Les Ressuscités/Édouard Ourliac

Calmann Lévy, éditeur (p. 273-323).

ÉDOUARD OURLIAC

À la tête des romanciers de deuxième ordre qui abondent dans notre époque, il faudra placer Édouard Ourliac. Cette opinion nous est suscitée par la lecture que nous venons de faire de son œuvre, éparse dans les revues, dans les livres ornés d’estampes et dans les journaux quotidiens. Édouard Ourliac, bien qu’il n’ait vécu que trente-cinq ans, a considérablement écrit ; et rien dans l’ensemble de ses travaux ne trahit ce que nous appelons aujourd’hui les concessions au métier. Le métier, nous devons le proclamer à la louange de quelques hommes, n’a d’ailleurs point été pratiqué dans la première période du mouvement romantique : il est presque uniquement le produit du roman-feuilleton. Sans appartenir précisément à la légion des écrivains qui ont violemment guéri la littérature de ses pâles couleurs, Édouard Ourliac a dû cependant à la fréquentation de plusieurs d’entre eux le souci de la conscience et de la dignité dans le travail. Il n’a jamais porté de défi à ses propres forces, et, dans l’exercice des lettres, il n’a pas vu autre chose que la satisfaction de ses instincts les plus chers.

La place qu’Édouard Ourliac occupa au milieu de ses contemporains fut, sinon une des plus éclatantes, du moins une des plus distinguées et, graduellement, une des plus solides. Sur la fin de sa courte existence, il avait fini par obtenir ce respect et cette autorité littéraires qui n’arrivent habituellement qu’après de longues années et à la suite d’œuvres importantes. Le sérieux, le pensé de ses dernières compositions faisaient concevoir des espérances qu’il n’eût certainement pas trompées, si Dieu ne lui avait mesuré le temps d’une façon si parcimonieuse.

Mais Édouard Ourliac n’est pas de ceux à qui la justice doive arriver par la compassion. Son nom se passerait aisément de l’auréole funèbre ; nos lecteurs en conviendront, après que nous leur aurons fait traverser la galerie de ses ouvrages.

Auparavant, nous demandons la permission de placer quelques détails biographiques, qui expliqueront les différentes phases de son talent. Même si nous appuyons sur ce côté de notre étude, si nous développons avec une complaisance trop sympathique les espiègleries, les efforts, les tristesses, et finalement les tortures de cette existence diversement éprouvée, il ne faudra y voir que le désir de présenter, à propos d’un seul homme, un côté du grand tableau de la vie littéraire pendant une période de ce siècle.

Edouard Ourliac naquit le 31 juillet 1813, dans une ville du Midi, à Carcassonne, croyons-nous. Ses parents, demi-artisans, demi-bourgeois, firent des sacrifices pour son éducation, et l’envoyèrent d’abord chez les Lazaristes de Montdidier. Ce commencement d’éducation religieuse demeura toujours l’impression dominante de son enfance ; et quoique plus tard il ait accepté toutes les railleries philosophiques et trempé dans presque toutes les folies du monde, c’est en grande partie à la puissance de cette impression qu’on doit attribuer son retour à l’autorité ecclésiastique. Il resta chez les Lazaristes jusqu’à sa première communion, époque à laquelle son père et sa mère vinrent habiter Paris. Là, on l’envoya au collège Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, où il se fit remarquer son aptitude pour les lettres. Nous tenons de ses condisciples de merveilleux récits sur sa facilité à composer, principalement des vers français. Ce n’est cependant pas comme poëte qu’il devait compter, mais enfin il est reconnu depuis longtemps que toutes les natures littéraires se laissent prendre plus ou moins dès l’aurore à cette musique peinte ; pour elles, en effet, c’est ce qu’il y a de plus séduisant et de plus facile ; de plus séduisant, puisque les grandes renommées se rattachent à ce mot magique de poésie ; de plus facile, parce qu’on y trouve plus qu’ailleurs des sentiments notés, des enthousiasmes prévus, une grammaire bienveillante et offrant des lisières aux bras débiles. Au jeune âge, la grande prose, la belle prose, comme disait Buffon, effraye avec ses exigences de faits et de pensées, on ne l’aborde qu’en tremblant et avec embarras ; ou bien on élude la difficulté, on fait ce que l’on appelle de la prose poétique, c’est-à-dire quelque chose d’indécis, de puéril, et qui rappelle le Joseph de Bitaubé.

Le poëte Ourliâc ne resta pas longtemps au collège ; il entra dans l’administration des hospices. J’ignore si ce fut un bon employé, mais j’en doute, à cause des relations littéraires qu’il noua immédiatement. Son premier protecteur fut M. Touchard-Lafosse, un homme qu’on a vite oublié, un compilateur, un romancier qui cherchait des veines, un entrepreneur de Mémoires ; sous son inspiration directe, il écrivit deux romans, qu’il orna de titres frénétiques, comme c’était alors la mode dans l’école de M. Touchard-Lafosse, de M. le baron de Lamothe-Langon et de M. Horace de Saint-Aubin. Le premier de ces romans était l’Archevêque et la Protestante, le second Jeanne la Noire ; ils furent publiés à un an de distance, en 1832 et en 1833. Nous venons de les relire sans trop d’ennui ; il est certain que cela ne vaut pas grand’chose, mais il y a des promesses, une gaieté un peu grosse qui dérive de Scarron et un penchant déjà très-accusé pour les scènes d’hôtellerie. Dans Jeanne la Noire surtout, Ourliac avoue nettement ses préférences ; elles ne portent ni sur Shakespeare ni sur Dante, non plus que sur lord Byron, par qui cependant les esprits étaient fort remués ; ses auteurs préférés, et il en parle le front haut, c’est Le Sage, c’est Walter Scott, c’est madame Cottin elle-même, « qui, dit-il, avec une seule passion du cœur, développée et admirablement décrite, a fait des chefs-d’œuvre. » Il dévoile naïvement ses sympathies pour les épisodes de la Nonne sanglante dans le Moine de Lewis, du Curieux impertinent dans Cervantes, de la Lodoïska de Louvet de Couvray, et surtout, — surtout ! — les admirables histoires de don Raphaël et de Scipion dans Gil Blas. Nous retrouverons fréquemment cette admiration pour Le Sage. Mais ce qu’il y a de plus caractéristique dans cette sorte de déclaration de principes, par laquelle il termine le troisième volume de Jeanne la Noire, c’est l’hommage qu’il rend à Boileau, à ce même Boileau que l’école nouvelle avait transformé en bouc émissaire : « Nous sommes heureux, dit-il, de pouvoir conclure par une classique citation du judicieux Boileau, qu’il ne faut point trop haïr parce qu’il a dénigré le Tasse et Molière : c’est en romans surtout que

Le secret est d’abord de plaire et de toucher ;
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. »

Édouard Ourliac indiquait franchement ainsi son point de départ. Je sais bien que l’exécution ne répondit pas d’abord à la promesse ; mais n’importe, il y a un acte de bonne volonté dont il faut lui tenir compte, en considérant qu’il n’avait pas vingt ans lorsqu’il écrivait ces deux ouvrages, aujourd’hui complètement oubliés, et dont il était le premier à rougir plus tard[1].

Sa jeunesse fut gaie, où du moins elle revêtit toutes les apparences de la gaieté.

On cite de lui vingt traits. C’est Édouard Ourliac qui, après les trois journées de juillet 1830, avait imaginé de se rendre sous les fenêtres du palais des Tuileries, un drapeau tricolore à la main, et suivi d’une bande de gamins recrutés sur son passage ; là, il appelait à grands cris le roi Louis-Philippe, et lorsque Louis-Philippe paraissait au balcon, Ourliac le priait de chanter la Marseillaise. Le roi, que de récentes ovations populaires avaient rendu l’esclave de ses moindres sujets, accédait avec un gracieux sourire à l’invitation du jeune porte-drapeau ; et, la main sur son cœur, les yeux au ciel, dans une pose que la peinture officielle a immortalisée, il répétait le chant de son adolescence, dont Ourliac et les siens entonnaient le refrain en chœur. Cela dégénéra tellement en scie, que le monarque-citoyen finit par s’en apercevoir ; au risque de s’aliéner le cœur de ses sujets, il consigna à la porte du palais Édouard Ourliac et sa cohorte.

En ce temps-là, un petit journal florissait à l’ombre du souvenir de Beaumarchais ; c’était le Figaro, qui a passé aux mains d’un grand nombre d’hommes d’esprit, et qui, en politique, a successivement brillé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ourliac trouva place dans ce petit journal : il y connut Balzac, qui se faisait alors la main ; Alphonse Karr, qui appelait à l’aide de son talent toutes les originalités pratiques ; Paul de Kock, Alexandre Dumas, Scribe, — mélange, confusion, bruit, renommée. Au Figaro, on se délassait un peu de la contrainte romantique : on n’était plus cosmopolite, on était Français ; Dante et Shakespeare étaient oubliés un moment ; on riait, et ce rire semblait être renouvelé des Actes des Apôtres, monument de l’esprit de la Révolution. Non pas que je conseille à personne de relire la collection du Figaro (d’abord on ne la trouverait pas aisément) ; ce rire a été usé, cet esprit a été dépassé ; en pareil cas, il vaut mieux se souvenir que relire. Édouard Ourliac fit merveille dans ce recueil ; il se débarrassa de ce que les leçons de M. Touchard-Lafosse avaient de trop vulgaire ; il fut lui pour la première fois, c’est-à-dire que sa verve de la rue passa entière dans le journal[2]. Ce travail de chaque jour acheva de le rompre tout à fait au métier littéraire. À ce point de vue, l’apprentissage par le petit journal, tant décrié, a des côtés réellement profitables.

« La première fois que j’ai rencontré Ourliac, — a écrit M. Arsène Houssaye, — c’était durant le carnaval de 1835, au bal de l’Opéra-Comique. On faisait cercle pour le voir danser. Il avait imaginé de représenter en dansant Napoléon à toutes les périodes suprêmes de sa vie : aux Pyramides, à Waterloo, à Sainte-Hélène. Il menait en laisse une femme qui ressemblait à un mélancolique pastel de Landberg, une de ces femmes qui vivent le plus honnêtement possible en deçà du mariage et hors du célibat. Nous fûmes du même souper ; je m’aperçus que sous le danseur il y avait un poëte… Il avait écrit deux romans de pacotille. C’était son désespoir. Il ne savait comment racheter ses premiers péchés littéraires. Il vivait avec son père et sa mère, rue Saint-Roch. Il habitait une petite chambre bleue, si j’ai bonne mémoire, tapissée de quelques pastiches de Watteau et de Boucher ; sa bibliothèque renfermait presque autant de pipes que d’in-octavo. On ne l’y voyait que le soir ou le dimanche, car il était attelé à un petitemploi de douze cents francs aux Enfants-Trouvés. Il avait beaucoup de camarades et peu d’amis. C’était dans notre poétique bohème de l’impasse du Doyenné que nous vivions en familiarité avec ce charmant esprit. Ourliac venait tous les matins nous voir dans ce royaume de la fantaisie. C’était son chemin pour aller aux Enfants-Trouvés… Nous n’avions pas d’argent, mais nous vivions en grands seigneurs ; nous donnions la comédie ; ces dames de l’Opéra soupaient chez nous, vaille que vaille, et daignaient danser pour nous à la fortune de leurs souliers. Édouard Ourliac surtout donnait la comédie. C’était le Molière de la bande. Il était auteur et acteur avec la même verve et la même gaieté. À une de nos fêtes ces dames le noyèrent, à plusieurs reprises, dans une avalanche de bouquets. »

La vérité est qu’avec la vive tournure de son esprit et de son corps il excellait surtout dans la représentation des arlequins. Ce n’était pas que de plus sérieuses tentatives ne se fissent jour à travers ces folies : on a le souvenir d’une tragédie en un acte et en vers, composée par Édouard Ourliac pour le théâtre intime de la rue du Doyenné ; cette tragédie, restée inédite, avait devancé et deviné le Ruy Blas de Victor Hugo, car elle mettait en scène la passion d’un domestique pour une grande dame.

Malgré les bals et les femmes menées en laisse, Édouard Ourliac n’a pas laissé la mémoire d’un don Juan littéraire. Ses amours un peu vagabondes peuvent se résumer en cinq ou six aventures, dont quelques-unes avec des actrices des petits théâtres. Est-ce chez une de ces actrices qu’il aura rencontré le type séduisant de Suzanne ? J’avoue que j’en doute ; je préfère supposer que l’une d’elles a posé devant lui, comme posent devant l’artiste ces créatures banales transformées à leur insu en Mignon ou en Sapho. Le modèle est indispensable à l’écrivain comme au peintre ; tantôt c’est la femme qu’on désire, tantôt la femme qu’on regrette ; d’autres fois c’est un vice mystérieux et caressé que l’on extrait du fond de son cœur pour en doter publiquement le héros de son livre. Molière, l’abbé Prévost, Beaumarchais n’ont pas fait autrement. Et Balzac donc ! vous le meniez dans votre famille, parmi vos frères, vos sœurs, votre père, votre mère, vos oncles et vos tantes ; Balzac n’avait l’air de rien, il riait, causait et faisait la partie au coin du feu ; seulement, au bout de trois jours, il vous racontait l’histoire de votre famille entière, sans vous faire grâce d’un cousin. Il avait pris ses notes ; en d’autres termes, tous ces gens-là avaient été autant de modèles pour lui.

Je ne sais comment Édouard Ourliac se trouva amené à écrire dans le Journal des Enfants. Toutefois est-il qu’il en devint bientôt un des collaborateurs les plus assidus et les plus aimés. Une ou deux parades qu’il avait écrites sans y prendre garde eurent un succès inespéré ; on lui en demanda d’autres ; et une véritable vogue s’attacha dès lors à ces petites compositions scéniques.

L’une d’elles, la Première Tragédie de Gœthe, contient un prologue en vers débité par le seigneur Croquignole :

Permettez-moi, Messieurs, en mouchant mes chandelles.
De causer un instant de ce qu’on joue ici ;
Ce ne sont, il est vrai, que farces, bagatelles,
Mais si l’on est content, je le suis fort aussi.
Ma foi ! vive la joie et les parades folles
Où le héros survient, la perruque à l’envers,
Un bras gris, l’autre bleu, le chapeau de travers,
Et débute, s’il veut, par quelques cabrioles.
Ma catastrophe, à moi, c’est un coup de bâton ;
Mon poignard, Arlequin le porte à sa ceinture ;
Nos sabres sont de bois, nos noirceurs en peinture,
Et si le dénoûment nous touche d’aventure,
C’est qu’on doit immoler un pâté de carton.

Voilà son programme tout entier. On aime à découvrir ce coin de naïveté inattendu chez un auteur déjà aguerri aux malices du Figaro, cet amour des enfants chez un journaliste accoutumé à tirer profit des passions des hommes. Mais qu’on ne s’abuse pas cependant : le théâtre d’Édouard Ourliac procède moins de Berquin que de Gherardi ; la tradition qu’il suit est celle des Janot, des Grippe-Soleil, des Funambules, du tréteau. Il ne danse pas, il gambade ; il ne mange pas, il s’empiffre ; il ne rit pas, il tombe en épilepsie. Mais comme après tout il ne cherche pas à dissimuler son pastiche, qu’au contraire il l’étale franchement, on le lit sans prévention, et on se laisse volontiers prendre au rire qu’il veut exciter. Parmi les pièces de ce spectacle dans une chaise, l’Hôpital des fous est basé sur une idée fort plaisante. La scène se passe dans la cour d’un établissement d’aliénés ; un poëte pensionnaire du lieu entre avec quatre de ses camarades :

« Le poëte. — Ma foi, messieurs, vous me voyez fort embarrassé. J’ai composé pour ce soir un grand ouvrage de théâtre (car vous savez que c’est mon métier), et je n’en connais pas encore le sujet. Mon drame, s’il vous plaît, doit être précisément ce qui va se passer aujourd’hui ici-même ; belle pièce, je vous jure, et où l’on verra s’agiter toutes les passions qui gouvernent la destinée humaine. Nous y jouerons tous notre rôle. On nous recommande de peindre les hommes ; mais que diable ! nous sommes des hommes. Au lieu d’une copie de la nature, nous donnons l’original. Çà, l’heure approche, le théâtre est tout prêt. On entrera par cette porte, on sortira par cette autre. Je vous prie aussi de considérer comme nos décors sont bien peints, que ces arbres sont de vrais arbres, et que cette cour est une cour véritable. Je suis fort curieux de connaître mon œuvre, et si le héros est laid, et si l’héroïne chante bien, si cela est sérieux, si cela est comique. Il serait temps de commencer. Mais je ne vois point arriver d’acteurs. »

Le poëte se dépite pendant quelque temps ; enfin, il aperçoit un homme qui escalade le mur de l’hospice et saute dans la cour.

« Le poëte. — N’en doutez plus, la scène s’ouvre. C’est le héros du poëme. Allons, la musique ! ferme tenez bon, souillez fort.

Pascariel. — Ouf ! peste soit des gens qui m’ont valu ce saut ! Je cours après mon maître comme il court après la raison, et je perdrai mes jambes comme il a perdu son esprit. Je vais m’informer à ces gens que voilà. — Au poète : Monsieur, je cherche ici mon maitre.

Le poëte. — Je le sais, vous entrez par la gauche du théâtre ; c’est fort bien, je l’avais pensé ainsi. Mais que m’allez-vous dire à cette heure ? Qui vous attriste ou vous égayé ? Êtes-vous le messager funèbre de la fatalité ou le héraut bouffon d’une trame burlesque ? Venez-vous nouer une action tragique ou n’êtes-vous qu’un valet de comédie ? Allez-vous rire ou pleurer, donner des coups de poignard ou recevoir des coups de bâton ?

Pascariel. — Mon ami, vous tenez vous-même sur la nuque un assez joli coup de marteau, et je donnais dans une fière bourde. Je ne suis point un valet de comédie, entendez-vous, et si je vous donne à pleurer, je vous jure en tout cas que vous me faites rire.

Le poëte. — Parlez plus gravement, et exposez-moi votre conte.

Pascariel. — Je ne demande pas mieux, soyez donc raisonnable.

Le poëte. — Soyez vous-même plus réservé ; le ton doux, la voix claire, le geste mesuré, allez.

Pascariel. — Eh bien ! oui, soit, je veux bien.

Le poëte. — Vous entrez par là ?

Pascariel. — Sans doute, j’entre par là, et je vais vous dire pourquoi. Mon maître a perdu ces jours-ci sa raison au jeu. J’entends qu’il a perdu sa raison, parce qu’il a perdu son argent. L’esprit lui a tourné.

Le poëte. — C’est grand dommage, et vous m’intéressez au dernier point. Continuez.

Pascariel. — On a conduit mon maître dans cette maison. Sa famille est désolée. J’apporte ici une lettre de son oncle, pour qu’on ait à le bien soigner. Or, je voulais le voir par la même occasion, car je l’aime tendrement ; on a eu la barbarie de s’y opposer ; les guichetiers m’ont barré le passage. Heureusement, je suis garçon avisé autant que fidèle, j’ai du cœur et de l’esprit : je vous ai planté une grande échelle au pied de ce mur, et me voici en deux sauts.

Le poëte. — À merveille ! L’histoire paraît vraisemblable et s’expose naturellement. Tout me fait supposer un dénoûment heureux.

Pascariel. — Indiquez-moi d’abord où je trouverai mon maître, si vous le connaissez. C’est un grand brun, bien fait, l’œil bleu, le nez de travers et une verrue sur la joue.

Le poëte. — Soignez votre style surtout. Ne vous intimidez pas. Bonjour. (Il sort.) »

Cela, comme nous l’avons dit il y a quelques lignes plus haut, n’est pas en effet dans la manière du Bordelais Berquin, mais cela n’en vaut pas moins sous le rapport littéraire. À la même époque, nous assure-t-on, Ourliac, que le démon des vers n’avait pas encore abandonné, insérait des fragments poétiques dans les recueils de madame Janet, la providence des poëtes d’alors (les poëtes d’à présent n’ont plus de providence). On veut aussi qu’il ait passé dans le feuilleton du Constitutionnel, mais pour s’y moquer des propriétaires et des lecteurs. De ce moment, et par suite de cette multiplicité de travaux, il commença à compter dans les rangs littéraires ; aussi croyons-nous devoir placer là une esquisse de sa personne.

C’était un petit homme ; il avait le teint un peu bilieux ; le sang-froid et le pétillement se succédaient sans transition sur sa physionomie, incontestablement marquée du sceau de l’intelligence[3]. À le voir, à l’écouter surtout, on aurait dit un neveu de Voltaire. C’était bien là le journaliste endiablé, l’homme du coup de griffe ; c’était bien là l’esprit parisien dans sa personnification la plus téméraire, tantôt habillant l’insolence d’un vêtement de gravité, tantôt faisant traîner à la raison toutes les fanfreluches et toutes les casseroles de la Courtille. M. Arsène Houssaye a dit vrai : Ourliac avait beaucoup de camarades et peu d’amis. La faute en était à son caractère trop exclusivement et surtout trop brillamment tourné vers la goguenardise. Il était le feu, l’entrain d’un repas d’hommes de lettres ; il en était aussi l’inquiétude. Il tirait ses pétards dans les jambes de tout le monde, ou bien, comme Musson le mystificateur, il choisissait une victime, et dès qu’il l’avait choisie, il ne la lâchait plus. Il était acerbe, quoique turbulent, et certains de ses bons mots produisaient une sensation de froid, comparable à celle d’un acier entamant l’épiderme. L’étude des parades lui avait donné un goût réel pour la cruauté dans le comique ; il ne parlait qu’avec délices des coups de bâton pleuvant dru sur l’échine, des côtes fracassées, des médecines amères, de la noyade et de la pendaison ; il se plaisait à faire frissonner son auditoire avec des détails chirurgicaux. Pour tout dire enfin, son esprit n’aimait qu’à travailler sur le vif. Aussi toutes ses plaisanteries n’avaient-elles pas le même succès ; quelques-unes ressemblaient trop à ces bourrades que se donnent les paysans dans les fêtes de village, ou à ces espiègleries funèbres qui consistent à se revêtir d’un long, drap blanc et à venir agiter des chaînes dans la chambre d’un ami qui dort. Lui-même en est convenu de bonne foi :

Je l’avoue, un soufflet qui se trompe de face,
Au fort de son courroux Cassandre qu’on fait choir,
Un coup de pied qu’on donne ou reçoit avec grâce,
Un grand plat de bouillie en un manteau bien noir ;
Gille, en fouillant au pot, qui se brûle à la braise
Et qui lèche en hurlant ses doigts enfarinés ;
Quand celui-ci s’assied, l’autre tirant la chaise,
Et les portes toujours sa fermant sur les nez,
Sont divertissements qui me font pâmer d’aise[4].

Tout cela contribuait à le faire redouter de ses collègues, spirituels autant que lui peut-être, mais moins doués de spontanéité. Quoi qu’il en soit, de là au méchant homme qu’on a voulu faire d’Édouard Ourliac, il y a loin, très-loin. Son cœur était sain et bon. S’il n’a pas contracté d’amitiés dans les lettres, il a rencontré dans la vie privée et partagé de douces affections.

Dans un croquis très-littérairement tracé,

MM. Edmond et Jules de Goncourt ont admis peut-être avec une facilité trop prompte certains renseignements sur les habitudes très-privées d’Ourliac ; ils lui ont presque fait un crime du peu d’argent dont il pouvait disposer dans les parties de plaisir[5]. On peut répondre, à la décharge de ce pauvre garçon, qu’il ne possédait aucune espèce de patrimoine, et que la littérature telle qu’il la pratiquait pouvait suffire tout au plus aux exigences premières de la vie. Qu’il ait conçu quelque honte de sa pauvreté et qu’il l’ait exhalée ensuite dans des romans, tels que Collinet et Suzanne, cela est tout naturel, Mais nous ne nous avancerons pas davantage sur ce terrain.

Pour donner à la fois une idée précise de son caractère et des tendances de sa littérature, à l’époque de sa collaboration au Figaro, nous allons prendre une composition publiée, en 1837, dans les livraisons de ce journal : la Jeunesse du temps, ou le Temps de la jeunesse, parade bourgeoise. Elle est peu connue, et elle est réjouissante. — M. Vidalot est un marchand de Saint-Quentin, un honnête drapier. Il attend son fils Joseph, qui doit revenir ce jour même de Paris, après quatre années passées dans l’étude du droit. Un inconnu de mauvaise mine se présente en déclinant le nom de Joséphin Widarlof. Il embrasse la bonne, il embrasse la cousine Canélia ; c’est lui, c’est l’enfant prodigue.

« Ah ! s’écrie-t-il, comme il est doux de revoir sa vieille maison, le clos, le verger où l’on a joué tout enfant, les volets verts, la vigne grimpante, la mare aux canards, le dindon qui glousse, et vous mon vénérable père, et vous ! jardin paternel ! Tiens, il faudra que je fasse des vers là-dessus ; j’en ai de fameux dans ma malle, vous verrez ça.


Le père. — Ce sont là des occupations secondaires, mon fils, nous en parlerons à leur tour.

Joséphin. — Ô papa, qu’avez-vous dit ? l’art, des occupations secondaires ! toute la vie d’un homme ! l’art, cette doublure de Dieu ! ce culte, cette religion ! Écoutez ceci :

Le premier château-fort qu’on rencontre quand on
Débouche par le plus joli bois du canton,
Est celui du seigneur de Couci, le beau sir…,

Comment trouvez-vous ce début ?

Le père. — Ça coule, ça coule bien. Tu as de la facilité. Mais parle-moi d’abord de tes études.

Joséphin. — Inutile. Je n’ai pas de diplôme. Injustice criante ! Je n’ai pas été reçu. Il est vrai que je ne me suis pas présenté.

À ces paroles, la désolation du père commence. Joséphin ne fait qu’en rire. Il caresse sa barbe, il demande du feu pour allumer son cigare, il secoue ses manchettes et pirouette avec des façons débraillées.

« Palsambleu ! ma jolie cousine, il est fâcheux que vous ne soyez pas une femme du bel-air avec le mantelet, les mules et les mouches, et mon père un vieux roué avec la bourse et l’épée ; je me serais cru, au milieu de ces meubles du temps, en partie fine, dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques.

Le père. — Mon fils, tu m’assassines ! Et tes inscriptions payées chaque mois, et tes livres, et ta pension de douze cents francs, le revenu d’une famille !

Joséphin. — Et mes poésies ! mon roman ! Croyez-vous qu’il n’en coûte rien pour vendre ses livres au libraire ?

Le père. — Et l’argent de votre parrain ?

Joséphin. — Je m’en suis fait une redingote.

Le père. — Et mes étrennes ?

Joséphin . — J’en ai soulagé l’indigence… où je me trouvais.

Le père. — Seigneur du ciel ! il me manquait cela sur mes vieux jours. C’est fini, je n’ai plus de fils ; car je rougirais d’appaler ainsi un mauvais sujet, qui faisait mon orgueil et ma consolation. C’est ainsi que vous reconnaissez les sacrifices que j’ai faits pour vous ; je me privais des aliments les plus grossiers, et Monsieur dissipait mon avoir avec ces femmes légères, l’opprobre de leur sexe ! Vous avez fréquenté ces repaires où l’on commence par être dupe et où l’on finit par être fripon. Le chemin du vice est rapide ; de là à l’échafaud il n’y a qu’un pas. Grand Dieu ! un Vidalot sur l’échafaud ! Retirez-vous de ma présence, montez dans votre chambre jusqu’à nouvel ordre ; je vous chasse !

Joséphin, tendant la main. — Vous me donnerez ma pension ?

Le père. — Vous levez la main sur moi ! Frappez, frappez le sein de votre père ! frappez les entrailles qui vous ont porté, les mamelles qui vous ont allaité !

Joséphin. — Papa, calmez-vous, songez qu’il y a des dames.

Le père. — Cela m’est bien égal, je ne me connais plus. Ah ! vous m’injuriez ! Battre son père, vil passe-temps ! indigne d’un bon fils ! »

Ici la parodie est complète ; elle dérive de Robert Macaire, cette pièce monstrueuse qui a exercé autant d’influence sur les mœurs du dix-neuvième siècle que le Mariage de Figaro sur celles du dix-huitième. La raillerie étourdie du jeune Ourliac ne s’arrête devant aucune sottise, pas même devant la sottise paternelle. Il se moque des cheveux blancs, quand ces cheveux sont ceux de Jocrisse. Tout principe, toute moralité s’envole devant sa téméraire épigramme. Il amuse, c’est vrai, mais à des conditions inacceptables ; et plus tard, Édouard Ourliac devait être le premier à regretter tant de verve employée si mal à propos. La gouaillerie littéraire reprend le dessus. — « Demain, je vous ferai embarquer ! s’écrie le père ».

« Joséphin. — Embarquer ! ça va. Couleur maritime. Oh ! les heures de quart, par les belles nuits du tropique ! l’horizon bleu, le bercement des huniers, les mœurs tranchées, l’agile corvette qui file dix nœuds, les pays nouveaux, les brunes filles de Madras, de l’or, du grog et du tafia !

Le père. — Tu ne t’embarqueras pas ; je te ferai mettre à la tour de Saint-Quentin.

Joséphin. — La tour ! Couleur moyen âge. Tête-Dieu ! messeigneurs les hauts barons n’ont pas tel fief dans leur apanage : quatre donjons avec mâchicoulis et barbacanes, haute et basse justice dans le canton, cent bonnes lances et trois cents gens de pied ! Vous êtes insensé, maître, si vous croyez que cela me contrarie ! Holà ! Pasque-Dieu ! varlets et manants, mon haubert, ma cuirasse et ma bonne lame de Tolède !

Le père. — Tu resteras ici, et dès demain tu tiendras la boutique.

Joséphin. — Oh ! pour cela, impossible, papa ! Couleur garde national, couleur épicier, couleur tricolore. Impossible ! »

Aucune nuance, pas même la nuance politique, ne manque à ce petit tableau, où repassent tous les livres orgiaques d’alors, la Salamandre, le bibliophile Jacob, les romans intimes de Drouineau et la république du National. Édouard Ourliac s’attaque à toutes les actualités, à la colonne Vendôme, aux briquets phosphoriques, aux mythes, à la palingénésie, au parapluie, à tout ce qui est relief ou trait caractéristique. Il y a même un personnage mûr, Balloche, qui est imité de M. Prudhomme. De tous ces éléments, il résulte quelque chose de fort drolatique, certes. Le mot éclate sous les pieds, la phrase cherche l’impossible dans le joyeux ; le rire s’y déploie, exagéré et grimaçant, comme sur les masques antiques où la bouche déchire la joue. Mais, j’ai quelque regret à le dire, ce n’est pas du comique, dans le sens large et humain de ce mot ; ce n’est pas même de la caricature, quoique cela y ressemble d’abord. C’est quelque chose à côté, un sous-genre qui apprête bien des supplices aux linguistes de l’avenir, une nouvelle langue d’argot spécialement empruntée aux mœurs artistiques, et comme qui dirait des balayures des ateliers de peinture et des cabinets littéraires. L’expression, recrutée dans le vagabondage des entretiens les plus intimes, s’y montre sous un déshabillé dissolu, comme ces courtisanes qui hasardent tout dans leur demi-costume. C’est la folie organisée en rhétorique et rencontrant, à travers ses écarts, d’incroyables bonnes fortunes de pensée et de forme. Un mot créé sous le dix-neuvième siècle, mais trop souvent détourné de sa vraie signification, — la blague, — pourrait servir à qualifier certains aspects de cet idiome, si difficile à baptiser. L’auteur de la Jeunesse du Temps a, un des premiers, popularisé l’école de la blague à une époque où la bourgeoisie rebelle estimait qu’elle avait déjà bien assez à faire avec le romantisme sur les bras. En même temps qu’Ourliac, on remarquait dans ce sillon moqueur l’auteur des Jeune-France, Théophile Gautier, et ces deux vaudevillistes qui ont souvent approché de la comédie : MM. Duvert et Lauzanne. Le petit journal fit le reste ; et aujourd’hui, quoique cette école bâtarde ne nous semble réunir aucune condidition de vitalité, partant de durée, ne l’en voilà pas moins installée et même fortifiée dans ses retranchements. Elle compte déjà des succès ; on peut considérer comme deux de ses types les plus distinctifs, et comme deux exemples de ce qu’elle a fourni de détestable et de supérieur, la création de Jérôme Paturot et la série des Scènes de la Bohême. Tout ce que nous pourrions écrire pour et contre la blague se trouve contenu dans ces deux ouvrages, si différents et si pareils ; nous n’irons pas chercher nos arguments ailleurs. Chez M. Reybaud, c’est la bourgeoisie qui se venge de la littérature ; chez M. Mûrger, c’est la littérature qui se venge de la littérature elle-même. Le but est commun dans l’un et l’autre livre, les moyens sont semblables aussi ; mais combien leur mise en œuvre diffère, et quelle énorme distance sépare ce Paturot si lourd, si vulgaire, des Scènes de la Bohême, si vives, si folles et si brillantes dans leur immoralité !

Revenons au proverbe d’Edouard Ourliac, pour en dire la conclusion. Chassé par son père, Joséphin lui écrit une lettre :

« Je ne puis vivre éloigné de vous, mon père ; il ne me reste plus un liard. D’ailleurs, j’ai tout vu, tout usé, tout approfondi. Je suis las de la terre où l’on se crotte, des hommes à qui l’on doit de l’argent, des libraires qui n’en donnent pas, des maîtresses qui en demandent, des dîners à dix-huit sous, des bottes percées et des portiers. Vous m’avez donné la vie, père voluptueux et cruel, je vous la rends pour n’avoir rien à vous. Je prends donc la liberté de m’asphyxier sous la tonnelle de votre jardin. Réjouissez-vous : à trois heures très-précises votre polisson de fils aura cessé de vivre. »

On va au jardin, où on le trouve à demi renversé dans une posture vaporeuse. — Quelle tête volcanique ! s’écrie le père ; et il court après un docteur, laissant Joséphin en tête-à-tête avec Canélia, sa cousine.

« Canélia. — Pauvre cousin ! Tiens, il est gentil comme cela ; on dirait qu’il dort. Si je lui faisais respirer des sels ? (Elle va chercher un flacon,)

Joséphin, à part. — Qu’il est doux de voir ainsi planer au-dessus de soi un ange à la voix de femme, une blanche vision ! Au fait, cette enfant-là n’est pas si laide qu’elle en a l’air ; dans mon ardeur de fuir l’auteur de mes jours, je ne l’avais pas remarquée. Et puis, je lui ai fait un certain effet, — je le crois bien ! — un beau front pâle, — de longs cheveux épars, — jeune poëte mourant !

Canelia, revenant. — Tenez, beau cousin, respirez.

Joséphin, feignant l’égarement. — Euh ! eh ! ah !… la muse passe avec une étoile au front ; elle pose ses pieds nus sur des nuages d’or… Canélia !

Canélia. — Il m’appelle ? Oh ! pauvre jeune homme !

Joséphin. — Canélia ! c’est toi que j’ai rêvée, c’est toi qui passes dans ma sombre nuit…

Canélia. — Il pense à moi. Joséphin !

Joséphin. — Laisse tes beaux chevaux pleuvoir sur mon front ; laisse tomber un baiser sur ma lèvre, comme une rosée sur la fleur flétrie.

Canélia. — On ne peut rien refuser à un malade. Souffrez-vous encore, mon cousin !

Joséphin. — Au contraire, belle cousine ; encore un baiser et j’irai à ravir.

Canélia. — Si mon oncle nous voyait… Finissez ! »

Joséphin ne finit pas, et l’oncle les voit ; il ne sait trop, cet oncle, s’il doit se fâcher ou rire, mais sa bonté l’emporte. De son côté, Joséphin prononce en ces termes son abdication poétique :

« Joséphin. — Je renonce à Satan, à ses pompes et à mes œuvres. Je n’ai pas dîné, je n’ai pas un sou, j’aime ma cousine, et je me fais drapier, marguillier, allumeur de réverbères, s’il vous plaît. Ô figure symbolique de l’industrie, que tu es enchanteresse ! ô sirène fallacieuse, qui nages dans le vert-de-gris des gros sous, que tes charmes sont puissants sur un poëte à jeun !

Le père. — Mes chers enfants, je vous unis ; allons nous livrer à la joie.

Joséphin prend un bonnet de coton des mains de son père et s’en couvre la tête. — Ô sacré flambeau du genre, étouffe-toi sous l’éteignoir ! »

Cette fin a été imitée très-visiblement dans Jérôme Paturot.

Le même journal ayant publié César Birotteau, un des chefs-d’œuvre de Balzac, Édouard Ourliac eut l’honneur d’écrire pour ce roman une préface qui ne ressemble à aucune préface connue. C’est de cet épisode sans doute qu’il faut dater la liaison de ces deux hommes, qui ont plusieurs points de contact dans le talent. Lorsque Balzac fut saisi tout à coup d’une fantaisie de collaboration, principalement en vue du théâtre, il songea d’abord à Édouard Ourliac. Le deuxième acte de Vautrin passe pour être presque en entier de ce dernier.

Les occasions de se produire ne lui manquèrent plus ; il mit son nom dans la série des Français peints par eux-mêmes, dans la nouvelle Caricature, dans la Presse, où il imprima la Confession de Nazarille, œuvre assez faible, selon moi, et qui cependant souleva les susceptibilités morales des abonnés. C’est qu’Ourliac était alors plus que jamais engagé dans la voie du scepticisme. Un puissant effort sur lui-même l’en tira subitement ; un premier cri de douleur s’échappa de cette jeune poitrine : il fit le volume intitulé Suzanne.

On a dit — et c’est l’éloge désespéré que tous les beaux romans arrachent à la critique — qu’il avait mis sa propre histoire dans Suzanne. Nous croyons plutôt que c’est une manière perfide de lui attribuer les traits souvent odieux dont il s’est servi pour peindre le personnage de La Reynie. Il faut avouer qu’il eût été ou bien maladroit ou bien cynique en hasardant de lui un tel portrait ; son esprit de mortification, qui se développa par la suite, n’allait pas encore jusque-là. Accordons qu’il est singulièrement entré pour quelques instants dans la peau de son héros, si nous pouvons nous servir de cette expression récente, mais n’allons pas plus loin ; ce serait méconnaître de la façon la plus outrageuse les privilèges de la composition littéraire. Quand on dit que l’abbé Prévost s’est peint dans Desgrieux, George Sand dans Indiana, et Édouard Ourliac dans La Reynie, on se trompe ; ne dites pas qu’ils se sont peints, dites qu’ils se sont rêvés.

Suzanne donna la vraie mesure de son auteur, dont elle dévoila tout à coup une des facultés les plus inattendues : celle des larmes.

Madame de Girardin, à propos des parades du Journal des Enfants, avait signalé ce talent plein d’hilarité. Balzac, dans sa Revue parisienne (no du 25 août 1840), annonça Suzanne et la Confession de Nazarille en ces termes : « Je m’occuperai de M. Ourliac dans ma prochaine lettre, parce que je connais de lui des fragments pleins de comique et recommandables par une certaine puissance de dialogue. » Le numéro suivant de la Revue contient, en effet, le compte rendu de Suzanne ; comme tout ce qui émane de la critique trop rare de Balzac, ce morceau est un modèle d’appréciation philosophique et grammaticale ; il y indique les points de ressemblance entre Suzanne et Ceci n’est pas un conte, de Diderot, tout en rendant justice à l’intérêt poignant qui domine dans Suzanne.

« M. Ourliac, dit-il, a l’entente des délicatesses de la femme. On sera content d’avoir lu un volume où l’on rencontre des scènes comme celles ou Suzanne ruinée, sans asile et sans pain, trouve de l’argent pour apporter des fleurs, dans deux pots de porcelaine, à la Reynie qui les casse ; comme celle où la Reynie, par un de ces éclairs de vigueur si fréquents chez les méridionaux, vient souper chez la cantatrice sans invitation, insulte les convives, compromet Suzanne, si chaste, si pure, et si belle jusque-là, et finit par devoir à cette lueur d’énergie qui simule l’amour, la récompense refusée à l’amour vrai de M. d’Haubertchamp. Ces deux scènes, entre autres, annoncent un vrai talent. Elles ne sont pas dans Diderot. »

Plus loin, M. de Balzac analyse le style d’Édouard Ourliac :

« À part quelques emmêlements dans le fil des idées, sa phrase est nette, vive, précise. M. Ourliac peut devenir un écrivain ; mais il n’a pas encore étudié le travail que demande la langue française, et dont les secrets sont surtout dans l’admirable prose de Charles Nodier. Il entasse imparfait sur imparfait pendant trois ou quatre pages, ce qui fatigue et l’œil et l’oreille et l’entendement ; quand il a trop de l’imparfait il se sert du verbe au prétérit. Il ne sait pas encore varier la forme de la phrase, il ignore les ciselures patientes que veulent les phrases incidentes et la manière de les grouper. Entre la force qui marche, à l’instar de Bossuet et de Corneille, par la seule puissance du verbe et du substantif, et le slyle ample, fleuri, qui donne de la valeur aux adjectifs, il y a l’écueil de l’a monotonie des temps du verbe. Cet écueil, M. Ourliac ne l’a même pas soupçonné. Néanmoins, il y a en lui les rudiments d’un style particulier, sans ampleur, mais suffisant. »

On voit que Balzac n’épargne pas la vérité à l’auteur de Suzanne. C’est que Balzac l’estimait et le traitait, non pas en père, non pas en ami, mais en confrère, c’est-à-dire presque d’égal à égal.

Subissant l’effet de ces encouragements, Ourliac ne devait plus s’arrêter dans sa transformation. Aux réminiscences religieuses qui devenaient de plus en plus fréquentes en lui, se joignirent — on ne sait par quelle succession d’idées — des aspirations légitimistes, qui se traduisirent par une étude de la Vendée et de sa chouannerie. Les buissons, qu’il interrogea avec une pieuse patience, lui racontèrent des drames héroïques, de plaintives anecdotes. Mademoiselle de la Charnaye, insérée dans la Revue des Deux Mondes, est l’expression la plus complète de cette phase ; et, vraisemblablement, s’il nous eût donné beaucoup de nouvelles comparables à celle-ci pour l’émotion et la vérité, ce n’est pas au second rang, mais bien au premier, que nous aurions aujourd’hui à placer Édouard Ourliac. Mademoiselle de la Charnaye donne à regretter que, trop peu confiant en ses forces, il n’ait pas accordé plus de développements à ses récits ; alors, nous aurions eu mieux qu’un romancier de chevalet. N’a-t-il pas voulu ou n’a-t-il pas pu ? Son ambition était-elle uniquement de se créer une place isolée dans un genre où il avait l’espoir de devenir maître ? S’il en fut ainsi, on ne lui refusera pas d’avoir atteint en partie son but ; car de son vivant il fut le plus habile écrivain de nouvelles, à côté de Gozlan, et c’est pourquoi sans doute il ne crut pas devoir être ingrat envers une spécialité à laquelle il devait sa fortune littéraire.

Cette période, la plus décisive pour son talent, et employée en outre aux réflexions les plus salutaires, aux retours les plus graves (il s’était mis à la lecture de MM. de Ronald et de Maistre), peut être regardée comme la plus heureuse de sa vie. Il gagnait son pain avec sa plume, il se sentait dans une excellente voie morale, il était jeune. Bien qu’il n’eût pas trente ans, il se sentait déjà fatigué de la vie au jour le jour. On le conduisit dans la maison d’un chef de bureau au ministère de la guerre ; il plut ; on le savait spirituel, on le maria. Ces choses se passaient en avril 1842.

Édouard Ourliac vit s’accroître son talent dans les deux années qui suivirent son mariage. Tout en cédant encore, par intervalles, aux sollicitations des directeurs de journaux qui lui demandaient, comme à M. Galland, quelques-uns de ces contes légers qu’il contait si bien, il accorda une part plus large à la veine de sensibilité qu’il s’était ouverte. Brigitte et les Garnaches, deux œuvres étendues et dont nous parlerons plus tard, sont de cette époque.

On doit attribuer à cette recrudescence de travail le rapide développement d’une maladie des bronches qui se manifesta chez Édouard Ourliac. Cette maladie inspira de graves inquiétudes à ses amis.

Le mal d’Édouard Ourliac empirait de jour en jour. Il chercha un refuge dans la pratique de la religion catholique ; ce fut un nouveau sujet d’étonnement ; il laissa s’étonner, et toussant, crachant, amaigri, pâli, il prit le chemin qui monte à la rue des Postes, chez les Pères Jésuites. Là on le consola comme on put. Sur ces entrefaites, l’Univers lui fit des propositions de collaboration qu’il accepta. On le vit alors publiquement et courageusement brûler ce qu’il avait adoré, et relever l’étendard des doctrines du dix-septième siècle. Il ne faudrait pas croire cependant qu’une fois acquis au catholicisme militant, il abdiquât ce que nous appellerons les côtés agressifs de son talent. Au contraire, il retira de cette volte-face une verve nouvelle, qu’il mit au service d’une guerre à outrance contre son ancien parti. Nous devons à la vérité de déclarer qu’il ne put s’y défendre d’une pointe de fanatisme ; ses premières adorations pour Boileau reparurent, plus exclusives que jamais. D’un autre côté, il épousait ses nouvelles amitiés avec trop de similitude dans la façon d’écrire ; il prenait la brutalité pour la vigueur. Heureusement pour lui, il ne continua pas la revue littéraire et dramatique qu’il avait commencée dans l’Univers ; il revint à ses nouvelles, qu’il inclina dorénavant dans le sens de sa conversion, sans rien leur faire perdre pour cela de leur essence incorrigiblement comique. Ce fut pour le coup qu’il « retourna l’ironie de Candide contre la philosophie de Voltaire, » mot de Balzac, qui définit Ourliac. Pour mieux travailler, un matin, il fit un petit paquet et s’en alla habiter une maisonnette dans la Touraine. Il a daté de là plusieurs lettres charmantes ; quelques-unes d’entre elles trahissent d’involontaires retours vers la vie mondaine :

« Je suis entouré de belles choses à quatre ou cinq lieues de distance. J’ai visité avant-hier le château d’Azay, sur l’Indre. La vallée d’Azay est celle du Lys dans la vallée. Les habitants sont furieux contre l’auteur qui a trouvé leurs femmes laides. C’est une belle chose que Paris, mais je n’en persiste pas moins à croire que nous ferions bien, sur le retour, de nous en venir par ici planter nos choux avec quatre ou cinq amis sensés. La nourriture saine, le bon vin, le repos, les jardins, le loisir ont bien leur mérite. J’ajouterai qu’il y a ici certains vins qui valent le Champagne. »

Cette lettre était adressée à un ami mondain. En voici une autre de la même époque à un ami religieux ; l’esprit en est le même, il n’y a que le ton de changé — et le vin de supprimé.

« Ô mon cher ami ! que nous pourrions vivre doucement quelque jour en pareil endroit et ensemble. Il ne me manque qu’un ami comme vous. C’est la pensée de Dieu qui console et détache de tout, et nulle part elle ne peut être plus présente. J’ai trouvé quelques livres, de ceux que vous n’aimez guère ; mais ils me servent. Je suis ramené aux pieds du bon Dieu par Jean-Jacques et le Vicaire savoyard… »

Nous nous imaginons qu’à cet endroit l’ami religieux a dû légèrement froncer le sourcil. Ourliac continue :

« J’ai vu une petite annonce des Contes. Sachez si le libraire est content ; mandez-moi aussi le peu que vous pourrez voir dans les journaux. J’attends surtout votre article… Je m’excuse de paraître si âpre à cette littérature. C’est mon gagne-pain, et que sais-je encore toutes les bonnes raisons que pourrait me souffler la vanité de mon métier misérable et tant aimé ! Il faut la mettre un peu en dehors, de peur qu’elle ne nous dévore en dedans. Laissez-moi donc être un peu ridicule. Je ne le suis aux yeux de personne autant qu’aux miens propres. Je ne me lasse point d’admirer ceci : on écrit une misère qui n’est rien, qui ne vaut rien, on n’est pas content, on le dit, on le pense, mais l’on s’en inquiète, et l’on veut qu’elle soit approuvée, comme si le public était obligé d’être plus sot que vous. J’ai beau gratter la plaie, je doute qu’on la guérisse… »

C’est bien dit, c’est simple, c’est touchant. Il parlait de ses Contes du Bocage, qui venaient alors de paraître. Ce livre força en quelque sorte le succès par les sentiments élevés qui y dominent. Il le fit suivre de Nouvelles diverses ; mais ce recueil qui, par sa forme enjouée, s’adressait plus directement à la foule, n’y arriva cependant point. Personne n’en parla dans la presse ; il prit son parti de cette petite vengeance et s’arrangea pour que son existence littéraire n’en souffrît pas trop. Malgré ses douleurs de toute espèce, malgré la mort de sa mère, sa meilleure amie et la confidente de tous ses chagrins, — bon cœur de femme du peuple, esprit clairvoyant et droit, — il redoubla d’activité et fournit de toutes mains aux journaux. Il fut héroïque à ce moment-là, et l’on a pu dire de lui avec justesse : « Il travaillait avec ardeur, plus encore pour se distraire que pour subvenir aux nécessités assez lourdes de sa vie ; plus encore pour se plaindre que pour se distraire ; plus encore pour produire et pour obéir à l’impétueux instinct de sa vocation, que pour se plaindre. »

Les médecins ne savaient trop où l’envoyer. De Tours il alla au Mans ; toute ville lui convenait, pourvu que ce ne fût pas Paris. Au fait, l’auteur de Nazarille devait aller au Mans, la ville de Ragotin, de la Rancune, de mademoiselle de l’Étoile, de tous ces types, amis et parents des siens. Mais qu’il était loin du Roman comique à l’heure où nous parlons !

« Me voilà établi, comme un vieux de province, dans un grand fauteuil, derrière un carreau tranquille. Je bois trois pintes de lait par jour : j’habite une rue où il n’est passé depuis ce matin qu’un homme en paletot bleu, qui semblait s’être trompé de route. Je demeure chez un professeur de l’Université, M. P., qui professe la quatrième au collège ; mais nous nous sommes montré nos chapelets, et, le soir, j’entendais les petits enfants qui récitaient en cadence : Mn, mn, mn, Ora pro nobis ; mn, mn, mn, Ora pro nobis, etc. ; je me suis endormi là-dessus. »

Toute cette lettre est des plus singulières, elle peint à la fois l’état de son âme et l’état de son esprit ; il y parle d’épreuves à renvoyer à M. Hetzel et à la Revue de Paris ; il a dîné avec l’évêque, un aimable et admirable homme, dit-il, qui l’a constamment appelé d’Ourillac ou d’Houriaque. Puis, le vieux caractère reprend le dessus, et voici les farces qui arrivent : il annonce qu’on va éclairer la campagne aux bougies, spécialité du Mans. Et finalement : « En somme, je ne vais pas mieux ; je ne souffre point, ma poitrine est bonne, nulle oppression ; mais je tousse, je crache, je suis faible ; rien n’y fait. »

Une autre fois (on comprendra que nous le laissions raconter lui-même ses années d’adieu il écrivait à M. Louis Veuillot, toujours de la ville du Mans :

« Je voudrais pouvoir vous dire que je vais mieux, je voudrais le croire, je le dis souvent ; mais je voudrais que ce mieux finît, car il m’assomme ; mes crachement et mes enrouements ne me lâchent pas. Dix paroles détraquent mon appareil… Savez-vous que je sais tout voisin des Visitandines ? Ces bonnes sœurs m’ont accablé de prévenances et de confitures. Elles ont un sirop pectoral infaillible qu’on finira par me faire prendre, quoique je ne croie à aucun sirop, à aucune eau, à aucune tisane, mais seulement au bon régime et à la grâce de Dieu… Que vous dirai-je encore de ce benoît pays ? que j’y prends la mesure d’une retraite, sinon d’une bière. »

De ville en ville, il se traîna de la sorte jusqu’en Italie ; il passa l’hiver de 1846 à Pise, mais il était condamné, il le savait, et il s’en revint. Dans les rues de Paris, on vit alors passer l’ombre d’Édouard Ourliac : un corps fiévreux, une voix éteinte. Quoique marié, il ne vivait plus qu’avec son père, un vieillard de soixante-dix ans ; pour le faire vivre, il accepta une petite place dans les bureaux de la marine, car il commençait à manquer de force pour le métier littéraire. Il s’était limité à deux feuilletons par mois. Miséricorde ! nous avons à peine le courage de continuer. Dans ce bureau de la marine, Édouard Ourliac restait quelquefois des heures entières sans pouvoir lever le bras. Il employa sa dernière énergie à réconcilier son père avec Dieu ; grâce à ses exhortations, le vieillard, quelques jours avant sa mort, fit sa première communion. Alors, dégagé de tous devoirs envers les autres hommes, Ourliac alla demander un refuge à la maison des frères de Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet, où il expira saintement le 31 juillet 1848.

Chacune des phases de la vie d’Édouard Ourliac a son reflet dans sa littérature. En cela, il possède un mérite de sincérité qui fait sa force principale. Nous ne reviendrons pas sur ses diverses aptitudes : nous les avons indiquées, sinon appréciées, à leur moment et dans leurs manifestations les plus importantes ; nous préférons aller tout de suite et tout droit vers le point où paraît se déterminer sa supériorité réelle. Ce point, c’est l’étude de la vie intime en province. Là, ce qu’on a pu quelquefois reprocher d’étroit à son esprit s’ajuste et demeure harmonieusement encadré. Il a le caquet du faubourg, la connaissance des petites choses bourgeoises, la malice du clerc, et mieux qu’ailleurs cette espèce de comique qui s’attache à des personnes véritablement à plaindre, ou qui ressort d’événements fâcheux. Dans cette série, les Garnaches tiennent, à notre avis, la place d’honneur ; le héros est ce même Nazarille, dans lequel Édouard Ourliac nous semble s’être personnifié bien plus visiblement que dans La Reynie. Il y a là des figures allongées, d’antiques maisons, de grandes armoires, des parties de campagne, des sérénades, qui sont décrites d’une souveraine façon. Brigitte, avec plus de sensibilité et de vraie morale, appartient au même système ; mais le relief est moins puissant et le début a de la lenteur. Dans le volume des Nouvelles diverses, nous signalerons l’Ingénieux Thibault, chef-d’œuvre de cinquante pages.

On nous accuserait d’injustice si nous allions oublier, entre tant de productions, la Physiologie de l’écolier, le plus petit de ses livres et le plus grand de ses succès peut-être, du moins le plus unanime[6]. Nous sommes convaincu qu’un libraire ne perdrait ni sa peine ni son argent à le réimprimer. Nous croyons également qu’il y aurait les éléments d’un succès en rassemblant les épisodes de l’odyssée de Nazarille, éparpillée dans la Revue de Paris et dans l’Artiste. Ce Nazarille ne marche jamais sans un acolyte fort amusant aussi, lui, nommé Pelloquin. C’est encore un des traits caractéristiques d’Édouard Ourliac que cette préoccupation du grotesque dans les noms ; de là les personnages de Lafrimbolle, de Paillenlœil, de Croquoie, de Parpignolle, de Laflèche, de Montgazon, de Ledrôle, etc., etc. Une des aventures de Nazarille a pour titre le Souverain de Kazakaba ; elle fut, lors de son apparition, l’objet de critiques assez dures, car elle agitait à la fois des questions philosophiques, politiques et religieuses. On y voit Nazarille débarquant sur une terre sauvage, et proclamé roi par les naturels sous le nom de Las-Sou-Po-Ghou. Des parallèles entre l’état de nature et l’extrême civilisation découlent de ce thème, joyeusement abordé. Les réclamations furent telles que, dans la dernière livraison du Souverain de Kazakaba, Édouard Ourliac se crut obligé d’ouvrir une parenthèse au milieu de son récit :

« Je vous entends, baudets soucieux. — Quoi ! c’est lui qui écrit cela ? peccaïré ! Il a tant d’esprit d’ordinaire. Combien c’est regrettable, j’en suis tout contristé ; hi han ! hi han ! — Encore un coup, merci ! Mais quoi ! mes frères, quand des milliers de faquins inondent la France de leurs inepties ; quand les cochers ivres ne daignent plus charbonner les murs puisqu’ils ont sous la main le papier des gazettes ; quand nous voyons en plein soleil les trésors de génie, d’esprit et d’invention que l’affreux despotisme tenait jadis sous clef ; quand la sottise humaine a rompu ses écluses et déborde majestueusement sur le monde, je ne pourrai point, moi chétif, vider en un coin mon petit pot noir ! Votre égout, dites-moi, en sentira-t-il plus mauvais ? etc., etc. »

Quoi qu’il en soit, nous sommes forcé de convenir que le Souverain de Kazakaba n’est pas une des œuvres d’Ourliac qui nous plaisent le plus ; le pastiche y déborde à toutes les pages : pastiches de Cervantes, pastiche de Swift et de Foë ; la gouaillerie y est poussée jusqu’à une gaminerie souvent intolérable.

Le Collier de sequins est une de ses bonnes histoires ; il y a encore un peu de La Reynie dans son personnage de Loisel, jeune homme fantasque et pauvre, issu d’une honnête famille du Roussillon, spirituel, mais facile à entraîner, sans exactitude, rêveur, et ne s’obstinant qu’à des riens. Loisel fait le diable à quatre pour offrir à celle qu’il aime un collier de sequins, tel qu’elle en a vu un sur les épaules d’une demoiselle du monde ; et, à bout de moyens, il finit par le voler.

Nous sommes plus sévère que M. de Balzac, lorsqu’il affirme que la prose d’Ourliac est suffisante. Nous la trouvons, nous, négligée à l’excès, ne tenant aucun compte des répétitions de mots ; et cela nous étonne d’autant plus, qu’il ne laissait passer aucune accosion d’afficher ses sympathies pour les littérateurs du dix-septième siècle, pour Racine, pour La Bruyère, pour Fénelon. Ce n’était pas cependant de la sorte qu’écrivaient ces maîtres du style français : la correction, le scrupule et le perpétuel souci de l’éloquence, voilà ce qui frappe d’abord dans leurs ouvrages ; d’où vient que cela n’a pas frappé Édouard Ourliac ? Nous savons bien que, par son affectation de simplicité, il a voulu réagir contre les adorateurs exclusifs de la forme ; mais, à son tour, il a été excessif, comme la plupart des réactionnaires, et il a franchi l’espace qui sépare la simplicité de l’insouciance absolue. Quelquefois il est réellement trop bonhomme dans son style ; passe encore quand il place un récit dans la bouche d’une personne du peuple ; mais quand c’est lui-même qui raconte, il perd beaucoup de cette autorité que doit toujours garder un narrateur. Telle est pourtant la force du fait et du sentiment, que ses nouvelles, bien que dépourvues de cette fleur de littérature qui est depuis plusieurs siècles notre genre de supériorité, se lisent avec un intérêt soutenu.

Sous ce rapport, il serait possible de le considérer comme le précurseur de l’école de la réalité, qui cherche à s’imposer depuis quelque temps. À l’instar des écrivains réalistes, Ourliac réduit la description aux proportions les plus strictes et les plus naïves ; il supprime presque le portrait ou il l’enchâsse au milieu d’un incident, et ce lui est affaire d’une ligne ou deux.

Ce n’est que dans le pastiche que son style acquiert de la prestesse et de la lumière ; prenons pour modèle le début d’Aurore et Point-du-Jour, légende de corps-de-garde :

« Le régiment du roi était alors en garnison à Nancy, en Lorraine, la plus jolie ville de France, alignée comme un bataillon sous les armes, de bon séjour et agréable au soldat, sinon que le vin y est un peu cher. Et, de même que les grenadiers de ce régiment l’emportaient sur toute l’armée, le plus fier, le plus beau, le plus glorieux de ces grenadiers était Desœillets, dit l’Aurore, grand garçon du Languedoc, tenant bien du cru, hardi comme un page, brave comme un sabre, menteur comme un arracheur de dents, bel esprit, dansant bien, jouant du fifre, prévôt d’armes, tirant l’espadon, la pointe, la contre-pointe, faisant des contes à tenir un corps-de-garde éveillé toute la nuit, et en état de chanter chansons, marches, romances et complaintes d’ici à demain, sans chanter la même. »

Nous ne croyons pas qu’il soit possible de tirer un enseignement quelconque de l’existence et de l’œuvre d’Édouard Ourliac. Où le malheur passe, si précoce et si brutal, l’analyse perd la moitié de ses droits. On ne commence guère à savoir vivre et à savoir penser qu’à l’àge où il est mort. La morale et la critique seraient donc mal venues à s’armer de rigueurs élevées vis-à-vis de lui. Quelle logique demander à une carrière sitôt brisée ? Fallait-il voir dans les amertumes et dans les souffrances de ses derniers jours l’expiation d’une jeunesse qui avait éveillé autour d’elle tant d’éclats de rire ? nous ne le croyons pas. Fallait-il rattacher au charmant et délicat faisceau de ses nouvelles un corps de doctrines antiphilosophiques, et ériger en système ce qui ne fut chez lui que boutade passagère ? ce n’en était guère la peine. Son aimable frivolité sur ce terrain nous a souvent rendu la tâche facile, et nous a permis d’éviter ces hautes et graves questions pour lesquelles nous ne nous sentons nous-même ni assez mûr ni assez préparé.

Le seul but que nous nous sommes proposé en commençant, et que nous nous estimerions heureux d’avoir atteint, c’est de ramener un instant l’attention du public vers les œuvres d’un jeune homme à qui sa trop courte existence n’a permis d’avoir que du talent, du bon sens, de la passion et de l’esprit.


FIN
  1. L’Archevêque et la Protestante et Jeanne la Noire parurent chez Lachapelle, un éditeur étrange, qui payait ses romanciers (quand il les payait) par les plus extravagants moyens, avec des sacs de sable ou des charrettes de pavés, par exemple. Lorsqu’on l’avait bien pressé, il finissait par vous indiquer un acheteur, lequel ne manquait jamais d’habiter impossibles banlieues.
  2. M. Alphonse Karr s’est plusieurs fois souvenu des traits et des mots d’Édouard Ourliac. On lit fréquemment dans les Guêpes : « E. O. disait… »
  3. Nous ne connaissons pas de portrait d’Édouard Ourliac. Seulement, dans une série de trois planches intitulée : Grande course au clocher académique, Grandville l’a représenté derrière Balzac.
  4. Prologue du Seigneur Croqnignole.
  5. « Quand rompant sa chaîne de famille, et parti tout un jour de la maison paternelle, Ourliac courait les cabarets autour de Paris avec une bande d’amis, des artistes et des écrivains de son âge, il lâchait toute bride à sa verve. Il improvisait des chansons burlesques :

    Le père de la demoiselle,
    Un monsieur fort bien,
    En culotte de peau,
    Qui voulait tout savoir !

    » À ces petites fêtes sous la treille de banlieue, quand il s’agissait d’en payer l’écot, Ourliac n’avait jamais que quarante sous dans sa poche ; c’était le nec plus ultra de son appoint. » Autre part, MM. de Goncourt disent encore : « Au milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave et blême, presque humilié d’une galerie, comme un Deburau sur une chaise curule ; et, chose étonnante, de ce Pierrot dont il avait si bien la face, il avait aussi les mignons vices ; il eût très-bien passé par les sept compartiments d’un dessin allemand des sept péchés capitaux, etc., etc. »

  6. C’était la mode des physiologie, en 1841. Nous relevons sur le Journal de l’imprimerie et de la librairie, à cette date, les physiologies : — du Rat d’église, du Prédestiné, du Franc-Maçon, du Chicard, du Prêtre, du Séducteur, du Macaire des Macaires, du Bas-Bleu, du Troupier, du Député, du Débardeur, de la Femme la plus malheureuse du monde, du Poëte, du Chasseur, du Bourgeois, du Provincial, du Célibataire, de la Grisette, etc. ; — du Gant, du Parapluie, de l’Argent, du Soleil, du Parterre, du Jour de l’an, du Recensement, des Champs Éiysées, etc. — Ô folie !