Ch. Delagrave (p. 77-82).

XV

LE SULFURE DE CARBONE

Jacques cependant était revenu de la ville avec une bouteille bouchée et cachetée avec le plus grand soin.

Voici, dit l’oncle, de quoi mettre fin aux ravages des calandres dans le grenier du père Simon.

Jules. — Le contenu de cette bouteille ?

Paul. — Oui.

Émile. — Cela ressemble à de l’eau claire.

Paul. — Tout à l’heure vous serez d’un autre avis. Revenons un moment aux charançons. Le moyen le plus employé pour prévenir leurs ravages est de remuer fréquemment le tas de blé, de le pelleter de fond en comble. Les charançons, amis du repos, décampent au plus vite. Les écraser sous le pied pendant qu’ils déménagent n’est guère praticable : il y en a tant et tant, jamais on n’en verrait la fin. Que fait-on alors pour les empêcher de revenir ? Dans quelques recoins du grenier, on dépose de petits tas d’orge, grain favori des charançons ; ces tas sont la part de l’ennemi, on n’y touche jamais. Les calandres y trouvent la tranquillité qui leur convient, s’y établissent et laissent le blé où elles sont inquiétées. D’autres fois on dépose sur le tas de froment des plantes aromatiques, dont l’odeur fait fuir les insectes. Mais ces moyens n’ont pas une efficacité complète ; s’ils font déménager les insectes parfaits, ils laissent dans le tas les œufs, les larves, les nymphes, et c’est toujours à recommencer. Le remède par excellence serait de tout détruire à la fois, sans nuire au blé. Je vais vous montrer comment.

L’oncle déboucha la bouteille et versa dans le verre un petit travers de doigt du liquide.

Émile. — Ouf ! quelle puanteur ! Bien certainement ce n’est pas de l’eau claire, cela sent trop mauvais.

Jules. — C’est l’infection des choux gâtés. Ferait-on cette drogue avec des choux pourris ?

Paul. — Non, mon ami, bien qu’elle en ait l’odeur. On la fabrique avec du soufre et du charbon. Son nom est sulfure de carbone. J’en verse une goutte sur du papier. Il se produit, vous le voyez, une tache transparente comme celle de l’huile ; mais dans un instant elle s’efface et le papier reprend son premier aspect. Le liquide alors est parti, il s’est dissipé dans l’air en vapeur invisible. Le sulfure de carbone est donc remarquable par la rapidité avec laquelle il s’évapore. Il suffit de souffler un instant sur une mince couche de ce liquide pour la faire disparaître. Les vapeurs répandues dans l’air ne se voient pas, mais on les sent fort bien.

Jules. — On ne les sent que trop ; à dix pas du verre, elles infectent.

Paul. — Sortons dans le jardin ; j’ai autre chose à vous montrer.

On sortit ; l’oncle répandit à terre un peu de sulfure de carbone et en approcha une allumette enflammée. La poudre ne prendrait pas plus facilement. Aussitôt l’allumette approchée, la partie mouillée se mit à brûler avec une flamme bleue et l’odeur du soufre.

Paul. — Le sulfure de carbone est une des substances les plus inflammables ; aussi faut-il mettre une extrême prudence dans le maniement de ce liquide, tout comme dans le maniement de la poudre. Si par malheur on venait à casser une bouteille de sulfure de carbone au voisinage du foyer ou d’une lampe allumée, la maison serait incendiée ; l’on brûlerait vivant si le liquide s’était répandu sur les habits.

Louis. — Il est bien redoutable, ce liquide.

Paul. — Oui, mon ami, il est redoutable entre des mains imprudentes, d’autant plus qu’il prend feu à distance au moyen de ses vapeurs. Mais il est sans danger si l’on a soin d’éviter tout ce qui pourrait y mettre le feu, lampe, lanterne, allumettes, voisinage du foyer. N’oublions jamais qu’il faut prendre avec le sulfure de carbone des précautions encore plus grandes qu’avec la poudre. Les étourdis ne doivent jamais y toucher. Quant à son efficacité pour exterminer les charançons, une expérience va vous en convaincre.

Paul mit dans un flacon une vingtaine de charançons pris dans la poignée de blé laissée par le père Simon ; puis il y versa une goutte, une seule, de sulfure de carbone. À l’instant même et comme foudroyées, les calandres se mirent à trembloter, puis raidirent leurs petites pattes et tombèrent sur le flanc. Elles étaient mortes. Les enfants étaient presque effrayés de la rapidité d’action de ce terrible liquide.

Jules. — Les charançons n’ont pas bu le poison, comment donc sont-ils morts ?

Paul. — L’odeur seule du sulfure de carbone les a tués. Tout insecte, si gros, si vigoureux qu’il soit, succombe à l’instant s’il se trouve dans les vapeurs de ce liquide. Les larves, les nymphes, les œufs mêmes y périssent avec une égale rapidité.

Vous pouvez maintenant comprendre comment je me propose de traiter le blé de Simon. Le froment sera mis dans des tonneaux aussi grands que possible, que l’on remplira aux trois quarts seulement ; ensuite, dans chaque tonneau, on versera du sulfure de carbone, un demi-litre environ pour mille kilogrammes de blé. Le tonneau étant bouché, on le roulera, pour bien répartir le liquide dans toute la masse ; enfin on laissera les vapeurs agir pendant vingt-quatre heures. Alors on videra les tonneaux, pour recommencer l’opération sur d’autres grains. Inutile de vous dire qu’après vingt-quatre heures de séjour dans les vapeurs mortelles, calandres, larves, œufs, nymphes, tout enfin sera mort.

Jules. — Je le crois bien, puisque en moins d’une minute les charançons succombaient dans le flacon.

Louis. — Mais le blé doit être gâté par ce liquide puant ?

Paul. — En aucune manière. Une fois sorti du tonneau, le blé est exposé à l’air et remué à la pelle. Le sulfure de carbone, si facile à s’évaporer, disparaît sans laisser la moindre trace d’odeur. Enfin le blé est toujours propre à faire une excellente farine, si l’on a soin, bien entendu, de séparer par le lavage la partie saine de la partie gâtée. Le sulfure de carbone extermine radicalement la vermine sans nuire en rien aux qualités du grain, sans lui communiquer aucune odeur.

Dans l’après-midi, l’oncle mit en pratique, dans le grenier du père Simon, le procédé qu’il venait de faire connaître à ses neveux. Simon trouvait bien que cela sentait mauvais ; c’est égal, confiant dans le succès, il remuait gaiement ses tonneaux empestés. Le lendemain on n’eût trouvé dans le grenier un seul charançon vivant. Père Simon était dans la jubilation.