Les Ravageurs/XIII
XIII
ORIGINE DES INSECTES
Simon parti, Jules dit à l’oncle : Je vous ai vu désapprouver Simon quand il disait que la vermine du blé était née de la fermentation et de la pourriture. Ce n’est donc pas vrai ce qu’il avançait là ?
Paul. — Non, mon ami : la vie vient de la vie, et jamais de la pourriture.
Jules. — Il fallait le dire à Simon pour le tirer d’erreur. Comme malgré vous, vous avez fait un léger signe de dénégation que j’ai seul aperçu.
Paul. — Si j’ai désapprouvé, ce n’était qu’un mouvement involontaire de révolte contre l’erreur. Il faut compatir aux chagrins des gens en peine, et non discuter. Vous comprenez bien que le moment eût été fort mal choisi d’attaquer les préjugés du père Simon. Le plus pressé était de songer au blé. Mais entre nous rien n’empêche de revenir sur cet important sujet.
Émile. — Sur les prétendus vers nés de la pourriture ?
Paul. — Oui. C’est là une erreur vieille comme le monde. Elle est encore très répandue aujourd’hui, mais dans les temps anciens elle l’était bien davantage. Les gens les plus instruits admettaient comme certain que la boue, la poussière, les matières décomposées, les ordures, procréent des animaux, même d’assez grande taille, les rats par exemple, les grenouilles, les anguilles, les couleuvres et bien d’autres. Si les savants de l’antiquité nous affirment dans leurs ouvrages des erreurs aussi grossières, figurez-vous les croyances des gens sans instruction.
Jules. — Ces savants ignoraient donc que les grenouilles viennent des têtards, lesquels naissent des œufs pondus par d’autres grenouilles ?
Paul. — Ils l’ignoraient.
Émile. — Ils n’avaient qu’à regarder dans une mare.
Paul. — Ils ne savaient pas regarder. En ces vieux temps, on raisonnait beaucoup, beaucoup trop, car parfois on déraisonnait ; mais rarement s’avisait-on d’examiner ce qui est réalité. La patiente observation, mère des sciences, leur était inconnue. Ils disaient : « C’est cela, » avant d’avoir vu ; de nos jours, on voit avant de dire : « C’est cela. » Par ce renversement de méthode, l’esprit scientifique est parvenu, dans l’intervalle d’un siècle à peine, au degré de puissance qui nous émerveille aujourd’hui de ses prodiges. C’est l’observation qui nous a donné le moyen de nous défendre de la foudre avec le paratonnerre, de franchir en peu de temps des distances énormes avec le secours de la vapeur qui fait mouvoir les locomotives des chemins de fer, de transmettre en un instant la pensée d’un bout du monde à l’autre avec le télégraphe électrique. La vérité s’acquiert par l’observation ; l’homme ne l’invente pas, il doit la chercher péniblement, trop heureux encore quand il la trouve. Aussi l’antiquité, qui, dans son impatience, croyait atteindre la vérité du premier bond, par le seul élan de l’intelligence, est-elle tombée dans d’étranges bévues, dites parfois, il est vrai, dans un magnifique langage. Pourquoi ne vous en citerais-je pas un exemple ?
Il y a dix-huit siècles, vivait à Rome un poète célèbre de nom, Virgile. Ses écrits en latin, la grande langue d’alors, sont un précieux modèle dans l’art de bien dire. Virgile était doux et timide ; jeune, il aidait son père à greffer des poiriers. Il aimait les champs, il aimait à chanter en magnifiques vers les prés et les troupeaux, les bois et les moissons. Dans un poème sur les travaux des champs, il nous raconte qu’un berger perdit ses essaims d’abeilles. Un Dieu console l’affligé et lui apprend la manière d’en faire naître d’autres. Voici la méthode, dans une pâle traduction.
Mais, si de tes essaims tout l’espoir est détruit, Choisis pour l’immoler le temps où des ruisseaux |
Dépouillé des longueurs et des pompeux ornements de la poésie, cela signifie que, pour faire naître un essaim d’abeilles, il faut assommer un taureau et le laisser se corrompre. De la charogne infecte un essaim doit sortir.
Jules. — La singulière idée ! Les abeilles naissent du couvain de la ruche, des œufs pondus par d’autres abeilles.
Paul. — Il n’est pas difficile de démêler la cause de l’erreur, je ne dis pas de Virgile, car évidemment le poète n’est ici que l’écho des préjugés de son temps, mais bien de ceux qui les premiers crurent voir un essaim d’abeilles s’engendrer dans un cadavre en putréfaction. Diverses mouches pondent leurs œufs sur les chairs corrompues. Bientôt ces œufs se développent en larves, en vers âpres à la curée, qui rongent, fouillent le cadavre et se transforment enfin en mouches. L’une des plus répandues de ces espèces vouées au travail de l’assainissement général est l’Éristale, dont la larve n’est autre que l’immonde asticot, ce ver replet que termine une queue effilée.
Jules. — J’ai vu de ces vers à queue dans le purin du fumier, dans la pourriture d’un chat mort.
Paul. — La queue qui termine l’asticot peut s’allonger au gré de l’animal ; en outre, elle est trouée au bout d’un orifice par où pénètre l’air nécessaire à la respiration. Le ver plonge dans l’ordure la tête en bas, mais il maintient au dehors, en rapport avec l’air, son orifice respiratoire. C’est ainsi qu’il peut séjourner impunément dans les milieux mortels où il est destiné à vivre, sanie des chairs décomposées, purées infectes des égouts et des fumiers.
Or l’Éristale, parvenu à l’état parfait, change de régime et butine sur les fleurs. C’est alors une belle mouche, de la taille, de l’aspect, de la couleur rousse de l’abeille. À moins d’un examen attentif, facilement on s’y laisse prendre : l’insecte de la pourriture est confondu avec celui de la ruche.
Jules. — Cette mouche, je crois la connaître. Je la vois tous les jours dans le jardin. Elle ressemble tellement à l’abeille qu’on hésite à la prendre, crainte d’être piqué. J’ai fini par la distinguer en remarquant qu’elle a simplement deux ailes, tandis que l’abeille en a quatre. Elle ne pique pas. Bien qu’elle
se tienne sur les fleurs, elle ne recueille pas de quoi faire du miel ; elle n’a jamais aux pattes de derrière la pelote de matière jaune que l’abeille récolte.
Paul. — Ces observations sont très justes ; c’est bien l’Éristale. Vous savez ce que Virgile ne savait pas.
Jules. — Si je le sais, je le dois à l’oncle Paul ; et Virgile apparemment n’avait pas d’oncle Paul.
Paul. — Ni lui, ni bien d’autres. Aujourd’hui même, combien en manquent ! J’entends par là que bien peu reçoivent cette éducation forte qui fait juger des choses par l’expérience, l’observation et la saine raison. On s’en rapporte aux plus grossières apparences, on répète les préjugés reçus. C’est moins pénible et plus tôt fait. Avec l’âge, mon cher enfant, vous apprendrez que de sottises ont cours dans le monde parce qu’on ne veut pas se donner la peine de réfléchir et de voir, de ses propres yeux voir. Que manquait-il au crédule Virgile pour ne pas faire à un Dieu l’injure d’une sotte invention ? Une bagatelle, un rien : se baisser et regarder. Il aurait vu ce qui n’a pas échappé à un enfant, il aurait vu qu’un éristale n’est pas une abeille.
L’erreur est si tenace que dix-sept siècles après Virgile personne encore n’avait élevé de doute sur la croyance insensée de la génération des vers par la pourriture. Un savant italien, Redi, — retenez bien ce nom, mes enfants, il fait date dans l’histoire des progrès de la raison humaine, — un savant italien mit enfin à néant l’antique préjugé par une expérience aussi simple que concluante. Il recouvrit d’une gaze des viandes en voie de putréfaction, des fromages sur le point de se corrompre, et autres matières auxquelles on attribuait la génération des vers. Attirées par l’odeur, des mouches ne tardèrent pas à venir voltiger autour des substances putrides et à déposer leurs œufs sur la gaze même, dans les points les plus rapprochés de la viande et du fromage qu’elles ne pouvaient atteindre ; mais, dans aucun cas, malgré la décomposition la plus avancée, des vers ne se développèrent dans ces matières corrompues qui n’avaient pas reçu des œufs. Il fut dès lors évident, pour tous les bons esprits, que les vers ou larves d’insectes naissent des œufs pondus par des insectes semblables, et non de la pourriture.
Émile. — Voilà pourquoi mère Ambroisine met les provisions dans une cage faite d’une fine toile métallique ?
Paul. — Oui, mon enfant : mère Ambroisine, qui ne s’en doute guère, fait comme le savant Redi ; elle empêche les mouches d’aller gâter la viande en y pondant leurs œufs.
Redi eut des successeurs dans la voie qu’il venait d’ouvrir avec tant de lucide simplicité. On prit sur le fait le moucheron qui dépose dans les cerises l’œuf d’où provient le ver connu de tous ; on reconnut que les fruits véreux doivent les habitants qui les rongent non à la corruption, mais à des germes déposés là par des insectes divers ; on s’assura que les poux ne viennent pas de la chair, ni les puces des ordures en fermentation ; on prouva, clair comme eau de roche, que les grenouilles ne sont pas engendrées par la boue des marais, mais qu’elles naissent d’œufs pondus par d’autres grenouilles ; on releva les mille erreurs de ce genre, si bien qu’il ne reste plus l’ombre d’un doute sur la manière dont se procrée la moindre vermine. Partout où vous trouverez des vers, des larves, des chenilles, des insectes, souvenez-vous que d’autres insectes sont venus là déposer leurs œufs. Toujours la vie est l’œuvre de la vie.