Les Relations économiques entre la France et l’Angleterre

Les Relations économiques entre la France et l’Angleterre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 786-816).
LES RELATIONS ÉCONOMIQUES
ENTRE
LA FRANCE ET L’ANGLETERRE


I

Après vingt ans de rapports aigres et de froideur diplomatique, la France et l’Angleterre paraissent réconciliées. Les chefs d’État échangent des visites : Edouard VII est reçu à Paris avec la plus courtoise déférence ; Londres accorde à M. Loubet l’accueil le plus chaleureux qu’ait jamais fait la capitale anglaise à un chef d’État étranger. Les parlementaires et les commerçans des deux pays s’invitent et se fêtent aussi ; les paroles les plus aimables pour la France tombent des lèvres des hommes d’État britanniques les plus qualifiés : le premier ministre, le chef de l’opposition et même, pour employer les propres termes de ce dernier, « l’enfant terrible du Parlement, » M. Chamberlain, qui ne nous avait point accoutumés à tant de bonne grâce. Les journaux enfin, après avoir fort contribué à aigrir les relations des deux pays en représentant leurs intérêts comme inconciliables, proclament aujourd’hui qu’il n’est entre eux nul différend qui ne puisse être aisément aplani. De toutes parts on reprend la vieille formule, si décriée naguère, répétée maintenant avec onction, et l’on n’entend parler que d’entente cordiale.

Voilà certes un merveilleux changement. Durera-t-il ? Ne faut-il y voir qu’une détente passagère, chef-d’œuvre de l’habileté diplomatique de notre éminent représentant à Londres, M. Paul Cambon, et de la finesse politique jointe aux goûts pacifiques du roi Edouard, mais dont des causes plus fortes que la volonté des hommes auront bientôt raison ? Doit-on le considérer au contraire comme l’effet d’une évolution réelle et profonde qui a commencé de modifier, depuis longtemps déjà, la situation des deux peuples vis-à-vis l’un de l’autre et vis-à-vis du monde, qui a rendu plus nombreux et plus forts les intérêts qui les unissent, plus rares et plus faibles ceux qui les divisent ?

Il semble qu’il y ait certaines raisons de se rallier à cette opinion plus optimiste. Ce qui a déterminé, dans le passé, l’hostilité des deux nations, c’est le double but que n’a cessé de poursuivre, depuis le XVIe siècle, la politique de la Grande-Bretagne : conquérir et conserver la prépondérance économique et maritime ; puis, pour n’être pas troublée dans son expansion lointaine, assurer ses derrières, en empêchant l’établissement d’une grande puissance dans les Pays-Bas. L’Espagne, la Hollande, la France ont été successivement des obstacles au premier de ces desseins ; l’Angleterre les a combattues. L’Espagne au XVIe siècle, la France au XVIIe , au XVIIIe et jusqu’au milieu du XIXe , ont contrecarré le second ; et l’hostilité de l’Angleterre s’en est trouvée redoublée. Mais aujourd’hui, au début du XXe siècle, est-ce bien encore la France qui menace le plus l’industrie, le commerce, la marine britanniques ? Est-ce la France qui menace les Pays-Bas ? Pauvres en fer et en charbon, nous ne saurions fabriquer des objets de grande consommation, ni construire des navires pour les transporter, à aussi bas prix que nos voisins du nord-ouest. Pacifiques comme nous le sommes, trop pacifiques peut-être, puisque notre fanatisme de la paix, aveugle comme tous les fanatismes, nous fait oublier le vieil et salutaire adage qui prescrit de préparer la guerre pour s’assurer la paix, nous ne cherchons certes aucune conquête sur le continent et, si nous redevenions plus sages et plus fiers, si même nous envisagions un jour l’éventualité de remanier nos frontières, ce n’est pas du côté de la Belgique que nous tournerions les yeux. Mais ce que nous ne pouvons ou ne voulons faire, d’autres le peuvent et le veulent : l’Allemagne et les Etats-Unis sont pour la Grande-Bretagne de rudes concurrens économiques. L’Empereur allemand n’a pas craint de dire : « . Notre avenir est sur l’eau. » Et, enfin, n’est-ce pas l’Allemagne pangermaniste qui convoite les Pays-Bas ?

Entre la France et l’Angleterre une dernière cause de rivalité a subsisté jusqu’à ces derniers temps dans l’expansion coloniale. Toutes deux désiraient s’attribuer la plus grande part possible des immenses territoires vacans en Afrique, en Indo-Chine, et le conflit de leurs ambitions était rendu plus aigu par les pénibles incidens qui naissaient parfois entre leurs missions ou leurs colonnes, et qu’exagéraient encore des correspondans ou des journalistes trop pleins de leur sujet. Mais, depuis l’accord de 1899, les possessions des deux pays sont délimitées en Afrique, comme leurs sphères d’action le sont en Indo-Chine depuis 1896. Une ère nouvelle s’ouvre où il ne reste plus guère de terres inappropriées auxquelles l’un et l’autre puissent prétendre : la dernière source sérieuse de difficultés a ainsi disparu.

On pourrait craindre, il est vrai, que, si la France trouve son domaine colonial assez vaste, l’Angleterre ne sache pas renoncer à l’habitude invétérée d’étendre toujours le sien et nourrisse le secret espoir de s’emparer un jour des colonies de la France en Afrique et en Indo-Chine, comme jadis dans l’Amérique et dans l’Inde. La presse britannique n’a pas craint de rappeler ces exemples du passé lors de certains accès de jingoism et de high talk en 1895 et 1898 ; mais un événement capital s’est produit depuis, qui, croyons-nous, a fort assagi les Anglais. La campagne du Transvaal leur a rappelé ce qu’est la guerre et surtout ce qu’elle coûte. Quand la bourgeoisie a vu l’impôt sur le revenu monter à 6 pour 100 ; quand le peuple a vu relever les droits sur le thé, sur le sucre, restaurer même un droit sur les grains ; quand toute la nation a pu se rendre compte que les frais d’une guerre ne finissent même pas avec elle, et qu’aux six milliards dépensés dans l’Afrique du Sud il en faudrait joindre plusieurs autres pour réfection d’armement, réformes militaires et navales, ces hommes pratiques, accoutumés à envisager le côté commercial et financier des choses, peu économes, du reste, en sorte qu’une aggravation d’impôts les oblige, non seulement à diminuer leur épargne, mais à réduire leur train de vie, se sont pris à réfléchir, et, quelle que fût leur opinion intime sur la guerre d’où ils venaient de sortir, se sont dit assurément qu’il ne conviendrait pas de s’engager à la légère dans une lutte plus grande encore. Les pauvres Boers auront peut-être été la rançon de la paix du monde. Il semble, d’ailleurs, que l’Angleterre se rende compte que son empire est déjà bien vaste, que c’est une lourde tâche de l’administrer et d’y maintenir l’ordre. N’est-ce pas un aveu que l’appel adressé aux grandes colonies pour qu’elles viennent en aide à la mère patrie « chancelant sous le poids de ses destinées, » comme l’a dit M. Chamberlain ? Les ambitions coloniales de la Grande-Bretagne paraissent se borner aujourd’hui à maintenir sa prééminence sur les avenues maritimes de l’Inde, la côte d’Arabie et le golfe Persique. Ici encore, ce n’est pas la France, c’est bien plutôt l’Allemagne, avec ses visées sur la Turquie d’Asie, avec son désir d’étendre ses colonies, qu’elle trouverait devant elle.

Ainsi le grand danger pour l’Angleterre ne vient plus aujourd’hui de la France, ni, pour la France, de l’Angleterre. Après l’avoir longtemps méconnu, on l’aperçoit outre-Manche, et les sentimens actuels des Anglais paraissent bien exprimés dans la réponse qu’a faite le plus influent de leurs journaux hebdomadaires, le Spectator, au dernier et retentissant article de feu le professeur Mommsen, qui offrait au Royaume-Uni l’alliance de l’Empire allemand. « Nous tenons pour un fait irréfutable que les ambitions de l’Allemagne, telles qu’elles sont exprimées par sa caste dominante, sont les seules, parmi toutes les ambitions nationales du monde, qui soient en conflit direct avec les nôtres. Nous disons que l’Allemagne ne peut pas être notre alliée, car elle veut ce que nous ne serons jamais capables de lui donner ou de lui faire obtenir. » Ne comprend-on pas aussi en France que le seul péril grave que nous puissions courir nous vient du poids, sur nos frontières de l’est, d’une nation de soixante millions d’hommes, étouffant dans ses limites, ayant le culte de la guerre, et dont les esprits dirigeans se persuadent qu’ils ont un droit imprescriptible sur tout ce qui fit partie jadis du Saint-Empire Romain Germanique ?

Nous n’entendons certes pas prétendre qu’entre la France et l’Angleterre il ne subsiste aucun litige à régler. Il en est un grand nombre : les droits de nos pêcheurs sur le French Shore à Terre-Neuve ; la possession des Nouvelles-Hébrides ; une meilleure délimitation de nos territoires entre le Niger et le Tchad. Nous n’oublions pas qu’il pourrait naître aussi des difficultés des questions du Siam et du Maroc ; pour l’une, il paraît acquis, cependant, que, moyennant de faibles concessions, la Grande-Bretagne ne s’opposerait pas à nos vues ; et, pour l’autre, nous devons seulement veiller à maintenir les droits et les obligations qui résultent des traités. Ce que l’on peut dire, croyons-nous, c’est qu’après les changemens profonds survenus en Europe depuis quarante ans et après les règlemens coloniaux de ces dix dernières années, la rivalité entre les deux pays ne porte plus sur des points essentiels à leur situation dans le monde ; et l’on peut se demander si les intérêts qui les divisent encore ne sont pas plus faibles que ceux qui les unissent et qui prennent de jour en jour une importance croissante.

Au premier rang de ces derniers se trouvent leurs relations économiques. Nous voudrions les examiner ici, et cette étude montrera, croyons-nous, l’importance qu’ont pour notre prospérité nationale, pour la richesse de notre pays, qui est l’une des principales bases de sa puissance, nos rapports économiques avec les Anglais. Ne sera-t-il pas évident, dès lors, que le souci de les maintenir et de les étendre doit être, non pas la seule, mais l’une des principales considérations qui guident notre politique vis-à-vis de nos voisins d’outre-Manche ?


II

Les relations économiques de deux pays se traduisent en premier lieu par leur commerce extérieur. Ce n’est pas le seul élément de leurs transactions, ce n’en est même pas toujours le principal : . la Suisse, par exemple, tire certainement plus de profit des sommes dépensées chez elle par les touristes anglais que de ses ventes de marchandises à l’Angleterre. Il peut arriver aussi que les capitaux placés dans un pays neuf par une vieille et riche nation procurent à celle-ci plus de bénéfices que les produits qu’elle envoie à ce même pays. Entre la France et l’Angleterre, le commerce proprement dit paraît, toutefois, l’élément le plus important des transactions, bien que les dépenses faites par les voyageurs étrangers, surtout par les Anglais pu France, et les placemens de capitaux d’un pays dans l’autre soient assurément très considérables, encore que malaisés à chiffrer. Ce commerce franco-britannique a fait dernièrement l’objet d’un substantiel rapport, où notre consul suppléant à Londres, M. Jean Périer, en expose la nature et l’importance, montre les raisons qui le rendent particulièrement stable et profitable aux deux nations, et recherche les moyens de le développer. Aussi clair que démonstratif, ce rapport nous permettra d’examiner, en nous aidant parfois de quelques autres documens officiels, les principaux traits caractéristiques du commerce franco-anglais.

Pour en mesurer l’importance, il suffit de dire que, d’après la douane française, nous avons exporté en Grande-Bretagne 1 277 millions de francs de marchandises, près du tiers des 4 milliards 236 millions que nous exportons en tout, et que nous en avons importé 582 millions, soit 13 pour 100 de notre importation totale, proportion moindre, mais qui laisse aux Anglais le premier rang parmi nos fournisseurs comme parmi nos cliens. Nous leur vendons deux fois et demie plus qu’à toutes nos colonies ensemble, et deux fois plus qu’à la Belgique, notre meilleur acheteur après eux.

Réciproquement, nous sommes l’un des meilleurs, sinon le meilleur correspondant de l’Angleterre. Son commerce extérieur, de beaucoup le plus vaste du monde, s’élève à 13 milliards 350 millions aux importations, à 8 milliards 820 millions aux exportations. Notre part n’est ainsi que d’un peu moins du dixième des premières et du quinzième des secondes. Nous n’en venons pas moins au troisième rang des fournisseurs de la Grande-Bretagne, dépassés seulement par les Etats-Unis et les colonies anglaises, et au quatrième rang parmi ses cliens, après les colonies, les États-Unis et l’Allemagne. A regarder les choses de près, celle-ci doit même vendre aux Anglais à peu près autant que nous, sinon plus, car la douane britannique met au compte de la Belgique ou de la Hollande beaucoup de marchandises parfaitement allemandes, mais expédiées par Rotterdam ou par Anvers, tandis que le nombre est petit des produits français qui suivent cette voie. Cette rectification faite, la France est encore, après les États-Unis, l’Inde et l’Allemagne, et très près de ces deux derniers, le pays qui fait le plus grand commerce avec l’Angleterre.

Ce n’est pas tout de commercer ensemble. On peut s’en trouver plus ou moins bien, et l’on n’est pas toujours en relations cordiales parce qu’on est en rapport d’affaires. Bien des producteurs se plaignent d’être exploités par les intermédiaires. Or, l’Angleterre est un grand intermédiaire du commerce international. Une série de causes historiques et géographiques, au premier rang desquelles sont sa situation insulaire et sa richesse en charbon, en ont fait le principal entrepreneur de transports maritimes, le courtier et l’entrepositaire des marchandises les plus variées. Aussi entend-on dire parfois que les Anglais ne prennent nos marchandises que pour en revendre le tiers ou la moitié, en prélevant à nos dépens un gros bénéfice. Pareille évaluation est fort exagérée. Sur 13 milliards 350 millions de francs qu’a importés l’Angleterre en 1902, elle n’en a réexporté que 1 661 millions, c’est-à-dire un huitième. Pour les marchandises françaises en particulier, M. J. Périer évalue à 90 millions la valeur de celles qui ne font que passer dans les ports anglais pour y être transbordées et à 100 millions au plus celles que la Grande-Bretagne nous achète pour les revendre à d’autres, en qualité de « grand commissionnaire mondial[1]. »

Même réduit ainsi à sa juste valeur, on peut regretter que nous laissions échapper tant de fret à notre marine marchande. Plus puissante, mieux organisée, régie par des lois plus sages, elle pourrait en recouvrer une grande partie, et ce serait pour nous un sérieux profit matériel et moral. Mais à qui la faute, après tout, s’il ne nous revient pas ? Et si nous ne pouvons assurer nous-mêmes le transport de nos produits, ne devons-nous pas nous féliciter de trouver à nos portes d’avisés commissionnaire qui s’en chargent à notre place ? Au demeurant, il serait chimérique de penser que nous pussions jamais nous passer entièrement d’intermédiaires. La plus grande partie de nos exportations se compose d’articles relativement chers, légers et de peu de volume, dont il faut une valeur énorme pour compléter le chargement d’un gros cargo-boat moderne. Si nous voulions les expédier nous-mêmes à bien des pays médiocrement riches ou peuplés, qui ne nous les prennent que par petites quantités à la fois, nous serions obligés d’y envoyer des bateaux à moitié vides ou très petits, ce qui augmenterait fort les frais de transport et par suite le prix de vente, et réduirait les débouchés. Loin de nous être nuisible, un intermédiaire nous est ici très utile.

Ces réflexions s’appliquent non seulement aux marchandises que nous vendons, mais à celles que nous achetons par l’entremise des Anglais et qui forment plus du quart des 582 millions de francs qu’importe chez nous la Grande-Bretagne. Les bénéfices dont nous nous sommes ainsi privés sont même beaucoup plus considérables, car il s’agit de matières lourdes et encombrantes ; M. le consul Périer rappelle qu’un homme très autorisé estimait à 3S0 millions les sommes que nous versons chaque année à nos voisins pour frets de marchandises. Pourtant, à l’instar de plusieurs autres nations, nous nous sommes déjà affranchis de l’intermédiaire britannique pour nombre d’articles, comme les cotons et les cafés ; mais nous lui achetions, en 1901, près de 87 millions de laines, soit 30 pour 100 de la réexportation britannique, pour 16 millions de jute, 18 millions d’autres textiles, 20 millions de cuirs et peaux, 6 millions et demi de caoutchouc, 4 millions de métaux, une trentaine de millions de matières diverses. Nous devrions nous approvisionner nous-mêmes d’une partie de ces matières ; mais il est douteux que nous pussions le faire de toutes, à cause de la difficulté de trouver un fret de retour pour les bâtimens qui nous les auraient apportées.

En défalquant du commerce franco-anglais toutes les marchandises qui ne font ainsi que passer par les ports ou les entrepôts britanniques, il s’élève encore, pour 1902, à plus d’un milliard et demi, dont 1 087 millions pour nos exportations et 432 millions pour nos importations. Qu’un trafic si considérable soit avantageux aux deux nations qui s’y livrent, et doive contribuer à leurs bons rapports, cela n’est peut-être pas évident a priori. Certes beaucoup de gens en vivent ; d’autres en peuvent souffrir. Un peuple peut être, pour un autre, non seulement un intermédiaire onéreux, mais un concurrent dangereux, jusque sur son propre marché. Loin d’améliorer les relations politiques, l’accroissement des relations commerciales les rend alors plus difficiles. Le commerce anglo-allemand a crû au moins aussi vite que le commerce anglo-français et les sentimens des deux pays à l’égard l’un de l’autre sont loin d’être devenus plus amicaux. L’invasion des produits allemands, made in Germany, selon la formule que la douane britannique fait apposer sur les marchandises importées, irrite et inquiète les Anglais. On se souvient que cette formule servit de titre il y a quelques années à une brochure retentissante, dont le cri d’alarme se répéta dans les journaux d’outre-Manche en polémiques passionnées[2].

Le commerce anglo-français ne soulève de pareilles tempêtes, ni chez nous, ni chez nos voisins. Notre consul à Londres explique fort bien ce contraste : « Le caractère essentiel de ce commerce, dit-il, est d’être particulièrement complémentaire de la production des deux pays. » Ce que la France vend à la Grande-Bretagne, ce n’est pas, comme l’Allemagne, des articles qui font concurrence aux marchandises anglaises, mais des articles que la Grande-Bretagne ne produit pas : la réciproque est vraie, pour le gros des échanges, bien entendu, sauf exceptions particulières. Parmi les producteurs de chacune des deux nations, il en est ainsi fort peu qui soient lésés par la concurrence de l’autre, tandis qu’un très grand nombre trouve chez le peuple voisin un débouché avantageux. En Angleterre, et plus encore en France, il y a beaucoup plus de gens qui profitent du commerce anglo-français qu’il n’y a de gens qui en souffrent.

Les causes qui rendent ce commerce complémentaire de la production de chacun des deux pays sont profondes et permanentes. Aussi le rendent-elles en même temps remarquablement stable. « L’une de ces causes est la dissimilitude climatérique et géologique des deux pays, l’autre la dissimilitude des aptitudes des deux races. »

Que produit le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, et que lui manque-t-il ? C’est une immense usine de transformation : grâce à la richesse de ses mines de houille et de fer, il peut, à meilleur compte qu’aucune autre contrée, se procurer la force et construire les machines qui permettent de manufacturer économiquement toutes les matières premières. Aussi celles-ci affluent-elles du monde entier pour s’en retourner sous forme d’objets fabriqués. Les premières marchandises que l’Angleterre doive acheter au dehors, sont donc les matériaux de ses grandes industries : métaux bruts, laine, coton et textiles divers, peaux, bois, etc., dont elle a importé, en 1902, pour 4 milliards 700 millions. Mais le sol britannique, généralement médiocre, ne saurait suffire à nourrir de nombreux habitans ; l’Angleterre s’en est rendu compte dès le milieu du XIXe siècle et, pour que la main-d’œuvre ne manquât pas à son industrie croissante, elle a ouvert ses portes toutes grandes aux produits alimentaires du dehors. Nul doute qu’elle n’ait sagement agi, car c’est ainsi seulement qu’elle pouvait tirer tout le parti possible de la supériorité industrielle qu’elle tenait de la nature et qui allait lui donner une extraordinaire prospérité ; mais, si la suppression des droits de douane a eu les plus heureuses conséquences pour l’ensemble du peuple britannique, elle n’en a pas moins entraîné la rapide décadence de l’agriculture. Tandis que la population et la richesse croissaient, et, avec elles, la demande d’alimens, les cultivateurs, ne pouvant résister à la concurrence des pays neufs, se faisaient de moins en moins nombreux, et produisaient de moins en moins. Les Iles Britanniques ont donc, en second lieu, besoin d’importer des alimens, et cela, en quantité énorme, tellement est grande l’insuffisance de leur production : en 1902, elles ont récolté 16 millions de quintaux de blé ; elles en ont importé 41 millions, plus 10 millions de quintaux de farine. Elles importent, de même, 13 millions de quintaux d’orge, 3 millions de quintaux de pommes de terre, 9 millions de quintaux de viande, bœuf, mouton ou porc, sans compter 420 000 bœufs et 300 000 moutons vivans, 1 300 000 quintaux de poisson, 2 millions de quintaux de beurre, 500 000 quintaux de margarine, 1 300 000 quintaux de fromage, 189 millions de douzaines d’œufs, une quantité de volailles. Et ce n’est pas seulement la nourriture des hommes, c’est celle des animaux qu’on achète à l’étranger : pour les chevaux, pour le bétail de qualité supérieure qu’élève encore l’Angleterre, il a été importé l’an dernier 8 millions de quintaux d’avoine, 22 millions de quintaux de maïs, et jusqu’à des fourrages, dont on ne croirait guère, à première vue, que la verte Angleterre et la plus verte Irlande pussent jamais manquer.

Riche et dépensant largement, le peuple anglais ne se borne pas à importer les alimens indispensables à sa subsistance. Il consomme beaucoup d’articles de luxe ou de demi-luxe, dont le climat humide et froid, le sol souvent médiocre des îles qu’il habite, lui rendent la production difficile ou insuffisante : fruits, légumes-primeurs, fleurs, vins, eaux-de-vie et liqueurs, thé, café, cacao, tabac. La valeur d’ensemble des articles alimentaires qu’il a importés en 1902 s’élève à près de 5 milliards et demi, dont plus des neuf dixièmes pour sa propre consommation.

Enfin, si puissante que soit l’industrie britannique, elle ne saurait fournir aux Anglais tous les articles manufacturés dont (ils ont besoin. La supériorité que donnent à la Grande-Bretagne

: Ses richesses minérales se manifeste surtout dans la grande industrie, celle qui emploie des machines et des forces motrices 

(très considérables ; or il est évident que cette grande industrie, très supérieure pour la production économique des articles de consommation courante, l’est bien moins pour celle des marchandises de luxe, ou simplement des articles soignés et de fantaisie, qui, exigeant beaucoup de variété, ne sauraient être produits par très grandes masses, et dans la fabrication desquels le goût de l’industriel ou de l’ouvrier jouent souvent un grand rôle. C’est ici le domaine de la moyenne et de la petite industrie. Les Anglais le laissent à d’autres : plutôt que de chercher à accomplir eux-mêmes une tâche pour laquelle ils n’ont pas de grandes aptitudes naturelles, ils préfèrent s’adonner aux besognes où ils excellent, et, avec les bénéfices qu’ils tirent de la fabrication en grand d’articles communs, de bonne qualité d’ailleurs, acheter les objets de luxe et les produits de la petite industrie à qui les fait mieux qu’ils ne pourraient les faire eux-mêmes. Soieries, lainages fins, articles de mode et d’habillement féminin, dentelles, broderies, plumes, gants, bottines et souliers, meubles, bijouterie, horlogerie et une foule d’objets qu’il serait trop long d’énumérer, les Anglais font venir de l’extérieur pour 2 milliards et demi d’articles manufacturés ; et ils tiennent particulièrement à les avoir de bonne qualité, comme ceux qu’ils fabriquent eux-mêmes.


III

La France produit précisément, et en quantité plus que suffisante pour sa consommation, un grand nombre de ces articles que l’Angleterre doit se procurer au dehors. N’ayant reçu de la nature que des richesses minérales médiocres, qui se trouvent surtout aux extrémités de son territoire, elle n’est pas un pays d’élection pour la grande industrie, et ne saurait rivaliser avec sa voisine pour la production des articles courans. Mais son sol, plus riche, suffit à nourrir sa population moins dense. Aussi l’agriculture n’a-t-elle pas été, en France, sacrifiée à l’industrie et la plus grande partie des Français continue d’en vivre. Nous n’importons que 800 millions d’articles alimentaires, et nous en exportons une valeur sensiblement égale. Voilà donc une première catégorie de produits dont la Grande-Bretagne a besoin, qu’elle possède peu ou point chez elle, et qu’elle peut trouver chez nous.

Ces articles agricoles, et principalement alimentaires, que nous exportons, ce ne sont pas, au moins en quantité appréciable, des articles communs, des céréales ou des viandes abattues, pour lesquels nous ne pouvons lutter contre la concurrence des pays neufs. Ce sont surtout des produits fins et de luxe, pour lesquels notre pays doit sa supériorité soit à des qualités naturelles de sol et de climat, soit, comme le remarque très justement M. Périer, « aux aptitudes bien connues de notre paysan pour le travail méticuleux, pénible, peu rémunérateur, que développe chez lui à un haut degré l’appât de la petite propriété ; » et aussi aux aptitudes de notre paysanne, plus laborieuse, prenant une part plus active aux travaux agricoles que la femme des campagnes en aucun autre pays.

Nos ventes à l’Angleterre d’articles alimentaires et agricoles atteignent une valeur de 376 millions de francs, soit près de la moitié de l’ensemble de nos exportations de ce genre. Nos voisins du nord-ouest sont ainsi nos meilleurs cliens, aussi bien pour les produits dus aux conditions géologiques et climatériques de France, que pour ceux où ce sont les qualités de notre population rurale qui nous assurent la supériorité.

En tête des premiers, viennent les vins. En 1902, l’Angleterre nous en achète 239 000 hectolitres, pour 64 millions de francs : c’est le quart de tout ce que nous vendons ; c’est le tiers en volume et la moitié en valeur de tout ce qu’elle achète (747 000 hectolitres valant 125 millions). Une crise s’est malheureusement abattue sur cette branche si importante de notre commerce. La cause en est double : d’abord, la guerre du Transvaal, avec les deuils et les diminutions de revenu qu’elle a entraînés : le Champagne, qui représente les deux tiers (68 pour 100) de la valeur de nos ventes de vin en Angleterre, a vu son débouché réduit de 81 000 hectolitres en 1901 à 58 000 en 1902 ; les vins non mousseux en bouteille, c’est-à-dire les grands vins de Bordeaux et de Bourgogne, ont de même baissé de 19 000 à 10 000 hectolitres. Les vins en barrique, moins fins, ont à peine fléchi ; 182 000 hectolitres en 1898, 177 000 en 1902 ; mais leur valeur a baissé de 15 pour 100, tant par suite de la mévente des vins en France que parce que les Anglais, touchant moins de revenus, ont acheté du vin plus ordinaire. La seconde cause de baisse, c’est la concurrence des vins d’autres pays, du vin de porto qui a repris faveur, puis des vins coloniaux, australiens principalement. Tout médiocres, lourds et fades qu’ils soient, si j’en juge par les échantillons que j’ai bus en Australie même, il n’en a pas moins été importé 45 000 hectolitres en 1902 contre 32 000 en 1898 et 14 000 en 1899. Il peut y avoir là le germe d’une concurrence dangereuse, quoique, d’après notre consul, les vins australiens se vendent aussi cher que nos vins en barriques (90 centimes le litre), et que leur prétention de lutter contre nos vins fins paraisse bien outrecuidante[3]. Toutefois, nos exportateurs feront sagement d’y veiller.

Après nos vins, nos eaux-de-vie. Ici nous régnons tout à fait en maîtres. Les pseudo-cognacs allemands et même australiens ne sont importés qu’à raison d’un million par an, tandis que les Anglais nous ont acheté pour 27 105 000 francs d’eau-de-vie en 1902 contre 33 938 000 francs en 1901 et 32 827 000 en 1897. C’est encore la guerre qui est responsable de cette baisse. Nos maisons de Cognac avaient pu maintenir le niveau de leurs expéditions jusqu’en 1901 ; mais les stocks s’accumulaient dans les entrepôts ; il a bien fallu réduire les envois. Ce n’est, tout porte à le croire, qu’une crise passagère, bien que la concurrence nationale du gin et du whisky, et l’abstention complète prêchée par les sociétés ultra-tempérantes puissent nous faire quelque tort ; cependant la grande Revue médicale, The Lancet, qui a envoyé une mission à Cognac, a fait l’éloge de nos eaux-de-vie. Il faut espérer que les Anglais se rallieront aux idées de nos plus éminens microbiologistes, qui ne voient de péril que dans l’abus, non dans l’usage de l’alcool, et nous conserveront leur clientèle, qui absorbe la moitié de nos exportations.

Le raisin n’est pas le seul fruit dont « ils n’ont pas en Angleterre, » ou, du moins, dont ils ont peu. On y récolte bien des pommes, des poires, des prunes, des cerises, des légumes variés, voire des fleurs, surtout en Cornouailles et dans les îles Scilly, en cette extrémité sud-ouest de la Grande-Bretagne, où le Gulf Stream rend le climat si doux que les camélias fleurissent en pleine terre. Mais, en règle générale, notre ciel est plus ensoleillé ; puis notre petit propriétaire est plus soigneux, plus minutieusement attentif que l’ouvrier rural anglais, mercenaire détaché du sol. Aussi récoltons-nous plus tôt et plus abondamment des espèces plus variées de fruits et de légumes. Les primeurs arrivent aux Anglais de Vaucluse et de Provence par des trains à marche aussi rapide que les express de voyageurs ; les fraises, de Vaucluse aussi, puis de Bretagne ; les groseilles, les pêches, les poires, de Normandie et de l’Ile-de-France ; les prunes, des vallées de la Loire et de la Garonne ; les noix, de l’Isère, de la Corrèze, de la Dordogne, des Charentes ; les amandes, de Provence et du Languedoc ; les cerises primeurs, des Cévennes, d’où telle petite commune les expédie par wagons complets ; les pommes de terre, dont les envois ont passé de 6 millions en 1896 à près de 16 millions en 1902, et les oignons de Bretagne, de même que les marrons ; les tomates, de Gascogne et de Provence, les fleurs coupées, les parfums, les oignons à fleurs de Grasse et de la côte d’Azur ; les plantes de serre, d’Anjou et de Touraine. C’est 33 millions pour les fruits, 28 pour les légumes, 10 pour les fleurs et parfums, 1 400 000 francs pour l’huile d’olive, que nos arboriculteurs, maraîchers et horticulteurs encaissent ainsi de la part des Anglais, qui nous prennent, en tout, la moitié de nos exportations de fruits et de légumes[4].

A côté de ces articles alimentaires, auxquels il faudrait joindre encore des conserves de sardines (dont les caprices de cet animal vagabond avaient réduit les exportations à 6 700 000 francs en 1902), notre sol, plus boisé que celui de l’Angleterre, — malgré la dénudation de certaines de nos montagnes, — nous permet de vendre encore à nos voisins divers produits forestiers : 500 000 francs de liège, à peu près autant de résine, et, surtout, 19 millions de bois des Landes ou de Bretagne, destiné principalement à faire des poteaux de mine, ce qui représente environ 40 pour 100 des exportations françaises de bois ; bien que le Portugal, la Norvège, la Russie, l’Espagne commencent à nous faire concurrence, nous fournissons encore à l’Angleterre les cinq sixièmes de tous les bois de ce genre qu’elle demande à l’étranger.

La valeur totale des produits dus aux conditions climatériques ou géologiques de la France que nous exportons en Angleterre s’élève ainsi à 230 millions de francs. Nous lui vendons encore 154 millions d’autres articles agricoles et surtout alimentaires, pour lesquels notre supériorité naturelle est moins marquée que pour les précédens. Mais l’extrême voisinage de la France et de l’Angleterre et, principalement, comme dit notre consul, les aptitudes de nos paysans et paysannes ont fait, depuis longtemps, de notre pays un grand fournisseur du marché anglais pour ces produits, dont les plus importans sont ceux de la basse-cour et de la laiterie : 200 000 quintaux de beurre, valant 56 mil- lions de francs, soit 80 pour 100 de nos exportations, 11 millions et demi de francs d’œufs, 5 millions et demi de francs de volailles. Il faut avouer pourtant qu’ici, malgré leurs grandes qualités et le soin qu’ils apportent à ces travaux, nos fermiers et nos fermières, nos paysans et nos paysannes se sont laissé dépasser et enlever une partie de leur clientèle par les producteurs d’autres pays. Si l’Angleterre est encore de beaucoup notre principale acheteuse, nous sommes loin d’être, comme jadis, ses principaux fournisseurs pour le beurre, les œufs, les volailles. En 1896, nous lui vendions pour 64 millions de beurre, sur 387 millions qu’elle achetait ; en 1902, nous ne lui en vendons plus que 56 millions sur 518. Nous lui vendions aussi, toujours en 1896, pour 28 millions d’œufs sur 105 millions, nous ne lui en vendons plus que 11 et demi sur 159 ; et, il y a vingt ans, nous étions presque seuls à l’en approvisionner. De même nos ventes de volailles ont baissé de 7 millions et demi sur 20 millions, en 1899, à 5 millions et demi sur 27 millions en 1902. La chute est inquiétante. Certes l’amélioration des moyens de transport, la découverte des procédés de conservation par le froid ou par l’application sur les œufs de certains enduits qui permettent de les garder frais plusieurs mois, tous ces progrès scientifiques nous ont enlevé l’avantage que nous assurait jadis notre proximité du marché britannique et nous ont suscité des concurrens de plus en plus éloignés : le Danemark, qui vend à l’Angleterre pour 234 millions de beurre, au lieu de 158 en 1896, et 37 millions d’œufs ; la Russie, qui lui apporte, grâce au Transsibérien, 55 millions de beurre au lieu de 8, la lointaine Australie même, qui, en 1900, expédiait 63 millions de francs de beurre, au lieu de 27 en 1896, et qui s’essaie à l’envoi des œufs ; mais il semble qu’il y ait aussi une autre cause au recul de nos exportations. Dépouillés du privilège de voisinage, nos producteurs auraient pu, cependant, conserver leur situation s’ils avaient amélioré leurs produits et leurs méthodes commerciales, de façon à vendre d’aussi bonne qualité et aussi bon marché que leurs concurrens. Il ne semble pas, malheureusement, qu’ils aient su le faire jusqu’ici.

« Le moment est venu pour l’agriculture, disait, il y a quelque temps, M. Méline, de se donner l’organisation commerciale qui lui manque. C’est sur ce point qu’elle doit se concentrer tout entière et sur ce terrain que doivent se donner rendez-vous tous ses amis. » Rien de plus urgent, en effet, que cette organisation commerciale et même, ajouterons-nous, industrielle. Que nos producteurs de beurre et d’œufs suivent l’exemple donné par les Danois et les Australiens, qu’ils s’unissent en sociétés coopératives : ils pourront alors fabriquer en quantités importantes, grâce au séparateur mécanique, qui remplace l’antique baratte, des beurres d’un type constant, les écouler plus facilement et à moins de frais. Les résultats qu’ont obtenus chez nous les syndicats agricoles montrent que nos cultivateurs ne sont pas réfractaires au principe de l’association. Quoique nos principaux exportateurs de beurre, les Normands, soient parmi les plus individualistes des Français, ce dont nous n’aurons garde de les blâmer, on doit espérer qu’ils se rendront compte des avantages qu’en s’associant ils obtiendraient sur tous les marchés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur[5]. Une meilleure organisation commerciale ouvrirait peut-être aussi un débouché à nos fromages, chers, mais fins, et même, aujourd’hui que l’impôt sur le sucre est abaissé, à l’exportation du lait condensé, que les enfans et les adultes consomment si abondamment en Grande-Bretagne.

Il reste un article alimentaire pour lequel nous sommes grands fournisseurs de l’Angleterre, le sucre. Sur 6 600 000 tonnes de sucre brut qu’elle a achetées en 1902, nous lui en avons vendu 1 850 000, et sur 9 200 000 tonnes de sucre raffiné, 1 150 000. C’est moitié moins qu’en 1901, mais encore 20 pour 100 de plus sur les sucres bruts, 60 pour 100 de plus sur les sucres raffinés, qu’en 1896. La concurrence allemande nous a infligé ces pertes : de 1898 à 1900 nos ventes avaient triplé, tandis que celles de l’Allemagne restaient stationnaires ; depuis, l’Allemagne a regagné ce que nous avons perdu, en sorte que sa part se retrouve quintuple de la nôtre, comme en 1896. Le régime des sucres, avec les primes qui en surchauffaient la production, était si artificiel qu’on ne saurait prévoir ce qui adviendra, maintenant que la convention de Bruxelles l’a rétabli sur des bases plus raisonnables. On peut dire seulement que l’Angleterre demeurera le grand débouché des sucres continentaux.

Nous ne vendons presque pas de viandes aux Anglais qui pourtant en importent beaucoup ; mais l’entrée de la viande sur pied, du bétail venu du continent, est interdite dans le Royaume-Uni : sous des prétextes sanitaires, on jette ainsi un os à ronger aux protectionnistes d’outre-Manche. En revanche, en 1902, nous leur avons vendu pour 3 250 000 francs de chevaux[6], dix fois plus qu’en 1897, avant la guerre sud-africaine, qui, sur ce point, nous aura été favorable : 82 pour 100 des importations britanniques d’étalons viennent de France, et surtout du Perche. Nous leur livrons encore des fourrages : 14 millions, dit la douane anglaise, de 6 à 8 millions, dit la douane française, dont 2 millions de paille, et nous trouvons même moyen de leur vendre pour 5 millions et demi de grains et de farines, dont une partie ne fait que passer par notre territoire, mais dont 3 millions représentent, d’après notre propre douane, des farines de blé françaises.


IV

De même que notre production agricole, notre production industrielle est complémentaire de celle de la Grande-Bretagne. L’un des hauts fonctionnaires du Board of Trade, sir Alfred Bateman, pouvait écrire en un rapport récent : » Bien que les importations françaises en Angleterre aient beaucoup augmenté, elles n’ont point pris la place des produits britanniques. » C’est que nous exportons peu d’articles communs de très grande consommation ; nous sommes obligés, au contraire, d’en importer d’assez fortes quantités, quoique nous ayons cru sage de maintenir sur notre territoire, à l’aide de tarifs protecteurs, certaines grandes industries produisant ces articles, comme la métallurgie et l’industrie cotonnière ; nous devons aussi importer du combustible. De nos deux grandes industries d’exportation, l’une, celle de la laine, est bien un peu concurrente de l’industrie similaire anglaise, encore qu’elle soit orientée en un sens assez différent ; l’autre, celle de la soie, est peu développée en Angleterre. Enfin nous excellons, grâce aux aptitudes de nos patrons, comme à celles de nos ouvriers, dans les industries de luxe, d’art et de fantaisie. Il convient encore de citer ici le remarquable rapport de M. Périer :

« Enclin, par une conception familiale qui d’ailleurs donne à la vie française un incomparable charme de sociabilité, à compter sur l’appui des siens et réciproquement à se considérer comme débiteur de ses enfans, le Français, quelle que soit sa profession, est fréquemment peu porté à se lancer dans des affaires hasardeuses en France et encore moins à l’étranger. Bien qu’il ait fait à cet égard de grands progrès durant ces dernières années, sous l’influence sans doute de la baisse des revenus, de la constitution d’un empire colonial qui comprend 40 millions de sujets, et enfin d’un mouvement d’idées nouvelles, il hésite, néanmoins, s’il est industriel ou commerçant, à s’organiser sur un grand pied et préfère gagner moins que de risquer beaucoup Toutefois, comme son instruction générale et professionnelle sont développées et que, le plus souvent, il est aimable et persuasif, méticuleux et soigneux, et aussi doué d’aptitudes intellectuelles éminentes : intelligence prompte, vive imagination, goût affiné, esprit inventif, grande inclination pour la recherche scientifique ; il excelle à la vente et à la fabrication des articles de luxe ; il réussit également très bien dans les branches industrielles qui réclament des aptitudes scientifiques de la part du patron, du doigté, des soins particuliers de la part de l’ouvrier. »

On sait, du reste, à l’étranger, en Angleterre notamment, rendre justice à nos qualités. Le Daily Mail, journal impérialiste et chauvin, peu suspect de tendresse exagérée pour la France, écrivait, il y a quelque temps : « Dans ses succès industriels la France doit beaucoup à ses ouvriers, à leurs conceptions artistiques et à l’exécution consciencieuse de leur travail. L’ouvrier français trouve une satisfaction personnelle à exécuter avec soin une pièce de travail bien dessinée. C’est dans cette disposition de la main-d’œuvre que gît le secret de la perfection du mobilier français, du bric-à-brac, des tapisseries, et des plus hautes branches de l’art... » De même, le Daily Express, remarquant que les Américains, — et surtout sans doute les Américaines, — de passage en Europe, font beaucoup moins d’emplettes à Londres qu’à Paris, rapportait la déclaration suivante du propriétaire d’un grand magasin : « Nous ne pouvons, disait ce dernier, nous procurer des employés ayant des idées, capables de nous préparer des expositions de devanture semblables à celles de Paris et de New-York. » Comparées à celles de la rue de la Paix ou de la rue Royale, les devantures de Regent Street ont évidemment l’air un peu « province. » Dans ces délicates industries, dans ces raffinés commerces de luxe, comme dans les rudes besognes de la ferme, il est juste de rendre aux femmes ce qui leur appartient et de ne pas oublier le rôle de « l’incomparable ouvrière parisienne qui crée la mode féminine et assure à notre industrie du vêtement une supériorité incontestée. »

Pour toutes ces raisons, les articles de luxe ou de fantaisie forment la partie de beaucoup la plus importante des 2 milliards 400 millions d’objets fabriqués que nous exportons. C’est encore l’Angleterre qui est ici notre meilleure cliente. Les objets manufacturés ou demi-manufactures que nous lui avons envoyés en 1902 représentent la somme énorme de 866 millions de francs. M. Périer les classe en deux catégories : les « produits de l’ingéniosité française » (130 millions de francs), venant surtout des nombreux petits ateliers de Paris et du Jura : articles de Paris, meubles, horlogerie, bijouterie, etc. ; puis les articles faisant l’objet d’industries et de commerces plus considérables et « dont la production est due aux aptitudes de bon goût ou de soin des industriels, des ouvrières et ouvriers français » : ce sont les tissus de laine, de soie et autres, les vêtemens, surtout de femmes, les produits de beaucoup d’industries spéciales ou de luxe, dont la valeur s’élève à 736 millions.

De notre exportation d’« articles de Paris, bimbeloterie, tabletterie et éventails, » pour parler le langage de la douane, 40 pour 100 se dirige vers le Royaume-Uni, qui nous paie de ce chef la jolie somme de 62 millions ; 16 pour 100 des meubles, 25 pour 100 des objets en caoutchouc et en gutta-percha, 60 pour 100 de la vannerie que nous exportons, suivent le même chemin. Chose bizarre, nous vendons à l’Angleterre pour 6 millions de francs de pipes, provenant surtout du Jura, sur 7 millions et demi qu’elle importe, et ce commerce augmente tous les ans ! Le tiers de notre exportation de bijoux, soit 11 millions de francs, 17 pour 100 de notre exportation de montres et pendules, ce qui fait 4 800 000 francs, vont encore en Angleterre, d’après les statistiques officielles. Mais ici, plus que partout ailleurs, il faut se méfier de celles-ci. Leurs chiffres devraient être fort majorés pour tenir compte des achats que font, rue de la Paix, rue Royale ou sur les boulevards, les nombreux Anglais riches de passage à Paris. Les 4 600 000 francs auxquels on évalue les instrumens scientifiques et d’optique, — 18 pour 100 de toutes nos exportations de ce genre, — sont probablement plus près de la vérité. La guerre a augmenté la demande de lunettes françaises, et ce n’est pas seulement la Grande-Bretagne, ce sont ses colonies, qui apprécient notre remarquable industrie optique : la commande des appareils lumineux du nouveau grand phare qu’on vient d’élever en rade de Bombay a été confiée à une maison de Paris. Nous vendons encore aux Anglais pour 5 millions d’instrumens de musique, ce qui est moins que l’Allemagne et les Etats-Unis, mais forme cependant 4 pour 100 de nos exportations ; enfin, près de 4 millions de tableaux et de dessins, — la moitié de ce que la France exporte, — et 2 millions et demi d’objets d’art divers.

Malgré la dissemblance des deux peuples, l’Angleterre est ainsi le pays où l’on apprécie le mieux toutes les formes de notre goût, de notre art et des industries qui s’y rattachent, depuis les plus populaires, tels les articles de Paris, jusqu’aux plus élevées et aux plus raffinées, l’orfèvrerie, le dessin, la peinture. Comme nos voisins peuvent payer, étant riches, et n’hésitent pas à le faire, pourvu qu’ils se croient bien servis, on ne saurait rêver de meilleurs cliens, non seulement pour les petites industries d’art ou de fantaisie que nous venons d’énumérer, mais encore pour nos nombreuses et grandes industries de luxe, qui trouvent chez eux un débouché toujours croissant : « Depuis dix ans, surtout, observe très justement M. Périer, une profonde transformation s’est produite dans les mœurs d’outre-Manche : la femme anglaise a contracté un goût pour la toilette qu’elle ne connaissait guère autrefois, et le temps est déjà bien loin où Taine, recueillant ses Notes (1862), constatait qu’elle se préoccupait fort peu de son costume. De là nos fortes ventes en Angleterre d’articles concernant l’habillement féminin, qui s’élèvent annuellement à plus de 500 millions de francs. » Et il faudrait encore ajouter à ce chiffre les achats faits directement par les Anglaises, chez nos couturiers en vogue ou dans nos grands magasins, lors de leur passage à Paris. Pour n’atteindre pas à l’importance des emplettes que font les Américaines, qui, elles, ont toujours été des ferventes de la toilette, ils n’en laissent pas moins entre nos mains des sommes considérables. On comprend aisément l’enthousiasme de la rue de la Paix lors de la visite d’Edouard VII.

Le nouveau roi a été d’autant mieux accueilli par les représentans du commerce de luxe qu’on espère voir la vie de cour reprendre, sous son règne, une activité et un éclat qu’elle avait perdus depuis quarante ans, et réparer ainsi promptement les pertes qu’a causées, ici encore, la guerre sud-africaine : de 264 millions en 1888, l’importation en Angleterre des soieries de tout genre était montée à 420 millions en 1898 ; elle est retombée à 328 millions en 1901, pour ne se reprendre qu’à 338 millions en 1902. De ce déchet la France a naturellement subi sa part ; mais elle s’en relève assez rapidement. Nos exportations en Grande-Bretagne de tissus, rubans et passementeries de soie atteignent pour l’année dernière tout près de 147 millions de francs, contre 137 millions en 1901 et 115 millions en 1900. C’est 43 pour 100 de l’ensemble des importations de soieries sur le marché anglais, où nous maintenons notre rang, qui est le premier, mieux peut-être que partout ailleurs, malgré la concurrence de l’Italie, de la Suisse, et un peu de l’Allemagne et du Japon. C’est aussi 48 pour 100, bien près de la moitié, de nos exportations totales. Tissus de haut luxe, crêpes, tulles, dentelles de Lyon, rubans de Saint-Etienne, gazes et tissus divers de Picardie, toutes les branches de notre industrie de la soie participent à ce mouvement, avec une préférence qui va s’accentuant, comme partout, pour les soieries légères ; c’est bien à la consommation anglaise que tout cela est destiné, car l’Angleterre revend à peine le douzième des soieries étrangères qu’elle achète[7].

Elle est pour notre industrie lainière un débouché presque aussi vaste et aussi important que pour celle de la soie : plus de la moitié de nos exportations de tissus, passementerie et rubans de laine (exactement 52 pour 100) y est envoyée. D’après la douane française la valeur de ces ventes s’élève à 113 771 000 fr., tandis que nous importons seulement pour 27 077 000 francs de lainages anglais, particulièrement des draps bon marché. Pour la mode masculine, l’Angleterre nous fait la loi ; mais nous restons les grands maîtres de la mode féminine, ce qui est singulièrement plus avantageux ! En ce qui concerne les tissus proprement dits, nous sommes presque les seuls fournisseurs de l’Angleterre : d’après la douane britannique, 113 millions de tissus de laine importés sur 127 millions venaient de chez nous. Nous nous relevons vigoureusement ainsi de la dépression causée par la guerre, qui avait abaissé les importations totales de tissus de laine à 109 millions en 1900 au lieu de 150 millions en 1899. Notre part reste toujours des neuf dixièmes environ. Elle est beaucoup plus faible, mais encore importante, et nous avons su la bien maintenir durant la guerre, pour les « articles de laine non dénommés » dont nous envoyons à l’Angleterre 18 millions sur 108 millions qu’elle importe[8].

Même nos industries du coton et de la toile, qui ne sont pas, comme celles de la laine et de la soie, de grandes industries d’exportation, qui sont bien moins puissantes que les industries britanniques similaires, trouvent à placer sur le marché anglais certains articles fins ou de fantaisie, de la bonneterie, des cotonnades, et en quantité croissante : 20 millions de cotonnades, soit un dixième de nos exportations, et 7 millions et demi d’articles de lin et de chanvre en 1901 contre 10 millions et 3 millions et quart respectivement en 1896.

Nous triomphons enfin dans les articles exclusivement à l’usage des femmes qui sont, suivant les rubriques de notre douane, les « confections pour femme et pièces de lingerie cousues, » les « modes et fleurs artificielles, » les « ouvrages en peau et en cuir et pelleteries préparées. » Le montant total de nos exportations pour ces trois chapitres s’élève, d’après la douane française, à 211 millions de francs : 62 millions pour le premier, 112 pour le second, 37 pour le troisième ; soit respectivement, 49 pour 100, 82 pour 100 et 50 pour 100 de notre exportation totale de ces divers articles. C’est grâce à l’énorme accroissement de la consommation britannique que nos ventes à l’étranger de confection et pièces de lingerie cousues, qui comprennent les robes de femme, les dentelles, les broderies, les corsets, ont pu s’élever de 82 millions à peine en 1895 à 126 millions en 1902 et nos ventes de modes et fleurs artificielles, de 44 millions en 1892 à 136 millions en 1902. Si ce commerce est aussi prospère, c’est d’abord, assurément, que le goût des Anglaises pour la toilette s’est fort développé, mais c’est aussi que nos exportateurs en cette branche ont montré une activité digne d’être citée en exemple à tous nos compatriotes faisant des affaires au dehors. « Deux de nos plus grands couturiers, dit M. Périer, ont déjà des succursales à Londres ; la Samaritaine vient d’ouvrir un magasin dans Régent Street. L’envoi de catalogues rédigés en anglais, avec des mesures anglaises et les prix exprimés en monnaie anglaise, serait, sans doute, une excellente chose ; le Bon Marché doit être félicité pour avoir adopté cette intelligente initiative. »

Les Anglais sont aussi les meilleurs cliens de beaucoup d’autres industries de luxe françaises. Personne n’apprécie plus qu’eux les fins produits de nos fabriques de porcelaine de Limoges, de nos cristalleries de Baccarat. Aussi envoyons-nous à l’Angleterre des porcelaines, faïences et verreries pour 15 millions et demi selon la douane anglaise, pour 21 millions selon la française, soit 36 pour 100 de nos exportations, malgré la puissance des industries similaires anglaises et la redoutable concurrence de l’Allemagne.

Notre industrie automobile, si jeune et si importante déjà, trouve de même outre-Manche son plus vaste débouché. L’initiative prise ici par la France prouve que nous n’avons rien perdu de notre génie d’invention ni même d’application. Elle a été favorisée par l’admirable état de nos routes, les plus belles du monde, comme par la libéralité d’amateurs riches et éclairés, qui ont montré que le luxe et le sport peuvent être de puissans facteurs du progrès. Nos envois en Angleterre d’automobiles et de carrosserie, — celle-ci figure pour quelques centaines de mille francs seulement, — ont été de 4 millions de francs en 1900, de 10 millions en 1901, de 21 millions et demi en 1902. Elles forment la majeure partie de nos exportations et plus des trois quarts des importations britanniques, qui vont toujours augmentant, malgré la fondation en Angleterre de nombreuses fabriques d’automobiles.

Enfin nous expédions en Grande-Bretagne un certain nombre de produits de grandes industries qui y sont plus développées qu’en France, mais en quelques branches spéciales desquelles nous avons su conquérir la supériorité. Ainsi 41 millions de laines, déchets et fils de laine, dont 23 millions de laines brutes provenant principalement de Mazamet, cette petite ville languedocienne qui, favorisée, dit-on, par les qualités de ses eaux, s’est fait depuis longtemps une spécialité de la laverie des laines et en réexporte vers les pays les plus divers ; ainsi encore, malgré la rude concurrence américaine, des cuirs : 24 millions d’après la douane anglaise, 41 millions (36 pour 100 de notre exportation) d’après la douane française ; puis 44 millions de produits chimiques, 15 millions de papiers, cartons, et surtout matières destinées à la fabrication du papier : ce sont encore des chiffres importans, bien qu’ils soient dépassés de très loin par les importations similaires de l’Allemagne, où l’industrie chimique, en particulier, est si puissante.

Même notre métallurgie trouve en Angleterre un débouché pour quelques-uns de ses produits. Ce ne sont pas seulement 16 millions de cuivreries (la douane française dit 30 millions, soit 56 pour 100 de nos exportations), produits d’une industrie très active et très perfectionnée chez nous ; ce sont aussi 11 millions de métaux divers et 10 millions et demi de fers et aciers. Faible appoint, sans doute, sur les 355 millions de ces derniers articles qu’importe l’Angleterre. Nos prix de revient élevés ne nous permettent pas de faire concurrence, comme les Etats-Unis, l’Allemagne et la Belgique, aux produits courans de fabrication anglaise et nous ne pouvons importer que des articles spéciaux : 4 600 000 francs de machines, 2 200 000 francs de quincaillerie, 2 300 000 francs d’objets de fer et d’acier non dénommés. Ce n’est pas l’habileté de nos industriels, de nos ingénieurs, de nos ouvriers qui est en cause : beaucoup de machines françaises ont le plus grand succès à l’étranger. Toutes les marines du monde emploient des chaudières Belleville, et, en ce moment même, on expérimente sur les chemins de fer anglais et même américains les excellentes locomotives, grâce auxquelles les trains français détiennent le « record » de la vitesse[9]. Mais, pour être avantageuses, il faut que ces machines soient construites dans le pays où elles seront mises en service. Si leur valeur ne vient pas grossir le total de notre commerce, du moins nous en revient-il quelque bénéfice, grâce aux brevets d’invention.


V

Il nous faut maintenant parler des exportations britanniques en France. Qu’exporte en général l’Angleterre ? Trois grandes catégories de marchandises, pour prendre encore ici la classification de notre consul à Londres : des articles pour la production desquels le Royaume-Uni bénéficie d’avantages naturels, qui ne sont pas, comme en France, des produits agricoles, mais de la houille et du fer ; puis des articles communs et de consommation courante, que l’Angleterre, grâce au bon marché du combustible et des machines, excelle à produire à bas prix : des cotonnades, des articles de jute et de lin, certains lainages, des produits chimiques communs, du goudron, des poteries communes, des cuirs ; enfin des produits de l’entrepôt britannique, surtout des matières premières, que la Grande-Bretagne, grâce à son immense marine marchande, reçoit des contrées productrices pour les répartir entre les divers pays consommateurs : de la laine, du coton, du chanvre, du jute, des métaux, du caoutchouc, des peaux, du suif, du café, du thé.

Or, la France a besoin d’importer un grand nombre de ces matières. Elle consomme 50 millions de tonnes de houille, et n’en peut produire que 33 millions ; l’Angleterre est d’autant mieux placée pour nous fournir ce qui nous fait défaut que c’est précisément l’ouest de la France qui manque de charbon : aussi nous vend-elle la moitié de ce que nous achetons au dehors : 175 millions de francs (plus 6 millions et demi de goudron en 1901) ; c’est plus du sixième de ses propres exportations. Pauvres en fer que nous sommes aussi, notre industrie ne saurait fabriquer tous les articles métallurgiques que nous consommons, et nous en achetons à l’Angleterre pour 82 millions de francs. Nous lui prenons, de même, 24 millions de francs de cotonnades, 33 millions de tissus, 4 millions et demi de filés de laine, et 13 millions d’articles divers de laine, de feutre ou de mohair, 9 millions de soieries, car la fabrique de soie anglaise, très vivace, quoique bien moins importante que la nôtre, a conservé la première place pour quelques spécialités ; puis 7 millions de tissus et filés de lin, 4 millions et demi de linoléum, 15 millions de cuirs et peaux, 6 millions d’objets en caoutchouc, une vingtaine de millions de produits chimiques. 40 millions environ d’objets divers ou non dénommés complètent nos achats de produits de l’industrie britannique, qui s’élèvent en tout à quelque 250 millions et comprennent une dizaine de millions d’articles d’alimentation ; la moitié de ceux-ci sont des biscuits et des confitures. Où ne voit-on pas en France les boîtes en fer-blanc de Huntley and Palmers, les pots de Dundee marmalade et de jams divers, qu’on avait avantage à confectionner en Angleterre, — avec des fruits français et du sucre français ? — Celui-ci coûtait trois fois moins à Londres qu’à Paris, grâce à l’ingénieux régime auquel la conférence de Bruxelles vient de donner le coup de grâce, au grand désespoir des fabricans de confitures et de biscuits anglais. Enfin nous n’avons qu’à rappeler ici que la France achetait à l’entrepôt britannique la forte somme de 180 millions de marchandises en 1901 et de 150 millions en 1902.


VI

De ce tableau des échanges entre la France et l’Angleterre, quelles conclusions peut-on dégager ? En premier lieu, on a remarqué que le Royaume-Uni ne fait aucune concurrence, qu’il offre même un débouché important à nos 20 millions d’agriculteurs. La protection qui leur est accordée ne saurait donc léser aucun intérêt britannique et, réciproquement, l’extension de notre commerce avec l’Angleterre ne saurait nuire à nos intérêts agricoles, mais les servirait fort. En revanche, il est évident que nos droits protecteurs sur beaucoup d’objets manufacturés ferment un marché à maintes industries britanniques, notamment à celles du fer, de l’acier, du coton ; mais, quelque jugement qu’on porte sur ces droits, on doit reconnaître qu’ils ne sont pas plus élevés que dans la généralité des autres pays du monde ; et les Anglais ont moins à se plaindre de notre métallurgie, par exemple, qui se borne à les exclure en partie de notre marché, que de la métallurgie allemande, qui envahit le leur. Il y a peu de chose ainsi, dans le commerce franco-britannique, qui soit de nature à soulever l’animosité des producteurs d’un pays contre ceux de l’autre.

On a vu, en second lieu, quel contre-coup avait eu sur nos ventes à l’Angleterre la guerre sud-africaine : nos exportations de vins, de soieries, de divers autres articles de luxe s’en sont trouvées fort réduites. La diminution de ces affaires dépasse 100 millions. Ainsi tout ce qui atteint la richesse de la Grande-Bretagne atteint aussi, par cela même, nos industries exportatrices, et d’autant plus gravement que nous n’exportons guère d’objets de première nécessité, mais surtout des produits de luxe, dont le débouché est le premier à diminuer en temps de crise ou de malaise. En nous plaçant au strict point de vue des affaires, nous sommes donc fort intéressés à la prospérité de l’Angleterre, plus qu’à celle d’aucun autre pays du monde, parce qu’elle est notre meilleur client ; et nous serions fort malavisés de lui souhaiter malheur.

Nous devrions même désirer, non seulement que les Anglais soient riches, mais qu’ils soient animés de sentimens amicaux à notre égard. « Le sentiment, disait dernièrement un des principaux journaux financiers de Londres[10], joue un grand rôle, aussi bien en affaires qu’en politique. » Il le disait à propos de placemens ; mais ce n’est pas moins vrai à propos de commerce, surtout de commerce de luxe. Ne compte-t-on pas déjà sur « la préférence naturelle pour les produits des colonies britanniques » pour favoriser la vente en Angleterre des vins australiens ? N’est-il pas certain que le sentiment peut exercer une influence sur la mode ?

Or, certains de nos articles d’exportation, en particulier ceux dont la production est due aux aptitudes de bon goût et de soin de nos industriels et de nos ouvriers, rencontrent des concurrences, soit au dehors, soit en Angleterre même. « Nos ventes de produits de cette classe, remarque très judicieusement M. Périer, sont d’une nature moins stable que celles des produits des autres classes. C’est que, malgré la prééminence que nous garderons sans doute toujours pour la fabrication de l’article de fantaisie ou de l’article soigné et spécial, il n’est pas impossible à nos voisins d’orienter dans ce sens et jusqu’à un certain point quelques-unes de leurs industries. De fait, depuis trente ans surtout, ils y sont parvenus en plusieurs cas. » Des sentimens d’inimitié violente et persistante contre la France risqueraient de hâter ce mouvement. Il pourrait devenir de bon ton de ne plus se servir dans les magasins français, de remplacer les articles français par d’autres plus ou moins similaires ou analogues. Ne voit-on pas quelquefois la politique intérieure agir sur le choix des fournisseurs ? N’est-il pas admissible que la politique internationale puisse avoir aussi son influence ?

Elle en aurait certainement, en tout cas, sur un autre chapitre des rapports économiques franco-anglais, sur les sommes laissées en France par les nombreux Anglais qui y voyagent ou y séjournent. Quoique nous ayons encore beaucoup à faire, les lecteurs de la Revue ne l’ignorent pas[11], pour tirer parti de notre pays comme les Suisses du leur, nos plages, nos villes d’eaux, nos stations d’hiver attirent une foule de visiteurs étrangers, parmi lesquels les Anglais nous sont les plus fidèles. Beaucoup de ces touristes, que l’agence Cook fait galoper à travers Paris dans ses énormes « paulines, » ne laissent que peu de traces de leur passage ; mais nombre d’autres séjournent des semaines ou des mois à Trouville ou à Dinard, à Aix ou à Vichy, à Nice ou à Pau, à Paris même, et dépensent largement, dans nos magasins, dans nos théâtres et sur nos champs de course. Leurs dépenses atteignent-elles 600 millions, selon une évaluation que reproduit M. Périer ? Il est malaisé de le savoir ; mais c’est bien assurément par centaines de millions qu’elles se chiffrent. Qu’une trop vive hostilité des deux pays pût les réduire, cm n’en doutera pas si l’on songe à la désertion de Bade par les Français après la guerre de 1870. Il nous souvient d’avoir lu dans le Times, il y a quelques années, une lettre dont l’auteur, prétendant que les Anglais étaient mal vus, parfois même injuriés en France, engageait ses compatriotes à n’y point voyager ; il fut d’ailleurs aussitôt contredit par un correspondant plus sage. Mais si de pareils bruits se propageaient, on devine quel parti ne manqueraient pas d’en tirer nos concurrens des villes d’eaux d’Allemagne ou de Bohême, ou des stations d’hiver italiennes.

Il est encore un dernier ordre de relations économiques entre la France et l’Angleterre, dont l’importance doit engager les deux nations à vivre en bonne harmonie. Si les capitaux anglais placés en France, qui ont été importans autrefois, et ont contribué à l’établissement de nos chemins de fer, ont diminué aujourd’hui, des capitaux français très considérables sont placés en Angleterre. L’enquête faite l’an dernier par notre ministère des Affaires étrangères les évaluait à 900 millions de francs, dont 325 millions en fonds de l’Etat anglais, 15 millions en valeurs diverses, notamment en titres de chemins de fer, 263 millions de créances sur Londres et 295 millions en reports. Il ne s’agit là que des valeurs purement britanniques, sans parler des 1 500 millions auxquels la même enquête estime la valeur des mines d’or sud-africaines possédées par nos nationaux, et de 100 à 150 millions engagés par eux dans les diverses colonies anglaises. La nature des choses fait que ces évaluations ne peuvent être que très largement approximatives ; et il semble qu’elles soient plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. Ce qui est indéniable, c’est que le marché de Londres, le plus vaste du monde au point de vue financier comme au point de vue commercial, offre à nos capitaux surabondans les occasions de placemens les plus variées, qu’ils mettent largement à profit, pour acquérir soit des titres anglais de tout repos, soit des valeurs étrangères ou coloniales, plus risquées, mais d’un rendement élevé. Ce qui est constant aussi, c’est que nos grandes banques, qui ont toutes des succursales à Londres, y emploient en avances sur titres, et spécialement en reports, une importante partie des dépôts dont elles regorgent. L’argent français a été, les plus grands journaux financiers anglais en témoignent, la cheville ouvrière du marché de Londres en ces dernières années ; c’est grâce à lui que le taux de l’escompte et des avances a pu s’y maintenir relativement modéré. Utile aux Anglais, cet emploi de nos fonds par les grandes banques, a été fort avantageux aussi à nous-mêmes : d’abord des sommes importantes, qui auraient dormi chez nous, ont trouvé là un emploi fructueux ; en outre, cet emploi a épargné à nos voisins une crise monétaire, qui aurait entraîné la dépréciation des valeurs que nos capitalistes ont achetées sur ce marché, et se serait répercutée sur les affaires en France même. C’est pour éviter un tel contre-coup, en atténuant la crise causée par la chute de la grande maison Baring, que, dès 1889, la Banque de France avait, fort sagement, avancé 100 millions à la Banque d’Angleterre.

Il n’est ainsi nullement douteux qu’un affaiblissement de la puissance financière de l’Angleterre affecterait dans une large mesure les capitaux français ; ne le voit-on pas déjà par les suites que la guerre du Transvaal a eues sur le marché des mines d’or ? Si des difficultés entre la France et l’Angleterre, si des craintes de guerre, pour ne pas parler de la guerre elle-même, venaient détourner nos capitaux du marché de Londres, ils y perdraient des occasions de placemens avantageux, qu’ils retrouveraient malaisément ailleurs. N’est-ce pas encore là une considération importante pour un pays comme le nôtre, qui amasse plus de capitaux qu’il n’en peut employer chez lui ? De son côté, l’Angleterre ne doit-elle pas redouter la perte d’un soutien si efficace dans les temps de crise, que l’activité même des affaires ramène presque périodiquement à Londres ? Au point de vue financier, comme au point de vue commercial, la France et l’Angleterre ont l’intérêt le plus manifeste à la prospérité l’une de l’autre et au maintien entre elles de relations cordiales.

Voilà peut-être des raisons bien terre à terre pour gouverner la politique d’une grande nation ! Certes s’il subsistait, en dehors de ces questions d’affaires, de graves motifs de désaccord entre les deux pays, on pourrait examiner s’ils ne doivent pas l’emporter. Mais, si les considérations politiques qui ont déterminé dans le passé l’inimitié de la France et de l’Angleterre, ont aujourd’hui disparu ; s’il est vrai que chacune d’elles doit faire face à des périls bien plus graves que ceux qui peuvent lui venir de l’autre ; si toutes deux acceptent sans arrière-pensée, comme tout donne lieu de le croire, les frontières que les traités en vigueur tracent à leurs empires d’outre-mer, déjà bien assez vastes, ne convient-il pas de se rendre aux raisons pratiques qui leur conseillent une bonne et durable entente ? Les quelques litiges coloniaux secondaires qui subsistent entre les Anglais et nous, et dont la solution, quelle qu’elle soit, ne saurait modifier la situation dans le monde de l’un ni de l’autre pays, ne sont-ils pas eux aussi des questions purement matérielles, qui doivent être traitées au strict point de vue des intérêts ? Et l’avantage même que procurerait à l’un des deux peuples une solution de ces litiges entièrement conforme à ses désirs est-il comparable à la perte qu’il subirait, s’il s’aliénait définitivement l’amitié de l’autre ?

Tout cela ne signifie pas que nous devions, pour nous entendre avec l’Angleterre, renoncer à soutenir les droits que nous croyons avoir dans les affaires coloniales encore en discussion, ni changer les bases essentielles de notre politique extérieure. Mais, puisqu’on l’état actuel de l’Europe, la Triple Alliance est, paraît-il, compatible avec de bonnes relations entre la France et l’Italie, puisque l’alliance franco-russe s’accommode de rapports, que nous n’hésiterons pas à qualifier de cordiaux et que les diplomates du tsar ne cherchent nullement à dissimuler, entre la Russie et l’Allemagne, pourquoi cette même alliance franco-russe s’opposerait-elle à une bonne entente entre la France et l’Angleterre ? Nicolas II, lui-même, a montré qu’il ne le pensait pas. Et quant à nos intérêts coloniaux, défendons-les avec énergie, mais en hommes sages et prévoyans, qui ne devons pas oublier que l’Angleterre est le meilleur client de nos industriels et de nos agriculteurs ; qu’elle leur offre un immense et croissant marché, encore insuffisamment exploité ; qu’une paix durable et des relations cordiales développeront pour notre plus grand profit nos affaires avec elle, alors que de mauvais rapports politiques pourraient les compromettre et les réduire. Sachons écouter notre intérêt matériel, lorsqu’il est compatible avec notre honneur, notre prestige et notre grandeur morale, et qu’il s’accorde, par surcroît, avec le bien de l’humanité et de la civilisation.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. A titre d’exemple, le Royaume-Uni a importé, en 1902, pour 125 millions et demi de francs de vin, dont 64 millions et demi venant de France, et n’en a réexporté que pour 13 millions et demi ; pour les vins mousseux en particulier, qui viennent de France dans la proportion de 97 pour 100, l’importation totale a été de 48 millions et demi, la réexportation de 5 millions et demi seulement. Pour l’eau-de-vie de vin (brandy), qui vient encore plus exclusivement de France que les vins mousseux, l’importation est de 27 millions, la réexportation de moins d’un million. Enfin il a été importé en Angleterre 338 millions de soieries, dont deux tiers au moins de fabrication française, et il n’en a été réexporté que 27 millions.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1896, l’intéressant article de M. Arvède Barine.
  3. Un agronome connu, sir James Blyth, a été envoyé par la Chambre de commerce de Londres, à l’occasion de l’Exposition de 1900, pour étudier la situation de la viticulture française, et dans le dessein avoué d’établir un « guide pour la production vinicole dans l’Empire britannique ; » dans son rapport, sir James espère voir l’Australie, « la préférence naturelle pour les produits des colonies britanniques aidant, » fournir prochainement une abondante production de « bordeaux, » de « bourgogne, » de « sauterne, » et de « vin du Rhin, » pendant que le Cap, — dont les produits sont du reste bien supérieurs, — produirait du porto et du sherry.
  4. Nous sommes cependant très en retard pour deux fruits qui viennent merveilleusement sur notre sol, puisqu’ils nous fournissent nos deux boissons nationales : les raisins et les pommes. Sur 17 millions de francs de raisins importés en Angleterre, 13 viennent d’Espagne, 1 du Portugal, 2 et demi des serres de Jersey 600 000 francs des serres de Belgique, 100 000 francs seulement de France. Il semble pourtant que nos provinces méridionales pourraient faire concurrence à la péninsule ibérique et nos régions du Nord à Jersey et à la Belgique. De même nous n’expédions que 1 800 000 francs de pommes, alors que les États-Unis en envoient 13 millions, le Canada 11, la Tasmanie, aux Antipodes, 2 millions et demi, la Belgique 2 millions.
  5. II semble notamment qu’il y ait beaucoup à faire pour l’approvisionnement en lait de Paris, où ce liquide est souvent de mauvaise qualité et presque toujours hors de prix, alors qu’à quarante ou cinquante lieues de là, les fermiers normands ont peine à en tirer dix centimes le litre.
  6. C’est un peu une illusion de croire, comme on le fait quelquefois, que l’Angleterre est le pays des chevaux par excellence. Elle n’en contient, avec l’Ecosse et l’Irlande, que 2 millions, contre près de 3 millions en France, plus de 4 millions en Allemagne, 20 millions aux États-Unis, et davantage encore dans l’Empire russe. Nos achats de chevaux anglais ne dépassent guère le tiers de nos ventes, malgré les constantes importations d’étalons et de poulinières de pur sang. Il est vrai que la douane ne compte peut-être pas à sa véritable valeur tel vainqueur du Derby d’Epsom, payé près d’un million par un sportsman français.
  7. La France exporte encore en Angleterre 6 millions de francs de soies brutes et bourres de soies, plus une certaine quantité d’organsins et filés divers de soie, confondus par notre douane avec d’autres filés sous la rubrique « fils de toute sorte » et que la douane britannique évalue à 8 millions et demi, y compris le transit suisse.
  8. A citer encore, pour compléter le tableau de nos exportations de lainages, 3 millions et demi de tissus d’alpaga ou de toile et 732 000 fr. de tapis (sur 11 millions et demi de ce dernier article qu’importe l’Angleterre).
  9. Les journaux financiers et techniques du Royaume-Uni se sont fort occupés de ces expériences. Le Statist du 5 septembre 1903 leur consacrait en particulier un article des plus élogieux à l’endroit des locomotives construites par la Société alsacienne de constructions mécaniques de Belfort pour la Compagnie du Nord.
  10. The Statist du 26 septembre 1903,
  11. Voyez, dans la Revue du 15 juin, l’article de M. L. Farges, Une Industrie nouvelle, le Tourisme en France et en Suisse.