Ch. Delagrave (p. 145-149).

XXVIII

LE HANNETON (suite)

Émile. — Vous en direz tant, mon oncle, que le hanneton finira par perdre mon estime.

Louis. — Il a perdu la mienne pour toujours ; mais comment en débarrasser la terre ?

Paul. — Il n’y a qu’un moyen, un seul : ramasser les vers blancs et les hannetons. Nous pouvons bien compter dans une certaine mesure sur le concours des taupes, des hérissons, des carabes, des corbeaux, des pies, des corneilles, qui font la chasse aux larves, surtout dans les terres nouvellement remuées ; nous pouvons compter aussi sur une foule d’oiseaux, pies-grièches, moineaux et autres, qui mangent les hannetons ; mais le nombre des ennemis est si grand, que la destruction par ces moyens naturels est tout à fait insuffisante. Il nous faut intervenir énergiquement nous-mêmes. Qui des deux aura les biens de la terre, l’homme ou le hanneton ? L’homme, s’il veut s’en donner la peine, s’il entreprend et continue une guerre d’ensemble contre l’insecte et sa larve.

Le ver blanc, vous disais-je, s’enfouit plus ou moins suivant la saison. En hiver, il descend à un demi-mètre, profondeur où il est à l’abri de la gelée. Quand la température s’adoucit, il remonte pour être à portée des racines, et dès les premiers jours d’avril un labour de 20 centimètres peut l’atteindre. On choisit donc un moment favorable pour donner à la terre des labours qui ramènent les larves à la surface. Des femmes et des enfants qui suivent la charrue ramassent les vers blancs dans les sillons. On a vu un hectare de terrain donner par ce moyen de 200 à 300 kilogrammes de vers.

Jules. — Que fait-on de cette vermine ?

Paul. — On l’enfouit en terre avec de la chaux. Le tout devient un excellent engrais ; l’ennemi des récoltes sert à les faire pousser.

Louis. — Voilà pour les larves, restent les hannetons.

Paul. — La chasse aux hannetons est plus facile. Ils sortent de terre vers le mois d’avril, pour se répandre sur les arbres. Leur durée à l’état parfait ne dépasse guère dix à quinze jours, mais comme ils n’abandonnent pas tous à la fois le sol où les larves ont vécu, on en trouve jusque vers la fin du mois de mai. Si le temps est froid ou pluvieux, ils restent accrochés sous les feuilles, sans mouvement ; si la température est chaude, ils volent le soir par nuées jusqu’au milieu de la nuit ; puis ils s’abattent sur le feuillage, où le matin on les trouve presque engourdis. C’est le bon moment pour les prendre, vous le savez tout aussi bien que moi. Lorsque les hannetons menacent, on se met donc à secouer de grand matin les arbres et les haies et l’on recueille les insectes dans des sacs, pour les enterrer ensuite avec de la chaux vive. La chasse doit se continuer sans relâche jusqu’à la fin de mai ; elle doit se faire avec ensemble, sinon les hannetons des voisins insouciants viendront dans les autres cultures, et rien ne sera fait. Voilà pour quel motif un règlement serait à souhaiter sur le hannetonnage, comme nous en possédons un déjà sur l’échenillage.

Émile. — Les hannetons ne mangent que des feuilles, et vivent peu de temps. Ils ne doivent pas faire les mêmes dégâts que les larves. Alors pourquoi les détruire avec tant de rigueur ?

Paul. — Les dégâts des hannetons sont peu de chose, il est vrai, par rapport à ceux des larves ; mais oubliez-vous, mon petit ami, que les hannetons pondent dans la terre les œufs d’où les larves proviennent ? Chaque couple produit un assez grand nombre d’œufs ; admettons une cinquantaine. Lorsque, dans le département de la Sarthe, on a recueilli 300 millions de hannetons, on a donc délivré les récoltes futures de sept mille cinq cents millions de vers.

À ce nombre effroyable, Émile fit un bond et disparut dans l’appartement voisin. On l’entendait frotter des pieds la terre. Ah ! les affreuses bêtes, les bêtes goulues, disait-il, en écrasant sous les pieds les six hannetons de sa boîte. L’exécution faite, il revint. L’oncle riait de son transport de colère.

Paul. — Vous pouviez les garder, vos six hannetons, mon enfant, sans compromettre l’avenir de la France ; vous pouviez leur chanter : « Vole, vole ! » sans nous attirer la famine. Six de plus, six de moins ne sont rien au total.

Pendant que Jules et Louis riaient aussi, l’oncle prit parmi ses livres un grand journal à couverture bleue ; puis il lut ce qui suit à haute voix.

Paul. — « La multiplication des hannetons a pris cette année, 1868, sur plusieurs points de la France, mais particulièrement en Normandie, des proportions qui ont jeté l’épouvante dans les campagnes. Ce que ces insectes ont causé de ravages est à peine croyable. Dans la plupart des communes, les arbres ont été dépouillés entièrement de leurs feuilles. Le soir, l’air en était encombré à tel point qu’on pouvait à peine circuler. Presque partout des battues ont été organisées, et les ramasseurs recevaient de la mairie de 4 à 6 francs par cent litres de hannetons. À Fontaine-Mallet, près du Havre, en quatre jours on a recueilli 4.059 kilogrammes de hannetons. L’instituteur s’est mis à l’œuvre avec ses élèves ; 440 kilogrammes de hannetons ont été le fruit de la chasse d’un jeudi. Tous ces insectes ont été voiturés au Havre à pleins chariots et jetés à la mer. En beaucoup de localités, on les apportait en si grand nombre aux mairies, qu’on ne savait plus qu’en faire ; l’atmosphère en était empestée. À Rouen, en plusieurs endroits, chaque matin on les réunissait par tas, on les couvrait de brindilles, de feuilles sèches, de ronces et d’épines, et l’on y mettait le feu. »

Paul. — Écoutez encore. Voici ce que dit un autre livre :

« En 1668, les hannetons détruisirent toute la végétation d’un comté de l’Irlande, à tel point que la campagne avait l’aspect mort de l’hiver. Le bruit de leurs mandibules broutant le feuillage des arbres ressemblait au sciage d’une forte pièce de bois ; le soir, on eût pris le bourdonnement de leurs ailes pour le roulement lointain des tambours. Enveloppés par la nuée d’insectes, aveuglés par cette grêle vivante, les habitants y voyaient à peine pour se conduire. La famine fut horrible ; les malheureux Irlandais en étaient réduis à manger les hannetons. »

Jules. — Eh bien, Émile, le moment eût été mal choisi de chanter : « Vole, vole ! »

Paul. — Maintenant, que dites-vous de ceci ? C’est moins lamentable que la famine de l’Irlande, mais de nature à vous renseigner sur les prodigieuses légions de hannetons en certaines années. En 1832, dans le voisinage de Gisors, une diligence fut enveloppée le soir par une nuée de hannetons. Les chevaux aveuglés, terrifiés, refusèrent opiniâtrement d’avancer. Il fallut rebrousser chemin : la nuée bourdonnante barrait la route à l’attelage. — Il y a une trentaine d’années, après avoir ravagé les vignobles des environs, les hannetons s’abattirent sur Mâcon. On les ramassait dans les rues à pelletées ; pour circuler, il fallait s’ouvrir un passage dans la nuée par de rapides moulinets de canne.

L’oncle ferma le livre. Personne ne dit mot en faveur du hanneton ; ils avaient tous compris que c’est là un ennemi des plus redoutables, avec lequel il faut très sérieusement compter.