Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870/01

Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 42-63).
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LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870

I.
LES POURPARLERS DIPLOMATIQUES A L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1867.

Les fêtes se succédèrent à Paris sans relâche, du printemps à l'automne, pendant l’exposition universelle de 1867. Paris était alors en réalité le centre du monde, la cité rayonnante et glorieuse du poète. Les empereurs et les rois accouraient de toutes parts ; ils arrivaient même du fond de l'Orient, attirés moins par le désir d'étudier nos mœurs et d'implanter notre civilisation dans leurs états, que par le démon de la curiosité. C'était la contre-partie du souper de Candide, ce n'étaient pas les princes dépossédés par la guerre de 1866 et par la révolution italienne qui se réunissaient aux banquets des Tuileries et de l'Hôtel de Ville, c'étaient des potentats florissans, triomphans, ravis de se distraire de l'étiquette monotone et formaliste de leurs cours dans des plaisirs faciles et dans le fourmillement des multitudes empressées. L’empereur et l'impératrice, à peine remis des anxiétés que leur avait values l'affaire du Luxembourg, si imprévue et si menaçante, semblaient présider à une apothéose. Ils s'appliquaient à séduire leurs hôtes par la bonne grâce de leur accueil, par le charme de leurs personnes. Ils les comblaient de prévenances, ils se donnaient pour tâche de leur faire aimer la France, de vaincre leurs préventions et de les associer aux intérêts de notre politique. Tous protestaient de leurs sympathies, de leur amour de la paix, et leurs protestations étaient justifiées par le succès que la diplomatie, après de chaudes alarmes, venait de remporter. La conférence de Londres n'avait-elle pas victorieusement affirmé le principe de l'arbitrage des puissances et su conjurer un conflit imminent, redoutable, en proclamant la neutralité du Luxembourg?

Il semblait après un tel résultat, couronné par les splendeurs et les démonstrations fraternelles d'une exposition universelle, que les idées chères à Napoléon III, la fédération des nations et la politique des congrès, allaient se réaliser, que le désarmement s'imposerait aux gouvernemens, à la satisfaction des peuples, que les préjugés internationaux disparaîtraient et que, dominée par de nouvelles tendances, l'Europe ne songerait plus qu'au développement de sa prospérité et de son expansion commerciale. Des chefs d'empire, croyait-on, ne pouvaient se déplacer et se réunir, escortés de leurs ministres, que pour se mettre d'accord sur la politique générale et concilier leurs intérêts respectifs. On attachait à juste titre une importance exceptionnelle au renouvellement des bons rapports entre la France et la Prusse. On se flattait que le séjour du roi Guillaume et du comte de Bismarck à la cour des Tuileries provoquerait de franches, de cordiales explications. Leur présence à Paris, quelque peu étrange, après l'incident du Luxembourg, qui avait tourné à la confusion de perfides calculs, grâce au sang-froid et à la clairvoyance de notre diplomatie, autorisait à croire que le cabinet de Berlin s'était sincèrement ravisé et qu'en face de la réprobation générale soulevée par ses procédés, il en était arrivé à poser de sages limites à son ambition.

Les rapports de nos agens consultaient, en effet, que la Prusse prenait philosophiquement son parti du sacrifice auquel elle s'était soumise, en consentant à l'évacuation d'une place forte qu'elle avait prétendue indispensable à la sécurité de l'Allemagne. Dans ses communications officielles sous forme de circulaires et dans les articles inspirés de sa presse, elle accentuait, du jour au lendemain, sans transition, la modération de la France, que la veille encore elle poursuivait de ses outrages. Elle faisait pressentir une ère nouvelle dans les relations entre les deux pays, fondée sur des sentimens réciproques d'estime et de conciliation[1]. Cette volte-face si brusque était un sujet d'étonnement et même de scandale en Allemagne pour ceux qui avaient pris au tragique les scènes patriotiques du parlement du Nord et les déclarations solennelles qui, jusqu'à la signature du traité de Londres, étaient parties de Berlin. Mais c'était un compte que M. de Bismarck était homme à régler avec l'opinion publique allemande, et particulièrement avec les libéraux, qui se voyaient mystifiés, après avoir voté, au mépris de leurs principes, une constitution autoritaire pour permettre au gouvernement de défendre l'honneur et les intérêts de l'Allemagne qu'on leur disait engagés dans la question du Luxembourg.

« J'enregistre avec satisfaction, écrivait-on à notre ministre des affaires étrangères, que tous les actes du cabinet de Berlin témoignent pour l'heure d'un désir manifeste de renouer avec le gouvernement de l'empereur les relations les plus confiantes. Ces dispositions paraissent d'autant plus sincères qu'on nous sait matériellement et moralement plus forts, et que la politique qu'on poursuivait dans le Midi rencontre dans le sentiment populaire une résistance de plus en plus sérieuse. Tout semble donc convier le cabinet de Berlin à calmer nos méfiances, à effacer des impressions fâcheuses et aussi à gagner du temps. C'est vers ce but que vont converger les efforts de sa diplomatie et c'est le résultat que le roi attend de son voyage à Paris. — Malheureusement, il ne nous est plus possible aujourd'hui de céder à des illusions. La Prusse a éveillé nos défiances, elle nous condamne à donner à nos armemens une impulsion que rien ne saurait plus ralentir désormais. Elle ne retrouvera plus jamais, il est permis de l'admettre, une France sans alliés, uniquement préoccupée des œuvres de la paix. Les procédés courtois vont succéder maintenant aux menaces. Mais les visites royales et les propos du comte de Bismarck ne sauraient plus nous faire oublier, après de récentes épreuves, le danger permanent dont nous sommes menacés, depuis que le roi Guillaume peut, en vertu de sa réorganisation militaire, avec des approvisionnemens toujours au grand complet et ses nombreux moyens de transport, combinés dans une pensée stratégique, jeter sur nos frontières, en neuf jours de temps, montre en main, à l'heure voulue, 250,000 hommes effectifs, sans devoir attendre tous les effets de la mobilisation, qui, quelques jours après, ajoutera à cette avant-garde formidable pour le moins 600,000 combattans. »

Ces réflexions étaient chagrines après le succès de la conférence de Londres, à une heure d'allégresse générale, mais elles s'imposaient d'autant plus à notre politique que le parti militaire prussien ne cachait pas le mécontentement que lui causaient les concessions faites par le roi à la paix. Il voulait la guerre, il la tenait pour inévitable, et il regrettait amèrement que la lutte qu'il avait poursuivie au mois d'avril dans des conditions exceptionnelles de succès eût été ajournée et abandonnée aux convenances de la France. Une guerre rapide et heureuse, comme il était permis de l'espérer alors, aurait eu le double avantage de réconcilier avec leur sort les populations récemment annexées et de réhabiliter par des succès les armées méridionales, si profondément humiliées du triste rôle qu'elles avaient joué pendant la campagne de 1866. En associant l'Allemagne entière à ses victoires, la Prusse eût été certaine d'obtenir le pardon pour le sang allemand qu'elle n'avait pas craint de verser. Aussi ses états-majors avaient-ils peine à comprendre le revirement si soudain qui s'était opéré dans les conseils du roi. Ce n'était pas un amour platonique de la paix qui l'avait inspiré. Si M. de Bismarck avait reculé, c'est qu'il s'était heurté contre la conscience de l'Europe, dont l'Angleterre et l'Autriche s'étaient constituées les interprètes résolues, que les cours du Midi s'étaient retranchées derrière le casus fœderis pour lui refuser leur concours, et que les alliances sur lesquelles il comptait, à la dernière heure s'étaient montrées hésitantes.

Mais les concessions faites à d'implacables exigences n'impliquaient nullement la renonciation à l'idée nationale. M. de Bismarck était le premier à reconnaître que l'occasion qu'on avait dû laisser échapper ne se présenterait plus jamais aussi favorable ; mais toujours prompt à régler sa conduite d'après les événemens, il avait modifié sa stratégie et passé de la politique violente à celle des subterfuges. C'est par des voies détournées qu'il entendait, jusqu'à nouvel ordre, poursuivre l'œuvre de l'unification, c'est par des moyens artificiels qu'il maintiendrait les populations dans le courant national, c'est par des protestations incessantes contre les ingérences étrangères qu'il étoufferait les sentimens particularistes toujours prêts à reprendre le dessus dès que s'atténuaient les craintes d'une invasion. Cette tactique n'était pas exempte de dangers; elle pouvait s'user à la longue et être déjouée par la sagesse et la prudence de ses adversaires, elle exigeait en tout cas une absence complète de scrupules et une force d'impulsion véhémente, dont le ministre prussien se flattait de posséder le secret et dont il entendait faire usage suivant les circonstances.

La veille même de son départ pour Paris, où il allait proclamer ses tendances pacifiques et se défendre d'ambitieux desseins, il signait la convention qui créait un parlement douanier. Les délégués et les députés de la Confédération du Nord et des états du Midi allaient dorénavant siéger dans un même conseil et dans une même assemblée. C'était une nouvelle et audacieuse atteinte au traité de Prague, dont nous avions arrêté les bases à Nikolsbourg[2]. A l'heure où le roi Guillaume et son ministre apparaissaient à la cour des Tuileries, l'horizon ne s'était pas moins complètement rasséréné. Les nuages, un instant si menaçans, s'étaient dissipés. Enclins, comme nous le sommes, aux illusions, il nous était permis de croire, malgré de troublans symptômes, au rétablissement sincère et durable de nos bons rapports avec la Prusse[3]. Et cependant les questions sorties de la guerre de Bohême n'avaient rien perdu de leur acuité. En apparence, rien n'était plus aisé que de les résoudre, mais en réalité rien n'était plus compliqué. La Prusse, malgré l'atteinte portée à son prestige par l'évacuation du Luxembourg, se considérait déjà comme maîtresse de l'Allemagne, elle croyait n'avoir plus aucun intérêt à s'expliquer avec nous sur le problème germanique ; elle entendait le résoudre à l'heure qu'elle jugerait opportune, au gré de son ambition. On ne compte qu'avec les forts, et elle nous savait militairement impuissans. Le désarroi qui régnait dans nos cercles officiels, le réveil de l'opposition, les récriminations de la presse contre le gouvernement, la santé précaire de l'empereur, tout l'autorisait à prévoir qu'avant peu la France, défaillante et livrée à la révolution, serait condamnée à laisser s'accomplir à ses frontières les plus audacieuses entreprises.

Le gouvernement de l'empereur, de son côté, ne croyait ni de son intérêt, ni de sa dignité de faciliter la tâche à la Prusse, qui avait si brutalement méconnu les services rendus. Il se flattait que son armée serait réorganisée et ses alliances assurées, en temps opportun pour entraver les projets du cabinet de Berlin et le forcer à transiger avec nos intérêts. D'ailleurs le passage de la ligne du Main n'avait rien d'imminent en présence des haines et des rancunes que les violences de la Prusse après Sadowa avaient soulevées au Nord et au Midi de l'Allemagne. Quel que fût son déplaisir et son ressentiment, l'empereur sentait que l'offensive lui était pour l'heure interdite et qu'il ne lui restait qu'à accepter provisoirement les faits accomplis. Il estimait dès lors que le parti le plus sage était de prendre pour base de sa politique allemande la paix de Prague, et d'empêcher qu'elle ne fût violée ou éludée à nos dépens. Maintenir un provisoire périlleux, sujet à d'incessantes récriminations, tel était le dernier mot d'une politique qui, en opposition avec le sentiment du pays, avait rompu avec les sages routines traditionnelles que le passé nous avait léguées.

Jamais cependant aucune occasion ne s'était offerte plus favorable à l'action de la diplomatie pour préserver l'Europe d'un choc suprême. Le sentiment dominant dans tous les pays était celui de la paix ; l'opinion n'admettait plus d'autre rivalité que celle du travail ; elle rêvait l'union des peuples par l'émulation des productions utiles, des inventions scientifiques et des œuvres d'art. On se demandait si l'empereur ne prendrait pas la direction du courant qui entraînait le monde dans des voies nouvelles, et si, par une initiative à la fois hardie et habile, comme il avait su le faire dans d'autres temps, il ne réclamerait pas le désarmement, en reconnaissant, en échange, à l'Allemagne, conformément aux principes de la politique des nationalités, consacrée par la circulaire La Valette, le droit de se constituer à l'intérieur au gré de ses aspirations.

Bien avant l'arrivée du roi de Prusse à Paris, notre diplomatie appelait l'attention du gouvernement impérial sur la nécessité de conjurer par des résolutions viriles un conflit éventuel avec l'Allemagne. « Il appartient au gouvernement de l'empereur, écrivait-on à la date du 21 mai, d'examiner si le moment de sortir des équivoques et d'aborder résolument la question allemande n'est pas venu, et s'il ne conviendrait pas de profiter de la réunion des souverains à Paris pour la régler dès à présent, à l'amiable, dans l'esprit le plus large, soit directement avec la Prusse, soit avec le concours des puissances. Ce serait le moyen de n'être pas exposé à devoir s'opposer un jour, les armes à la main, dans un moment inopportun peut-être, à une solution désormais inévitable.

« La Prusse s'est engagée, en effet, dans une situation qui ne lui permet plus de s'arrêter. Elle devra franchir la ligne du Main et étendre sa domination militaire, politique et commerciale de la Baltique jusqu'aux Alpes. Cela est dans la force des choses. L’Allemagne sera agitée tant qu'une satisfaction plus complète ne sera pas donnée à ses aspirations ; c'est ce que comprend le comte de Bismarck et c'est vers ce but que convergent tous ses actes et toutes ses pensées. Mais il se rend compte aussi des froissemens que l'accomplissement d'une œuvre pareille est de nature à causer à ses voisins dans leurs plus légitimes intérêts, et il peut craindre qu'après avoir méconnu ses engagemens, une coalition ne soit tentée un jour de le ramener violemment au respect des traités. C'est cette crainte qui a fait que des négociations, engagées dans un sentiment réciproque de rapprochement, au lieu d'être un gage de réconciliation, ont failli compromettre la paix. Le parti militaire tenait un prétexte ; il aurait voulu nous surprendre, alors qu'il nous savait sans défense. C'est là, nous n'en saurions douter, la cause secrète et véritable des velléités belliqueuses qui se sont si inopinément manifestées à Berlin, à l'heure où le roi des Pays-Bas nous cédait le Luxembourg.

« Il me paraît donc urgent d'aviser et de nous demander si, pour éviter une guerre de surprise, inégale, et peut-être funeste, il ne conviendrait pas de laisser l'Allemagne se constituer au gré de ses désirs, dussions-nous l'abandonner à la Prusse, même sans compensations territoriales. Ce serait, à coup sûr, une solution radicale, audacieuse, mais elle aurait du moins l'avantage d'être conforme à nos principes, d'éviter des débats irritans, haineux, et d'enlever à M. de Bismarck une arme précieuse, le prétexte des ingérences étrangères dont il se sert si utilement pour exciter les passions germaniques et les retourner contre nous. Si le gouvernement de l'Empereur devait s'arrêter aux idées que je me permets de lui soumettre, il aurait à se demander si cette concession, dont je reconnais l'énormité, nous exposerait à un danger plus grand qu'à celui qui de fait existe déjà. Je ne le pense pas. Les états du Midi ne sont-ils pas rivés à la Confédération du Nord par l'association douanière ? La Prusse n'occupe-t-elle pas Mayence ? Ne s'est-elle pas réservé le droit de garnison à Rastadt, Ulm et Landau ? Ne dispose-t-elle pas de tous les contingens militaires, en vertu de ses traités d'alliance et de ses conventions? Lui est-il permis de revenir sur ses pas, de s'en tenir aux engagemens de Prague, de renoncer en un mot au programme qu'elle a posé dans toutes ses manifestations officielles et qui se trouve reproduit dans le dernier discours du roi ? On ne saurait l'admettre après tout ce que nous avons vu s'accomplir dans ces derniers mois. Il est des tendances qu'un gouvernement ne peut ouvertement contrarier.

« Si tel est l'état des choses, il convient d'examiner, je crois, ce que serait l'Allemagne constituée librement au gré de ses gouvernemens et de ses populations, sous le contrôle de l'Europe, et ce que serait l'Allemagne à la suite d'une guerre heureuse. Dans la première hypothèse, la France n'aurait en face d'elle qu'une confédération plus centralisée, il est vrai, politiquement et militairement et par conséquent plus dangereuse que l'ancienne Confédération germanique. Mais cette Confédération serait en somme composée des mêmes élémens, c'est-à-dire de princes et d'états jaloux de leur autonomie et qui, bien que maintenus par la loi du plus fort, ne continueraient pas moins d'être un embarras et une cause d'affaiblissement pour le pouvoir central. Ce serait d'ailleurs rendre à la Prusse un mauvais service que de la mettre dans la nécessité d'admettre dans son parlement, qui déjà lui cause tant de tracas, les ultramontains bavarois et les radicaux wurtembergeois. J'ajouterai, que la répugnance des provinces annexées pour le régime prussien, l'hostilité secrète du Midi pour le Nord, habilement entretenues par la diplomatie autrichienne, seraient un obstacle pendant de longues années à une assimilation compacte et homogène des élémens germaniques.

« Bien différente serait une Allemagne sortie d'une guerre heureuse sans notre assentiment, à la suite de nos défaites. Les résistances autonomes et les agitations libérales, dont nous aurions pu avec des alliances efficaces et avec une situation militaire irréprochable tirer parti, seraient brisées sans retour. Ce serait l'unification et la centralisation appuyées sur un million de baïonnettes, ce serait l'avènement définitif de l'empire germanique.

« Poser les questions ainsi, et elles ne sauraient l'être différemment, c'est reconnaître le péril de la situation et c'est reconnaître aussi la nécessité d'y parer résolument, soit par une initiative conforme aux principes de notre politique, soit par la guerre, avec de solides alliances toutefois, et une armée assez nombreuse pour pouvoir engager la lutte contre toutes les forces réunies de l'Allemagne. »

Il n’est pas téméraire d'affirmer que si ce programme, contraire assurément à nos vieilles traditions, mais conforme à la politique impériale, avait prévalu, les événemens qui nous ont été si funestes eussent suivi un cours bien différent. Déjà, au mois de novembre 1866, après la révélation si inopinée des traités d'alliance secrets que M. de Bismarck avait imposés aux états du Midi[4], l’empereur, bien inspiré, aurait dû comprendre, en voyant le traité de Prague violé et la ligne du Main politiquement et militairement franchie, que le seul moyen d'atténuer, sinon de conjurer le danger d'une centralisation militaire à nos frontières, c'était de mettre la Prusse aux prises avec le particularisme germanique, en affectant vis-à-vis de l'Allemagne et de sa transformation intérieure un apparent désintéressement.

Mais l'idée de la triade allemande, la théorie des trois tronçons lui était chère. Elle avait présidé à sa politique danoise et elle constituait le bénéfice le plus clair de sa médiation. L’Allemagne divisée en trois groupes distincts, devait être un gage certain pour notre sécurité et un moyen précieux pour nous faciliter le jeu des alliances. Aussi était-il dur pour l'empereur de renoncer à un résultat chèrement acheté, au prix du démembrement de la monarchie danoise, de la dissolution de la Confédération germanique et de la création du royaume d'Italie. Il se plaisait à espérer que les cours méridionales, placées entre la France et l'Autriche, qui avaient un intérêt égal à ne pas laisser transgresser les stipulations de Prague, chercheraient par la force des choses, une fois dégagées de l'étreinte du vainqueur, à réagir contre l'absorption de la Prusse et à défendre leur autonomie.

D'ailleurs, à cette heure avancée du règne, il répugnait à l'empereur, affaibli par la maladie et rongé par les soucis, de s'arrêter, après ses déconvenues, à de nouvelles conceptions politiques. Il n'avait plus cette hardiesse, cette confiance en lui-même que donnent les longues complaisances de la fortune. Toutes ses entreprises avaient mal tourné ; il sentait qu'il n'avait plus le vent en poupe, il appréhendait la haute mer et ses tempêtes. Il préférait s'en tenir au provisoire, et sans se refuser aux occasions que l'avenir pouvait encore lui réserver, il renonçait à les faire naître.

Dans les dispositions morales où se trouvait Napoléon III, le roi Guillaume et son ministre ne risquaient pas, en arrivant aux Tuileries, d'être interpellés sur les équivoques de leur politique, sur l'oubli des engagemens qu'ils avaient pris avant les événemens de 1866. L’empereur était trop courtois et aussi trop timide pour embarrasser ses hôtes et leur causer le plus léger déplaisir; il tenait au contraire à les mettre à leur aise, à les séduire par les grâces de son accueil et à reprendre avec eux les causeries si cordiales qui présidaient à leurs rapports avant le coup de foudre de Sadowa.

Mais, en politique, le roi Guillaume ne sacrifiait guère au sentiment, il ne connaissait que la raison d'état, qui lui prescrivait, après ses éclatantes victoires, une noire ingratitude. Il ne se préoccupait que du présent pour s’assurer l’avenir. Il avait du reste un don précieux, celui d’éluder les entretiens qui auraient pu engager son gouvernement. Ses réponses étaient empreintes d’une bonhomie fine et rusée ; il savait donner de la grâce à ses refus et un air d’abandon cordial à ses partis-pris. Son thème à Paris était bien simple : il n’avait en vue que la paix, il ne poursuivait en Allemagne que des conquêtes morales et le développement naturel de l’influence prussienne.

Le comte de Bismarck était l’opposé de son souverain ; il ne craignait pas les interrogations, il les provoquait au besoin ; il était agressif de tempérament. Son langage était exubérant, ses paroles à l’emporte-pièce se succédaient rapides, saisissantes, et lorsqu’il se heurtait à des objections, il ripostait par d’ironiques et spirituelles reparties. Il aurait pu dire comme Luther : « Je sens dans ma tête des tourbillonnemens de vent, » tant sa verve était tumultueuse.

Il maugréait et pestait contre les embarras qu’on lui suscitait ; s’il n’avait dépendu que de lui, toutes les difficultés entre la Prusse et la France eussent été conjurées ; mais n’avait-il pas à compter avec les scrupules de son maître, avec les passions du parti militaire ? À l’entendre, l’incident du Luxembourg n’était que le résultat d’une surprise et surtout des fautes de notre diplomatie. Sa politique en Allemagne, disait-il, n’avait rien qui pût inquiéter la France, il se souciait peu de faire entrer les élémens turbulens du Midi dans sa confédération du Nord, et s’il avait signé des traités d’alliance avec le Wurtemberg, Bade et la Bavière, c’était moins pour les absorber que pour les protéger contre la révolution. D’après lui, l’armée prussienne était ramenée au pied de paix absolu, malgré les exigences des provinces annexées qu’il s’agissait de contenir et de réorganiser militairement. Il avait beau chercher, il ne voyait rien qui pût nous préoccuper.

Ce n’était pas le langage qu’il tenait dans ses causeries avec les diplomates étrangers ; il leur parlait avec dédain de nos mœurs, de notre politique et de notre armée. Il leur disait que la destruction de Babylone était proche, que la cavalerie prussienne ne tarderait pas à sabrer ce monde frivole et dissolu. Frédéric II ne procédait pas différemment. Tandis qu’il prodiguait au cardinal Fleury les flatteries les plus épaisses et qu’il lui écrivait qu’il ne mourrait content que lorsqu’il aurait vu de près le plus grand politique de l’Europe, il se moquait de son incomparable ignorance et de son incommensurable fatuité.

Mais les propos que le ministre prussien faisait entendre dans les embrasures des fenêtres des Tuileries à des étrangers n’arrivaient pas jusqu’aux oreilles du souverain et de ses ministres. On s’en tenait à ses protestations officielles et on lui savait gré des assurances et des explications qu'il donnait spontanément, avec l'accent d'une parfaite sincérité. On en arrivait à reconnaître en l'écoutant qu'on avait tort de s'alarmer, que rien n'était compromis, que nos agens se méprenaient lorsqu'ils affirmaient que la Prusse ne renonçait à rien, qu'elle spéculait sur nos défaillances et qu'elle armait sans relâche. On était convaincu, après des relations amicales si heureusement rétablies, qu'avec de la bonne volonté de part et d'autre, toutes les difficultés s'aplaniraient. L’empereur étant décidé à ne pas se montrer pointilleux, et, M. de Bismarck affirmant qu'il ne pousserait pas ses avantages à outrance et qu'il éviterait de fournir des prétextes légitimes à nos susceptibilités, rien ne devait empêcher les deux gouvernemens de vivre en paix et de se seconder mutuellement. On oubliait déjà que les portes de l'exposition universelle, à peine ouvertes, avaient failli brusquement se refermer sous les menaces d'une agression imprévue, alors que la cession du Luxembourg devait être un gage de réconciliation. On avait beau vouloir se le dissimuler, les protestations pacifiques, quelle que fût leur sincérité, ne suffisaient pas pour résoudre les questions sorties des événemens de 1866. Tout développement donné aux tendances germaniques prenait fatalement au point de vue des rapports internationaux un caractère fâcheux, irritant. Ce que la Prusse croyait naturel et légitime, en ne tenant compte que de ses convenances, froissait et compromettait les intérêts de ses voisins. C'était là ce qu'il y avait de dramatique dans cette situation, gouvernée par une triste et violente logique.

L'heure du départ approchait. La cordialité la plus vive avait présidé aux rapports personnels des souverains. Le roi rendait hommage aux sentimens pacifiques de l'empereur, il parlait avec admiration de la beauté de l'impératrice. Mais aucune des difficultés qui nous touchaient particulièrement n'avait été serrée de près. La vie de Paris, si fiévreuse à ce moment, ne se prêtait guère aux entretiens d'affaires, qui étaient rares, hâtifs, contrariés par les fêtes que la cour des Tuileries prodiguait à ses hôtes. Il était urgent cependant de sortir des généralités, des protestations banales, et de donner corps aux idées qu'on avait fugitivement échangées. Il importait de ne pas laisser échapper une occasion qui jamais peut-être ne se présenterait plus, et de préciser, avant de se séparer, sous une forme quelconque, protocole ou pro memoria, les bases d'une entente.

Les relations de notre ministre des affaires étrangères et du ministre prussien, malheureusement, étaient tendues. La timidité un peu hautaine du marquis de Moustier et l'orgueil parfois agressif du comte de Bismarck enlevaient à leurs rapports le liant qu'exigent la discussion et le règlement des affaires. Ils n'avaient oublié ni l'un ni l'autre une altercation qu'ils avaient eue à Berlin, au début de la guerre de Crimée. L’envoyé de France s'était plaint dans le cours d'une visite que lui faisait le représentant du roi à la diète de Francfort, des équivoques de la politique prussienne à l'égard des puissances occidentales. Il avait fait une allusion discrète, mesurée aux fautes de M. d'Haugwitz, en 1806, et M. de Bismarck, avide de bruit, impatient d'affirmer sa réputation naissante, avait saisi la balle au bond, sans se soucier du lieu où il se trouvait, pour évoquer les souvenirs de 1815. « Waterloo, disait-il, avait racheté Iéna[5]. » Ce n'était pas une épigramme, c'était un coup de boutoir. Le mot fut aussitôt colporté, grossi, dénaturé dans les cercles russes de Berlin. Le gouvernement de l'empereur eut connaissance de l'incident, qui révélait un adversaire passionné, dangereux ; il aurait dû s'en souvenir en toute rencontre, et il ne se serait pas prêté aux combinaisons hasardeuses qui ont amené sa perte.

C'est avec le ministre d'état que le comte de Bismarck s'épanchait de préférence. Il appréciait la rondeur de ses manières, la lucidité de son esprit; il savait que M. Rouher possédait la confiance de l’empereur et que sa parole était écoutée. Aussi s'était-il appliqué à faire sa conquête, aux dépens du ministre des affaires étrangères et de nos diplomates, auxquels il reprochait leur frivolité et leur méconnaissance absolue des affaires allemandes. M. Rouher possédait toutes les aptitudes, sauf le sens et l'expérience diplomatiques. M. de Bismarck se plaisait d'autant plus à dire que de tous les conseillers de l'empereur il était le seul capable de comprendre et de diriger les affaires extérieures. Provoquer des rivalités au sein des ministères par des préférences calculées, est un moyen infaillible de troubler et d'affaiblir les gouvernemens. Machiavel n'a pas tout prévu ; il est des maximes pratiquées de nos jours qu'il n'eût pas désavouées.

Il n'était pas aisé d'obtenir de la Prusse un renouvellement formel de ses engagemens et de l'amener à déclarer qu'elle n'enfreindrait pas un traité que déjà elle avait violé dans ses clauses essentielles. Il aurait fallu pouvoir s'appuyer sur un titre contractuel, et notre diplomatie avait cru habile, à Nikolsbourg, de refuser, malgré les instances du comte de Bismarck, de participer aux négociations ouvertes avec les plénipotentiaires autrichiens et de signer les préliminaires dont nous avions arrêté les bases. C'était une faute d'avoir, pour satisfaire une vaine gloriole, hâtivement revendiqué une médiation qui ne nous permettait pas d'affirmer l'intérêt français et nous condamnait à attendre la conclusion de la paix pour formuler des demandes de compensation, c'en était une plus grande encore d'y avoir renoncé après l'avoir exercée. Le ministre prussien, à coup sûr, malgré sa perspicacité, ne prévoyait pas alors, lorsqu'il s'efforçait de nous maintenir dans le rôle de médiateur et de nous en laisser la responsabilité, le parti qu'il pourrait tirer de notre abstention, et le gouvernement de l'empereur ne se doutait pas qu'en refusant de signer à l'acte qui consacrait nos préliminaires, il s'interdirait le moyen d'en surveiller et d'en réclamer officiellement l'exécution.

Notre ministre des affaires étrangères se plaisait à considérer comme précaire la paix entre la Prusse et l'Autriche, et il voulait se réserver la faculté de réagir contre les conséquences du traité. « Votre rôle, écrivait-il à M. Benedetti, devra être celui d'un intermédiaire, se bornant à user de toute son influence pour amener les belligérans sur un terrain commun. Vous n'aurez donc pas à signer les préliminaires et vous devrez éviter, dans vos communications avec les plénipotentiaires, l'usage des notes, des pièces écrites et des notifications officielles. »

Au lieu de virer de bord, en face de la puissance d'action si brusquement révélée par la campagne de Bohême et d'adapter ses revendications aux exigences d'une situation nouvelle, menaçante, M. Drouyn de Lhuys persistait, quand le moment était passé, sans avoir 300,000 hommes sous la main, à maintenir le système des a arrangemens gradués. » Loin de réduire ses prétentions, il songeait à réclamer Mayence et le Palatinat, et pour n'être pas entravé dans ses revendications, il répudiait le rôle de médiateur qui impliquait le désintéressement[6]. L’empereur ne s'y résigna qu'à regret, la médiation répondait à ses tendances; elle lui avait permis, sous l'émotion de Sadowa, de donner le change à l'opinion et de pallier ses mécomptes.

Il était nécessaire d'insister sur cette faute et de la mettre en relief. Elle a été la cause, — on le verra dans le cours de ce récit, — d'incessans et d'irritans débats entre le gouvernement français et le gouvernement prussien ; elle a permis à M. de Bismarck d'exciter les passions germaniques et de s'en prévaloir pour nous éconduire lorsque notre diplomatie lui reprochait ses infractions à un traité que l'Autriche seule avait signé.

Mais, à ce moment, le chancelier était l'hôte des Tuileries, et il aurait eu mauvaise grâce de s'indigner de notre sollicitude pour le Danemark et la ligne du Main. Il se plaisait, au contraire, à la tenir pour légitime ; il était venu à Paris pour affirmer des dispositions amicales, pour nous réconcilier avec ses procédés et non pour nous laisser des inquiétudes sur ses projets et des doutes sur la fidèle exécution de ses promesses. Il ne niait pas que les articles 4 et 5 du traité de Prague ne fussent notre œuvre ; c'est sous notre pression qu'il s'était engagé à rétrocéder à la cour de Copenhague les districts danois du Schleswig septentrional et à laisser les états du Midi former entre eux une confédération indépendante. Aussi nous annonçait-il que déjà des instructions conçues dans un esprit conciliant étaient parties pour Copenhague, et que bientôt la question danoise serait réglée au gré de nos vœux; mais la création d'un parlement douanier, bien qu'il dépensât beaucoup d'éloquence pour en atténuer la portée politique, révélait un parti-pris de s'opposer à une confédération des états du Midi.

En ajoutant un nouveau rouage à son système représentatif déjà si compliqué, la Prusse entendait évidemment lui faire jouer un rôle dans l'œuvre de l'unification allemande[7]. Une assemblée issue du suffrage universel, composée de députés du Nord et du Midi, quelque restreintes et spéciales que fussent ses attributions, pouvait aisément prendre au moindre incident, fortuit ou provoqué, un caractère politique. Il aurait fallu au gouvernement prussien une forte volonté que tout son passé ne permettait pas de lui prêter, pour opposer son veto à la fusion du Reichstag et du parlement douanier économique, si un jour, sous l'influence irrésistible des passions nationales, ils se laissaient entraîner à briser la barrière qui les séparait. Ce n'était certes pas sur M. de Bismarck qu'il était permis de compter pour y mettre obstacle. N’avait-il pas dit que, si la volonté souveraine du peuple allemand protestait jamais contre les restrictions imposées à ses aspirations, il ne réagirait pas contre les vœux de l'Allemagne, il ne subordonnerait pas à des craintes mesquines, à des considérations extérieures la grandeur de la Prusse, le but constant de sa vie ?

Notre diplomatie s'efforçait de concilier le langage officiel du ministre prussien avec ses actes et ses propos sans y réussir; elle ne se bornait pas à suivre, au jour le jour, les manifestations de sa politique, elle s'appliquait aussi à en dégager la moralité et à démontrer au gouvernement de l'empereur l'urgence de sortir des équivoques. Elle lui exposait librement les craintes que lui suggérait l'avenir. Elle s'arrêtait à toutes les combinaisons pour lui permettre de mûrir ses résolutions et de remettre à flot sa politique désemparée. C'est ainsi qu'elle appelait l'attention du ministre des affaires étrangères sur l'éventualité d'un changement de règne en Prusse qu'on escomptait alors prématurément. Elle pensait que l'avènement au trône du prince royal, qu'on savait en désaccord avec le comte de Bismarck et dont on connaissait les attaches avec les chefs du parti constitutionnel, pourrait bien exercer sur les destinées de l'Allemagne une influence pacifique. Elle recommandait au gouvernement de ne pas contrarier les tendances parlementaires qui s'accentuaient au-delà du Rhin, par des ingérences intempestives dans les affaires allemandes ; elle estimait que l'inauguration d'une politique libérale en France exercerait une influence considérable sur la transformation de l'Allemagne; elle était convaincue que, si les réformes annoncées par l'empereur, dans son programme du 19 janvier, avaient pu être appliquées plus rapidement, M. de Bismarck n'eût pas réuni un parlement aussi docile et obtenu une constitution aussi autoritaire[8].

Si le gouvernement impérial, absorbé de plus en plus par les difficultés intérieures, ne tenait pas toujours compte des avis qui lui parvenaient de l'étranger, du moins, c'est une justice à lui rendre, il ne s'en formalisait pas. La dépêche autorisait toutes les vérités, bien que souvent elles ne fussent agréables ni à émettre ni à entendre. Elle était pour nos diplomates un confessionnal. Ils s'y épanchaient librement suivant leur clairvoyance et leur tempérament. Le ministère des affaires étrangères, fidèle à ses paternelles traditions, ne tenait pas rigueur à ceux qui assumaient la tâche ingrate de troubler son repos par des appréciations inquiétantes. Il savait que ses agens, dégagés de tout esprit de parti, ne s'inspiraient que de l'intérêt du service et du bien du pays. Mais les ministres qui présidaient à notre politique extérieure avaient à peine le temps de se recueillir, de méditer les dépêches, d'arrêter un plan, de le poursuivre avec le sang-froid et la persévérance nécessaires au succès. Ils étaient partagés entre mille exigences, sollicités de tous côtés, dominés par les questions de personnes. Incomplètement initiés à hi pensée du souverain, qui avait, comme Louis XV[9], un penchant malheureux pour la diplomatie occulte, ils ne pouvaient ni instruire, ni diriger, avec la netteté voulue, leurs agens, sans s'exposer à de pénibles contradictions. Ils se préoccupaient plus des incidens de chaque jour et de leurs rapports avec les Tuileries, que de l'enchaînement et de la philosophie des événemens. Malgré l'expérience de M. Drouyn de Lhuys, l'application de M. Thouvenel, la sagacité du marquis de La Valette et le sens politique du marquis de Moustier, tout se décidait sans esprit de suite et de solidarité dans les discussions hâtives, improvisées du conseil, sous l'émotion du moment et sous la pression d'une opinion mobile et capricieuse. A Paris, les impressions sont vives, mais elles sont aussi fugitives; on s'alarme le matin et l'on reprend confiance le soir; tant que le danger n'est pas imminent et qu'on n'est pas matériellement troublé dans ses affaires et ses plaisirs, on se complaît dans une égoïste quiétude.

Les représentans de la France à l'étranger, quand ils se retrouvaient à Paris, n'échappaient pas à l'action contagieuse, énervante que, dans un grand centre, les distractions frivoles exercent sur les âmes les plus vaillantes. Leurs idées se rassérénaient insensiblement dans le tourbillon d'une vie mondaine, dissipée; ils en arrivaient à croire que la Prusse, dont ils signalaient les redoutables armemens, loin décéder à des pensées agressives, ne se préoccupait que de sa propre sécurité. Ils ne recouvraient le sentiment de la réalité qu'en reprenant possession de leurs postes ; il leur semblait alors qu'ils sortaient d'un rêve étrange, qu'ils avaient vécu, hallucinés, dans une société inconsciente, frappée de vertige, indifférente au danger, insensible à tout ce qui ne caressait pas ses passions du moment. Souvent ils cédaient au découragement, ils s'apercevaient que leurs alarmes restaient sans écho, ils sentaient que nous marchions aux abîmes, poussés par un inexorable destin; ils entrevoyaient alors la patrie mutilée par l'étranger, déchirée par les partis, ils se préparaient aux catastrophes en relisant Tacite et Montesquieu.

La philosophie de l'histoire est parfois troublante, elle désarme, elle impose l'indulgence. Comment ne pas être indulgent pour les gouvernemens tombés, lorsque les plus cruelles épreuves restent sans enseignement? Les défaillances de l'heure présente n'expliquent que trop, hélas! sans les justifier, les égaremens et les inconséquences des temps passés. Dans un milieu fiévreux, cosmopolite, où dominent l'intérêt personnel, l'esprit de coterie et l'amour du plaisir, tout s'altère : le sentiment du devoir et le culte du pays. Les gouvernemens les mieux intentionnés subissent des influences égoïstes et contradictoires; ils se laissent entraîner, à leur insu, sur des données superficielles, par des conseillers pernicieux, irresponsables, aux déterminations qui préparent la chute des empires.

Dans l'été 1867, l'existence du souverain et de ses ministres était plus agitée, plus dissipée que jamais. Comment l'empereur aurait-il trouvé le temps de lire, de méditer des correspondances qui lui rappelaient qu'on armait aux portes de la France, qu'on y poursuivait une transformation menaçante pour notre sécurité? Il était en scène du matin au soir, présidant des revues, des bals, des représentations de gala, donnant des audiences aux personnages de marque qui accouraient de tous les points du globe, combinant avec ses chambellans et ses écuyers les distractions que chaque jour il ménageait à ses hôtes. Il renvoyait à l'automne, à la fermeture de l'exposition, qui, croyait-il, avait rendu à la France son prestige et à son gouvernement l'estime du monde, les soucis de la politique. Pourquoi altérer les joies présentes par la crainte des complications futures? L'opposition avait momentanément désarmé et les deux chefs d'état les plus puissans, qui tenaient en main les fils de la politique européenne, nous donnaient les témoignages les moins équivoques de leur sympathie et de leurs sentimens pacifiques. Il était permis de ne pas désespérer du lendemain.

M. de Moustier ne se payait pas d'illusions; loyal et confiant dans ses rapports privés, il était méticuleux et défiant en affaires. Il n'était pas de ceux qui s'imaginent que, lorsque Paris illumine, l'Europe applaudit. Il connaissait la valeur des protestations pour en avoir constaté l'inanité dans les missions qu'il avait remplies à Constantinople, à Vienne et surtout à Berlin. Il s'efforçait de pénétrer le secret du ministre prussien et du chancelier russe. Persévérant jusqu'à l'obstination, il aurait voulu avoir le mot de l'énigme que notre ambassadeur à Pétersbourg n'était pas parvenu à résoudre. « Je n'ai pas besoin de vous dire, avait-il écrit au baron de Talleyrand, combien l'empereur désirerait approfondir les mobiles de l'entente du roi de Prusse et de l'empereur de Russie, sur leur voyage simultané à Paris. Il serait curieux de deviner qui en a pris l'initiative, qui des deux compte en profiter le plus et ce qu'ils peuvent méditer de nous proposer ou de nous demander. Je m'en remets à votre tact pour y réussir, sans sortir de la prudence nécessaire. »

M. de Moustier s'apercevait avec tristesse que ses suppositions premières au sujet du voyage combiné des deux souverains n'étaient pas fondées, qu'en venant simultanément à Paris ils ne s'inspiraient pas de la pensée qu'il leur prêtait, qu'ils n'avaient rien de sérieux à nous demander ni à nous offrir et qu'ils ne songeaient pas à nous faire entrer dans de vastes combinaisons qui nous eussent permis de nous relever de nos échecs. M. de Bismarck ne tarissait pas sur sa sincérité passée et sur sa loyauté présente, mais il ne manifestait aucune envie de nous garantir, par l'échange d'une note, sa correction future. Il n'était pas venu cette fois, comme en 1865 à Biarritz, pour nous tenter et nous promettre tout ce qui ne lui appartenait pas. Sa réserve donnait à réfléchir. Qui pouvait dire s'il ne cherchait pas à nous endormir pour nous préparer plus sûrement un cruel réveil?

Quant au prince Gortchakof, il se préoccupait médiocrement de la transformation de l'Allemagne. Il en parlait avec un remarquable dégagement d'esprit. Il faisait l'éloge du comte de Bismarck, il exaltait sa rondeur, sa loyauté, il se targuait de l’affection et de l'estime qu'ils avaient l'un pour l'autre. La Russie, elle aussi, rompait, à notre exempte, avec les traditions de son histoire ; elle faisait bon marché de l'action prépondérante qu'elle exerçait jadis sur la Confédération germanique par l'influence que ses alliances de famille lui assuraient dans les cours allemandes et que l'empereur Nicolas et le comte de Nesselrode recherchaient avec tant de sollicitude. Elle ne tirait aucun enseignement de nos mécomptes; elle se laissait prendre, comme Napoléon III, aux « paroles veloutées » qu'on lui prodiguait à Berlin; comme la France, elle escomptait la reconnaissance fallacieuse des nationalités affranchies. Le prince Gortchakof ne pressentait pas alors les désenchantemens que lui réservait le congrès de Berlin. S’il avait pu évoquer l'avenir et voir à travers un prisme magique le chancelier allemand devant le tapis vert en présence des plénipotentiaires des grandes puissances, haussant dédaigneusement les épaules dès qu'il présentait une observation, et réservait toute son attention et toutes ses grâces au comte Schouvalof, il se serait épargné de cuisans regrets et il n'eût pas compromis les intérêts traditionnels de son pays.

La Russie est dégrisée aujourd'hui ; les rêves qu'elle caressait se sont évanouis. Les populations qu'elle a délivrées, au lieu de se ranger sous son protectorat, échappent à son influence et la paient d'ingratitude. Elle voit où l'a conduite la politique des rancunes dont s'inspiraient Alexandre II et son ministre en 1870 et ce qu'il lui en coûte d'avoir laissé écraser impassiblement la France. L’Autriche lui barre le chemin des Balkans, et c'est l'Allemagne, qu'elle félicitait à chaque victoire, sans égards pour nos infortunes, qui est prépondérante à Constantinople. Elle a pu entrevoir, en 1878, au prix d'immenses sacrifices et de son influence en Europe, la coupole de Sainte-Sophie ; — la reverra-t-elle jamais?..

Mais, en 1867, elle avait encore toutes ses illusions, tous les efforts de sa politique se concentraient sur l'Orient ; elle réclamait des réformes, elle se préoccupait du sort des Bulgares, de l'indépendance des Serbes, de l'ambition des Monténégrins et des Grecs, elle s'indignait de l'oppression des Candiotes. En réalité, elle n'avait qu'une idée : déchirer le traité de Paris, et elle se flattait d'y arriver à force d'habileté et de persévérance, avec l'appui de la Prusse, qui caressait secrètement ses convoitises, avec la complicité inconsciente de la France, en exploitant son influence à Constantinople. Détacher la France de l'Angleterre, paralyser l'Autriche par la Prusse et profiter d'une grande commotion européenne pour soulever les Balkans, minés par la propagande panslaviste, telle était sa stratégie. Elle espérait nous engager avec elle en Turquie en affectant de nous rendre service à Berlin. Au fond, elle savait fort bien que la cour des Tuileries ne romprait pas aisément avec l'Angleterre et que la politique française-ne lierait pas partie avec elle pour détruire l'empire ottoman. Mais il lui importait d'exagérer son intimité avec nous, de nous entraîner dans des démarches compromettantes pour s'ingérer sous notre pavillon plus aisément dans les affaires de la Porte.

M. de Moustier n'était pas dupe des protestations du prince Gortchakof, il en avait mesuré la sincérité lors de l'affaire du Luxembourg. Après six années passées sur le Bosphore, il avait percé à jour le jeu de la politique moscovite. Mais il avait intérêt à ne pas décourager la diplomatie russe, il se flattait de détendre les liens qui, depuis la mission du général de Manteuffel, au mois d'août 1866, après nos demandes de compensations, s'étaient noués entre Berlin et Pétersbourg;.

Le prince Gortchakof se posait volontiers en arbitre de la paix; ses journaux insinuaient que, sous son influence, les souverains réunis aux Tuileries échangeraient leurs idées sur la situation générale et que l'entente qu'ils concerteraient aurait pour le maintien de la paix les bases les plus solides. Leur programme, comportant à la fois le règlement de la question allemande et de la question d'Orient, répondrait, disaient-ils, aux vœux de l'Europe et serait le digne couronnement de l'exposition universelle. Peu de temps avant son départ de Pétersbourg, le vice-chancelier avait dit à notre ambassadeur : « Que ne suis-je à Constantinople avec M. de Moustier! la question d'Orient serait vite réglée. » Il comptait que le propos irait à son adresse et qu'il trouverait notre ministre des affaires étrangères tout disposé à entrer dans ses vues. Mais il s'aperçut bien vite, en causant avec l'empereur et en conférant avec M. de Moustier, qu'on ne prêtait qu'une oreille distraite à ses insinuations au sujet de la révision du traité de Paris, qu'il avait la manie d'appeler sa robe de Nessus. Qu'avait-il à nous offrir? Ce n'était pas une alliance qui nous eût permis de réagir contre les événemens de 1866. Son intimité avec la cour de Berlin, dont il se targuait à tout propos, pouvait nous être utile dans une certaine mesure; elle l'autorisait à faire entendre les conseils de la modération ; mais elle nous prouvait aussi que la Russie, pour satisfaire d'autres ambitions, avait fait son deuil de l'Allemagne et ne tenterait aucun effort sérieux pour la défendre avec nous contre son absorption par la Prusse. Et cependant, le ministre russe avait emmené à Paris, avec ostentation, toute une chancellerie diplomatique; elle n'était pas appelée, à coup sûr, à libeller des protocoles et des traités, mais peut-être devait-elle servir à la fois à nous compromettre, à stimuler la Prusse, à éveiller les défiances de l'Angleterre et de l'Autriche, et à donner à réfléchir à la Turquie.

Toutefois, pour donner au vice-chancelier une marque de sa condescendance et sauvegarder son amour-propre, M. de Moustier consentit à résumer dans un pro memoria les idées qu'ils avaient échangées, tant sur l'Allemagne que sur l'Orient. C'était un simple procès-verbal qui faisait honneur à la pureté et à l'élévation des sentimens dont s'inspiraient les deux ministres; il révélait d'une façon édifiante que la diplomatie sait, dans son langage, se plier à toutes les nécessités et dissimuler de noirs desseins sous de vertueuses protestations. Le prince n'hésitait pas à se porter garant des sentimens pacifiques de la cour de Prusse ; d'après lui, la France tenait dans ses mains la guerre et la paix; d'elle dépendait la marche des événemens. « Si nous avions réellement le pouvoir de régler l'avenir, disait M. de Moustier, nous ne l'emploierions certainement que pour affermir la tranquillité générale. Mais elle dépend plus encore de la Prusse que de nous. Nous ne lui contestons pas le droit de s'organiser et de se consolider dans les délimitations que nous avons admises à Nikolsbourg. Mais il nous serait difficile de rester indifférens aux efforts du comte de Bismarck pour étendre son action au-delà de ces limites, soit en cherchant à annexer à la Confédération du Nord de nouveaux territoires, soit en faisant valoir ses prétentions à l'occupation des anciennes places fédérales. » — « Vous avez tort, répliquait le vice-chancelier, de vous mettre martel en tête. La Prusse ne songe à aucune extension de territoire, ni à réclamer l'occupation des anciennes places fédérales. Bismarck, je vous le garantis, est sincère lorsqu'il proteste de sa fidélité à observer les stipulations de Prague; il est désireux d'éviter tout ce qui pourrait vous froisser. Sa position est difficile; à moins de compromettre son ascendant en Allemagne, il ne peut pas se prononcer publiquement contre l'unité, mais j’affirme qu'il est loin de la désirer. Elle lui créerait plus d'embarras que de profits. Le parlement douanier n'est qu'un dérivatif à la pression que le parti national exerce sur les gouvernemens, il établit un lien sans amener de fusion, au moins immédiate. Il importe de gagner du temps, de l'utiliser pour calmer les passions et les défiances réciproques. Bismarck vous donnera en attendant satisfaction sur la question danoise, et je vous le répète, lorsqu'il vous a dit qu'il se maintiendrait sur le terrain du traité de Prague, il était sincère. »

Le prince Gortchakof se disant dans le secret des dieux, il n'eût pas été séant de mettre en doute ses affirmations. « Vos assurances nous sont précieuses, lui dit M. de Moustier, j'en prends acte. »

Passant à la question d'Orient, le vice-chancelier, qui était en veine de désintéressement, certifiait que la Russie n'était guidée dans sa politique en Turquie par aucune pensée d'ambition territoriale, qu'elle ne poursuivait aucun projet d'agrandissement. Il disait qu'elle était uniquement préoccupée de faire servir son influence à l'amélioration du sort des chrétiens et que, loin d'avoir pour but d'affaiblir le pouvoir du sultan, ses efforts tendaient à l'affermir. Il souhaitait sans doute la réunion de la Crète à la Grèce, mais il ne l'admettait qu'à la condition d'obtenir du gouvernement hellénique les plus sérieuses garanties. — « Ces explications, disait le pro memoria à titre de conclusion, échangées avec l'entière confiance qu'appelaient des deux parts les rapports personnels entre les souverains, ont eu pour résultat de constater l'accord des cabinets sur tous les points essentiels. Les deux gouvernemens sont donc convenus de suivre de concert sur les bases indiquées une politique pacifique et progressive, aussi bien dans l'affaire de Crète que dans la question des réformes, et c'est à ce but commun qu'ils se proposent de faire concourir leur influence en Orient. »

Le prince Gortchakof s'était flatté dans un de ses accès de vanité qui, parfois, oblitéraient son jugement et son remarquable esprit, qu'il suffirait d'un instant de causerie avec M. de Moustier pour résoudre le problème oriental ; l'exposition les avait mis en présence et c'était pour aboutir à de vagues « constatations d'entente et de politique progressive, » résumées dans un document anodin, qu'il avait emmené à Paris tout un personnel diplomatique.

Peu de jours après l'échange de ces déclarations, qui en 1871 et 1878 devaient, au détriment de nos intérêts en Orient, être si perfidement démenties, le ministre du tsar quittait Paris fort satisfait des attentions dont il avait été l'objet à la cour et de ses succès dans nos salons. Le prince Gortchakof affectait d'être un lettré, un délicat, épris de notre littérature; il affichait la passion de nos classiques et mettait son amour-propre à montrer que nul mieux que lui ne savait, avec plus d'à-propos, en faire ressortir l'esprit et la morale.

L'empereur Alexandre, avant de regagner ses états, s'arrêta à Darmstadt. Il éprouvait le besoin de se reposer dans cette cour paisible, auprès de son beau-frère, des fatigues et des émotions de tout genre qu'il avait ressenties à Paris, partagé entre les exigences officielles et les distractions qui s'offrent aux souverains comme à de simples mortels, lorsqu'ils dissimulent leurs couronnes sous le voile de l'incognito. Il était las, taciturne, il daignait à peine adresser la parole aux personnes qui lui étaient présentées et se montrait peu communicatif, même avec les chefs des maisons princières. Il congédia froidement le duc de Nassau, qui comptait sur son intervention pour le règlement de ses intérêts avec la Prusse. « Je ne puis rien pour tous, lui dit-il laconiquement ; arrangez-vous avec le roi. »

L'attentat du bois de Boulogne et l'agression déplacée du Palais de justice n'étaient pas de nature à lui laisser de notre hospitalité un reconnaissant souvenir. Elevé dans l'aversion de la France par sa mère, la fille de la reine Louise de Prusse, et sous la coupe de son oncle le roi Guillaume, qui avait su prendre un véritable ascendant sur son cœur et sa volonté, il ne cédait plus qu'aux ressentimens que lui laissaient la guerre de Crimée et l'insurrection de la Pologne. Si Napoléon III avait eu le don de scruter les cœurs, il eût compris au mois de juillet 1870, à une heure décisive pour ses destinées, malgré les protestations que lui transmettait le général Fleury, qu'il n'avait rien à espérer et tout à craindre du souverain de toutes les Russies.


G, ROTHAN.

  1. Extrait, de la Gazette de l'Allemagne du Nord : « La présence simultanée des monarques de Prusse et de Russie à Paris, les entretiens intimes, affectueux qu'ils ont avec l'empereur des Français, les conférences de leurs ministres sur la situation politique de l'Europe offrent plus qu'un intérêt de curiosité, ils assurent de sérieuses garanties de durée à la paix. »
  2. Extrait d'une dépêche d'Allemagne (9 juin 1867). — « La Prusse aurait reconnu aux états du Midi, après de laborieuses négociations, le droit de participer au même titre que les états de la confédération du Nord aux votes sur la législation douanière et sur l'impôt des sucres, des sels et du tabac, au moyen de délégués nommés par les gouvernemens et d'une représentation populaire élue à l'instar du parlement du Nord, d'après la loi électorale de 1848, c'est-à-dire par le suffrage universel. Il y aurait, d'après cela, un conseil fédéral douanier entièrement distinct du parlement et du conseil fédéral du Nord avec une distribution de votes analogue à celle de l'ancien plénum de la diète, pouvant siéger, à la rigueur, en dehors des sessions constitutionnelles. Si cette combinaison, qui ne brille pas par la simplicité, mais qui, pour ce motif, n'en sera peut-être que mieux accueillie en Allemagne, devait être définitivement adoptée, les partisans du régime représentatif auraient tout lieu d'être satisfaits, car au lieu d'un seul parlement, ils en compteraient trois parfaitement distincts, et rien ne les empêcherait d'être à la fois membres de ces trois assemblées. »
  3. Dépêche d'Allemagne. — «Il ne m'appartient pas, bien que je les pressente, de m'arrêter aux justifications et aux assurances que le comte de Bismarck fournira au gouvernement de l'empereur en se décidant, après de longues hésitations, à accompagner le roi à Paris. Fidèle à mon rôle d'observateur, je me borne à relever dans les actes du gouvernement prussien tout ce qui pourrait nous éclairer sur la sincérité des assurances qu'il a aujourd'hui un véritable intérêt à nous donner.
    «Les instructions transmises à la presse et aux agens accrédités en Allemagne, la présence du roi et de son premier ministre à Paris, l'initiative prise à Copenhague en vue de la rétrocession des districts danois, tels sont, si je ne me trompe, les actes les plus récens de la cour de Berlin, indiquant le retour à une politique moins exclusivement prussienne. J'ajouterai que sa presse, naguère si hostile, se montre aujourd'hui, en parlant de la France, exempte de passion. En exécutant de la façon la plus scrupuleuse les ordres qu'on lui transmet, elle témoigne de sa discipline et de l'action que le gouvernement prussien sait en tirer au profit de sa politique. Sous le rapport des démonstrations sympathiques, je le signale avec plaisir, il ne nous reste rien à désirer. Tout ce que M. de Bismarck pourra vous dire des vœux de la Prusse de vivre en paix avec la France, est fidèlement reflété par les organes dont il dispose. »
  4. L'Affaire du Luxembourg, p. 74.
  5. D'après le comte de Bismarck, M. de Moustier aurait dit : « Vous aboutirez à Iéna, » et il aurait répliqué : « Pourquoi pas à Waterloo? »
  6. Un ministre avisé, surpris par les événemens et n'ayant à son service qu'une armée insuffisante, n'eût pas revendiqué après la signature des préliminaires de la paix, alors que l'ambition de la Prusse était amplement satisfaite, des cessions territoriales qui répugnaient à la cour de Berlin avant la guerre et que, même au lendemain d'une défaite, elle n'eût subies qu'à son corps défendant. Il se serait borné à préserver Mayence contre une occupation prussienne, à réclamer la cession du Luxembourg, et, au besoin, une union douanière et militaire avec la Belgique. Ce n'était plus alors une question de conquête en contradiction avec le principe des nationalités, mais une question de sécurité, de défense nationale. Ces conditions, formulées amicalement, bien qu'en portant la main à la garde de notre épée, eussent certainement été acceptées ; elles auraient maintenu à notre politique son caractère de modération et de désintéressement, et, selon toute vraisemblance, la guerre de 1870 eût été conjurée.
    M. Drouyn de Lhuys, si bien inspiré, le 3 juillet, lorsqu'il réclamait, dans les conseils de Saint-Cloud, où se débattait le sort de la France, la convocation immédiate du corps législatif, un emprunt d'un milliard et une démonstration militaire sur le Rhin, eut le tort de ne pas abandonner la conduite des affaires à ceux qui avaient combattu et fait échouer son programme. Il resta au pouvoir avec la secrète espérance de réparer, par son habileté, l'échec qu'il avait subi. La violence qu'il fit à ses convictions ne devait qu'irriter ses adversaires, augmenter les irrésolutions du souverain et enlever à notre politique sa dernière chance de salut : l'unité de vues et de direction.
  7. Le pouvoir législatif était au Nord de l'Allemagne composé de cinq corps : 1° dans chaque état, des chambres constitutionnelles élues au suffrage restreint; 2° un parlement national, élu au suffrage universel, privé du vote et du contrôle des principaux impôts et des grandes dépenses de la Confédération; 3° un conseil fédéral composé des plénipotentiaires des différens états, placé comme une chambre haute, au-dessus du parlement, armé du droit de rejeter les vœux de la représentation populaire; 4° un parlement national douanier, votant les tarifs et les impôts indirects; 5° un conseil fédéral douanier.
  8. Le Comte de Paris, préoccupé des rapports de la France et de la Prusse, développait, au mois d'août 1867, des considérations analogues dans une étude qui parut ici même. L’article eut du retentissement en Europe, et nos agens ne manquèrent pas d'appeler l'attention du gouvernement de l'empereur sur les appréciations qu'il soulevait dans la diplomatie et dans la presse étrangère.
  9. M. le duc de Broglie : le Secret du Roi.