Les Rayons et les ombres par M. Victor Hugo



LES
RAYONS ET LES OMBRES.
PAR M. VICTOR HUGO.

C’est un véritable bienfait pour toutes les natures sensibles aux jouissances de la pensée, que l’apparition d’un nouveau recueil de poésies, qui offre, par le mérite éminent de son auteur, une promesse et presque une certitude d’émotions pures, profondes, désintéressées. Au milieu du prosaïsme dont les flots débordent de toutes parts et gagnent toutes les hauteurs, un souffle vraiment lyrique qui, comme une brise inattendue, vient faire vibrer la lyre mystérieuse que chacun de nous porte en son sein, ne peut qu’être salué avec reconnaissance et sympathie.

Ce sentiment de joyeuse gratitude, que tout lecteur de bonne foi ressent à l’annonce et à la première vue d’un nouvel ouvrage de M. Victor Hugo, la critique doit l’éprouver beaucoup plus vif et plus profond encore, elle qui n’existe que par la grace et par le fait de l’art, elle qui n’est rien et ne peut rien être qu’un reflet intelligent des créations du génie, elle dont le clavier ne frémit et ne parle que sous la main du grand peintre, du grand musicien, du grand poète ; elle qui dormirait et se tairait éternellement, si elle n’était éveillée de temps à autre par la voix souveraine de l’artiste. Toutefois, après le ravissement causé par l’aspect d’une œuvre d’art, arrivent nécessairement les réflexions, les comparaisons, le jugement. L’esprit humain est ainsi fait. A-t-on été vivement ému ? on repasse, à part soi, ses impressions, on les rapproche de celles qu’on a précédemment ressenties, on les compare et l’on juge ; la critique n’est que la rédaction officielle de ces réflexions intimes, de ces jugemens fugitifs et inexprimés. Les soldats de l’armée d’Égypte, qui battirent des mains à la vue des ruines de Thèbes, placés plus tard au pied du Colysée ou sous les arcades de l’Alhambra, furent, sans aucun doute, saisis d’un enthousiasme à peu près égal au premier ; puis ils durent comparer leurs impressions anciennes aux nouvelles, et, sciemment ou non, prononcer entre leurs divers souvenirs. La critique, qui est l’expression généralisée de ces impressions partielles, a, comme on voit, sa racine dans la conscience humaine, tout aussi bien que le génie plastique, poétique et musical. De même que l’artiste exprime avec éclat ce que le vulgaire a vu, entendu ou senti obscurément ; de même le critique apprécie avec netteté ce que la foule admire, compare et juge confusément. Le génie et la critique ont l’un et l’autre atteint leur but, bien inégal, sans doute, quand ils sont avoués et tenus pour vrais par celles de nos facultés dont ils se sont constitués les interprètes. D’ailleurs, je le répète avec conviction, la base de la critique est l’admiration ; c’est là son point de départ, sa raison d’existence. Toute œuvre qui ne mérite pas de faire naître ce sentiment à un degré quelconque est indigne d’occuper la pensée, le souvenir, le jugement d’aucune créature sérieuse. il n’y a pas tout d’abord de grandes beautés à reconnaître, il n’y a rien à faire pour la critique, qu’on peut à bon droit définir, la mesure dans l’admiration.

Si cette définition est juste, comme je le crois, on ne s’étonnera pas que nul poète de ce siècle n’ait autant exercé et passionné la critique que l’auteur des Feuilles d’automne et d’Hernani. Il n’est pas une seule de ses nombreuses et fortes productions qui ne fournisse amplement matière à l’admiration des moins enthousiastes, et qui n’offre, en même temps, l’occasion de quelques réserves aux moins sévères. Dans le nouveau volume, la proportion des beautés sur les défauts nous paraît s’être accrue. Les Rayons et les ombres nous semblent non-seulement un nouveau pas, mais, à quelques égards, un pas plus ferme et plus décisif, dans la carrière où M. Hugo est incontestablement supérieur, dans le genre lyrique.

En effet, quoique l’auteur de Marion de Lorme et de Notre-Dame de Paris ait poussé le développement successif de ses heureuses facultés dans les trois grandes directions qui sillonnent le domaine de la poésie ; quoiqu’il ait obtenu d’incontestables succès dans les trois genres, lyrique, épique et dramatique ; toutefois, dans ses romans comme dans ses drames, l’inspiration lyrique domine toute autre inspiration. En revanche, personne n’associe mieux que M. Hugo le récit à l’ode ; personne ne jette plus habilement l’intérêt et le drame au milieu du chant. Il est impossible de s’emparer du cœur ou de l’imagination avec un plus petit nombre de mots. De même que quelques notes pénétrantes suffisent au musicien, quelques vers suffisent à M. Hugo pour nous émouvoir jusqu’aux larmes ; telle pièce nous remue, avec cinq ou six strophes, aussi profondément que le pourrait faire un drame en plusieurs actes. On se rappelle les lugubres fantômes des Orientales :

Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !

Dans les Rayons et les Ombres, la pauvre mère, que son lait a rendue folle, et qui va retrouver si vite son nourrisson au cimetière, est un pendant à ce drame, pendant plus réel, plus saisissant, plus inexorablement tragique. La pensée de résignation évangélique que l’auteur a déposée dans le titre de cette pièce, Fiat voluntas[1], adoucit, par un reflet de douce piété ce que la fatalité de la catastrophe aurait eu de trop pénible et de trop poignant.

Si l’on nous demande à quel ordre de sentimens et d’idées se rattache ce nouveau recueil, nous dirons qu’il appartient à la même source d’inspiration qui a dicté ses trois aînés, inspiration sérieuse, intime, contenue, que l’auteur appelle lui-même la seconde période de sa pensée, et qui commence aux Feuilles d’automne. Mais c’est surtout avec les Voix intérieures, qui l’ont précédé immédiatement, que ce nouveau volume offre des signes de fraternité plus marqués. Les Rayons et les Ombres sont la suite et le complément des Voix intérieures. Beaucoup de pièces commencées dans le premier recueil semblent, en quelque sorte, reprises et complétées dans le second. Ces consonnances de sentimens qui n’ont, d’ailleurs, rien de monotone, tant les cadres et les formes poétiques sont habilement et artistement variés, donnent à ce grand ensemble lyrique une sorte d’harmonie sentimentale d’un effet profond et d’un grand charme. Je dis harmonie sentimentale, car je ne trouve pas dans les idées, comme je le montrerai bientôt, le même harmonieux accord qui me plaît dans les sentimens.

Des critiques d’une raison sévère, qui d’ailleurs ont rendu pleinement justice aux grandes qualités de style que M. Victor Hugo possède, et notamment à l’industrieuse souplesse de ses évolutions lyriques, me paraissent avoir été moins justes appréciateurs de ses qualités intimes. Je ne puis convenir que M. Hugo n’applique l’admirable instrument dont il dispose à l’expression d’aucun sentiment humain et vrai, et que, poète purement extérieur et obstinément superficiel, il soit dépourvu de toute sincérité sentimentale ; je ne puis admettre que, depuis le cinquième livre des Odes et Ballades, ce charmant et frais poème, cette aube qui a eu son midi et son couchant, l’auteur n’ait plus rien retrouvé de profondément senti, plus rien de vrai, plus rien de sincère. La lyre de M. Hugo me semble, au contraire, pourvue d’un assez grand nombre de cordes, toutes très franches et très distinctes. L’échelle des émotions que parcourt le poète est aussi variée, aussi étendue, aussi riche que celle d’aucun autre lyrique moderne, y compris Schiller, Goethe et Byron. Comme ceci demande une démonstration, nous allons, si l’on nous le permet, étudier un peu à loisir cette lyre si artistement construite, et, comme un luthier amoureux de son art, démonter l’instrument, objet du litige, pour bien constater la nature et l’état des parties qui le composent.

Je vois d’abord une corde grave et mélodieuse, que nous avons entendue dans les premières odes de l’auteur, et qui est encore aussi vibrante et aussi sonore qu’aux premiers jours, celle des souvenirs d’enfance. À côté, je trouve celle de l’amitié fraternelle, de l’amour filial, j’ai presque dit du culte maternel. Vient ensuite la corde des affections de famille et de la paternité, corde souvent touchée, sur laquelle le poète a exécuté si admirablement, dans les Voix intérieures, le charmant concerto des Oiseaux envolés, et, dans le présent recueil, la pièce intitulée : Mères, l’enfant qui joue, et plusieurs autres. La quatrième est celle de la pitié aumônière, à laquelle on doit, dans les Voix intérieures, la grande et belle pièce Dieu est toujours là, et, dans les Rayons et les Ombres, le tableau si naturel, si saisissant, si triste, des quatre pauvres petits qui pleurent, chantent et mendient. Puis viennent celle de l’amour, quelquefois trop sensuel, quelquefois trop mystique, presque toujours trop personnel, vrai cependant et senti, surtout quand il se retourne vers le passé, comme dans la Tristesse d’Olympio — celle de l’orgueil poétique, grosse corde qui résonne ici pourtant avec un peu plus de modération que dans les Voix intérieures, mais qui aurait encore besoin d’une sourdine ; celle de l’attrait pour les ruines, sentiment complexe, dans lequel se mêlent le respect de la vieille monarchie capétienne et les souvenirs de l’empire ; enfin, et par-dessus tout, l’amour de la couleur, du son, de l’étendue, en d’autres termes, l’adoration du monde matériel, ce que nos voisins appellent le naturalisme.

Tous ces sentimens sont dans M. Hugo parfaitement vrais et sincères. Ils se concilient entre eux et se pénètrent même en plusieurs points, malgré ce qu’ils ont ou paraissent avoir d’opposé. Ainsi, le fanatisme vendéen et l’exaltation napoléonienne trouvent leur point de jonction dans les souvenirs d’enfance et les traditions domestiques. Il ne faut pas, d’ailleurs, demander aux poètes l’unité absolue de sentimens ; on n’aurait ainsi que sécheresse et monotonie. Les émotions les plus diverses peuvent sans dissonance s’allier, s’équilibrer, concerter même. Le cœur admet, comme on sait, les contradictions. Il y a dans cet organe une puissance merveilleuse d’affinité qui des élémens les plus divers sait tirer une résultante pleine d’harmonie. Or, ce qui est vrai du cœur est nécessairement vrai de l’art, et surtout de l’art lyrique, qui n’est que le miroir et l’écho de l’ame humaine.

Mais il n’en est pas des idées comme des sentimens. La raison est bien plus absolue, bien plus inflexible que le cœur. L’esprit n’admet pas les contraires. Les idées ne se fondent pas dans le creuset de l’intelligence, comme les sentimens dans le foyer de l’ame. Ici l’unité ne se fait pas toute seule ; c’est au travail humain de la produire. La critique qui a reproché à M. Hugo d’étendre l’opulente draperie de son langage sur des sentimens qui ne sont pas vrais, et sur des idées qu’une patiente méditation n’a pas eu le temps de rendre siennes, me semble, au moins sur ce dernier chef, avoir raison contre le poète. Ce n’est pas que M. Hugo ne touche à beaucoup d’idées ; au contraire : il prend, notamment dans ce dernier volume, des opinions et des systèmes de toutes mains. Platonisme, mysticisme, panthéisme, catholicisme, toutes ces doctrines lui servent de thèses et se trouvent jetées pêle-mêle, non-seulement dans le courant du volume, mais souvent dans le même morceau, et quelquefois dans la même strophe. Voyez la pièce XXVI, Mille chemins, un seul but, où un matérialisme presque païen revêt çà et là une enveloppe chrétienne et même mystique ; voyez la pièce XXVIII, adressée à une jeune femme, pièce dont la pensée est entièrement panthéiste, et qui se termine par un trait de mysticité ultra-catholique. Tantôt M. Hugo admet la matière éternelle et infinie :

Nature d’où tout sort, nature où tout retombe.
.............
Un vague demi-jour teint le dôme éternel.

Tantôt il reconnaît la création et proclame la souveraineté de Dieu, sur son œuvre :

…… Dieu fait l’odeur des roses
Comme il fait un abîme……
...........
Le monde est à Dieu, je le sens ;
...........
La terre prie et le ciel aime,
Quelqu’un parle et quelqu’un entend.

Dans un premier vers, il écrit :

…… L’astre et la fleur commentent l’Évangile,

ce qui est la paraphrase du psalmiste : Cœli enarrant gloriam Dei ; puis, devenu panthéiste dans le vers suivant, il glisse cette pensée, aussi éloignée que possible de l’esprit biblique :

…… Dieu met, comme en nous, un souffle dans l’argile.

Je ne connais, je dois le dire, rien de plus pénible, de plus blessant, de plus déchirant pour le cerveau, que ce conflit aigu de toutes les idées, ce cliquetis de toutes les croyances, cette confusion stridente de tous les systèmes.

C’est, je le sais, une prétention déjà ancienne dans M. Hugo, et qui remonte aux Orientales, que de donner asile et rendez-vous dans le vaste giron et la compréhensive enceinte de sa poésie à toutes les idées, à toutes les croyances, à toutes les erreurs, à toutes théories qui vivent ou ont vécu dans les sociétés humaines. Cette prétention à l’ampleur, au complet, à l’ouverture indéfinie, a été magnifiquement exprimée par M. Hugo dans la fameuse comparaison de la poésie avec une vieille ville espagnole, où l’on trouve tout : « Fraîche promenade d’orangers ; larges places ouvertes au grand soleil pour les fêtes ; rues étroites, tortueuses, où se lient les unes aux autres mille maisons de toute forme, de tout âge ; palais, couvens, casernes… marchés pleins de peuple et de bruit… — Au centre, la grande cathédrale gothique, avec ses hautes flèches tailladées en scies ; sa large tour du bourdon, ses cinq portails brodés de bas-reliefs… — Et à l’autre bout de la ville, cachée dans les sycomores, la mosquée orientale, aux dômes de cuivre et d’étain, avec son jour d’en haut, ses grêles arcades, ses versets du Coran sur chaque porte, et la mosaïque de son pavé et la mosaïque de ses murailles… »

Le premier tort de cette théorie, où un si vif amour de l’image éclate à côté de tant d’indifférence pour l’idée, est d’avoir été placée à la tête d’un recueil lyrique. Dans une épopée, dans un drame, dans un roman, on conçoit que toutes les croyances, tous les systèmes puissent trouver naturellement des organes et se mouvoir sans confusion. Il est possible que le spectacle complexe et la confusion pittoresque d’une grande cité du moyen-âge soient un symbole applicable à une large épopée. Il faut pardonner au peintre de ne se priver d’aucun de ses moyens d’effet. Mais la composition lyrique a d’autres lois. Une œuvre où ne figure qu’un seul acteur, le poète, et d’où ne peuvent sortir qu’une seule voix et une seule pensée, la voix et la pensée du poète, ne saurait admettre des convictions contradictoires, des processions de foi opposées, l’Évangile et le Coran, le panthéisme et le spiritualisme, la foi et le doute. Passe encore si ces contradictions se produisaient, comme dans les Chants du crépuscule, sous la forme d’un scepticisme individuel mêlé d’espoir, image du scepticisme général de notre époque. Il y a une sorte d’unité dans le scepticisme ; c’est la négation de tous les systèmes ; ce n’est pas, comme dans les Rayons et les Ombres, la glorification simultanée de toutes les croyances, le tout est bien, de Candide appliqué à toutes les doctrines possibles, à tous les systèmes.

Dans la préface du présent recueil, M. Hugo a formulé de nouveau sa théorie favorite d’encyclopédisme et d’universalité poétique, mais dans des termes plus mesurés, et, je le reconnais, plus admissibles, même au point de vue lyrique. « L’auteur, dit-il, pense que tout véritable poète, indépendamment des pensées qui lui viennent de son organisation propre et des pensées qui lui viennent de la vérité éternelle, doit contenir la somme des idées de son temps. » — Oui, sans doute, mais une condition expresse, c’est que le poète séparera soigneusement les pensées qui viennent de son organisation et surtout de la vérité éternelle, de celles qui ne sont que le retentissement des erreurs du passé ou des agitations contemporaines. M. Hugo a l’intime conviction d’avoir rempli cette condition, et au-delà. « L’auteur, dit-il, à chaque ouvrage nouveau qu’il met au jour, soulève un coin du voile qui cache sa pensée, et déjà peut-être les esprits attentifs aperçoivent-ils quelque unité dans cette collection d’œuvres au premier aspect isolées et divergentes. » Si nous comprenons bien ces paroles, l’auteur se félicite d’apporter une solution ou du moins quelque commencement de solution aux grands problèmes qui agitent la société. On pense bien, d’après ce que nous venons de dire, qu’au milieu des lambeaux de doctrines qui colorent alternativement et indifféremment les vers du poète, nous avons en vain cherché cette pensée qu’il croit avoir produite. Nous avions imaginé que peut-être l’auteur avait gardé ce mot tant promis et enfin découvert pour la dernière pièce de son recueil, intitulée Sagesse. Ce petit poème est en effet particulièrement dogmatique ; l’auteur fait parler les trois grandes voix qu’il reconnaît toutes trois pour ses guides ; la première est le christianisme orthodoxe et rigide, la seconde le déisme philosophique et tolérant, la troisième le pur panthéisme ; nous espérions qu’à ce moment suprême le poète allait déchirer le voile et nous apprendre enfin comment de ces trois voix peut sortir une idée commune et jaillir une vérité nouvelle. Malheureusement M. Hugo s’est contenté de tracer les vers suivans pour toute conclusion :

Et de ce triple aspect des choses d’ici-bas,
De ce triple conseil, que l’homme n’entend pas,
Pour mon cœur où Dieu vit, où la haine s’émousse,
Sort une bienveillance universelle et douce
Qui dore, comme une ombre, et d’avance attendrit
Le vers qu’à moitié fait j’emporte en mon esprit,
Pour l’achever aux champs avec l’odeur des plaines
Et l’ombre du nuage et le bruit des fontaines.

Voilà de quelle façon M. Hugo soulève, suivant sa promesse, le voile qui enveloppait sa pensée. En vérité, il nous permettra de lui dire, comme le vieux monarque avec lequel il causait aux Tuileries le 9 août 1829 : Ô poète !

La préface de ce nouveau volume, puisque nous l’avons citée, est, sans comparaison, la partie la plus faible et la plus défectueuse du livre. Obscurité, lieux communs, prétentions creuses, tels sont les défauts accumulés dans ces douze pages, et que rien, absolument rien, ne compense. Ce qu’on y aperçoit de moins obscur, c’est, comme dans la première pièce, intitulée Fonction du poète, la revendication pour la poésie de toute initiative philosophique et religieuse. Citons quelques vers de cette pièce, beaucoup plus clairs, d’ailleurs, que la prose qui les précède :

Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui, sur toutes les têtes,
En tout temps pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir.
............
............
Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l’éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l’ame
D’une merveilleuse clarté !
Il inonde de sa lumière
Ville et déserts, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous d’en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l’étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

M. Hugo tranche ici, comme on voit, une immense question. La poésie possède-t-elle, en effet, cette initiative intellectuelle qu’il lui attribue ? En d’autres termes, l’imagination est-elle, contrairement à l’opinion du père Mallebranche, le meilleur instrument possible pour parvenir à la vérité ? Comme il y a dans l’affirmative que soutient M. Hugo quelque chose de vrai et aussi quelque chose d’exagéré et de faux, nous nous y arrêterons un moment. Oui, il est bien vrai, et nous l’avons dit nous-même ailleurs, l’imagination est l’avant-courrière de la raison ; elle la devance en éclaireur ; c’est la colonne demi-obscure et demi-lumineuse qui guide la caravane humaine dans les déserts de l’intelligence. Doué d’une sorte d’instinct divinatoire trop peu étudié jusqu’ici, le génie poétique est plus propre qu’aucune autre de nos facultés à saisir, entre les divers objets de la création, certains rapports trop déliés pour être perçus par un autre sens. La poésie, qu’on peut appeler la demi-science, et mieux peut-être la prescience, fait jaillir à travers le rayonnement de ses symboles et l’éclair de ses métaphores, une foule de vérités anticipées dont la science trouvera plus tard la démonstration.

Mais de ce que la poésie et l’imagination ont été données à l’homme comme un délectable instrument d’investigation et de découverte, de ce que nos grands poètes dramatiques et nos ingénieux romanciers ont, par les fouilles incessantes de leur psychologie sentimentale, rendu vulgaires et presque scientifiques les plus secrets mouvemens de certaines passions ; de ce que toute expression vraiment poétique est la révélation d’un nouveau rapport découvert entre le monde physique et le monde moral, s’ensuit-il que l’initiative sociale et religieuse appartienne de nos jours aux poètes, et qu’ils doivent aborder de front les problèmes métaphysiques et sociaux ? Non, assurément. Dans les études philosophiques et religieuses proprement dites, les poètes, en tant que poètes, resteront toujours bien loin des publicistes, des économistes, des philosophes. Quand MM. de Lamartine et Victor Hugo abordent, après Saint-Simon et Fourier, après Jean Reynaud et Pierre Leroux, les questions de rénovation religieuse et d’organisation sociale, ils nous rappellent tristement l’abbé Delille traduisant, dans les trois Règnes de la Nature, les physiciens et les naturalistes de son temps ; mais du moins l’abbé Delille ne prétendait-il à aucune initiative scientifique.

Non, ce n’est pas par des efforts directs, par d’ambitieuses et vagues théories générales, ni même par des poèmes cosmogoniques, fussent-ils aussi remarquables que la Chute d’un Ange, que les poètes peuvent mériter d’être comptés parmi les initiateurs du genre humain. Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Racine, Goethe, n’ont point créé de systèmes, ni lutté avec Pythagore, Platon, Bacon, Descartes, Kant. Ces guides enchanteurs de l’humanité ont suivi des voies plus appropriées à la muse. Ils ne sont si admirables que parce qu’à la hauteur de tout ce qu’on savait, ils ont jeté négligemment une foule d’aperçus familiers, délicats, inattendus, sur le monde et sur l’homme ; parce qu’ils ont marié la musique et la pensée, et exprimé simplement tout ce qu’ils sentaient, dans un style où le cœur, l’esprit et l’oreille découvriront éternellement de nouveaux charmes.

C’est dans ce sens restreint que la poésie et l’imagination exercent une véritable initiative sur la pensée humaine, et M. Victor Hugo, en tant qu’éminent écrivain et maître passé en fait d’images et de métaphores, a fait à lui seul rayonner plus de ces vérités phosphorescentes que presque tous nos poètes actuels réunis. Mais qu’il ne compromette pas les avantages qu’il possède, en faussant le but et la destination de l’instrument poético-magnétique qu’il manie avec tant de dextérité. Plongeur habile, qu’il continue de pêcher des perles sans s’éloigner du rivage et ne se mette pas à la remorque de ce lourd navire qui part, chargé de l’attirail de la science, à la recherche des vérités sociales. Il peut chanter le départ, et plus sûrement le retour, mais rien de plus, s’il est sage. Il n’est pas plus donné au poète de découvrir par la rêverie une vérité sociale, qu’il ne lui est possible de signaler par inspiration, et sans télescope, une nouvelle planète. La science est pour le poète ce que l’air est pour l’oiseau ; elle n’est pas son but, mais son point d’appui ; elle aide à son vol et soutient ses ailes. Que M. Victor Hugo nous en croie ; il y a plus d’invention, plus de création, plus d’originalité réelle dans quelques pages, comme celles que nous allons citer, écrites sous la dictée du cœur et de l’imagination, que dans les vagues lieux communs d’avenir dont le poète a cru devoir trop souvent, dans ce dernier ouvrage, couvrir le vide de sa pensée. Pour mon compte, ce que je trouve de plus véritablement élevé dans la dernière pièce du recueil, adressée à Mlle Louise B. et intitulée Sagesse, c’est justement ce morceau presque enfantin, si bien rattaché d’ailleurs aux soucis de l’âge mûr ; épisode folâtre et charmant, jeté là on ne sait pourquoi, sans visée profonde, sans prétention dogmatique, et qui se borne tout uniment à être plein de grace, de vérité et d’harmonie :

Pourquoi devant mes yeux revenez-vous sans cesse,
Ô jours de mon enfance et de mon allégresse ?
Qui donc toujours vous rouvre en nos cœurs presque éteints,
Ô lumineuse fleur des souvenirs lointains ?
Oh ! que j’étais heureux ! oh ! que j’étais candide !
En classe, un banc de chêne, usé, lustré, splendide,
Une table, un pupitre, un lourd encrier noir,
Une lampe, humble sœur de l’étoile du soir,
M’accueillaient gravement et doucement. Mon maître,
Comme je vous l’ai dit souvent, était un prêtre
À l’accent calme et bon, au regard réchauffant,
Naïf comme un savant, malin comme un enfant,
Qui m’embrassait, disant, car un éloge excite,
— Quoiqu’il n’ait que neuf ans, il explique Tacite. —
Puis près d’Eugène, esprit qu’hélas ! Dieu submergea,
Je travaillais dans l’ombre, — et je songeais déjà.
Tandis que j’écrivais, — sans peur, mais sans système,

Versant le barbarisme à grands flots sur le thème,
Inventant aux auteurs des sens inattendus,
Le dos courbé, le front touchant presque au Gradus, —
Je croyais, car toujours l’esprit de l’enfant veille,
Ouïr confusément tout près de mon oreille
Les mots grecs et latins, bavards et familiers,
Barbouillés d’encre, et gais comme des écoliers,
Chuchotter, comme font des oiseaux dans une aire,
Entre les noirs feuillets du lourd dictionnaire.
Bruits plus doux que le bruit d’un essaim qui s’enfuit.
Souffles plus étouffés qu’un soupir de la nuit,
Qui faisaient par instant, sous les fermoirs de cuivre,
Frissonner vaguement les pages du vieux livre !

Le devoir fait, légers comme de jeunes daims,
Nous fuyions à travers les immenses jardins,
Éclatant à la fois en cent propos contraires.
Moi d’un pas inégal je suivais mes grands frères ;
Et les astres sereins s’allumaient dans les cieux,
Et les mouches volaient dans l’air silencieux,
Et le doux rossignol, chantant dans l’ombre obscure,
Enseignait la musique à toute la nature,
Tandis qu’enfant jaloux, aux gestes étourdis,
Jetant partout mes yeux ingénus et hardis
D’où jaillissait la joie en vives étincelles,
Je portais sous mon bras, noués par trois ficelles,
Horace et les festins, Virgile et les forêts,
Tout l’Olympe, Thésée, Hercule, et toi, Cérès,
La cruelle Junon, Lerne et l’Hydre enflammée,
Et le vaste lion de la roche Némée.

Mais lorsque j’arrivais chez ma mère, souvent,
Grace au hasard taquin qui joue avec l’enfant,
J’avais de grands chagrins et de grandes colères.
Je ne retrouvais plus, près des ifs séculaires,
Le beau petit jardin par moi-même arrangé.
Un gros chien en passant avait tout ravagé ;
Ou quelqu’un dans ma chambre avait ouvert mes cages,
Et mes oiseaux étaient partis pour les bocages,
Et joyeux s’en étaient allés de fleur en fleur
Chercher la liberté bien loin, — ou l’oiseleur.
Ciel ! alors j’accourais, rouge, éperdu, rapide,
Maudissant le grand chien, le jardinier stupide,
Et l’infame oiseleur et son hideux lacet,

Furieux ! — d’un regard ma mère m’apaisait[2].
Aujourd’hui, ce n’est plus pour une cage vide,
Pour des oiseaux jetés à l’oiseleur avide,
Pour un dogue aboyant lâché parmi des fleurs
Que mon courroux s’émeut. Non, les petits malheurs
Exaspèrent l’enfant ; mais, comme en une église,
Dans les grandes douleurs l’homme se tranquillise.
Après l’ardent chagrin, au jour brûlant pareil,
Le repos vient au cœur, comme aux yeux le sommeil.
De nos maux, chiffres noirs, la sagesse est la somme.
En l’éprouvant toujours, Dieu semblant dire à l’homme :
— Fais passer ton esprit à travers le malheur ;
Comme le grain du crible, il sortira meilleur.
J’ai vécu, j’ai souffert, je juge et je m’apaise.
Ou si parfois encor la colère mauvaise
Fait pencher dans mon ame avec son doigt vainqueur
La balance où je pèse et le monde et mon cœur ;
Si n’ouvrant qu’un seul œil je condamne et je blâme,
Avec quelques mots purs, vous, sainte et noble femme,
Vous ramenez ma voix qui s’irrite et s’aigrit
Au calme, sur lequel j’ai posé mon esprit ;
Je sens sous vos rayons mes tempêtes se taire ;
Et vous faites pour l’homme incliné, triste, austère,
Ce que faisait jadis pour l’enfant doux et beau
Ma mère, ce grand cœur qui dort dans le tombeau !


Toute cette effusion lyrique est d’un naturel, d’une grace, d’une élévation, d’une vérité incomparables. Langage, mouvement, pensées, tout ici est à louer sans réserve ; et combien nous pourrions citer dans le recueil de morceaux d’une valeur égale : les Vers à la duchesse d’A., la Tristesse d’Olympio, le Regard jeté dans une Mansarde !

Nous avons parlé des sentimens et des pensées ; il nous reste à dire quelques mots de la question de forme et de langage. Ces questions, quoique subalternes, doivent plus que jamais tenir une certaine place dans toute discussion relative à M. Hugo.

La forme, c’est-à-dire la facture de la strophe et du vers, est ici, comme dans les volumes qui ont suivi les Orientales, parfaitement souple, gracieuse et belle ; la rime a toute sa richesse habituelle, et ce n’est pas là un mérite frivole. Le poète a dû à la puissance musicale de cette basse continue, qui marque si énergiquement le rhythme, de pouvoir faire avec succès ce qu’on avait en vain essayé jusqu’à lui, c’est-à-dire pratiquer l’enjambement et déplacer la césure sans que le sentiment rhythmique soit en rien affaibli. Nous déclarons n’avoir à signaler que deux rimes un peu faibles : Paros et héros, bizarres et rares, dont beaucoup d’honnêtes poètes se contenteraient assurément. Disons-le néanmoins, si l’oreille est toujours satisfaite, c’est un peu quelquefois aux dépens de la pensée. Ce culte exclusif et nécessaire de la rime amène, de temps à autre, des mots étranges et parasites, et qu’il faut bien appeler par leur nom, des chevilles. On ne peut guère attribuer à une autre cause ce vers bizarre :

Aimer. : .......
C’est se chauffer à ce qui bout.

Plus loin, dans la jolie pièce intitulée la Statue :

Parlez-moi, beau Sylvain .......
Avez-vous quelquefois moqueur antique et grec,
Quand près de vous passait avec le beau Lautrec
Marguerite aux doux yeux .......

Il n’y a que le voisinage du beau Lautrec, qui ait pu induire M. Hugo à lancer si mal à propos l’épithète de grec aux faunes et aux sylvains du Latium. C’est aussi sur le compte de la rime que nous mettons le pléonasme suivant :

L’égoïste, qui de sa zône
Se fait le centre et le milieu.

Quelquefois la rime a fait dire à M. Hugo plus qu’il ne voulait, comme dans ce conseil adressé à David, l’habile et actif sculpteur :

Toi, dans ton atelier tu dois rêver toujours.

Elle est cause encore de quelques expressions inexactes :

Il (le poète) voit, quand les peuples végètent.

Enfin, ce que nous pardonnons plus difficilement à la rime, c’est d’avoir engagé M. Hugo à changer le nom de Laure, si connu de tous et si doux, en celui de Laura :

Comme à Pétrarque apparaissait Laura.

Si, par un système que l’accent italien réprouve, M. Hugo a prétendu rendre à la belle Avignonaise le nom que son amant lui donnait, il aurait dû, pour être conséquent, écrire aussi Petrarca. Mais M. Hugo ne tient pas, et avec raison, à ce mode de transcription littérale qui n’est pas toujours le plus fidèle[3]. Il n’y tient même pas toujours assez, car il change (pag. 309), comme il l’avait déjà fait dans les Voix intérieures, le nom d’Albert Durer en Albert Dure, ce qui est une attention pour l’oreille, mais une affreuse barbarie pour les yeux. Mieux aurait valu indiquer la prononciation par une note, comme dans la petite pièce XXII, intitulée Guitare, où M. Hugo n’a pas hésité à écrire mont Falù, destiné à rimer avec fou.

Malgré le petit nombre de passages où la contrainte de la rime a laissé son empreinte, M. Hugo, il faut le dire, remplit d’une manière admirable cette première et impérieuse obligation du poète. La valeur vraiment musicale qu’il a su donner à la rime lui permet d’imprimer, comme nous l’avons dit, à la marche de ses périodes une grace et une liberté singulière. Il est impossible de se montrer, dans la coupe du vers, novateur plus habile et plus fidèle en même temps aux exigences de l’oreille. Je n’ai pu découvrir dans tout le volume qu’un seul vers (page 37) dont la césure soit décidément mauvaise :

Où, mer qui vient, esprit des temps, mêlée obscure.

Aussi n’est-ce plus depuis long-temps, à propos de l’enjambement ni de la césure que les adversaires de M. Hugo lui font la guerre. Toutes les objections sont dirigées contre les procédés irrespectueux et les violences que M. Hugo s’obstine, dit-on, à faire subir à la langue. On sait sur ce point avec quel emportement M. Hugo est attaqué par un certain parti littéraire qui se montre uniquement préoccupé, dans ses critiques, de la pureté du langage, et qui devrait s’en préoccuper un peu plus dans ses œuvres. Pour nous, qui n’entendons depuis long-temps parler de M. Hugo que comme du fléau de Dieu, du destructeur systématique de la syntaxe, de l’Attila de la langue française, nous avons lu ce nouveau volume avec défiance et la plume à la main. Au milieu des plus éblouissantes beautés en tout genre, nous avons eu le sang-froid de noter tous les passages qui nous ont paru autoriser les formidables accusations portées contre le poète. Nous avons été sans pitié, et cependant cette liste d’accusation que nous allons donner telle que nous l’avons dressée, n’est ni très chargée ni très longue. Il a fallu, pour ne pas nous perdre dans ce dédale, grouper les délits sous divers chefs.

1o  Images disgracieuses. Elles sont fort rares dans les Rayons et les Ombres. Je voudrais pourtant effacer ce vers :

Quand notre ame, en rêvant, descend dans nos entrailles.

J’en dis autant de cette strophe qui se trouve dans la première pièce. Le dernier vers surtout rappelle trop de récentes imitations de Juvénal :

Loin ces scribes au cœur sordide
Qui, dans l’ombre, ont dit sans effroi
À la corruption sordide :
Courtisane, caresse-moi !
Et qui parfois, dans leur ivresse,
Du temple où rêva leur jeunesse
Osent reprendre les chemins,
Et leurs faces encor fardées
Approcher les chastes idées
L’odeur de la débauche aux mains !

2o  Associations de mots bizarres :

Loin de vous ces chats populaires.

On doute s’il faut lire chats ou chants. On n’est tiré de perplexité qu’en lisant le second vers :

Qui seront tigres quelque jour.

3o  Abus du pluriel :

L’air était plein d’encens et les parcs de verdures
.................
À quoi bon féconder les éthers et les ondes ?
.................

Les verdures et les éthers sont également réprouvés par la physique et par la langue.

Les soleils m’expliquent les roses.

Le poète, commentant, comme il le fait ici, la création par elle-même, aurait pu dire :

Le soleil m’explique les roses ;

on aurait compris ; mais, en écrivant les soleils m’expliquent les roses, il donne à penser qu’il s’agit des fleurs appelées soleils, des tournesols.

Dans la pièce intitulée : Cœruleum mare :

Cherchant dans les cieux que tu règles
L’ombre de ceux que nous aimons,
Comme une troupe de grands aigles

Personne n’ignore que les aigles ne volent pas par troupe ; ils vivent solitaires, comme tous les oiseaux de proie.

4o  Expressions équivoques. M. Hugo dit, en parlant de pauvres matelots naufragés :

Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !

Des têtes perdues offrent tout d’abord à l’esprit un sens fort différent du véritable.

Ce que nous avons fait tôt ou tard nous raconte.

L’auteur veut dire sans doute : raconte notre vie aux autres, et non pas à nous. Il faut un commentaire.

Pour flétrir nos hontes sans nombre,
Pétrone, réveillé dans l’ombre,
Saisirait son stylet romain…

Il ne s’agit pas ici d’un poignard, mais du stylus, dont les anciens se servaient pour écrire, et dont nous avons fait style, et non stylet, quoiqu’on puisse jouer sur le mot.

5o  Images inexactes :

La borne du chemin…
S’est usée en heurtant, lorsque la nuit est sombre,
Les grands chars gémissans qui reviennent le soir.

La borne ne heurte pas les chars ; c’est elle qui est heurtée. L’image est fausse.

Prairie, où quand la guerre agitait leurs rivages
Les grands lords montagnards comptaient leurs clans sauvages
Et leurs noirs bataillons.

Noirs ! Il n’y a rien, au contraire, de plus éclatant que l’uniforme bariolé des clans écossais.

6o  Répétitions. Certains mots reparaissent sans cesse. Je n’ose dire combien de fois j’ai compté le mot pencher. Le verbe tordre revient avec la même obstination fatigante, et se montre sous toutes les formes et dans toutes les acceptions, même les moins exactes, témoin ces vers :

C’est pour vous, dans ces bois, que de savantes mains
Ont mêlé les dieux grecs et les Césars romains,
Et, dans de claires eaux mirant les vases rares,
Tordu tout ce jardin en dédales bizarres.

7o  Abus du verbe actif employé comme neutre.

Front pur, qui sur nos fautes penche.
..............
Puisqu’un dieu saigne au Calvaire.

8o  Locutions insolites. Tortionnaire, adjectif pris comme substantif.

....Pourquoi le courroucer (le poète)
Et le livrer dans l’ombre à des tortionnaires ?

On ne dit pas un tortionnaire comme un incendiaire, et il y aurait peu d’avantage à le dire ; le mot est bien dur.

Ô rêves de granit ! grottes visionnaires !

Je ne suis pas bien sûr du sens. Je crois, cependant que par grottes visionnaires l’auteur entend grottes qui font apercevoir des visions. Cette acception nouvelle n’est pas heureuse. M. Hugo a dit bien mieux ailleurs : Ton œil visionnaire, c’est-à-dire ton œil sujet aux visions.

Nul danger, nul écueil !… Si ! l’aspic est sous l’herbe.

Si, comme particule affirmative, est de pure conversation et n’est pas entrée dans la langue écrite.

Un vase à forme étrange, en porcelaine bleue.

Un vase en porcelaine est une incorrection qu’un bon écrivain ne doit pas accréditer. À plus forte raison, ne fallait-il pas dire :

Par une porte en vitre, au-dehors, l’œil en foule
Apercevait ............

Nous demandons bien pardon à M. Hugo et à nos lecteurs de cette trop longue chasse aux syllabes, qui nous donne quelque peu l’air de l’auceps syllabarum, dont se raille quelque part Cicéron. On sait d’ailleurs dans quel but spécial nous avons entrepris ce minutieux examen. Il ne nous reste qu’à recommander à ceux qui l’auront lu de ne tirer de ce commentaire que les conclusions que nous avons nous-même indiquées. Nous ne serions certes pas entré, on peut nous en croire, dans ces détails techniques, si M. Hugo n’était à nos yeux non-seulement un grand coloriste, un grand musicien, un grand poète, mais encore un très habile et très savant artiste en fait de langue, et, pourquoi ne pas dire toute notre pensée ? le plus habile aujourd’hui et le plus savant de tous nos écrivains en vers. Si nous avons cru devoir étudier son œuvre la loupe à la main, c’est qu’il n’y a d’utiles études de style à faire que sur des ouvrages de premier ordre. Quel profit y aurait-il à signaler les incorrections de tous genres qui foisonnent dans les œuvres soi-disant classiques et pures des bonnes gens qui croient modestement continuer l’école de Racine ? — Nous ne voudrions pas non plus que l’on conclût de la pédanterie de nos remarques que nous prétendons appliquer, sans distinction ni merci, l’inflexible égalité de la grammaire aux productions des poètes. Nous ne poussons pas si loin le radicalisme littéraire. Nous reconnaissons, au contraire, et nous proclamons volontiers les priviléges de la poésie. N’est-ce pas elle qui crée les langues et qui les orne ? elle qui leur donne tout ce qui les fait vivre et plaire, l’harmonie, le nombre, les images ? elle encore qui prodigue à leur déclin les dernières fleurs et les dernières graces ? En retour, la poésie reste, dans de certaines limites, dame et maîtresse de la langue ; et c’est justice. Elle a le droit régalien de battre monnaie ; elle frappe à son effigie des mots nouveaux et de nouvelles tournures. Ces créations, heureuses ou malheureuses, ne peuvent être démonétisées par simple arrêt du vocabulaire ou protestation de la syntaxe. On ne peut sans barbarie appliquer aux poètes, ces rois de l’intelligence, le niveau de la grammaire commune, sous lequel nous devons tous courber la tête, nous autres simples mortels. Est-ce à dire que la langue de la poésie ne soit soumise à aucune règle ? Non, sans doute. Il y a au-dessus d’elle, si élevée qu’elle soit, les grandes et suprêmes lois, qui constituent la philosophie du langage et dominent la poésie elle-même. Ces lois, bases éternelles de la pensée et de la parole, portent heureusement en elles un cachet irrécusable de généralité et d’évidence. Le peuple est le juge suprême de leur observation. De ces lois, les deux plus importantes sont la clarté et l’analogie. Boileau lui-même a entrevu les deux degrés de juridiction que je signale, quand il a dit :

Et de l’art même apprend à franchir ses limites.

Grand critique et grand poète, il a compris qu’au-delà de la règle commune, il y a une autre règle, et que le code qui régit la langue faite ne peut régir en même temps cette seconde langue, qui est toujours à faire, toujours à recommencer, la langue poétique. — On voit quels principes nous ont guidé dans l’examen dont nous avons donné plus haut le résultat. Le petit nombre d’objections que nous avons dû élever sur cet ensemble d’environ trois mille vers, est un hommage implicite que nous avons rendu à la perfection du reste.


Charles Magnin.
  1. Pourquoi ne pas dire : Fiat voluntas tua ? Nous ne savons pas ce qui a engagé l’auteur à rendre cette phrase presque inintelligible en la tronquant. — Fiat lux fait un sens admirable. Fiat voluntas n’en fait aucun ; il faut que la mémoire complète l’idée.
  2. Ce trait rappelle le compressa quiescent des Géorgiques. Mais quelle admirable imitation ! quel souvenir agrandi ! C’est là de l’exquise poésie classique et comme il serait désirable qu’en fissent souvent ceux qui s’en piquent.
  3. Il ne faut pas croire qu’en substituant Laura à Laure on se rapproche du nom véritable. Dans les deux cas, nous altérons un peu la prononciation de la première syllabe ; mais l’altération est beaucoup plus forte quand nous écrivons Laura, parce que nous portons forcément alors l’accent sur la finale, comme dans tous les mots de notre langue qui ne sont pas terminés par un e muet. D’où il suit que la forme Laura, identique pour les yeux à la forme originale, s’en éloigne en réalité et pour l’oreille beaucoup plus que l’ancienne forme Laure.