Les Regrets (Millet)

Les Regrets
M. Giard & E. Brière (p. 192).

LES REGRETS

C’était en Italie, en un couvent, le soir,
Le soleil se couchait… Au bord de la terrasse,
Un moine solitaire était venu s’asseoir,
Loin du bruit, et pensif, son regard dans l’espace
Se perdait… Les regrets amers et les douleurs
Se lisaient sur son front tout chargé de pensées.
Lui, contemplant du jour les dernières lueurs,
En silence il rêvait… Ses mains étaient posées,
L’une sur le vieux mur, l’autre sur ses genoux,
Tenant, demi fermé, son livre de prière.
Le soleil éclairait d’une vive lumière
Son front à la fois grave et doux.

Jeunesse, pensait-il, jeunesse, tu t’envoles,
Laissant après toi le chagrin.
Et mes jours, consumés en pratiques frivoles,
Déjà s’approchent de leur fin.
Seigneur, que direz-vous au jugement suprême,
Lorsque vous me verrez tout tremblant devant vous,
Quand vos anges, poussant le moine effaré, blême,
Le jetteront à vos genoux !
Et pourtant j’aurais pu travailler comme un autre,
Faire pousser le blé dans les sillons des champs,
Au lieu de réciter la vaine patenôtre,
Protéger l’orphelin, combattre les méchants.
J’aurais mêlé mon sang au vôtre, nobles frères,
Morts pour la liberté.
Qu’ai-je fait, qu’ai-je fait, Italie, ô ma mère,
Pour t’arracher à la captivité ?
Rien, rien ! Je t’ai laissée esclave.
Seigneur, si j’avais eu la véritable foi,
J’aurais pu vous servir en mourant comme un brave,
J’aurais pu… j’aurais pu… Seigneur, pardonnez-moi !

Le jour baissait, le ciel était profond, immense ;
Un artiste passait alors sur le chemin.
Il vit le moine assis qui pleurait en silence,
Et lui tendit la main.
Comprenant ses regrets, ses amères pensées,
Il en garda le souvenir ;
De ses pinceaux émus il les a retracées,
Moins pour nous que pour l’avenir.

(Genève. Août 1860).