Les Rayons de l’aube/Chapitre 23

Où est l’issue ?
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Les Rayons de l’aube
Dernières études philosophiques
Stock (p. 393-411).
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XXIII

OÙ EST L’ISSUE ?




I


Un garçon est né à la campagne. Il a grandi, travaille avec son père, son grand-père, sa mère.

Et l’enfant qui, avec son père, a labouré, hersé, ensemencé et fauché les épis, que lui, sa mère et une journalière ont bottelés et liés, voit que son père ne rentre pas chez lui les premières gerbes de ce champ, mais les amène derrière le jardin, dans l’enclos du propriétaire.

L’enfant en conduisant le chariot qu’il a chargé avec son père, voit en passant devant la maison du propriétaire, que sur la terrasse une dame élégante est assise devant un samovar brillant placé sur une table pleine de vaisselle, de gâteaux, de friandises.

De l’autre côté de la route, sur une petite place bien arrangée, il voit les deux fils du propriétaire qui, en chemises brodées et en souliers vernis, jouent à la balle. L’un d’eux a lancé la balle par dessus le chariot.

— Garçon, ramasse la balle, crie-t-il.

— Ramasse, Vaska, dit à son fils le père, qui a soulevé son chapeau, et marche près du chariot en tenant les guides.

— Qu’est-ce donc ? pense le gamin. Moi je suis fatigué de travail, eux s’amusent, et moi, je dois ramasser leur balle.

Mais il la ramasse, et le fils du propriétaire, sans le regarder, prend de sa main blanche la balle que tend la main noire du fils du paysan, et il retourne à son jeu. Le père avec le chariot est déjà plus loin. Le garçon le rattrape et ensemble ils entrent dans l’enclos du propriétaire rempli de chariots pleins de gerbes.

Un employé affairé, en veston de toile grise, le dos en sueur, le fouet à la main, aborde le paysan avec des injures, pour n’être pas entré où il faut. Le père s’excuse, et harassé de fatigue, il tire les guides du cheval las, et rentre d’un autre côté.

Le garçon s’approche du père et demande :

— Père, pourquoi lui amenons-nous notre blé ? c’est nous pourtant qui l’avons fait pousser.

— C’est que la terre est à eux, répond gravement le père.

— Et qui leur a donné la terre ?

— Voilà, demande-le à l’employé, il te montrera qui ; tu vois le fouet qu’il tient ?

— Et que feront-ils de ce blé ?

— Ils le moudront et le vendront.

— Et que feront-ils de l’argent ?

— Ils en achèteront ces gâteaux que tu as vus sur la table en passant.

Le garçon se tait et réfléchit. Mais il n’en a guère le temps, on crie au père d’approcher le chariot de la meule. Le paysan approche le chariot, monte dessus, et en se ployant difficilement, sa hernie le faisant de plus en plus souffrir, il jette les gerbes sur la meule. Et le garçon tient la vieille jument, avec laquelle il travaille déjà depuis deux ans et chasse les œstres, comme le lui a ordonné son père ; il se remet à réfléchir et ne peut aucunement comprendre pourquoi la terre n’appartient pas à ceux qui la cultivent, mais à ces garçons qui, en chemises brodées, jouent à la balle et prennent du thé avec des gâteaux.

Le gamin y songe encore pendant le travail, quand il se met au lit, et quand il garde les chevaux ; mais il ne trouve pas la réponse. Tout le monde dit qu’il faut que cela soit ainsi, et tout le monde s’y conforme.

Et le garçon grandit, on le marie, il a des enfants, et ses enfants lui posent la même question ; et lui, homme, il leur répond ce que lui répondait son père ; et lui aussi, en vivant dans la misère, travaille pour des étrangers, des oisifs.

Et il vit ainsi, tous autour de lui vivent de même. Dans quelque endroit qu’on aille, lui disent les pèlerins, c’est partout, partout la même chose : partout les paysans travaillent au-dessus de leurs forces pour d’autres hommes oisifs, partout ils attrapent les hernies, les catarrhes, la phtisie, s’enivrent pour oublier leur misère, et meurent avant le temps. Les femmes font plus qu’elles ne peuvent pour s’occuper du ménage, soigner les bêtes, laver et habiller les moujiks, et de même vieillissent avant le temps par suite de travaux excessifs et trop nombreux.

Et partout ceux pour qui les paysans travaillent ont des calèches, des chevaux de course, des chiens, font construire des pavillons, jouent à divers jeux et de Pâques jusqu’à Pâques, du matin au soir, sont vêtus comme pour les grandes fêtes, jouent, mangent et boivent chaque jour, beaucoup mieux que ne le font, les jours de grandes fêtes, ceux qui travaillent pour eux.


II


Pourquoi en est-il ainsi ?

Et la première réponse qui se présente à un ouvrier laborieux, c’est que la terre lui a été ôtée et a été donnée à ceux qui ne la cultivent pas.

Il doit manger et nourrir sa famille, et l’ouvrier de la campagne ou bien n’a pas du tout de terre, ou en a si peu qu’elle ne peut le nourrir lui et sa famille. Ainsi, il faut ou mourir de faim, ou prendre en louage et aux conditions imposées la terre qui est en face et qui appartient à des hommes ne la cultivant pas.

Voilà ce qui semble au premier abord. Mais tout n’est pas exclusivement en cela. Il y a des paysans qui ont assez de terre pour se nourrir, et cependant tous ou presque tous ces paysans se donnent de nouveau en esclavage. Pourquoi ? C’est que le paysan doit avoir de l’argent pour acheter les faux, les fers, les matériaux de construction, le pétrole, le thé, le sucre, le vin, la corde, le sel, les allumettes, la toile, le tabac, et l’argent que le paysan reçoit de la vente de ses produits, lui est enlevé pour le trésor, comme impôts directs et indirects, et l’on augmente encore le prix des objets qu’il achète, si bien que la plupart des paysans n’ont pas d’autre moyen de gagner de l’argent que de se vendre à ceux qui en ont.

C’est ce que font les paysans et leurs femmes et leurs filles. Quelques-uns se vendent dans leur voisinage, d’autres avec leurs familles vont plus loin dans les grandes villes et deviennent valets, cochers, bonnes, nourrices, cuisinières, garçons de bains ou de restaurant et principalement ouvriers de fabriques. En se vendant dans les villes, pour faire ces métiers, les hommes des campagnes se déshabituent du travail agricole et de la vie simple et s’habituent à la nourriture des villes, aux habits, aux boissons, et grâce à ces habitudes, s’enfoncent encore plus dans leur esclavage. Ainsi le manque de terre n’est pas la seule cause qui fait que le travailleur est en esclavage chez les riches, il y a encore les impôts, les prix surélevés des marchandises, et les habitudes luxueuses des villes, auxquelles en sortant des campagnes s’habituent les paysans.

L’esclavage a eu pour première cause ce fait que la terre a été enlevée aux travailleurs. Mais cet esclavage s’est soutenu et a grandi par les impôts, et il se fortifie définitivement parce que les hommes se déshabituent du travail des champs et s’habituent au luxe urbain qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en se vendant eux-mêmes comme esclaves chez ceux qui ont l’argent. Et cet esclavage se répand et s’affermit de plus en plus.

Les hommes vivent dans les campagnes, meurent de travail et de misère, esclaves des propriétaires de la terre. Les ouvriers des fabriques vivent dans les villes, dans les usines et dans les fabriques, dépravés physiquement et moralement, génération après génération, par le travail monotone, ennuyeux, malsain, impropre à l’homme, esclaves des propriétaires d’usines et de fabriques.

Et avec les années, la situation des uns et des autres, devient de pire en pire. Dans les campagnes, les hommes sont de plus en plus pauvres, parce que de plus en plus, ils viennent aux fabriques. Dans les villes, bien qu’ils ne deviennent pas plus pauvres, mais au contraire gagnent davantage, ils sont de plus en plus dépravés, de plus en plus incapables d’un travail autre que celui auquel ils se sont habitués, et par conséquent, de plus en plus, dans la puissance des industriels.

Si bien que le pouvoir des propriétaires fonciers, des industriels, et en général des riches, s’accroît de plus en plus, et la situation des ouvriers devient de plus en plus mauvaise.

Quelle est donc l’issue de cette situation, et y a-t-il une issue ?


III


Il semble que la destruction de l’esclavage dû à la propriété foncière soit bien facile. Pour cela, il suffirait de reconnaître ce qui va de soi, et ce dont les hommes ne douteraient pas s’ils n’étaient trompés : savoir que chaque homme a droit aux fruits de la terre, comme il a droit à l’air et au soleil, et que, quiconque ne travaille pas la terre, n’a pas le droit de croire que la terre lui appartient et de défendre aux autres de la cultiver.

Mais le gouvernement ne permettra jamais cet affranchissement de l’esclavage terrien, parce que la plupart des personnes qui composent le gouvernement possèdent des terres et que sur cette propriété est basée leur existence. Et ils le savent, c’est pourquoi ils se cramponnent à ce droit et de toutes leurs forces le défendent.

Il y a déjà trente ans, Henry George a proposé le projet non seulement raisonnable, mais encore tout à fait réalisable, de la suppression de la propriété foncière individuelle. Mais même en Amérique et en Angleterre (en France, il n’en est pas même question), non seulement on n’a pas accepté son projet, mais par tous les moyens on s’est efforcé de le critiquer, et comme on ne le pouvait pas, alors on fit le silence autour de lui.

Si en Amérique et en Angleterre on n’a pas accepté ce projet, alors il n’y a encore nul espoir qu’il le soit dans les États monarchiques tels que l’Allemagne, l’Autriche, la Russie.

Chez nous, en Russie, d’immenses espaces de terre sont la propriété de quelques particuliers, du tzar et de la famille impériale, c’est pourquoi il n’y a pas d’espoir que ces hommes qui, sans ce droit sur la terre, seraient faibles comme de jeunes oiseaux hors du nid, non seulement renoncent à ce droit, mais en permettent la violation, et ne luttent pas jusqu’au dernier souffle pour le conserver.

C’est pourquoi tant que la force sera du côté du gouvernement composé de propriétaires, la libération des propriétés foncières ne se fera pas.

De même la suppression des impôts est encore moins possible. Des impôts vit tout le gouvernement, du chef de l’État, le tzar, jusqu’au dernier gardien. Si bien que la suppression des impôts par le gouvernement est aussi impossible, qu’il est impossible à un homme de s’ôter son seul moyen d’existence.

Il est vrai que maintenant quelques gouvernements semblent vouloir dégrever le peuple des impôts qui l’accablent, en les transportant sur les riches, en établissant l’impôt sur le revenu. Mais ce transfert des impôts directs en impôts sur le revenu ne peut soulager le peuple, car les riches, c’est-à-dire les marchands, les propriétaires fonciers et les capitalistes, à mesure que s’augmenteront les impôts hausseront les prix des marchandises qui sont nécessaires aux ouvriers, le prix de la terre, et diminueront le prix du travail ; de sorte que le fardeau des impôts retombera toujours sur les ouvriers.

Et pour affranchir les ouvriers de l’esclavage qui vient de la possession par les capitalistes des instruments de production, les savants proposent une série entière de mesures grâce auxquelles, selon eux, le salaire des ouvriers doit toujours aller croissant et le nombre d’heures de travail toujours diminuant ; en outre, tous les instruments de production doivent, des mains des maîtres, passer dans celles des ouvriers. De sorte que les ouvriers possédant toutes les fabriques et les usines ne seraient pas obligés de donner une partie de leur travail aux capitalistes, mais recevraient en échange de leur travail tous les objets de consommation nécessaires. Cette méthode se propage en Europe, en Angleterre, en France, en Allemagne depuis plus de trente ans déjà, mais jusqu’ici non seulement elle n’a pas été réalisée, mais il n’y a pas la moindre chance pour cela.

Il existe des associations ouvrières, on fait des grèves par lesquelles les ouvriers demandent pour moins de travail, plus de salaire, mais comme le gouvernement allié des capitalistes ne permet pas et ne permettra jamais que les instruments de production lui soient enlevés, alors le fond de la question reste toujours le même.

Les ouvriers en recevant un plus grand salaire pour un travail moindre augmentent leurs besoins et grâce à cela restent toujours en esclavage chez les capitalistes.

Ainsi, l’esclavage dans lequel se trouvent les ouvriers ne peut évidemment pas être détruit tant que les gouvernements 1o garantiront la propriété de la terre au profit de ceux qui ne la travaillent pas ; 2o lèveront des impôts directs et indirects ; 3o défendront la propriété des capitalistes.


IV


L’esclavage des ouvriers vient de ce qu’il existe des gouvernements. Mais si l’esclavage des ouvriers vient des gouvernements, alors pour les affranchir il faut nécessairement détruire les gouvernements existants et les remplacer par des gouvernements nouveaux avec lesquels seront possibles la suppression de la propriété foncière, l’abolition des impôts, et la confiscation des capitaux et des fabriques au profit des travailleurs.

Il y a des hommes qui croient ce moyen réalisable et s’y préparent. Mais par bonheur (car tels moyens toujours liés à la violence et à l’assassinat sont immoraux et dangereux pour l’œuvre même qu’on se propose, ainsi que l’histoire l’a montré maintes fois) ce moyen est actuellement impraticable.

Le temps est loin où les gouvernements croyant naïvement à leur heureuse action pour l’humanité ne prenaient aucune mesure pour se garantir contre les révoltes (en outre, il n’y avait encore ni chemin de fer, ni télégraphes) et étaient renversés très facilement, comme en Angleterre en 1640, en France pendant la grande Révolution, et ensuite en Allemagne en 1848. Depuis lors il n’y eut qu’une révolution en 1871 et dans des conditions tout à fait exceptionnelles.

En notre temps les révolutions et les renversements de gouvernements, sont absolument impossibles. Ils sont impossibles, parce que de nos jours, les gouvernements comprenant eux-mêmes qu’ils sont inutiles et nuisibles, et sachant que personne ne croit à leur sainteté, se guident par le seul instinct de conservation, et profitant de tous les moyens qu’ils possèdent, sont toujours en garde contre tout ce qui peut, non seulement détruire, mais ébranler leur pouvoir.

Dans chaque gouvernement actuel il y a une armée de fonctionnaires reliés par les chemins de fer, les télégraphes et les téléphones, il y a des fabriques, des prisons avec toutes les nouvelles inventions : photographie, système anthropométrique ; il y a des explosifs, des canons, des fusils, des armes de meurtre des plus perfectionnées et aussitôt que paraît quelque chose de nouveau immédiatement ils l’adaptent à leur système de sauvegarde. Il y a une organisation d’espionnage, le clergé et les savants vendus, les peintres, la presse, et principalement il y a dans chaque gouvernement une masse d’officiers dépravés par le patriotisme, par l’argent, par l’hypnotisme, et des milliers d’enfants de 21 ans forts physiquement, mais moralement atrophiés, des soldats, amas d’hommes immoraux loués, abrutis par la discipline et prêts à chaque crime que leur prescriront leurs chefs.

C’est pourquoi, il est impossible en notre temps, de détruire par la force le gouvernement qui possède telle défense et qui est toujours sur ses gardes. Aucun gouvernement ne le permettra, et tant qu’il y aura un gouvernement il soutiendra toujours la propriété, les impôts, l’accaparement des capitaux, parce que les gros propriétaires, les fonctionnaires qui reçoivent leur salaire des impôts et les capitalistes font partie du gouvernement. Toute tentative des ouvriers de prendre la terre qui appartient à des particuliers finira comme elle a toujours fini : des soldats viendront, frapperont et disperseront ceux qui veulent prendre la terre, et ils la rendront aux propriétaires. De la même manière finira toute tentative de ne pas payer l’impôt : des soldats viendront, ils prendront ce qu’il faut pour les impôts, et battront celui qui refusera ce qu’on lui demande. La même chose avec celui qui tentera, non pas d’accaparer les instruments de production, la fabrique, mais seulement de soutenir la grève ou de ne pas permettre aux ouvriers étrangers de diminuer le prix du travail : les soldats viendront, dissiperont les grévistes comme cela s’est fait et se fait toujours en Europe et en Russie. Tant que les soldats seront dans les mains du gouvernement qui vit des impôts et qui est lié très étroitement aux possesseurs de la terre et des capitaux, la révolution est impossible. Tant que les soldats seront dans les mains du gouvernement, le train de la vie sera tel qu’il est désirable pour ceux qui disposent des soldats.


V


C’est pourquoi se pose tout naturellement cette question : qui sont ces soldats ?

Ces soldats sont ces mêmes hommes qu’on prive de la terre, desquels on exige les impôts et qui sont en esclavage chez les capitalistes. Pourquoi donc eux, ces soldats, marchent-ils contre eux-mêmes ?

Ils le font parce qu’ils ne peuvent agir autrement, et ils ne peuvent agir autrement parce que grâce à un passé long, compliqué — d’éducation et d’enseignement religieux et d’hypnotisme — ils sont amenés en tel état qu’ils ne peuvent raisonner et ne peuvent qu’obéir. Le gouvernement, avec l’argent pris au peuple, achète des fonctionnaires de toutes sortes qui doivent recruter des soldats, et ensuite des chefs militaires qui doivent les instruire, c’est-à-dire les priver de toute conscience humaine. Et encore, avec cet argent, le gouvernement achète des professeurs et les prêtres qui doivent par tous les moyens inculquer aux adultes et aux enfants que le service militaire, c’est-à-dire la préparation à l’assassinat, est non seulement une œuvre utile aux hommes, mais une œuvre bonne et agréable à Dieu. Et d’année en année, bien qu’ils s’aperçoivent qu’eux et leurs semblables asservissent les peuples aux riches et aux gouvernants, ils rentrent docilement au régiment, et y remplissent, sans objection, tout ce qui leur est prescrit, quelque tort manifeste que cela puisse causer à leurs frères, même l’assassinat de leurs parents.

Les fonctionnaires achetés, les éducateurs militaires et le clergé préparent les soldats et les abrutissent. Les soldats selon l’ordre de leurs chefs et sous la menace de perdre la liberté, d’être blessés ou punis de mort, assurent la perception des revenus de la terre, des impôts, des revenus des fabriques et du commerce, au profit des classes gouvernantes. Et les classes gouvernantes emploient une partie de cet argent à l’achat des chefs, des professeurs et du clergé.


VI


Ainsi le cercle est fermé, et il semble qu’il n’y ait aucune issue.

L’issue proposée par les révolutionnaires et qui consiste à lutter par la force contre la force est évidemment impossible. Les gouvernements qui possèdent déjà la force disciplinée ne permettront jamais l’organisation d’une autre force également disciplinée. Toutes les tentatives du siècle passé ont montré combien elles sont vaines. L’issue n’est pas aussi, comme le croient quelques socialistes, dans l’établissement d’une grande force économique capable de vaincre la force des capitalistes qui se solidarisent de plus en plus. Jamais des unions ouvrières, possédant quelques malheureux millions ne seront assez fortes pour lutter contre la puissance économique des milliardaires qui sont toujours soutenus par la force militaire. Aussi peu sûre est l’issue proposée par les autres socialistes, et qui consiste à accaparer la majorité du gouvernement. Cette majorité dans le parlement n’obtiendra rien tant que l’armée sera entre les mains des gouvernements. Aussitôt que les décisions du parlement seront contraires aux intérêts des classes gouvernantes, le gouvernement dissoudra un pareil parlement, comme cela s’est toujours fait et se fera tant que l’armée sera entre ses mains. L’introduction dans l’armée, des principes socialistes ne fera rien. L’hypnotisme de l’armée est si artificieusement provoqué, que l’homme le plus indépendant et le plus sensé, tant qu’il est dans l’armée fera toujours ce qu’on demandera de lui. Ainsi l’issue n’est ni dans la révolution, ni dans le socialisme.

S’il y a un moyen, c’est celui qui jusqu’ici ne s’employa jamais, et qui est cependant le seul pour détruire radicalement toute la machine gouvernementale d’asservissement des peuples, si compliquée, si artificieuse et construite depuis si longtemps déjà. Ce moyen c’est le refus du service militaire, avant même de tomber sous l’influence abrutissante et dépravante de la discipline.

Ce moyen est le seul possible et en même temps le seul obligatoire pour chacun de nous. C’est le seul possible parce que la violence existante soutient ces trois actes du gouvernement : le pillage du peuple, la répartition de l’argent volé entre ceux qui organisent le pillage, le recrutement des hommes du peuple pour l’armée.

L’homme isolé ne peut empêcher le gouvernement de faire piller le peuple par l’armée recrutée, il ne peut aussi l’empêcher de distribuer l’argent arraché au peuple, à ceux qui lui sont nécessaires pour le recrutement des soldats et leur abrutissement ; mais il peut empêcher que les hommes du peuple soient soldats, en n’entrant pas lui-même au régiment et en expliquant aux autres hommes cette tromperie à laquelle ils succombent en entrant au service.

Mais outre que chaque homme en particulier peut faire cela, il doit le faire. Chaque homme en particulier doit faire cela, parce que l’entrée au service militaire est la négation de toute religion quelle qu’elle soit (chacune défend l’assassinat) et de la dignité humaine ; c’est l’entrée volontaire en un esclavage qui n’a d’autre but que l’assassinat.

Là est l’issue, la seule possible, nécessaire et inévitable de cet asservissement dans lequel les classes dominantes tiennent les ouvriers.

L’issue n’est pas dans la lutte de la violence contre la violence, ni dans la diffusion des instruments de production, ni dans la lutte des parlements contre les gouvernements, mais dans ce que chaque homme reconnaisse soi-même la vérité, la professe et y conforme ses actes. Et cette vérité : que l’homme ne doit pas tuer son prochain, est si universellement reconnue que personne ne l’ignore.

Que les hommes appliquent leurs forces, non aux événements extérieurs, mais à leur cause, à leur vie, et comme la cire au feu, fondra ce pouvoir de violence et de mal qui opprime et tourmente les hommes.

Octobre 1900.


fin