l’estimation d’un député, M. Guieysse, actuaire émérite, qui a établi ses calculs sur les données administratives. Les auteurs du projet admettent eux-mêmes un total possible de 16 milliards, que M. Leroy-Beaulieu, avec sa haute compétence, ne craint pas de porter à 30, en ramenant à ses limites réelles le taux de capitalisation. Trente milliards! la valeur approximative de la moitié des terres cultivables en France. N’avons-nous pas lu naguère, dans une étude dont l’auteur n’est pas un adversaire du régime actuel, le chiffre stupéfiant de 100 milliards? Nous ne le mentionnons que pour montrer l’incertitude des calculs. Sur un pareil terrain, les plus habiles risquent de perdre pied. Adoptons, sans débat, les évaluations du gouvernement. Où trouver des placemens productifs pour une somme de 16 milliards, et qui se chargerait de l’opération? On objectera que l’accumulation des capitaux serait progressive. Raison de plus pour mesurer le maximum des dangers ultérieurs de la loi, avant de se laisser aller aux douceurs immédiates de l’encaissement annuel, dont les inconvéniens se feraient peu sentir durant la première période.

Prêterait-on à l’industrie privée les fonds des retraites? Cette offre, venant en concurrence avec celles de l’épargne ordinaire, aurait pour résultat inévitable un avilissement encore plus rapide de l’intérêt. Interrogez d’ailleurs les patrons et les entrepreneurs dignes de crédit. Leur réponse semble peu encourageante. Ce n’est plus aujourd’hui l’argent qui fait défaut aux affaires présentant des chances raisonnables de bénéfices ; ce sont les affaires sérieuses qui font défaut à l’argent.

Le puissant essor industriel, l’activité créatrice et féconde des soixante dernières années sont presque arrêtés parmi les nations du vieux monde. L’Europe a terminé ses voies ferrées à gros rendemens, construit sa flotte commerciale à vapeur, édifié les grandes usines et les fabriques qui lui sont nécessaires. Il ne lui reste guère à espérer, pendant vingt ans peut-être, que des travaux de perfectionnement et d’entretien. Les principaux ouvrages d’art ou de génie civil qu’elle a exécutés avec gloire et profit dans l’univers entier, sont achevés en majeure partie, et maintenant la plupart des peuples prétendent créer eux-mêmes leur propre outillage et utiliser leurs matières premières sans recourir aux Européens, dont tous les procédés et les secrets sont connus. Chaque pays prend comme devise un étroit fara da se économique et industriel, sauf toutefois pour nos capitaux, qu’on s’empresse beaucoup plus d’emprunter que de rembourser. Quant aux travaux publics dans les continens lointains, la situation précaire des républiques sud-américaines, pour ne citer qu’un exemple, n’est pas de nature à inspirer confiance. Qu’un simple particulier aventure sa fortune dans des entreprises aléatoires, nul n’a rien à y redire; ses risques personnels ne regardent que lui. Au contraire, lorsque des intérêts collectifs inhabiles à se défendre eux-mêmes sont en jeu, la plus sévère prudence devient un rigoureux devoir. Aurait-on le droit d’exposer les économies de l’ouvrier aux hasards de faillites désastreuses, et qui répondrait des pertes? Les règles strictes, destinées chez nous à sauvegarder les biens des mineurs, des hospices ou des communautés seraient évidemment les seules applicables.

Nos rentes françaises, il est vrai, assureraient aux placemens les garanties requises. Mais elles rapportent 3 pour cent, ce qui ne permet pas de capitaliser à h. Une demande plus forte surélèverait les cours et abaisserait par suite le taux de l’intérêt. Déjà les financiers experts se plaignent que les achats effectués pour le compte des caisses d’épargne provoquent des mouvemens de hausse artificielle, et viennent troubler ainsi les rapports vrais de toutes les valeurs. Pourtant ces opérations n’ont pour base qu’un capital de 2 à 3 milliards environ. Quelle perturbation profonde sur le marché général, quelles crises financières à répercussions incalculables, si le capital à placer était de 16 milliards !

Même objection touchant nos chemins de fer ; le titre est sûr, mais l’intérêt ne dépasse guère celui de notre rente. D’ailleurs, l’État est nu-propriétaire des voies ferrées, qui lui feront retour en 1950 au plus tard. La caisse des retraites devrait évidemment se préparer à cette échéance, liquider ses actions en portefeuille et chercher l’emploi de ses disponibilités à une époque où, suivant toutes les prévisions, le revenu de l’argent serait encore moindre qu’aujourd’hui.

Il y a bien les fonds publics étrangers. Mais d’abord l’intérêt payé est en proportion inverse de la sécurité du placement. Puis dans l’état de paix armée où se trouve l’Europe entière, nous avons peine à nous figurer la France prêtant son épargne et ses capitaux à des pays qui pourraient bientôt s’en servir contre elle. « Faites-moi de bonne politique, et je vous ferai de bonnes finances. » Ce mot connu reste toujours vrai. Encore ne faut-il pas diriger les finances de façon qu’elles nuisent à la politique. Rien que pour conclure des traités de commerce ou régler des litiges diplomatiques, l’État créditeur n’aurait plus sa liberté d’action. Empêcherait-il les États débiteurs d’opérer des conversions de leurs rentes? Et si la guerre éclatait par malheur, nos ennemis nous rembourseraient-ils le montant de notre prêt? N’est-ce pas le canon qui en solderait, pour fin de compte, le principal et les arrérages ?

Les auteurs du projet avaient raison de nous dire que les placemens et les capitalisations, « qui sont la clé de voûte du système, » soulèvent les difficultés les plus graves; elles surgissent de tous côtés. L’opinion ne verrait pas sans inquiétude tant de milliards encaissés par le trésor et maniés par le gouvernement. Aussi l’exposé des motifs exprime-t-il sagement le désir que l’Etat soit délivré de ce fardeau. C’est donc à l’initiative privée que l’on fait appel. Sous réserve des dispositions générales usitées en pareille matière, les sociétés de secours mutuels, les établissemens de prévoyance autorisés, les syndicats professionnels seraient chargés de recevoir et d’administrer les dépôts. En théorie, la combinaison vaut mieux, quoique ces institutions mêmes, plusieurs faits récens l’ont prouvé, n’offrent pas toujours des garanties suffisantes. Dans l’hypothèse admise, elles deviendraient à la longue de véritables puissances financières. Est-on certain qu’elles n’abuseraient pas de leur influence? N’aurait-on pas à craindre surtout de voir les syndicats ouvriers utiliser, dans l’occurrence, leurs abondantes ressources à des fins tout autres qu’à celles de la loi ? Si d’ailleurs, par impossible, les diverses caisses des retraites réussissaient à préserver leur indépendance, sans menacer la paix sociale, la plupart des objections précédentes n’en subsisteraient pas moins. Comment et à quoi employer les fonds recueillis ?

Mais cette autonomie souhaitée ne saurait être durable. L’État, qui se trouverait co-participant par sa contribution des deux tiers, bornerait-il longtemps son intervention à une surveillance légitime? Tuteur intéressé de l’administration des retraites, résisterait-il à la tentation, toujours présente, de faire à sa pupille de fréquens et larges emprunts ? Ses habitudes trop connues ne permettent guère de l’espérer. Tôt ou tard, suivant la pente naturelle des choses, les caisses soi-disant autonomes se changeraient en simples succursales du trésor public, opérant à son profit le drainage du son quotidien de l’ouvrier. L’espoir flatteur de « décentraliser les capitaux » n’aboutirait qu’à une concentration financière et politique plus forte et plus redoutable que jamais.

Reste donc, en dernière analyse, l’État seul capitaliste, gérant, commanditaire et bailleur de fonds, jusqu’à concurrence de 16 milliards. Voilà une variété de rôles bien scabreux pour le maître Jacques officiel, dont les services passés n’ont rien de rassurant en ce genre. L’État, comme conservateur des fonds dont il est répondant, n’inspire qu’une confiance limitée. Que sont devenus les fonds d’amortissement, ceux des caisses d’épargne et tant d’autres? Tous ont été absorbés peu à peu, et le gouvernement, pour apurer ses comptes, a toujours pris le parti de consolider sa dette, de faire un emprunt et d’émettre de nouvelles rentes, dont les intérêts annuels grevaient d’autant le budget. Ces titres réunissent toutes les garanties possibles, et le revenu en est assuré, personne ne le conteste. Mais sur quoi repose cette sécurité? Nullement sur des capitaux placés ou sur des propriétés domaniales d’une valeur considérable ; uniquement sur le crédit de la nation et en définitive sur l’impôt.

Quoique bien ancien, l’État n’a presque jamais su et sait de moins en moins se créer des fonds de réserve. On lui demande aujourd’hui de capitaliser les économies d’innombrables travailleurs pour leur ménager des retraites dans l’avenir. A-t-on songé que cette gigantesque entreprise laisserait beaucoup plus de latitude que par le passé, aux viremens, aux anticipations de crédits en un mot aux mille formes de dissipation et de gaspillage ? Pas même la moindre obligation immédiate qui vînt servir d’entrave ou de frein. Car le principal des dépôts ne pourrait pas être réclamé, comme dans le cas des caisses d’épargne, et l’idée-mère du projet actuel consiste à encaisser pendant trente ans sans rien débourser. L’échéance viendrait pourtant; il faudrait finir par payer les retraites promises. Comment remplir cet engagement, si l’avoir n’était plus représenté que par une capitalisation d’écritures? Cette fois encore l’État n’aurait pas d’autre moyen que de consolider sa dette ouvrière, d’émettre une quantité de rentes équivalentes, et de les gager sur l’impôt. Bilan résumé de l’opération : un milliard ou même deux ajoutés aux charges budgétaires annuelles, et la dette nationale doublée peut-être.

Mettant les choses au mieux, supposons que le montant des cotisations ait été conservé intégralement avec une fidélité scrupuleuse. Le gouvernement s’attribuerait-il la mission d’en tirer profit lui-même, à l’aide de ses propres agens, et sous sa responsabilité directe? Les inconvéniens et les périls d’un pareil système ont à peine besoin d’être signalés. Nul n’ignore la prodigalité, la lenteur, les difficultés et les délais de règlement ou de contrôle qui sont inséparables des travaux exécutés par l’État, quels que soient le mérite et l’honorabilité de ses ingénieurs[2]. L’exploitation des lignes ferrées qu’il dirige actuellement est beaucoup plus coûteuse que celle des compagnies. Sous prétexte d’intérêt public, on commencerait un peu partout des travaux d’intérêt local, maritime ou militaire, électoral aussi sans doute, tous plus ou moins plausibles, mais ne répondant pas au vœu de la loi, qui est la constitution d’un capital donnant un revenu. Nous assisterions à de vastes et improductives entreprises dans lesquelles l’influence menaçante des syndicats ouvriers ne tarderait pas à prévaloir. Qui sait si nous ne reverrions pas les beaux jours des ateliers nationaux?

Pour échapper à des dangers trop certains et se défendre contre ses propres entraînemens, l’État mettrait-il ses capitaux en régie, ou les confierait-il à de nouveaux fermiers-généraux, chargés de les faire fructifier, et admis naturellement au partage des bénéfices? Tous comptes réglés, que resterait-il à la caisse des retraites, même en cas de succès? Qui couvrirait les risques et les déficits? L’État, évidemment, c’est-à-dire nous tous, les contribuables.

Sans pousser plus loin une investigation sommaire, il faut reconnaître que ces combinaisons diverses amèneraient de fâcheux déboires. La mise à la retraite des fonctionnaires publics suscite déjà de tels embarras, les obligations contractées envers eux se trouvent si onéreuses que le gouvernement se voit forcé de les éluder, au grand préjudice des affaires administratives et au détriment des ayans droit. Il marchande à de vieux serviteurs une chétive pension, fruit des retenues prélevées sur leurs appointemens. La somme est pourtant de 40 millions à peine, une obole. Et l’on compte sur l’État pour construire de toutes pièces et mettre en branle un puissant mécanisme, aspirant l’épargne des travailleurs, la convertissant en capital productif, et la leur rendant sous la forme de retraites annuelles, distribuées à 2 ou 3 millions de pensionnaires, et d’une valeur de 1 ou 2 milliards. Cela rappelle la fameuse machine de l’Exposition universelle de 1867. On y introduisait un lapin, et il en sortait un chapeau. Seulement le chapeau sortait tout de suite ; la pension de retraite ne viendrait que dans trente ans. Singulière idée, on l’avouera, de confier à l’État, au plus incorrigible des prodigues et des imprévoyans, la gestion et l’avenir des institutions de prévoyance.

Nous entendons bien que la loi aurait l’avantage immédiat de remplir largement les coffres du trésor. C’est cet avantage même qui nous effraie, et qui a préoccupé visiblement les auteurs du projet de retraites. L’afflux permanent des capitaux, le mouvement colossal des fonds à manier et à faire valoir offriraient trop de facilités périlleuses aux emprunts déguisés, aux manœuvres de trésorerie, aux subtilités budgétaires, qui donneraient à nos finances les dehors illusoires d’une prospérité inouïe. Quel magnifique tableau de recettes on pourrait dresser, sans rien demander à personne, du moins en apparence ! Tout le secret est là. Bien habiles seraient les pouvoirs législatif et judiciaire qui ne se laisseraient pas aveugler par ce feu d’artifice financier et qui réussiraient à contrôler, en temps utile, la comptabilité spécieuse de l’exécutif. Les députés paraissent avoir déjà quelque peine à se reconnaître dans le dédale de nos cinq budgets. Pour compléter la demi-douzaine, nous aurions le budget des retraites ouvrières, qui ne serait ni le moins obscur, ni le moins encombrant des six.

Le pire en cette affaire, c’est que chacun, se prêtant aux illusions et aux subterfuges, deviendrait un peu dupe et complice, dans le ministère et le parlement. L’immense caisse à double fond et à compartimens multiples aiderait si bien à sortir d’embarras et servirait si aisément de prétexte ou d’excuse pour céder aux fatalités du moment, voire aux entraînemens des dépenses utiles, que tout le monde subit plus ou moins. Et cela, sans arrière-pensée, ingénument, sous le coup de l’ivresse d’une fortune soudaine et inespérée. A notre époque de déficit rapidement progressif, un ministre résisterait-il longtemps au plaisir glorieux et rare de présenter un budget en équilibre ou en excédent ? Savons-nous d’ailleurs dans quelles mains la direction de nos finances pourrait tomber un jour ou l’autre d’ici à trente années ? Il serait un peu tard alors pour constater la fragilité de ce fantastique monument de richesse fictive. Resterait la note annuelle à payer.

En dépit des meilleures intentions, la richesse réelle et les ressources disponibles d’un pays ne s’accroissent pas par des procédés factices. Les vastes systèmes de retraites, établis sur une accumulation énorme de fonds placés à intérêt, semblent des utopies plus ou moins ruineuses. Pour rapporter quelque revenu, tout capital investi dans une affaire doit être transformé en production et en services lucratifs. Cette transformation exige à son tour que le capital soit absorbé sous forme de main-d’œuvre et de salaires correspondans, puis reconstitué périodiquement avec bénéfice. Pour faire fructifier de nouveaux capitaux, il faudrait donc multiplier le nombre des entreprises, et par suite celui des ouvriers, ce qui augmenterait d’autant la somme des salaires et plus tard la somme des retraites. On élargirait ainsi le cercle des difficultés sans les résoudre. Entre le total des capitaux employés et celui de la production de la consommation, de la main-d’œuvre. du salaire, des retraites et des bénéfices possibles, les relations proportionnelles se retrouveraient toujours à peu près les mêmes.

Le projet gouvernemental méconnaît ces conditions essentielles du circulus économique. Bien loin, d’ailleurs, de créer des capitaux nouveaux, il ne ferait que déplacer avec perte les capitaux existant déjà, en les détournant du cours normal des affaires et des transactions fécondes. Stériliser en grande partie le capital et réduire par contre-coup la source des salaires, puis, après trente années de ce régime, accabler le pays d’impôts qui achèveraient d’appauvrir les ouvriers comme le reste de la nation, leur retirer ainsi d’une main beaucoup plus qu’on ne leur donnerait de l’autre, serait-ce le meilleur moyen de venir en aide aux classes laborieuses ? Ces retraites-là leur coûteraient cher.


II.

S’il est vrai que l’État doive finir par demander uniquement à l’impôt l’argent des retraites, autant vaudrait commencer tout de suite au lieu d’attendre trente ans. Le contribuable n’y perdrait pas davantage et les retraités toucheraient aussitôt leurs pensions. Comment ce raisonnement très simple n’aurait-il pas inspiré à quelqu’un de nos honorables l’idée d’une loi conçue en ce sens, pleine de bonnes intentions aussi et relevée d’une pointe de socialisme, mais conforme autant que possible aux principes fondamentaux de notre système financier? L’hypothèse n’a rien d’excessif.

Naturellement notre député réformateur répudie tous les versemens préalables du son quotidien prélevé sur le salaire de l’ouvrier, puis du son réclamé au patron, enfin des 6 centimes 1/2 alloués par l’État. De prime abord, voilà un avantage fort appréciable. Le ministère a beau vouloir rester fidèle aux traditions du libéralisme, sa loi « libérale » a deux faces. Libérale, en effet, envers l’ouvrier, elle est coercitive envers le patron tout en le couvrant de fleurs. L’ouvrier verse ou ne verse pas, à son choix ; mais sa cotisation volontaire entraîne de plein droit la cotisation obligatoire du patron. Cette forme dangereuse de socialisme individuel et privé nous mènerait loin. La suppression complète des versemens quelconques règle d’emblée une question des plus délicates.

Toute accumulation antérieure de capital étant écartée, c’est l’impôt qui devra fournir seul la totalité des sommes nécessaires au paiement des retraites. Le présent usera de ses ressources sans engager l’avenir. On saura ce que l’on fait, et il sera facile de voir ce qu’on y gagne ou ce qu’on y perd. La génération actuelle travaillera pour ses parens et pour elle-même; c’est logique et juste. Que chaque annuité budgétaire pourvoie donc à l’annuité des pensions. Tout le monde acquitte l’impôt direct ou indirect. Que tout le monde aussi touche la même retraite, à partir de cinquante-cinq ans. Telle serait, dans ses grandes lignes, l’économie du contre-projet supposé.

Quelles charges nouvelles aurions-nous à supporter de ce chef? Sur une population totale de 38 millions 1/2 d’habitans, la France compterait 8,200,000 retraités de toutes conditions[3]. Si le chiffre de la pension viagère était fixé à 370 francs pour les hommes, et à la moitié, soit 185 francs pour les femmes, il faudrait inscrire au budget une dépense annuelle de 2 milliards 275 millions.

On ne manquera pas d’objecter que cette somme est infiniment supérieure à celle qu’exigerait l’adoption de la loi gouvernementale. Sans doute, si l’on s’en rapporte aux calculs administratifs. Mais la différence n’est pas énorme si l’on veut bien admettre, d’après les autres calculs exposés plus haut, que l’État, par la fatalité des choses, ayant épuisé les fonds versés dans ses caisses, se verrait obligé finalement, pour faire honneur à sa signature, de recourir à l’impôt et de lui demander environ 2 milliards. La balance serait même tout en faveur du contre-projet, pour peu que l’on tînt compte de la perte incalculable de richesses qu’il épargnerait au pays. Valeur négative, dira-t-on ; laissons Molière constituer à Mariane une dot de toutes les dépenses qu’elle ne fera point. Valeur très positive, au contraire, et très réelle ; car, au lieu d’être paralysés pendant trente ans, les capitaux disponibles, abandonnés à leur libre jeu, trouveraient spontanément leur emploi utile et resteraient une source féconde de prospérité. A frais égaux, le contre-projet conserverait encore une supériorité manifeste : il produirait son plein effet sur-le-champ, tandis qu’avec les combinaisons ministérielles la seule consolation immédiate offerte aux ouvriers est l’acheminement vers un but lointain qu’atteindront peu de quadragénaires et à peine quelques quinquagénaires actuels. En attendant, on commence par prendre au travailleur son argent, ce qui l’étonne.

L’universalité des retraites, sans distinction de fortune, soulèvera de vives critiques. D’aucuns y verront une anomalie entachée d’injustice. Pourquoi cela? Nous avons le suffrage universel et le service militaire universel ; nous aurions aussi la retraite universelle. Le principe d’égalité se recommande ici par un cachet fort honnête de progression à rebours. Car le chiffre de la pension étant uniforme pour tous, le secours et le profit relatifs pour chacun se trouveraient d’autant plus grands que le retraite serait plus pauvre, et d’autant moindres, inversement, que le retraité serait plus riche. C’est sans déboursé spécial que les ouvriers supportent le poids des contributions indirectes et des impôts de consommation. Les 370 francs de retraite qui en seraient une restitution partielle auraient pour eux l’apparence d’un boni, d’une largesse et d’une bonne aubaine. L’aspect de la question change pour les contribuables payant des impôts directs, des patentes ou des taxes quelconques. Une proportionnalité équitable s’établirait naturellement, selon l’échelle des fortunes privées. A tout Français de cinquante-cinq ans qui verserait au fisc moins de 370 francs chaque année, la retraite apporterait une certaine recette. Avec 370 francs d’impôts directs, il y aurait compensation exacte. Quiconque acquitterait plus de 370 francs de contributions directes ou de patentes y mettrait du sien, et l’écart progressif entre le taux de la retraite et le chiffre des contributions des plus imposés deviendrait tel que pour eux la retraite perçue serait une quantité infinitésimale et négligeable. Le même raisonnement s’applique aux retraites des femmes.

Dans quelle mesure le bienfait de la restitution partielle de l’impôt sous forme de retraites dépasserait-il pour les hommes de cinquante-cinq ans le fardeau additionnel de l’impôt nécessairement augmenté? C’est un calcul délicat qu’il n’y a pas lieu d’entreprendre ici. Le système constituerait une sorte de tontine invisible, fonctionnant sans la création d’aucun capital que personne se crût fondé à réclamer. Tous contribueraient un peu afin que quelques-uns, à cinquante-cinq ans, pussent recevoir de l’État plus qu’ils ne lui auraient payé. La mortalité jouerait son rôle en faveur des survivans, qui toucheraient 370 francs de pension, tandis que l’accroissement des impôts annuels de l’ouvrier équivaudrait à peine au cinquième ou au sixième de cette somme. Enfin, pour les retraités des classes laborieuses, la charge serait latente et le profit palpable. Pour les propriétaires, les commerçans et les riches, l’aggravation serait évidente et onéreuse à des degrés logiques, mais sans lois d’exception et par la seule force des choses; voilà le point important.

Peut-on méconnaître en effet l’inestimable avantage de supprimer les catégories, toujours arbitraires, et d’éviter de cette façon les privilèges et les exclusions injustifiables? Ainsi, d’après les dispositions du projet ministériel, seront seuls admis comme participans « les ouvriers, employés, métayers ou domestiques de l’un et de l’autre sexe, jouissant de la qualité de Français, dont les ressources annuelles sont inférieures à 3,000 francs. » Assurément ce chiffre est très acceptable, puisque les combinaisons adoptées comportent la nécessité d’en fixer un. Mais, à notre époque et particulièrement chez nous, les conditions et les fortunes changent vite. Tel, dont la situation est au-dessus du besoin, peut tomber dans la gêne ou la misère. N’aura-t-il pas le droit de se plaindre que la caisse des retraites ait refusé ses versemens et fermé pour lui « ce compte ouvert à la prévoyance? »

De même, au moment de réclamer sa pension, le déposant « devra justifier qu’il ne jouit pas d’un revenu supérieur à 600 francs, et jamais cette pension cumulée avec ses autres revenus ne pourra dépasser 600 francs. » Qu’un ouvrier se contente de l’économie, pour ainsi dire inconsciente et passive, du son prélevé sur son salaire, l’Etat majore ses versemens et lui parfait une pension qui peut s’élever jusqu’à 600 francs par an. Qu’un travailleur, plus énergique ou plus sobre, ajoute au son quotidien assez d’épargne active et réfléchie pour se constituer 600 francs de revenu personnel, l’Etat ne lui accorde rien, puisque la limite du chiffre légal se trouve atteinte[4]. Les faveurs officielles semblent donc en raison inverse des efforts et des mérites. Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen d’encourager l’épargne privée, ni « d’assurer le progrès social par l’épanouissement des énergies individuelles, » conformément au vœu de la loi.

D’autre part, le bénéfice du projet ministériel est réservé uniquement aux salariés. A côté d’eux pourtant vivent de nombreux citoyens tout aussi dignes d’intérêt, quoique ne touchant pas de salaires bien définis. Dans un pays comme la France, où le morcellement du sol et la division du travail sont poussés très loin, il existe une foule de gagne-petit, cultivateurs, fermiers, propriétaires ruraux, artisans libres, etc., dont le rude labeur fournit péniblement à la famille le pain de chaque jour. Certes, la volonté du législateur ne saurait être de les abandonner lorsqu’au déclin de l’âge les forces leur manquent. Mais comment les secourir? Ils ne rentrent dans aucun cadre déterminé. Et les professions libérales? Ceux qui les exercent, en majorité du moins, n’ont pas un pouvoir d’épargne beaucoup plus grand que celui de l’ouvrier. Eux aussi voudraient avoir le droit de garantir un minimum de sécurité à leur vieillesse. Est-il juste de les oublier? Ne leur laissera-t-on que le triste privilège d’être l’aristocratie de la misère ?

Forcément l’intention bienfaisante de la loi gouvernementale se heurte aux inconvéniens des catégories. Le contre-projet y échappe : la retraite universelle devient naturellement obligatoire pour chacun. L’école économique et libérale repousse, au nom des saines doctrines, tout système de prévoyance involontaire. Sans doute les doctrines ont raison, dirait l’homme pratique qui court au plus pressé; mais l’expérience prouve que la classe ouvrière est foncièrement imprévoyante. L’épargne est-elle possible pour tous? L’imprévoyance ne serait-elle pas pour beaucoup un rideau qu’ils aiment à interposer entre eux et les tristesses de l’avenir? La balance du salaire et de la dépense vitale est souvent si juste, que, dès leurs débuts, la plupart des ouvriers n’ont « plus une faute à commettre. » Et quelle est l’existence honnête, riche ou pauvre, absolument exempte d’une faute ou d’une imprudence à réparer? Les principes resteront saufs, et les libertés individuelles ne seront pas confisquées, parce qu’une proportion minime d’obligation salutaire aura été introduite dans la loi. 5 pour 100 de prévoyance obligatoire et 95 pour 100 de liberté d’imprévoyance suffisent à maintenir très haut l’étendard de la responsabilité personnelle, en l’honneur de laquelle il serait peut-être inopportun de laisser périr ou souffrir tant de gens intéressans, utiles ou indispensables à la société.

Les prévisions administratives les plus optimistes admettent qu’un tiers seulement des ouvriers s’astreindrait aux conditions fixées par le gouvernement dans son projet de retraites. Or cette élite fait déjà des économies et des placemens spontanés. La paix sociale ne gagnerait donc pas grand’chose aux combinaisons proposées par le ministère. Ce ne sont pas les bons travailleurs, économes et rangés, qui constituent un péril pour notre organisation actuelle, ce sont les autres. D’où viennent les grèves, les révoltes, les haines de classes, sinon surtout de cette masse flottante d’ouvriers mauvais ou médiocres, égarés par la détresse et s’agitant au moindre coup de vent d’émeute? Qu’ils soient en partie responsables de leur malheur, nous ne le nions pas. Mais la juste maxime, « à chacun selon ses œuvres, » emprunte aux circonstances un caractère de sévérité par trop rigoureuse. Quand ils mourront de faim, leur refusera-t-on tout secours ? Mieux vaut s’y prendre d’avance et les rendre prévoyans malgré eux, afin de mettre leur vieillesse à l’abri de l’indigence. Il en découlerait un vrai bien pour eux-mêmes et pour la société entière.

Quelques voix protesteront dans le monde du travail. Le compagnon Nicaise, délégué des serruriers, disait au congrès de 1876 : « La pensée d’être prévoyant pour ceux qui ne le sont pas est un argument que nous considérons comme attentatoire à la dignité humaine... Point de tutelle ni d’ingérence de la bourgeoisie ni de l’Etat[5]. » Cette délicatesse de sentiment est respectable. Toutefois, un peu d’assurance mutuelle ne doit pas blesser les susceptibilités les plus chatouilleuses. C’est précisément un des beaux côtés du contre-projet réformiste qu’il ne s’y rencontre rien de choquant pour les travailleurs, puisque les riches toucheraient la même retraite qu’eux. Personne ne serait humilié, dès que l’humiliation deviendrait universelle.

Enfin, l’universalité des retraites simplifierait les opérations de trésorerie et les écritures, ce qui n’est pas à dédaigner. Nul besoin de créer à grands frais une administration particulière avec ses rouages compliqués et son nombreux personnel. Il suffirait d’ajouter une branche supplémentaire à la comptabilité des receveurs d’impôts, qui seraient chargés de payer les pensions dans chaque localité. Pas de pièces multiples à produire, pas de formalités gênantes, pas d’enquêtes policières ayant pour but de rechercher si le revenu de tel ou tel est supérieur à 600 francs. Un simple acte de naissance à présenter, et l’ayant droit touche sa rente.

A quelles sources faudrait-il puiser les sommes indispensables au nouveau service? Tout d’abord interviendrait ici la nécessité d’une dérogation fâcheuse à notre excellent système fiscal ; l’unité de l’impôt qui en est la base ne pourrait être maintenue. Un accroissement énorme de dépenses budgétaires résulterait, en effet, du paiement annuel des retraites. Pour éviter des confusions regrettables, force serait donc d’y affecter des taxes spéciales et d’en faire un chapitre à part. La comparaison facile à établir, par doit et avoir, entre les avantages et les sacrifices correspondans contribuerait à l’éducation économique du peuple, qui laisse encore à désirer.

Suivant une idée profondément enracinée dans l’esprit des masses, l’État est riche, infiniment riche. L’imagination populaire se le figure volontiers comme le réceptacle immense et inépuisable de la fortune publique. Illusion déplorable, que l’on ne saurait trop s’appliquer à détruire. Non, l’État n’est pas riche ; l’État est pauvre. Loin même d’être un pauvre honteux, il est le plus indiscret, le plus dénué, et aussi le plus prodigue des quémandeurs. Il use et abuse de sa force pour prendre dans toutes les bourses, petites ou grandes; il emprunte toujours, sans rembourser jamais. Faute de pouvoir modifier ces conditions pénibles, on s’y résigne; mais la prudence conseille de ne pas les aggraver en confondant le service des retraites dans l’ensemble du budget national. Le peuple sera moins tenté de réclamer sans cesse l’augmentation du chiffre des pensions s’il connaît bien le poids des charges qu’il assume et le prix que ses exigences lui coûteraient. C’est donc le cas ou jamais de lui montrer d’où vient l’argent.

Les ressources affectées aux destinations du contre-projet de loi seraient principalement les impôts de consommation sur les objets nécessaires à la vie quotidienne, ensuite les taxes douanières sur les produits de même nature; enfin, au besoin, une partie déterminée de l’impôt foncier, qui pèse sur la terre, source initiale de la production, de la nourriture et des matières premières de toute espèce. L’alcoolisme et l’ivrognerie étant le véritable obstacle à l’épargne, comme aux réformes sociales utiles, on chercherait de préférence à surtaxer l’alcool, non pas l’alcool industriel, mais l’alcool transformé en boissons et en liqueurs quelconques. Les cafés, les cabarets et tous les établissemens analogues, qui sont aujourd’hui la grande puissance électorale et politique, en même temps que le fléau des familles de travailleurs, fourniraient une large part des annuités au moyen de droits additionnels sur les patentes, les licences, etc. Par là s’établirait un nouveau genre de rapports et de solidarité entre les débitans de boissons et la clientèle innombrable dont ils sucent aujourd’hui la substance. Nous verrions une sorte de cabarets coopératifs; le buveur, en avalant son petit verre, aurait du moins la consolation ou l’excuse de penser qu’il verse quelque chose à la caisse des retraites.

D’autres impôts, de moindre importance, mais nettement spécifiés aussi, compléteraient les précédens, selon les circonstances, avec la même affectation précise. Naturellement l’État prélèverait un dixième sur la recette brute de ces contributions diverses, afin de couvrir les frais de perception. Les surplus éventuels permettraient d’alléger les surtaxes trop lourdes. L’insuffisance du rendement indiquerait, au contraire, la nécessité de relever les droits dans la mesure du possible. Ainsi, la lecture de simples tableaux mensuels démontrerait aux plus illettrés que, les sources des retraites se trouvant restreintes aux limites mêmes de la production et de la consommation générales, on ne pourrait augmenter arbitrairement le chiffre des pensions sans dépasser les facultés productives et imposables du pays. Cette leçon élémentaire d’économie politique et financière serait profitable à tous.

Quant aux détails d’exécution... Notre député réformateur ne doute de rien ; il nous excusera de ne pas le suivre plus loin. Ceux qui, à son exemple, élaborent avec conscience quelque système parfois spécieux de bienfaisance, de réconfort et de sécurité pour les misérables, voient déjà en imagination le bien accompli et la misère soulagée. Cela réchauffe le cœur. Malheureusement, le rabat-joie des chiffres et de la réalité vient refroidir les illusions généreuses. Si séduisant que puisse paraître sous certains aspects ce contre-projet de retraites, fondé sur la restitution partielle de l’impôt, la question décisive se pose toujours: combien coûterait-il ? Deux milliards et demi. C’est trop cher. On dira bien qu’un milliard environ rentrerait aussitôt dans les porte-monnaie d’où il sort. On ajoutera sans doute que l’adoption de la loi aurait pour effet immédiat une diminution sensible des frais d’assistance publique ou privée, et une notable économie dans les secours distribués actuellement aux nécessiteux qui ont passé l’âge de cinquante-cinq ans. Nous l’admettons. Le désarmement de l’Europe, si ce n’était pas une utopie d’un autre genre, permettrait-il de risquer quelque tentative dans le sens indiqué ? Peut-être. D’autre part, les enquêtes les plus impartiales et les plus sérieuses évaluent à deux milliards au moins les dépenses superflues du cabaret. Cette équivalence approximative laisse-t-elle entrevoir un avenir où tant de ressources, mieux ménagées qu’aujourd’hui, trouveraient à s’utiliser dans des combinaisons d’épargne et de prévoyance ? Ne perdons pas espoir. Mais toutes les hypothèses et les espérances ne prévalent pas contre la plus simple des opérations arithmétiques. Notre budget atteint 4 milliards ; le service des retraites exigerait 2 milliards environ. Total : 6 milliards que l’impôt devrait fournir annuellement. Qu’en pense le contribuable ?

Comme nous l’avons exposé plus haut, le système imaginé par le ministère aboutirait finalement aux mêmes sacrifices, que l’État serait également forcé de demander chaque année à l’impôt. L’appareil illusoire des capitalisations et des versemens ne servirait donc qu’à préparer des mécomptes et à créer des embarras inextricables. Car les capitaux nécessaires seraient si énormes, et leur emploi productif si difficile, qu’on n’aperçoit pas le moyen d’exécuter un projet de ce genre sans absorber la richesse disponible du pays, sans paralyser la production normale et troubler profondément tout le mouvement économique et financier qui nous fait vivre. Faut-il le répéter d’ailleurs ? Cette entreprise colossale, réclamant une multiplicité d’efforts inouïs et le concours unanime de tant de bonnes volontés, ne produirait ses premiers effets bienfaisans qu’après trente années d’attente, à supposer qu’elle en produisît, et ne serait en pleine activité qu’au bout de soixante-dix-sept ans.

Encore n’aurait-on donné satisfaction qu’à une seule des revendications socialistes. Elle figure, il est vrai, parmi les plus importantes. Comme le dit bien l’exposé des motifs du projet ministériel, « dans l’état de notre civilisation, on ne peut plus se résigner au spectacle d’une vieillesse impuissante et sans ressources. » Certes, celui qui trouverait la vraie formule d’une caisse de retraites mériterait toutes les couronnes de la terre ; ceux qui la cherchent méritent les mentions les plus honorables. Mais n’oublions pas que la solution du problème, obtenue par des placemens continus et à long terme, ajournerait indéfiniment toute autre amélioration sociale. Quel que soit l’intérêt légitime que la vieillesse nous inspire, l’enfance et la question nationale de la natalité qui faiblit ont droit à notre égale sollicitude. Bientôt la France comptera plus de grands-pères que de petits-fils. S’il est difficile de prier les enfans de prendre la peine de naître, il ne l’est pas moins de persuader aux parens de leur en fournir l’occasion. Personne n’a rien proposé de pratique pour remédier à cette carence. Les enfans sont trop chers à élever de nos jours; le premier acte de prévoyance et d’épargne des ménages est de réduire presque à l’unité le nombre des héritiers. Toute proposition de prélèvement nouveau imposé aux familles, même dans le dessein le plus louable, demande à être sérieusement examinée par le législateur. Nous avons une dette sacrée envers le passé que représentent les vieillards, mais aussi un devoir strict envers l’avenir que personnifient les enfans. Il y va de l’existence même de la nation.

On semble donc faire fausse route en se lançant dans une sorte de capitalisme à outrance, comme si tout le monde ou le plus grand nombre pouvait vivre sur le revenu d’un capital placé. Pas plus en France qu’ailleurs les conditions compliquées de la civilisation ne le permettent. La densité de la population exige que la masse subsiste sur le produit brut et que l’exception seule vive sur le produit net de tout l’ensemble des capitaux, du travail et de l’industrie modernes. C’est là, croyons-nous, un des phénomènes économiques qu’il importe le plus de ne pas perdre de vue.

La solution doit-elle être cherchée dans l’accroissement rapide des capitaux? Mais leur formation, qui résulte des profits définitifs de chaque exercice, se trouve forcément restreinte par les limites de la puissance de production et par celles de la faculté de consommation payante. L’abondance et l’excès de production font tomber les prix et les salaires. Comment sortir de ce cercle vicieux? A mesure que les capitaux augmentent, les intérêts diminuent. Nous avons doublé nos capitaux depuis soixante ans, et l’intérêt a baissé presque de moitié. Un million qui pouvait alors rapporter à cinquante personnes 1,000 francs de rente, ne peut plus aujourd’hui fournir que 500 francs de revenu annuel à cinquante personnes, ou 1,000 francs à vingt-cinq personnes seulement. Aucune combinaison ne saurait faire que nous ayons aujourd’hui, avec deux millions, plus de revenu que nous n’en avions, il y a soixante ans, avec un seul. Pour réaliser un véritable bienfait, il faudrait donc obtenir, sans procédés factices, et par un meilleur emploi des ressources existantes, une évolution supplémentaire des capitaux circulans sur lesquels subsiste la presque totalité du pays. Les efforts communs s’appliqueraient plus utilement à la découverte ou au perfectionnement des moyens propres à développer dans chaque génération les facilités viagères d’existence et de bien-être.

Notre organisation économique et sociale actuelle se prête peut-être mieux qu’on ne le suppose à la réalisation de cet idéal. Quelles que soient encore ses imperfections et ses lacunes, elle a fait ses preuves. Les progrès accomplis depuis cent ans sont un gage de confiance et doivent éclairer la marche vers l’avenir. N’avons-nous pas, dès aujourd’hui, les encourageans exemples de groupes importans où l’ordre et la concorde maintiennent une prospérité durable ? Qui nous empêche de généraliser le bien éprouvé dont nous sommes les témoins sympathiques ? Ce serait un non-sens que de s’engourdir dans l’immobilité stérile du statu quo. Ce serait folie que de faire table rase du présent et d’enlever ainsi aux améliorations futures leur seule base solide et leur point d’appui. En tout état de cause, les qualités morales sont les vraies garanties de succès et portent des fruits immédiats. Rien n’y supplée, pas même les capitalisations de fonds les plus ingénieuses dont le temps reste le facteur indispensable. Le temps c’est de l’argent, comme disent les Américains et les Anglais ; ajoutons pour conclure, la moralité c’est de l’or.


III.

Si le projet de loi sur les retraites ouvrières n’offre encore qu’en perspective une alarmante collection d’impossibilités et de périls, la question des syndicats nous met face à face avec des dangers dont la gravité saute aux yeux. L’omnipotence, en principe et en fait, d’une majorité quelconque d’individus réunis à n’importe quel titre ou quelle occasion, dans n’importe quel heu, et décidant sur n’importe quoi, l’obligation pour les minorités, sous peine de châtiment, d’obéir à ces majorités d’ordre privé, voilà en deux mots ce que contiennent les revendications syndicales. Peut-on les laisser passer sans conteste ? Assurément non. Il ne s’agit pas seulement des intérêts du travail et de l’industrie ; c’est la liberté individuelle qui se trouve enjeu. Puis comment concilier de pareilles doctrines avec le maintien de l’unité et de la souveraineté nationales ?

Que la majorité d’une réunion, d’une association ou d’un syndicat vote la grève ou prenne telle décision qu’elle voudra, c’est son affaire ; mais qu’elle puisse imposer ses volontés à la minorité opposante, cela n’est pas tolérable. Chaque ouvrier est libre de ne pas aller à l’atelier ; mais chaque ouvrier est libre également d’y aller si cela lui plaît. L’empêcher aussi bien que le forcer de s’y rendre serait empiéter gravement sur la liberté d’autrui, et faire acte d’autorité illégal autant qu’illégitime sur des citoyens libres. Le droit à l’oppression mutuelle n’existe pas plus pour les ouvriers que pour les autres. Vérités banales, qu’il semble superflu de répéter, tant elles sont l’évidence même. Hérésies néanmoins selon les nombreux adeptes du nouveau dogme syndical; comme si je ne sais quel prestige d’un pouvoir corporatif mystérieux magnétisait les foules enthousiasmées de soumission.

La famille est la corporation, la personne morale collective la plus forte et la plus naturelle que les lois humaines reconnaissent; pourtant la puissance du chef ou du conseil de famille est singulièrement restreinte et bientôt annulée par l’âge des enfans, sauf dans des cas très exceptionnels. Et l’on admettrait qu’un corps de métier constituât une personne morale jouissant d’une autorité supérieure à celle de la famille même, et investie du privilège exorbitant d’exiger l’obéissance passive à ses décrets! Sur quels sophismes s’appuieraient des prétentions aussi abusives, aussi contraires aux simples notions du bon sens. et de l’équité?

Précisément, diront quelques-uns, la famille est une corporation naturelle et fermée, dont chacun fait partie par devoir et par droit de naissance; le syndicat est une corporation civile, ouverte à tous ceux qui veulent y entrer. Dès lors, pourquoi parler d’oppression? Chaque ouvrier, en s’affiliant à un syndicat, ne s’engage-t-il pas librement d’avance à se soumettre aveuglément aux décisions de la majorité? A la bonne heure. Mais un semblable engagement est entaché de nullité. Les lois ne permettent à personne d’aliéner son indépendance électorale, ni de vendre son vote, ni de renoncer à sa liberté individuelle, sous quelque prétexte que ce soit. Ces principes s’appliquent parfaitement en matière de syndicats. Il ne saurait être licite à un citoyen, dans ce cas pas plus que dans tout autre, d’abdiquer sa responsabilité comme en servitude volontaire. Un contrat de ce genre serait déclaré caduc par les tribunaux. La faculté de se syndiquer n’implique pas le privilège d’échapper aux prescriptions de la loi commune.

Il ne serait pas mauvais non plus de savoir au juste par qui se trouverait exercée cette sorte de dictature que les doctrines nouvelles tendent à établir. Par les syndicats, les syndicats ouvriers s’entend, le mot répond à tout; mais la chose demanderait à être éclaircie. On ne peut se défendre de quelque méfiance contre la plupart des associations ou réunions analogues qui donnent le mot d’ordre à des milliers de travailleurs, et souvent le reçoivent elles-mêmes on ne sait d’où. Rarement elles sont l’expression exacte et régulière de la majorité réelle du corps d’état qu’elles se targuent de représenter. Les grèves de ces derniers mois en ont fourni de frappans exemples. Un meeting de 4 à 5,000 syndiqués, appartenant de près ou de loin à l’industrie des chemins de fer, s’efforçait par tous les moyens de dicter la loi aux 250,000 agens des compagnies. En revanche, on cite ce phénomène bizarre d’une assemblée de 3,000 personnes votant des résolutions exécutoires au nom d’une catégorie qui comprenait seulement 2,500 employés. Presque toujours c’est un groupe restreint, mais discipliné, qui endoctrine, dirige et entraîne le grand nombre. Quant aux chefs, à part les convaincus et les enthousiastes, combien l’état-major syndical ne compte-t-il pas d’ouvriers à intermittences, chevaliers de la grève plus que du travail, sans parler des meneurs étrangers à la corporation et parfois même au pays, grévistes honoraires qui se font de jolis appointemens avec le chômage des autres. Comme l’écrit M. Jules Simon, « c’est grande pitié que cette exploitation de la misère par le vice. »

Fussent-elles de bon aloi et sans tache, ces majorités d’ordre privé n’ont aucun titre à requérir la soumission des minorités ni de personne. Allèguera-t-on que dans telles ou telles sociétés particulières, réunions d’actionnaires, etc., les minorités se trouvent fréquemment réduites à subir les votes des majorités ? La situation, de part et d’autre, n’est pas comparable. Les membres d’une compagnie délibèrent sur un sujet circonscrit, sur des questions financières et commerciales nettement déterminées par la loi et les statuts ; l’actionnaire mécontent est toujours maître de retirer son argent et de le placer ailleurs. Les syndicats, qui ordonnent les grèves, veulent bon gré mal gré enlever à l’ouvrier son gagne-pain et rendre le syndicat obligatoire. Naguère encore, la principale cause des diverses campagnes entreprises contre les bureaux de placement était le secret dessein de forcer tous les ouvriers d’un même corps d’état à n’obtenir de travail que par l’entremise et avec l’agrément des chambres syndicales. Du reste, leurs prétentions ne prennent plus la peine de se déguiser. « Tout salarié doit faire partie d’un syndicat... Les syndicats seront les seuls intermédiaires chargés de classer les travailleurs. » Ainsi l’a déclaré hautement le congrès de Bruxelles[6]. C’est un monopole pur et simple. Hors du syndicat, point de travail, point de salut.

La doctrine déjà redoutable de la souveraineté des majorités nationale, électorale, et parlementaire sur le terrain légal et politique est admise. Il faut bien la subir et la défendre; aucun autre moyen n’apparaît de mettre un terme aux discussions, ni de décider entre les opinions et les choix contraires ; on n’a pas trouvé d’autre base pour y asseoir solidement l’autorité des pouvoirs représentatifs. Mais quelle faute que de transporter ce principe hors de son domaine propre et d’en étendre l’application! Comme s’il était permis de confondre le vote d’une assemblée politique, représentant les intérêts publics du pays, avec les décisions prises par une réunion quelconque de personnes traitant ensemble d’intérêts prives.

Dans nos sociétés modernes, si compliquées, la liberté individuelle est restreinte par assez d’entraves, politiques, financières, administratives ou pénales. On propose d’y ajouter par surcroît le fardeau et la gêne intolérables de lois minutieuses imposées par les majorités irrégulières de groupes souverains, légiférant sans appel sur toutes les affaires petites ou grandes de la vie quotidienne. Chaque ville ou village, chaque atelier, chaque fabrique, chaque centre industriel, agricole ou commercial aurait ses syndicats spéciaux, dont les volontés et les fantaisies deviendraient également obligatoires; ce serait le régime du bon plaisir syndiqué. Pourquoi pas aussi quelque futur syndicat de la presse où la minorité devrait adopter les vues et les opinions de la majorité, en sorte que tous les écrivains et les publicistes se verraient contraints d’attaquer et de défendre solidairement les mêmes choses, les mêmes idées et les mêmes hommes? Rien à craindre de ce côté. Mais en laissant libre carrière aux empiétemens de la prétendue souveraineté syndicale, on exposerait la souveraineté nationale à des risques graves. Un beau jour, l’inévitable syndicat des syndicats n’aurait plus qu’à dire : « L’État, c’est moi! »

Pour corriger des abus réels et prévenir des dangers probables ou possibles, il faudrait aviser sans retard. Ne demandons pas que les syndicats soient abolis; ils ont le droit d’occuper leur place au soleil démocratique, à la condition toutefois de ne pas mettre le reste du monde à l’ombre. Comme toutes les grandes forces, ils peuvent beaucoup pour le bien et pour le mal. Certaines mesures de préservation semblent urgentes, dans l’intérêt du public, des patrons et principalement des ouvriers, auxquels leurs propres syndicats imposent une protection par trop oppressive.

Jusqu’à quel point la législation actuelle régissant la matière est- elle défectueuse? Quelles modifications conviendrait-il d’y apporter? Nous n’avons pas l’ambition de répondre à ces questions délicates. Peut-être le défaut essentiel du texte légal est-il l’interprétation fausse que les ouvriers lui donnent, sans le connaître d’ailleurs. La loi de 1884 a pu conférer aux syndicats des privilèges fort importans, elle n’autorise à aucun titre leurs prétentions subversives. Quelles que fussent les difficultés de concilier sur ce point l’éternelle querelle entre les droits des collectivités et ceux des individus, il n’entrait assurément pas dans la pensée du législateur que la liberté d’association dût supprimer la liberté individuelle, ni qu’une part quelconque de souveraineté sur les citoyens fût déléguée à des corporations d’un nouveau genre. Mais en France, qui connaît la loi? C’est cette ignorance fâcheuse qu’il importerait d’abord de combattre.

Maintenues ou modifiées dans leurs termes, les prescriptions législatives sur les syndicats devraient être connues et comprises de tous, en réalité, et non pas uniquement d’après une fiction juridique. Que la loi, dérogeant en ce cas à ses habitudes de concision nécessaire, se fasse donc elle-même l’éducatrice de ceux qu’elle a mission de protéger. Qu’une sorte de commentaire en explique la lettre et surtout l’esprit dans une forme claire, sans apprêt, intelligible pour les moins instruits. Pas de glose savante, pas de termes techniques dont le sens échappe, sauf aux initiés. Un exposé simple, familier, presque naïf; quelque chose comme un catéchisme laïque et syndical, ou si l’on préfère, un manuel du parfait syndiqué. Par exemple :

Le pouvoir souverain appartient à la nation seule. Aucun pouvoir sur les personnes n’appartient aux syndicats.

L’obéissance est due aux lois votées par la majorité des assemblées législatives, qui représentent le peuple. Nulle obéissance n’est due à aucune majorité d’aucun syndicat, lequel représente des particuliers.

Le droit de faire grève signifie le droit de ne pas travailler soi-même, mais ne signifie pas le droit d’empêcher ou d’entraver le travail des autres, etc.

Ainsi l’ouvrier apprendrait à mieux connaître ses privilèges. Pourquoi non ? Il saurait également que le premier de tous est de ne pas se laisser opprimer, même par les camarades. Quel effet produirait sur les foules ce petit cours de droit populaire? L’expérience n’est pas coûteuse ; on peut toujours essayer.

La loi de 1884, qu’un usage abusif transforme en instrument de servitude, offre des armes défensives à la liberté. Un des moyens les plus efficaces d’éviter la tyrannie syndicale serait d’opposer à syndicat syndicat et demi. Les coalitions formées par les minorités dissidentes serviraient de correctif aux excès de pouvoir commis par les majorités oppressives. Cette fondation de syndicats parallèles dans un même corps d’état assurerait la loyauté et la plénitude de la discussion, à l’abri des menaces et des violences que les ouvriers exercent si facilement les uns sur les autres. D’ailleurs, la diversité des groupes se justifierait pleinement par la différence des intérêts, des besoins et des charges. Rien n’empêcherait que n’importe quel corps de métier comptât à la fois un syndicat de célibataires et un syndicat d’hommes mariés. Si les uns veulent faire des syndicats d’agitation, pourquoi les autres ne constitueraient-ils pas des syndicats d’apaisement? Il est dans l’intérêt même des associations ouvrières que les travailleurs montrent quelque initiative en faveur de l’indépendance individuelle.

Les syndicats, en effet, commencent à fatiguer l’opinion, qui leur était d’abord favorable ; les derniers événemens de Toulouse, après tant d’autres, ne sont pas de nature à leur ramener les sympathies publiques. On réclame des sévérités nouvelles, imposant aux syndicats solidairement des responsabilités pécuniaires et à leurs chefs des responsabilités personnelles, en cas de violences ou de dégâts matériels provoqués par eux. Qu’auraient à dire aussi les syndicats ouvriers, qui s’arrogent le privilège exclusif de conférer le droit au travail, si l’on proposait de leur appliquer les prescriptions pénales contre les accapareurs? Dans les couloirs de la chambre on a même parlé un instant de recourir aux lois rigoureuses de la Convention. Plaise plutôt au quatrième État de consentir à rentrer dans le droit commun. Sinon, son omnipotence susciterait bientôt les révoltes d’un cinquième État, qui se plaindrait à son tour de n’être rien et voudrait être tout[7]. Ce serait sans cesse à recommencer.

L’association est une excellente chose; mais elle risque d’aboutir, par une pente rapide et glissante, à la confiscation de la liberté individuelle. Summum jus summa injuria. Vieux dicton rebattu qui, pour être latin, n’en est pas moins éternel, et partant toujours actuel. L’Économiste français reproduisait dernièrement la dépêche suivante, communiquée de Saint-Étienne à l’agence Havas : « On sait que les mécaniciens machinistes des compagnies houillères de tout le bassin se sont mis en grève il y a quatre jours pour faire accepter par les compagnies cette règle, que dorénavant elles ne pourraient prendre comme apprentis mécaniciens que des jeunes gens fils de mécaniciens syndiqués ou agréés par le syndicat des mécaniciens. » Les syndicats ouvriers ne se refusent rien et veulent être héréditaires. Ce ne serait ni plus ni moins excessif et ridicule de fonder un syndicat analogue pour imposer au ministre de la guerre l’obligation de ne choisir les maréchaux, amiraux, généraux ou colonels, que parmi les fils et les descendans de ces hauts gradés. Pourquoi l’hérédité des étoiles, des bâtons, des épaulettes et des graines d’épinards syndiqués aurait-elle moins d’importance et de droits que celle des syndicats de mécaniciens? En revanche, ces syndicats consentiraient-ils à payer les frais et indemnités, conséquences des catastrophes douloureuses attribuées à l’imprudence de quelques-uns de leurs membres ?

Une louable impulsion est donnée ou acceptée de toutes parts en vue d’améliorer la situation, souvent très dure, des plus mal partagés de ce monde; une émulation généreuse en leur faveur se manifeste aux quatre points cardinaux de l’horizon social et politique. Nous sommes tous socialistes, c’est entendu, ou presque tous, avec des nuances. Mais jusqu’ici le socialisme, que nul n’a su ni définir, ni capter, ni mettre en pratique, est resté ce qu’il y a de plus périlleux dans son obscure et vaporeuse intuition. Verrons-nous le miracle de sa conversion encore imprévue en quelque formule positive et discutable? Nous en avons vu bien d’autres. Quoi de plus insaisissable jadis, de plus impuissant et de plus vain que la vapeur? Et pourtant quels services n’a-t-elle pas rendus à la civilisation moderne? Seulement, c’est nous qui nous sommes emparés de la vapeur pour la transformer en travail utile; ce n’est pas elle qui s’est emparée de nous. De même est-ce peut-être en devenant une force maniable que le socialisme, à son tour, contribuera aux progrès du présent et de l’avenir.

Aussi bien, il se rencontre des symptômes favorables parmi les divers essais préparatoires du soulèvement ouvrier qui nous est promis. Tout n’est pas à regretter dans la récente grève des chemins de fer. A côté d’exemples fâcheux, venus de catégories plutôt secondaires, on en relève beaucoup qui sont à l’honneur des vrais et loyaux travailleurs professionnels. Nous n’en sommes qu’aux menaces et aux escarmouches, la grande guerre n’est pas déclarée. On pourrait encore s’entendre pour une génération ou deux ; c’est le cas de créer le syndicat libéral de la cordialité, du savoir-faire et du bon sens.


DUC DE NOAILLES.

  1. Voir, entre autres, le lumineux article de M. Paul Leroy-Beaulieu dans l’Économiste français du 4 juillet 1891.
  2. D’après une enquête sérieuse sur l’Algérie, l’effet utile des sommes employées par l’État en travaux publics serait de 23 pour 100 au maximum, et plus exactement sans doute de 15 ou même de 10 pour 100 seulement. La déperdition s’élèverait donc à 77 pour 100 au minimum, dont 60 pour 100 de frais administratifs. Sur 100 francs versés par le contribuable, 23 francs à peine se transformeraient en travail effectif. (Le Temps, 5 septembre 1891.)
  3. Ces chiffres ont été établis d’après la table de mortalité de la caisse nationale des retraites annexée au projet de loi.
  4. Tout revenu possédé devant entrer en décompte de la retraite, dont le maximum est fixé à 600 francs, un ouvrier qui aurait 599 francs de revenu personnel recevrait de l’Etat une pension annuelle de 1 franc.
  5. Les retraites ouvrières, par M. Eug. Rochetin. Journal des Économistes, août 1891.
  6. Plaidoyer en faveur du cinquième État, par M. Paul Leroy-Beaulieu. L’Économiste français, 29 août 1891.
  7. Comme symptôme, ne voyons-nous pas déjà, en Angleterre, surgir les revendications d’une sorte de cinquième État, sous la rubrique d’Unskilled Labor, catégorie flottante du travail inférieur n’exigeant point l’habileté de main des ouvriers et des artisans professionnels? Ces nombreux hommes de peine et manouvriers protestent non-seulement contre la modicité relative et l’incertitude de leurs salaires, mais encore contre la supériorité dédaigneuse des travailleurs bien classés qu’ils accusent de ne pas fraterniser avec eux, et d’être « les bourgeois de l’avenir. » On est toujours le bourgeois de quelqu’un.