Les Reposoirs de la procession (1893)/Tome I/La monnaie rare

Édition du Mercure de France (Tome premierp. 131-137).


LA MONNAIE RARE


À Aurélien Scholl.


Ayant de par sa pléthore perdu toute influence, la Chose Précieuse, synthèse de la matière et polaire de l’homme, allait de pair avec le gravier des chemins.

La chaumière était coiffée d’or vierge, le moindre sabot ferré d’argent ; désormais banales, l’émeraude et la turquoise des aïeules défuntes servaient à peine de billes à la marmaille ; les aveugles s’offrant la coquetterie facile de compenser avec deux diamants de la couronne leurs yeux morts, les lézards venaient boire aux rayons projetés par ces fronts de ténèbre ; les indigents de la contrée s’occupaient le geste à déverser leur superflu d’écus dans les grenouilles qui baîllaient sur les solivaux des flaques ; l’haleine des passants roulait des paillettes ; Hippocrate trouvait des pépites dans la vessie d’Harpagon ; Crésus paraissait un mendiant des Temps Invraisemblables ; quant au Rêveur des Oliviers livré pour trente misérables pièces d’argent, quelque puérilité de la Mère l’Oie !

La Toute Splendeur triomphait sur la terre ; et le soleil, la lune, les étoiles de crier leur jalousie vers le Veau de Rubis dont rutilait chaque carrefour d’ici-bas.

Devant l’annonce par les Mangeurs de Sauterelles que les cités succomberaient demain à cette congestion superbe, les Princes Régnants cherchèrent une valeur susceptible de ramener une utile misère et de baser l’échange et la considération.

Or il importait d’élire parmi les espèces la moins commune afin d’éviter un pendant prochain au fléau présent et de prévenir le tracas d’une convention monétaire nouvelle.

On ne trouva que l’idée.

L’idée ! chose en disette, d’habitude, tant prédomine le ventre ; mais alors sa rareté dépassait vraiment les limites ordinaires. La prérogative de l’ignorance avait été si exclusive que ces innombrables fruits d’or et d’argent semblaient provenir d’un immense potager d’oreilles d’âne.

On opta donc pour l’idée.

Le prestige de l’esprit date assurément de cet Âge des Âges qui par bonheur, trop d’êtres mourant d’intellectuelle anémie, dura peu, non sans léguer à l’avenir quelques conseils d’ailleurs négligés ; car, si bref que fut ce règne où les cerveaux féconds tenaient lieu de banques ou de bureaux de bienfaisance, il permit du moins aux poètes de s’affirmer devant la main que les officiels à caboche vide tendaient à l’idée sur la route du pain et d’ainsi retarder la catastrophe humaine. Ajoutons ceci : les esclaves, auxquels une généreuse ironie avait jusque-là cédé la bagatelle de penser, évitèrent aux maîtres la honte d’aller pieds nus, besace aux flancs, — et l’on vit un Tyran, menacé dans sa liste civile, enchaîner un verlaine inapprivoisable et vivre fastueusement des brimborions échappés au sommeil épié du merveilleux captif.