Les Relations intellectuelles entre France et Pologne - Notes et souvenirs/01

Les Relations intellectuelles entre France et Pologne - Notes et souvenirs
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 621-638).
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LES
RELATIONS INTELLECTUELLES
ENTRE FRANCE ET POLOGNE

NOTES ET SOUVENIRS

Les dures réalités de l’histoire, oui, je les savais.

Depuis l’égorgement de la Pologne, je savais que l’Europe n’était pas seulement, selon le mot du Père Gratry, « en état de péché mortel », mais appauvrie moralement et désaxée. Du jour où avait cessé de rayonner dans l’Est ce riche foyer de culture latine et occidentale, le continent était en déséquilibre intellectuel aussi bien que politique.

Mais dans cette redoutable aurore du XXe siècle, lorsque chaque année sonnait plus bruyamment le glaive germanique à demi tiré du fourreau, avions-nous le droit de nous appesantir sur cette vieille iniquité ? Contre la menace teutonne, l’alliance russe n’était-elle pas la seule assurance ? L’ébranlerions-nous à plaisir par des manifestations dénuées de sanctions ?

Certes, la Pologne veillait, vivante, dans nos cœurs. Mais nous répugnions aux effusions d’un sentimentalisme qui, demeurant verbal, nous humiliait comme une hypocrisie ou un aveu de faiblesse, qui, prenant la forme d’une intervention dans la politique intérieure de la Russie, nous menait peut-être à un désastre. Sans relever la Pologne, France écroulée d’hier, n’allions-nous pas faire demain, de la France affaiblie et isolée, une autre4Pologne ? Le temps n’était plus où toute cause juste voyait se dresser l’épée chevaleresque de la France ! Gesta Dei per Francos : cela se disait au Moyen Age. Une France qui reste mutilée de son Alsace-Lorraine n’a qu’à se taire.

Nous nous taisions. Commis-voyageur en culture française à travers l’Europe, j’évitais dans ces tournées qui m’ont un peu appris l’étranger et fait mieux découvrir mon pays, j’évitais d’aborder la question polonaise. La remettre en jeu, c’était ébranler les bases mêmes de l’équilibre mondial. De toutes nos forces, nous souhaitions éviter l’effroyable cataclysme. Il n’y avait pas de Français, fût-il Alsacien, pour l’envisager de sang-froid… Mais chaque année, chaque jour, de par l’Allemagne grossissante, il approchait. Qu’à l’heure où il se déchaînerait, le gigantesque allié de l’Est fût debout à nos côtés, sans arrière-pensée, sans restriction !… France d’abord !

Mais les exigences du fait sont plus impérieuses que toute volonté préconçue. Quand on plaide pour la France, et pour le Droit, on rencontre la Pologne à tous les tournants de l’histoire.

C’est il y a dix ans que j’ai contemplé son visage pour la première fois, que j’ai reçu d’elle ce choc personnel qui dépasse de si loin — ô vanité de notre métier d’écrivain ! — toute impression livresque.

Au mois de février 1910, par un précoce soleil, quasi printanier, m’apparaît Cracovie : la capitale historique, aux cent clochers, la ville d’art merveilleuse, avec son château, sa cathédrale, son Rynek pittoresque, sa barbacane, ses musées incomparables, ses paysannes bottées, aux jupes multicolores, son grouillement de juifs, enrobés de noir, dont les visages livides s’encadrent des boucles en cadenettes.

Cracovie me révèle la grâce de l’accueil polonais, la vigueur persistante de l’esprit national, tout ce que la pensée française représente aux confins du monde oriental, tout ce que, malgré tout, on continue d’attendre de nous…. Hélas ! à la reconnaissance du visiteur il faut bien que se mêle un autre émoi : « Vous, monsieur, qui êtes Alsacien-Lorrain, vous devez comprendre ce que nous éprouvons en pensant à nos frères, sous le joug russe. » Nécessité cruelle de ne pas comprendre tout à fait, de biaiser, de répondre à côté, d’expliquer, sans avoir trop l’air d’excuser… France d’abord. Pour cela tout, y compris l’alliance franco-russe. Dans l’Europe que domine le fait de 1871, la seule manière pour un Français de penser encore : « Vive la Pologne ! » est de dire d’abord : « Vive la Russie ! » Silence poli, acquiescements évasifs, mensonges courtois, inexprimable humiliation. Je ne reviendrai pas remâcher ici de la honte et des remords.

Je reviens à l’automne. Des confrères français, des Polonais sont venus à Paris me chercher chez moi : les deux Leblond, ce cher Antoine de Zwan, mon ami Maurice de Coppet, consul général de France à Varsovie. Il s’agit d’inaugurer là-bas un groupe de l’Alliance Française. Le but n’est pas seulement de travailler à l’expansion de notre langue. C’est, sous notre égide amicale, d’aider au rapprochement de la Russie « libérale » et de la Pologne « raisonnable ». Quelle meilleure barrière contre le germanisme menaçant que le ralliement sincère à la Russie d’une Pologne dont elle respecterait l’autonomie ? Pour la Pologne, quelle autre voie vers la reconstitution de sa personnalité nationale ? Vérité trop évidente, dont la méconnaissance pèse tragiquement sur la situation européenne. Comment refuser de travailler à la faire comprendre ? Un Français qui n’est pas un homme politique et ne saurait être suspect de russophobie (j’ai été le chef de cabinet de M. Doumer, ami personnel du tsar) peut prononcer, sans caractère officiel, des paroles utiles, aider à trouver les formules de conciliation :

Me voici, nous sommes en décembre 1910, roulant à travers l’Allemagne oppressante, fumante, affairée, sûre de soi. Berlin, orgueilleux et massif. L’émoi à Posen de découvrir l’Alsace-Lorraine. Ici, comme de l’autre côté, à Strasbourg, on improvise une réunion pour parler français, — à voix basse.— Ici, comme de l’autre côté, la volonté acerbe de résistance, et la fierté de tenir tête. Mais ici aussi, la même angoisse pour le visiteur, à être sûr que, sans le cataclysme que nous nous refusons à envisager, il n’y a à donner que des mots, des mots. Comme on vient de me tracer le tableau de la brutalité germanique, j’en ai un qui est imprudent : « Alors, vous haïssez les Allemands plus que les Russes ? » On me répond : « Nous ne pouvons pas haïr quelqu’un plus que les Allemands, mais au moins ils nous apprennent quelque chose : le travail, l’ordre, la discipline, dont nous nous servons contre eux. Tandis que les Russes… » J’essaye de protester. On se tait poliment. Et puis on parle d’autre chose.

A Alexandrowo, le lamentable, l’odieux passage de la frontière. La répugnante fouille des bagages et des personnes, le visa policier des passe-ports. Depuis le grand cauchemar, celle régression nous est redevenue familière. À cette époque on se sentait retomber dans la barbarie, sortir de l’Europe à laquelle nous voulions croire.

La joie de la retrouver à Varsovie, dans toute sa grâce, dans tout son raffinement.

Au sortir de cette accablante atmosphère de Germanie, quelle douceur dans cette société, la plus parisienne qu’il y ait dans le monde, hors de Paris ! Notre langue, notre littérature, elle y goûte non un appoint étranger, une distraction de bon ton, mais une tradition qui lui appartient. Elles lui sont une fierté personnelle, un patriotisme second, une manière de revanche. Pour l’amour du parler français, un instant, les griefs enracinés s’oublient, les barrières tombent. Les places d’honneur sont occupées par M. Dmowski, président du Groupe polonais à la première Douma, et par le général Scalon, gouverneur russe de Varsovie, à la réunion où, sans plaider, simplement, je traite ce sujet : La France dans le monde, autrefois et aujourd’hui, et laisse mon auditoire juge de quelques faits qui, peut-être, vont à l’encontre de ce que tout bas, ou même pas très bas, un peu partout, on chuchote sur notre décadence.

En petit comité, fiévreusement, on assaille le Français qui vient de Paris et sera demain à Pétersbourg. C’est l’intérêt de son pays, avant tout, qu’on invoque. Non seulement des promesses ont été faites à la Pologne en 1905 qui n’ont pas été tenues. Non seulement continuent de s’étaler l’incurie administrative et la corruption, mais voici que s’apprête, par le détachement de la région de Chelm, un nouveau démembrement, un nouvel affront à la dignité historique de la Pologne. Que la France n’intervienne pas dans les allaires intérieures de la Russie, soit. Mais peut-elle tolérer sans mot dire que son alliée, par ses maladresses, fasse directement contre elle le jeu de l’Autriche et de l’Allemagne ? « Faites comprendre cela à Pétersbourg. »

Tout cela est par trop évident. Il est évident aussi que le sujet est difficile à aborder. Mais le danger est trop grand pour nous taire indéfiniment. A plusieurs reprises, le tsar lui-même a manifesté des intentions bienveillantes pour la Pologne. C’est certainement la routine de sa bureaucratie qui tient en échec son libéralisme. N’y a-t-il pas moyen de faire appel à celui-ci ?…. Je vois encore, sur les bords de la Neva, le haut personnage, d’ailleurs infiniment distingué, auquel je m’adresse, me couler un regard effaré, se recroqueviller, se mettre en boule… Oh ! notre diplomatie de parent pauvre !

De retour à Paris, j’essaie, dans un ou deux articles, avec toute la mesure indispensable, de traiter la question. Il y a là une situation internationale qui crève les yeux. Une Pologne tenue par la Russie dans une tutelle équitable, franchement ralliée par ses bons procédés, c’est toute l’atmosphère de l’Europe centre-orientale qui se transforme. L’Autriche perd le mérite apparent de sa modération fallacieuse, l’Allemagne se découvre dans son attitude d’oppression brutale.

C’est ce qu’il ne faut pas. Avec un cynisme qui déconcerte, un grand journal officieux de Pétersbourg me répond et met les points sur les i. Non, la Russie, sans méconnaître les inconvénients de sa politique polonaise, n’en changera pas. Pourquoi ? C’est que Berlin ne le permet pas. Berlin exige une Pologne asservie. Alléger ses chaînes serait presque un casus belli. Que la France se taise, puisque l’Allemagne parle. Atterrante déclaration qui jette un jour effarant sur les dessous de notre alliance et les forces qui la contrebalancent.

Si les lèvres officielles demeurent closes, sachons au moins montrer à la Pologne que les consciences individuelles ne se taisent pas et que le bruit des armes qui grandit en Europe n’y abolit pas totalement les notions du droit et de la dignité. 1911 est l’année où l’affaire marocaine dresse face à face France et Allemagne, fait toucher du doigt combien est précaire l’équilibre mondial. 1912 voit éclater la guerre balkanique, et tout de suite ses répercussions se dessinent. Quand je reviens à l’automne faire quelques conférences à Varsovie, à Lodz, à Dombrowa, je trouve les esprits en ébullition. Entre l’Autriche et la Russie, la situation se tend chaque jour. De part et d’autre de la frontière de Galicie, les préparatifs militaires s’activent. Le courant austrophile que je sentais si fort, il y a deux ans, est en pleine déroute, à l’effarement presque comique de ses tenants… C’est que, dans l’autre plateau de la balance mondiale, il y a la France. « Mais, monsieur, est-il possible que vous vous fassiez de telles illusions sur la force de la Russie : » Aux assertions gênantes, aux témoignages accablants, aux jugements abondamment motivés, j’oppose la sérénité tenace d’une foi volontaire.

La guerre universelle est encore ajournée. Mais de ce voyage, je rentre certain que ce n’est pas pour longtemps. Et c’est d’Orient que partira l’étincelle fatale. Au printemps de 1914, je parcours les Balkans. A toucher du doigt les matières inflammables qui y sont accumulées, il faut prévoir l’ampleur de l’incendie. Ce qui se prépare, ce ne sera pas une petite guerre franco-allemande, c’est un embrasement général d’où sortira une nouvelle distribution de monde.

D’un tel embrasement seul peut, selon la vision géniale de Mickiewicz, renaître la Pologne. Mais l’imagination se perd à envisager le processus de sa résurrection.

La guerre qui s’approche mettra aux prises, dans des camps opposés, ses deux bourreaux, Prusse et Russie. Comment en sortiraient-ils tous deux assez vaincus pour qu’elle émerge, vivante, de leurs ruines ?

Hypothèse d’Apocalypse, quasi inconcevable, et qui va devenir la réalité.

Mais il va falloir des années de géhenne et les plus effroyables massacres de l’histoire pour que l’aube se lève.

Tant que la Russie demeure à son poste, les Alliés mettent leur honneur à lui faire foi. Hélas ! que de déceptions suivent la fameuse proclamation du grand-duc Nicolas ! Si tous les trains qui amènent des popes en Galicie avaient été chargés de munitions, Berlin et Vienne auraient pu trembler. Mais c’est avec des bâtons que se battent les soldats de Rousski et de Broussilof.

La Russie s’écroule. En plein champ de bataille, la Révolution trahit les alliés, déserte.

Alors seulement, déliée du pacte, l’Entente peut librement et officiellement proclamer parmi ses buts de guerre Le rétablissement d’une Pologne indépendante. Il apparaît si intimement lié au triomphe du droit que les champions mêmes du tsarisme déchu cessent d’y rien objecter.

Mais, par une amère dérision du sort, c’est au moment où le territoire tout entier die la Pologne est occupé par l’ennemi que se place cette reconnaissance. Isolée de l’Entente, la Pologne est réduite à une résistance passive devant les manœuvres insidieuses ou brutales de ses prétendus libérateurs, qui déguisent mal, sous le masque de l’autonomie, la plus effroyable dévastation de ses ressources.

Toutefois, n’est-il pas à craindre qu’une fois de plus, — cela leur est déjà arrivé si souvent ! — les hommes politiques de l’Entente ne se laissent égarer, qu’une fois de plus la Pologne ne paye d’une cruelle méconnaissance le malheur de sa position géographique ?

Heureusement un Comité national polonais, composé de patriotes qui ont pu fuir avant que s’abattit sur leur pays la despotique emprise allemande, est reconnu à Paris par les Alliés, et se trouve en état d’affirmer et de prouver que la Pologne est avec eux. Avec sa collaboration, sous la direction d’un des plus illustres vétérans de nos guerres coloniales, le général Archinard, se constitue sur notre territoire une armée polonaise nationale, dont les premiers éléments sont recrutés parmi les volontaires polonais accourus d’Amérique à l’appel du grand citoyen Paderewski, ou parmi les prisonniers posnaniens qui sollicitent l’honneur de combattre contre leurs oppresseurs[1].

C’est une émouvante journée, une journée historique, que celle où, entre Reims et Châlons, à quelques kilomètres de la ligne de l’eu, au ronflement de la canonnade et sous le vol des avions, nous vîmes un prêtre polonais célébrer la messe, recueillir le serment de fidélité des troupes, et le général Gouraud effleurer de ses lèvres la soie des drapeaux amarante à l’aigle blanche, offerts par les villes de Verdun, de Nancy et de Belfort à la jeune armée qui va représenter la Pologne ressuscitée aux côtés des Alliés dans la grande bataille de la libération.

Peu de semaines après, le général Haller, échappé aux bolcheviks, venait en prendre le commandement. En le lui remettant, près de Bayon, le général de Castelnau, dans un frémissement respectueux de l’assistance, corrigeait le mot historique douloureux et désormais périmé : « Messieurs, aujourd’hui, Dieu est descendu à vous, et la France est plus près. »

L’armée polonaise a sa place marquée dans la grande offensive finale. L’Allemagne capitule, sans attendre le coup suprême. De par l’armistice, une portion du territoire polonais est évacuée par les Centraux. Mais la Prusse polonaise a-t-elle donc été oubliée par les Alliés ? Dans un sursaut de patriotisme, elle se libère partiellement elle-même. Dans les rues de Posen, des enfants, des femmes, désarment les soldats hébétés de Hindenburg. Un gouvernement provisoire se forme à Varsovie : à sa tête, le commandant Pildzuski, le héros des légions polonaises, celui qui vient, durant de longs mois, d’expier dans les geôles allemandes d’avoir refusé d’obéir aux ordres de Berlin ; le patriote volontaire, concentré, et un peu énigmatique, de qui l’on répète volontiers cette boutade qu’illustre sa vie tenace : « Ne dites jamais à un enfant qu’il est incapable d’enfoncer un clou avec sa tête. »

À ce moment-là, isolée des Alliés, totalement ruinée, et dépouillée de tous cadres administratifs, encerclée entre l’Allemagne et le bolchévisme, l’Ukraine hostile, la Hongrie ennemie, la Tchéco-Slovaquie malveillante, la Pologne vit peut-être ses heures les plus critiques. Voici comment s’exprimait M. Hoover, le fameux dictateur américain des vivres :

« Je ne connais dans l’histoire aucune situation aussi désespérée que celle dans laquelle se trouva le grand soldat et patriote Pildzuski, lorsqu’il posa à Varsovie la première pierre angulaire du gouvernement polonais. À ce moment-là, un pays de trente millions d’âmes était en pleine anarchie, en proie à une telle famine que les enfants ne jouaient plus dans les rues. Chaque jour, des milliers de gens y mouraient d’épidémie. Une grande partie du pays était dans les serres affreuses de l’invasion bolchevique. Une population partagée depuis cent cinquante ans, incapable de payer les impôts, était absolument dépourvue de moyens pour maintenir l’ordre ou pour repousser une invasion, et elle ne disposait d’aucun des éléments les plus indispensables pour constituer un grand mécanisme administratif. »

L’éternel honneur de la Pologne, la « performance » qui répondra victorieusement à toute tentative de rééditer les éternels anathèmes prononcés contre son individualisme anarchique, ce sera d’être victorieusement sortie de cette crise. Rendons hommage, avant tout, au sens patriotique de ses populations et à l’esprit politique de deux grands citoyens, le chef de l’État, Pildzuski et le président du Conseil, Paderewski, incarnant l’un les éléments populaires du pays, et l’autre les partis modérés, dont la collaboration réussit à faire l’union intérieure, à nouer la jonction cordiale avec les nations de l’Entente, à assurer la représentation et la participation de la Pologne aux travaux du Congrès de la Paix.

Grâce à eux, grâce à l’élite de patriotes qu’ils surent grouper, grâce, il faut le redire, à la fermeté de l’esprit public, malgré les difficultés inhérentes à sa situation et malgré celles qu’y ajoutèrent les incohérences et les erreurs politiques de l’Entente, la Pologne, dès le printemps de 1919, sortait du chaos. Elle possédait un gouvernement, une Diète régulièrement élue, un commencement d’administration ; une portion de son territoire national était reconquis. Si, malheureusement, les divisions Haller devaient renoncer à lui arriver de France par Dantzig, — déclarée ville libre seulement et non port polonais, — les trains innombrables qui les transportaient montraient à toute l’Allemagne l’uniforme bleu horizon de la nouvelle armée polonaise et des deux mille officiers français qui l’encadraient.

Combien périlleuse, néanmoins, demeurait la situation extérieure et intérieure de la Pologne ! Combien scabreux et hérissé d’obstacles le concours que pouvait lui donner la France ! Deux hommes, notre premier chargé d’affaires à Varsovie, M. Pralon.et le chef de notre mission militaire, le général Henrys, exercent avec un tact auquel on est heureux de rendre hommage le rôle délicat qui leur incombe. J’ai la bonne fortune d’en être le témoin.

Les attaches que j’ai eues en Pologne avant la guerre, les modestes fonctions que j’ai exercées dans l’organisation de l’armée polonaise en France, me valent d’être autorisé à apporter là-bas les paroles amicales et les assurances de sympathie intellectuelle dont aucun mandat officiel ne me contraint d’atténuer l’expression. Qu’il est soulageant parfois de n’être rien du tout, ni personne !

C’est le 12 juin que je m’embarque à la gare de l’Est, dans le grand train militaire international, dont les panonceaux tricolores ont signifié notre victoire aux populations libérées du cauchemar de la Mittel Europa germanique. En soixante heures, nous traversons la Suisse neutre, le Tyrol qu’occupent les Italiens, Vienne où une foule anémiée erre dans le Prater parmi les languissants flonflons des valses, un coin de Tchécoslovaquie, où il faut admirer la jeune vigueur d’une administration des douanes toute neuve… Voici franchie la frontière de la Pologne libre. Parmi mes compagnons de voyage, bien des yeux se mouillent. Au matin, les paupières battues, une jeune femme murmure : « J’ai senti battre toute la nuit le cœur de mon pays ressuscité. »

Et c’est Varsovie. Varsovie, que j’ai quittée russe, qui a subi l’occupation allemande, où, du flux moscovite, il ne reste qu’une épave, colossale, la masse de la cathédrale grecque échouée sur la Place de Saxe, et du flux germanique qu’une rancœur qui dépasse la faculté d’amertume et de mépris dont je croyais susceptible la douceur polonaise traditionnelle : dulce sanguis Polonorum.

Certes, la souffrance et les privations du présent marquent leur empreinte. Où sont les beaux équipages d’antan ? Les magasins demeurent élégants, mais sont encore à demi vides. Des queues interminables s’allongent devant ceux où, à des prix fous, se vendent des vivres. Une foule, pieds nus, s’agite dans les rues, la mendicité est innombrable.

N’importe, c’est la joie, c’est la confiance qui domine. Incessamment, de longues acclamations saluent les chants, — on dirait plutôt les cantiques, — des bataillons de jeunes soldats qui partent pour le front, les cortèges de paysans et de paysannes silésiens, vêtus de costumes magnifiques, qui viennent manifester en faveur de la réannexion.

Le jour de la Fête-Dieu, dans la ville pleine de chœurs, des jeunes filles, vêtues de blanc, et aussi des femmes âgées, défilent chargées de bannières, d’oriflammes, de dais, d’images de la Vierge et des saints, de reliquaires. D’autres portent à la main de longs lys blancs, il y a, vêtues de blanc, les écoles de fillettes dont les pieds nus claquent sur le trottoir dans des galoches de bois. Un singulier tambour bourdonne à intervalles rapprochés. Au passage des cortèges harmonieux, tous les fronts se découvrent et ils entraînent dans leur sillage une foule recueillie. Quelle est la traduction littérale de ces hymnes, je l’ignore, mais non ce qu’ils signifient. Ils n’implorent ni la foi ni le courage : toute la Pologne les possède. Mais ils remercient Dieu du grand miracle qui vient de ressusciter la patrie, le supplient de donner aux faibles cœurs humains les forces qu’il faut, pour parfaire son immense bénédiction : la résignation aux souffrances encore inévitables, l’union des âmes pour vaincre les dernières puissances du mal, la volonté de pardonner, quand elles seront abattues…


* * *

Que pouvons-nous faire, nous autres Français, qui avons avec la Pologne tant d’affinités et d’intérêts communs, pour lui faciliter l’œuvre de son relèvement ?

Rendons-nous compte du champ qui nous est ouvert et du tact avec lequel il nous faut manœuvrer.

La victoire des Alliés, aux yeux de tous, là-bas, c’est avant tout la victoire de la France. C’est notre revanche, non seulement de 1871, mais de 1812. L’image de Napoléon est restée aux murs de bien des chaumières. Il incarne dans la mémoire populaire le justicier que, seule, la fatalité empêcha d’achever son œuvre. Aujourd’hui le glaive de la France vient de la reprendre. Il est su de tous qu’au Congrès de la paix, c’est la France, sans relâche, sinon toujours avec plein succès, qui a défendu la cause de la Pologne.

Nous lui avons envoyé tout de suite ce que nous avons de mieux, nos officiers. Où leur uniforme apparaît, il est acclamé. Il arrive même à l’enthousiasme populaire d’être injuste. Un jeune capitaine américain se consacre avec un magnifique dévouement au ravitaillement de la Galicie orientale. Partout où il arrive, il est salué par la même clameur : « Vive la France ! »

La France victorieuse est justifiée entre toutes les nations pour guider la Pologne dans la besogne guerrière qui n’est pas achevée, pour présider au remembrement de son armée, à l’opération si scabreuse qu’est la fusion en un seul corps d’éléments disparates qui ont subi l’empreinte du militarisme prussien, russe et autrichien. Discernons néanmoins combien la tâche imposée au général Henrys est épineuse. L’armée Haller, l’armée polonaise formée en France, apparaît vis-à-vis des glorieux débris des troupes grises et vertes, comme un corps privilégié au point de vue de la solde, de l’armement et du matériel. Il a été formé hors du pays, sous les auspices d’un pouvoir politique, le Comité national, dont les tendances n’étaient pas celles qui prévalent. Il faut infiniment de tact pour ne point froisser des susceptibilités, voire des défiances qui sont explicables. A l’exception de quelques éléments socialistes germanisants qui sont en général d’origine juive, toute la Pologne est francophile. Mais, il y a des nuances. Ayons garde qu’une emprise militaire trop accentuée fasse parler d’une occupation française, succédant aux autres. On m’a dit avec une expansion sincère : « Comme nous avons été heureux de voir vos uniformes ! » On me dit aussi : « Que nous sommes heureux de voir un Français qui ne soit pas en uniforme ! »

A la Pologne qui manque de tout, comme il serait utile qu’à côté du concours militaire, fourni avec la mesure indispensable, nous fournissions aussi le concours économique dont elle a besoin ! Hélas ! nous nous heurtons à une situation de fait lamentable. L’état de notre production nous rend à peu près impossible d’offrir autre chose que quelques articles de luxe. Or la détresse financière de la nouvelle république, sans cesse aggravée par la hausse grandissante de tous les changes étrangers, l’oblige à proscrire toute importation qui n’est pas pour elle d’une nécessité vitale.

Il n’y a qu’un terrain où, tout de suite, nous pouvons nous manifester. La Pologne, — combien ce trait lui est honorable ! — ne manque pas seulement d’or, de charbon, de blé, de produits manufacturés et de transports. Elle manque de pâlure intellectuelle. Ce n’est pas seulement d’une disette matérielle qu’elle a souffert durant les années de séquestre qu’elle vient de traverser, ni de la disette des nouvelles ; c’est de l’absence de communications avec l’âme occidentale, dont des siècles de culture latine ont imprégné son âme. Si le français n’est parlé tout à fait couramment que par l’aristocratie et une portion de la classe libérale, on peut dire que notre culture répond à l’aspiration générale de la nation.

Ce n’est pas seulement à Varsovie, dans le salon du comte Krasinski devant l’élite spirituelle du pays, et le 14 juillet, devanttoutes les autorités de l’Etat, réunies pour honorer notre patrie, que le Français de passage éprouve ce que représentent les « mots magiques » qui viennent de Francs. Il trouve le même écho dans la grande salle de l’Université historique de Cracovie, dans l’Hôtel de Ville de Léopol (que nous n’appellerons plus Lemberg), où l’on cesse à peine d’entendre le canon des Ruthènes, et dont tous les murs portent la marque de la furieuse bataille de rues, par laquelle ses femmes et ses enfants l’ont reconquise.

Vers qui vient de France, la Pologne intellectuelle se penche avec la même avidité qu’une population longuement assiégée sur le premier convoi de ravitaillement. Ce pays qui manque de tout a une fringale de littérature : « Qu’a-t-on publié en France pendant la guerre ? où en est votre théâtre ? votre roman ? votre poésie ? » La chronique des lettres a été, je ne sais comment, aussi outrageusement déformée par l’occupation boche que celle des événements militaires. Là où étaient les Allemands, on a ignoré la bataille de la Marne. En revanche, avec des détails circonstanciés, les journaux polonais ont raconté la mort de M. Claude Farrère, coulant avec son torpilleur. Ont été pareillement immolés, quoique dans des circonstances moins tragiques, M. Paul Bourget, Mme Juliette Adam, et quelques autres victimes. Il m’est donné, — avec quelle joie, et au milieu de quelle joie ! — de les ressusciter.

Mais le livre français, véhicule essentiel de la pensée française, va encore, durant bien des mois, pénétrer difficilement en Pologne. Ce n’est pas seulement à cause de la rareté des transports. Notre volume à cinq francs coûte là-bas soixante marks : autant dire que la consommation en est quasi interdite.

Aussi, est-ce de tout cœur, qu’il convient de saluer la hardie entreprise de deux de nos confrères.

Le 16 décembre 1919, paraît à Varsovie le premier numéro du Journal de Pologne. Il a pour directeur M. F. Delagneau, qui peu de jours avant portait avec éclat les galons de colonel dans notre armée, et M. Robert Vaucher, collaborateur de l’Illustration, l’un des correspondants de guerre les plus infatigablement dévoués depuis cinq ans à notre cause. Créer là-bas un journal polonais en français, qui quotidiennement fasse entendre notre voix et qui, en même temps, grâce à la diffusion de notre langue, répande, non à Paris seulement, mais dans le monde entier, la connaissance des aspirations et des réalisations de la jeune République : une telle initiative est audacieuse. En dépit de toutes les complications matérielles, de la rareté de la main-d’œuvre, de la cherté du papier, des grèves, de la disette des transports, le succès la couronne. Et tout de suite, nos confrères entendent corser l’action de la plume par celle de la parole. Ils organisent pour cet hiver deux cycles de conférences françaises où seront successivement entendus MM. Maurice Barrès, Louis Barthou, les généraux de Castelnau, de Maud’huy et Belin, Mgr Baudrillart, MM. Funck-Brentano, Louis Madelin, etc.

À un tel programme, le préfacier importe peu. Me revoici roulant à travers l’Europe centrale, pour en tenir l’emploi. Bien que la paix soit signée, les communications régulières ne sont pas encore rétablies à travers l’Allemagne. Il faut de nouveau traverser la Suisse et le Tyrol, cette fois étincelant de blancheurs neigeuses. Vienne est dans la nuit, a faim et a froid. Puis ce sont des inondations, de grandes plaines mornes et fangeuses, des forêts dénudées, Varsovie.

Je l’avais quittée par un pluvieux été. Je la retrouve par un dur hiver. Les traîneaux glissent dans les rues gelées par vingt degrés au-dessous de zéro. Il y a de la souffrance ; à un degré plus aigu, toutes les nôtres et, en plus, celles qui naissent de la situation spéciale de la Pologne. Les difficultés de l’ensemencement, la rareté des engrais, les grèves agricoles, rendent angoissante la question du pain et des pommes de terre. Trop d’industries chôment, faute de matières premières et de charbon. Les trains sont presque supprimés. Il faut réquisitionner les appartements particuliers, faute de logements. À toutes les grèves que nous connaissons s’ajoute celle des concierges, qui ne tirent plus le cordon passé dix heures : c’est d’ailleurs le moment où les lumières s’éteignent et se ferment les restaurants. Les incertitudes politiques de l’Entente ne cessent pas d’accroître le malaise. Il y a huit jours, M. Clemenceau faisait de la Pologne la sentinelle de l’Europe contre les Soviets. Hier M. Lloyd George lui a appris que nous allions les ravitailler. Aujourd’hui M. Clemenceau n’est plus rien du tout. Et il me faut répéter indéfiniment que l’avènement de M. Deschanel n’est pas celui du bolchévisme.

Dans la nervosité générale, toute parole qui vient de France ne cesse pas d’être accueillie à Posnan comme à Varsovie avec une chaleur qui va au cœur.

Il y a une joie réelle, de l’émotion aussi, à rendre hommage à travers les siècles à ce que la Pologne a donné à la civilisation, à ce que nous sommes fondés de nouveau à attendre d’elle. Ce sont d’abord, à l’aurore du moyen âge, ces humbles pèlerins qui, arrivant des plaines lointaines arrosées par la Vistule, viennent s’agenouiller dans nos sanctuaires ; puis ces magnifiques ambassadeurs qui étonnent la cour de Catherine de Médicis, non seulement par leur faste, mais par leur raffinement et l’ardeur de leur plaidoyer en faveur de la tolérance. Au XVIIe siècle, les liens politiques se précisent. « J’irais à pied, écrit Colbert à Louis XIV, pour suffire à l’emprunt pour la Pologne. » Puissent, pour l’intérêt commun de l’Entente et de la Pologne, nos financiers être des Colbert !… Au siècle suivant, la bonne reine, Marie Leczynska, popularise à la cour le nom polonais, et le développement de la Lorraine est attaché à celui du roi Stanislas. Puis, c’est la magnifique fraternité d’armes des guerres de la Révolution et de l’Empire : Dombrowski, Poniatowski, cinq de leurs compatriotes ont leurs noms inscrits sur les parois de l’Arc de Triomphe. Au XIXe siècle, les trois vagues de l’émigration, succédant aux trois défaites de l’insurrection, refoulent en France des flots pressés de héros malheureux. Ils appartiennent à toutes les catégories de la nation, ont en commun le courage, la douleur, la foi. Dans sa chaire du Collège de France, un Adam Mickiewicz expose à l’élite européenne le martyre de son peuple. Un Chopin incarne son cri de douleur harmonieux. Jusque dans nos faubourgs et nos campagnes, le soldat polonais blessé, la Polonaise en deuil et l’orphelin font vibrer le cœur populaire. L’image, aussi bien que la chanson et l’anecdote, s’emparent de la cause sacrée. Dans des modes divers, Charlet et Raffet, Daumier et Cham, Vernier, Draner, combien d’autres, la maintiennent à l’ordre du jour de l’indignation nationale. Grâce à Mme de Ségur, toutes les fillettes de France sont amoureuses du pauvre prince Romane Pajarski. Quand elles ont grandi, Sienkiewicz leur offre la statue épique de son pays dans sa trilogie. Ainsi la Pologne demeure vivante dans le cœur de la France, prête à l’acclamer, le jour où la politique a cessé de clore ses lèvres.


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A l’heure historique où nous sommes, au moment où tout comme un nouveau monde politique, c’est un ordre intellectuel et moral nouveau que nous avons à édifier, quelles sont les directives, quelles sont les suggestions que la France peut offrir ?

Hélas ! nos élites littéraires et scientifiques ont été fauchées aussi cruellement que les masses de nos paysans. Et la crise économique de l’après-guerre met en péril, en même temps que la production du livre français, le recrutement même de notre intellectualité.

Toutefois, nous sommes assurés des forces que déjà nous sentons tressaillir. N’essayons pas de définir ce que sera notre littérature de demain. Qui donc, en 1815, eût osé caractériser le romantisme ? Ne nous dissimulons pas, ne dissimulons pas à nos amis que les lettres françaises ne vont pas se cristalliser en mots magiques, définitifs, en formules invariables et lapidaires, mais déferler en un torrent impétueux qui roulera du bon et du mauvais, de l’excellent et du pire. Du cataclysme mondial, toutes les outrances de la réaction et toutes les haines et les paradoxes de l’esprit révolutionnaire vont extraire des motifs nouveaux de croire en soi. Si on nous lit sans critique, on retrouvera chez nous, comme avant la guerre, de quoi s’effarer et nous honnir.

Et cependant, pas de doute que, de tous les débris qui jonchent la terre, de tous les remous qui se combattent dans les âmes, au milieu de toutes les menaces qui ne cessent de peser sur nous, la pensée française va avoir pour souci dominant, pour fonction essentielle, de dégager les disciplines nouvelles d’une France nouvelle.

D’une France aussi différente de celle d’hier que celle d’hier le fut de celle des Capétiens.

La France de Louis XIV, aussi bien que dans les jardins de Versailles, trouva son expression dans notre littérature classique… Nescio quid majus nascitur

De la France durcie par la guerre, grandie mais toujours menacée par une paix imparfaite, où ce qui nous reste de jeunesse a renouvelé sa conscience de l’imprescriptible tradition et sa foi dans notre mission historique, en même temps que sa volonté de lutte et son appétit de joie physique et d’expansion, dont les confins s’étendent de l’Alsace-Lorraine reconquise jusqu’au Sahara, et dont les horizons embrassent les siècles et l’univers, il naîtra quelque chose d’encore indéfinissable, mais qui sera très grand.

Sachons mettre à la portée de nos amis, pour qu’ils y fassent leur choix, selon leur génie, les germes que nous sommes en train de mûrir.

En ce moment, nos livres arrivent à peine à nos amis polonais. L’état de leur change leur rend impossible de venir à nous. Dans le domaine spirituel, comme en tout autre, ils n’ont à leur portée que l’importation allemande. Prenons garde que, malgré toute leur bonne volonté, les motifs économiques ne soient les plus forts, si nous n’arrivons pas à assurer à leur intellectualité, si particulièrement accessible à toutes les influences, au moment où est en train de se reformer l’unité nationale, le contact étroit avec la noire.

Nos amis de Pologne, nous les connaissons à peine. Les circonstances économiques leur interdisent presque de venir chercher nos enseignements. L’Etat français, quelques-unes de nos municipalités, des générosités privées, n’assureront-ils pas l’indispensable rapprochement par la création quelque part chez nous d’un centre commun de culture et de travail franco-polonais ?

De notre France, l’étranger ne respire trop souvent que l’atmosphère fiévreuse de Paris. Les suggestions qu’il offre ne contribuent pas toutes à l’affermissement des disciplines.

Avant la guerre, plusieurs de nos Facultés de province avaient respectivement commencé de grouper chez elles telles ou telles familles d’étudiants étrangers, de constituer à leur usage des enseignements spéciaux. Ainsi se nouaient d’intéressants échanges, capables à la fois d’enrichir notre vie régionale et d’initier davantage nos amis à la vraie France.

Pour devenir un centre d’attraction franco-polonais, il est une ville que son passé, comme son présent, qualifient entre toutes. Nancy doit son premier essor au bon roi Stanislas, son souvenir y est demeuré gravé. La Place Stanislas, l’Académie Stanislas, combien d’autres traces attestent encore l’empreinte artistique et intellectuelle d’un passé glorieux ! Avant 1914, les étudiants étrangers y séjournaient nombreux. En 1918, Nancy offrit un de ses drapeaux à l’armée polonaise formée en France, la vit cantonner dans sa région, célébra joyeusement la prise de commandement du général Haller. Le grand développement assuré à l’Université de Strasbourg n’est pas sans lui porter quelque ombrage, sans la contraindre à chercher de nouveaux horizons. Située sur la grande ligne Paris-Varsovie, pourvue non seulement de richesses littéraires et artistiques, mais de nombreux et remarquables instituts techniques, Nancy est, par excellence, la ville que je verrais désignée pour attirer à elle, en lui assurant des conditions spéciales de vie matérielle et d’études, une élite polonaise désireuse de venir à nous, pour offrir d’autre part à nos étudiants les moyens (cours et bibliothèques) de s’initier à la langue, à la littérature et à l’histoire de la Pologne.

Ainsi notre Lorraine rendrait à la France de la Vistule le bienfait qu’elle en reçut au XVIIIe siècle.

Et nous aurions la joie d’instituer tout de suite une des seules formes de concours pratique que nous soyons en ce moment en mesure d’assurer à la Pologne.

Elle va reprendre son rôle politique, celui qu’elle tint durant toute son histoire : son poste de sentinelle de la civilisation occidentale, entre le germanisme et l’inconnu semi-asiatique.

Sachons l’aider à redevenir également, dans l’ordre intellectuel, le grand foyer de culture latine que, cinq siècles durant, elle incarna dans l’Europe orientale, et qui manquait au monde depuis cent cinquante ans.


ANDRE LICHTENBERGER.


Au moment où je corrige les épreuves de cet article, la Pologne renaissante se retrouve en face du péril.

Puisse l’Europe occidentale montrer plus de clairvoyance qu’au XVIIIe siècle et l’Entente ne pas contresigner la faillite de ses principes et de sa victoire en même temps que le quatrième partage de la Pologne !

  1. Il convient de rappeler que les premiers promoteurs de l’armée polonaise en France furent M. le conseiller d’État Tirman, qui présida à toute son organisation administrative, et le lieutenant-colonel Adam de Mokiéjewski.