Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 09

Fayard (p. 107-118).


IX

LES PAWNÉES-SERPENTS.


Nous éclaircirons maintenant quelques points de ce récit qui peuvent sembler obscurs au lecteur.

Les Peaux Rouges, si grands que soient d’ailleurs leurs défauts, ont, pour les contrées où ils sont nés, un amour poussé jusqu’au fanatisme, et que rien ne peut remplacer.

Le Visage-de-Singe n’avait pas menti, lorsqu’il avait dit au capitaine Watt qu’il était un des principaux chefs de la tribu des Pawnées-Serpents, cela était vrai ; seulement, il s’était bien gardé de lui révéler pour quelle raison il avait été chassé de sa tribu.

Cette raison, le temps est venu de la faire connaître.

Le Visage de-Singe était non-seulement un homme d’une ambition effrénée, mais encore, chose assez extraordinaire dans un Indien, il n’avait aucune croyance religieuse et était complétement exempt de ces faiblesses et de cette crédulité superstitieuse auxquelles ses congénères ne sont que trop accessibles ; en sus, il était sans foi, sans honneur et de mœurs plus que dépravées.

Amené jeune dans les villes de l’Union américaine, il avait été à même de voir de près la civilisation excentrique des États-Unis ; hors d’état de comprendre le bon et le mauvais de cette civilisation et de se tenir dans une juste limite, il s’était ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, laissé séduire par ce qui flattait le plus ses goûts et ses instincts et n’avait pris des coutumes des blancs que ce qui devait achever et compléter sa dépravation précoce.

Aussi, lorsqu’il avait été de retour dans sa tribu, ses mœurs et son langage s’étaient tellement trouvés en désaccord avec ce qui se faisait et ce qui se disait autour de lui, qu’il n’avait pas tardé à exciter le mépris et la haine de ses compatriotes.

Ses ennemis les plus acharnés avaient été naturellement les prêtres ou du moins les sorciers qu’il avait maintes fois cherché à tourner en ridicule.

Une fois que le Visage-de-Singe se fut mis à dos le parti tout-puissant des sorciers, c’en fut fait de ses projets ambitieux ; toutes ses menées échouèrent, une sourde opposition renversait constamment les projets qu’il formait au moment même qu’il croyait les voir réussir.

Pendant assez longtemps, le chef, ne sachant à qui s’en prendre, se tint prudemment sur la défensive, surveillant activement les démarches de ses ennemis, attendant, avec cette patience féline qui faisait le fond de son caractère, que le hasard vînt lui révéler le nom de l’homme sur lequel il devait faire tomber sa vengeance ; comme toutes ses mesures étaient prises, il ne tarda pas à découvrir que celui à qui il devait attribuer les continuels échecs qu’il éprouvait, n’était autre que le principal sorcier de la tribu.

Ce sorcier était un vieillard, respecté et aimé de tous à cause de sa sagesse et de sa bonté. Le Visage-de-Singe dissimula quelque temps sa haine, mais un jour en plein conseil, à la suite d’une discussion assez vive, il se laissa emporter par la rage, et se précipitant sur le malheureux vieillard, il le poignarda devant tous les anciens de sa tribu avant que les assistants pussent s’opposer à l’exécution de son dessein.

Le meurtre du sorcier mit le comble à l’horreur qu’inspirait ce misérable ; séance tenante, les chefs le chassèrent du territoire de la nation, lui refusant le feu et l’eau et le menaçant des plus grands châtiments s’il osait se représenter devant eux.

Le Visage-de-Singe, trop faible pour résister à l’exécution de cette sentence, s’éloigna la rage dans le cœur et en proférant les plus horribles menaces.

Nous avons vu de quelle façon il s’était vengé en vendant le territoire de sa tribu aux Américains et en causant ainsi la ruine de ceux qui l’avaient banni. Mais à peine avait-il obtenu cette vengeance qu’il avait si longtemps poursuivie, qu’une révolution étrange s’était opérée dans le cœur de cet homme. La vue de cette terre où il était né et où reposaient les cendres de ses pères, avait réveillé en lui avec une force extrême le sentiment de la patrie qu’il croyait mort et qui n’était qu’endormi au fond de son cœur.

La honte de l’odieuse action qu’il avait commise en livrant aux ennemis de sa race les territoires de chasse que lui-même avait si longtemps parcourus en liberté, l’acharnement avec lequel les Américains s’occupaient à changer l’aspect de ce pays et à détruire ces arbres séculaires, dont l’ombrage avait si longtemps abrité les conseils de sa nation, toutes ces raisons réunies l’avaient fait rentrer en lui-même, et, désespéré du sacrilége que la haine l’avait poussé à commettre, il avait cherché à se rapprocher de ses compatriotes, afin de les aider à recouvrer ce qu’ils avaient perdu par sa faute.

C’est-à dire qu’il résolut de trahir ses nouveaux amis au profit des anciens.

Cet homme était malheureusement engagé dans une voie fatale, ou chaque pas qu’il faisait, devait être marqué par un crime.

Il lui fut plus facile qu’il ne l’avait supposé d’abord de se rapprocher de ses compatriotes ; ceux-ci erraient dispersés et en proie au désespoir dans les forêts voisines de la colonie.

Le Visage-de-Singe se présenta hardiment à eux ; il se garda bien de leur révéler que lui seul était cause des malheurs qui les accablaient. Au contraire, il se fit, à leurs yeux, un mérite de son retour, leur disant que la nouvelle des calamités qui, tout-à-coup, étaient venues fondre sur eux était la seule cause de son arrivée ; que s’ils avaient continué à être heureux, jamais ils ne l’auraient revu ; mais que devant une aussi effroyable catastrophe que celle qui les avait accablés, tout sentiment de haine devait disparaître devant la vengeance commune à tirer des Visages-Pâles, ces éternels et implacables ennemis de la race rouge.

Bref, il sut faire un tel étalage de beaux sentiments et si bien faire valoir la démarche qu’il tentait en ce moment, qu’il réussit complètement à tromper les Indiens, et à les persuader de la pureté de ses intentions et de sa bonne foi.

Alors il ourdit, avec la diabolique intelligence qu’il possédait, un vaste complot contre les Américains, complot dans lequel il eut l’habileté de faire entrer d’autres peuplades indiennes alliées à sa tribu, et tout en restant, en apparence, ami des colons, il prépara silencieusement et organisa leur ruine complète.

L’influence qu’il était parvenu, en peu de temps, à prendre dans sa tribu, était immense ; trois hommes seulement conservaient contre lui une méfiance instinctive et surveillaient avec soin ses démarches ; ces trois hommes étaient Tranquille le chasseur canadien, le Cerf-Noir et le Renard-Bleu.

Tranquille ne s’expliquait pas la conduite du chef, il lui semblait extraordinaire que cet homme fût devenu ainsi l’ami des Américains ; plusieurs fois, il lui avait demandé des explications à ce sujet, mais jamais le Visage-de-Singe ne lui avait répondu que d’une façon ambiguë, ou bien il avait éludé ses questions.

Tranquille, dont les soupçons augmentaient de jour en jour, et qui tenait à savoir positivement à quoi s’en tenir sur cet homme, dont les manœuvres lui devenaient de plus en plus suspectes, parvint, dans le grand conseil de la nation, à se faire désigner, ainsi que le Cerf-Noir, pour aller porter la déclaration de guerre au capitaine Watt.

Le Visage-de-Singe fut contrarié du choix des envoyés, qu’il savait être secrètement ses ennemis, mais il dissimula son ressentiment, d’autant plus que les choses étaient trop avancées pour reculer désormais, et que tout était prêt pour l’expédition.

Tranquille et le Cerf-Noir partirent donc chargés de déclarer la guerre aux Visages-Pâles.

— Je me trompe beaucoup, disait tout en marchant le Canadien à son ami, ou je suis certain que nous allons apprendre du nouveau sur le Visage-de-Singe.

— Vous croyez ?

— Je le parierais : je suis convaincu que le drôle joue un double jeu ; qu’il nous trompe tous à son profit.

— Je n’ai pas grande confiance en lui, mais cependant je ne puis croire qu’il porte aussi loin l’effronterie.

— Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Dans tous les cas, promettez-moi une chose.

— Laquelle ?

— C’est que je parlerai seul : mieux que vous je sais de quelle façon il faut agir avec les Visages-Pâles de l’Ouest.

— Soit, répondit le Cerf-Noir, vous agirez à votre guise.

Cinq minutes plus tard, ils arrivèrent à la colonie. Nous avons rapporté dans le chapitre précédent de quelle façon ils furent reçus, et ce qui se passa entre eux et le capitaine Watt.

Cette coutume de déclarer la guerre à leurs ennemis, qu’ont les Indiens que l’on est habitué en Europe à considérer comme des sauvages stupides, peut sembler extraordinaire ; mais il ne faut pas s’y tromper : les Peaux-Rouges ont le caractère éminemment chevaleresque, et jamais, à moins qu’il ne s’agisse d’une razzia, c’est-à-dire d’un vol de chevaux ou d’un enlèvement de troupeaux, ils n’attaqueront un ennemi sans l’avoir prévenu, afin qu’il se tienne sur ses gardes.

Du reste, c’est cet esprit chevaleresque habilement exploité par les Américains du Nord, qui, nous devons l’avouer à leur honte éternelle, en sont, eux, complétement dénués, a valu aux blancs la plupart des victoires qu’ils ont remportées sur les Peaux-Rouges.

À quelques pas de la colonie, les deux hommes retrouvèrent leurs chevaux qu’ils avaient entravés ; ils se mirent en selle et s’éloignèrent rapidement.

— Eh bien ! demanda Tranquille au chef, que pensez-vous de tout cela ?

— Mon frère avait raison ; le Visage-de-Singe nous a toujours trahis ; il est évident que cet acte émane de lui seul.

— Que comptez-vous faire ?

— Je ne le sais pas encore ; peut-être serait-il dangereux, en ce moment, de le démasquer.

— Je ne suis pas de votre avis, chef ; la présence de ce traître parmi nous ne peut que nuire à notre cause.

— Voyons-le venir d’abord.

— Soit ! mais permettez-moi une observation ?

— J’écoute, mon frère.

— Comment se fait-il qu’après avoir reconnu la fausseté de l’acte de vente, vous vous soyez obstiné à déclarer la guerre à ce Long-Couteau de l’Ouest, puisqu’il vous est prouvé qu’il a été trompé par le Visage-de-Singe ?

Le chef sourit avec finesse.

— Le Visage-Pâle n’a été trompé, dit-il, que parce qu’il lui convenait de l’être.

— Je ne vous comprends pas, chef.

— Je vais m’expliquer. Mon frère sait-il comment se fait une vente de terrain ?

— Ma foi non ; je vous avoue que comme, pour ma part, jamais jusqu’à présent n’en ayant eu à vendre ni à acheter, je ne m’en suis nullement occupé.

— Ooah ! alors je vais le dire à mon frère.

— Vous me ferez plaisir, je ne demande pas mieux que de m’instruire, moi, et puis cela peut servir dans l’occasion, fit en riant le Canadien.

— Lorsqu’un Visage-Pâle veut acheter le territoire de chasse d’une tribu, il se rend auprès des principaux sachems de la nation, puis après avoir fumé le calumet de paix en conseil, il expose le sujet de sa demande : les conditions sont débattues ; si les deux parties contractantes tombent d’accord, un plan du territoire est dressé par le principal sorcier de la nation, le Visage-Pâle livre les marchandises, tous les chefs apposent leur hiéroglyphe au bas du plan, les arbres sont marqués avec le tomahawk, les frontières établies, et l’acheteur prend immédiatement possession.

— Hum ! fit Tranquille, cela est assez simple pourtant.

— Dans quel conseil le chef à la tête grise a-t-il fumé le calumet ? où sont les sachems qui ont traité avec lui ? qu’il me montre les arbres que l’on a marqués.

— En effet, je crois que cela lui serait difficile, observa le chasseur.

— La Tête-Grise, continua le chef, savait que le Visage-de-Singe le trompait, mais le territoire lui convenait et il comptait sur la force de ses armes pour s’y maintenir bon gré mal gré.

— C’est probable.

— Vaincu par l’évidence et reconnaissant trop tard qu’il a agi inconsidérément, il a cru lever toutes les difficultés en nous offrant quelques ballots de marchandises de plus ; quand les Visages-Pâles ont-ils eu une langue droite et honnête ?

— Merci, fit en riant le chasseur.

— Je ne parle pas de la nation de mon frère ; jamais je n’ai eu à m’en plaindre, je ne prétends désigner que les Grands Couteaux de l’Ouest. Mon frère pense-t-il toujours que j’ai eu tort de jeter les flèches sanglantes ?

— Peut-être, dans cette circonstance, chef, avez-vous été un peu prompt et vous êtes-vous laissé emporter par la colère, mais vous avez tant de sujets de haïr les Américains que je n’ose vous blâmer.

— Ainsi je puis toujours compter sur l’assistance de mon frère ?

— Pourquoi vous la refuserais-je, chef ? Votre cause est toujours ce qu’elle était, c’est à-dire juste : il est de mon devoir de vous aider, je le ferai quoi qu’il arrive.

— Och ! je remercie mon frère ; son rifle nous sera utile.

— Nous voici arrivés : il est temps de prendre une détermination au sujet du Visage-de-Singe.

— Elle est prise, répondit laconiquement le chef.

En ce moment ils débouchèrent dans une vaste clairière au centre de laquelle plusieurs brasiers étaient allumés.

Cinq cents guerriers indiens, peints et armés en guerre, étaient couchés çà et là sur l’herbe, tandis, que leurs chevaux, tout harnachés et prêts à être montés, étaient entravés à l’amble et broyaient leur provende de pois grimpants.

Autour du principal brasier plusieurs chefs étaient accroupis et fumaient silencieusement.

Les nouveaux venus mirent pied à terre et se dirigèrent rapidement vers ce brasier, devant lequel le Visage-de-Singe se promenait avec agitation.

Les deux hommes prirent place auprès des autres chefs et allumèrent leurs calumets ; bien que chacun attendît leur arrivée avec impatience, cependant personne ne leur adressa de question, l’étiquette indienne s’opposant à ce qu’un chef prit la parole avant que le calumet eût été complètement fumé.

Lorsque le Cerf-Noir eut terminé son calumet il en secoua la cendre, le repassa à sa ceinture et prenant la parole :

— L’ordre des sachems est accompli dit-il, les flèches sanglantes ont été remises aux Visages-Pâles.

Les chefs inclinèrent la tête en signe de satisfaction à cette nouvelle.

Le Visage-de-Singe se rapprocha.

— Mon frère le Cerf-Noir a vu la Tête-Grise ? demanda-t-il.

— Oui, répondit sèchement le chef.

— Que pense mon frère ? reprit en insistant le Visage-de-Singe.

Le Cerf-Noir lui jeta un regard équivoque.

— Qu’importe la pensée du chef en ce moment, répondit-il, puisque le conseil des sachems a résolu la guerre.

— Les nuits sont longues, dit alors le Renard-Bleu, mes frères demeureront-ils ici à fumer ?

Tranquille prit la parole.

— Les Grands-Couteaux sont sur leurs gardes, ils veillent en ce moment ; que mes frères remontent à cheval et se retirent, l’heure n’est pas propice.

Les chefs firent un signe d’assentiment.

— J’irai à la découverte, dit le Visage-de-Singe.

— Bon ! répondit le Cerf-Noir avec un sourire farouche, mon frère est habile, il voit beaucoup de choses, il nous renseignera.

Le Visage-de-Singe fit un geste pour s’élancer sur un cheval qu’un guerrier lui amenait, mais tout à coup le Cerf-Noir se leva, se précipita vers lui et, lui appuyant rudement la main sur l’épaule, il le contraignit à tomber à genoux sur le sol.

Les guerriers surpris de cette agression subite dont ils ne devinaient pas le motif, échangaient entre eux des regards étonnés sans cependant faire le moindre mouvement pour s’interposer entre les deux chefs.

Le Visage-de-Singe releva brusquement la tête.

— L’Esprit du mal trouble-t-il le cerveau de mon frère ? dit-il en essayant de se dégager de l’étreinte de fer qui le tenait cloué au sol.

Le Cerf-Noir sourit d’un air sinistre, et tirant son couteau à scalper de sa ceinture :

— Le Visage-de-Singe est un traître, dit-il d’une voix sombre, il a vendu ses frères aux Visages-Pâles, il va mourir.

Le Cerf-Noir était non-seulement un guerrier renommé, mais sa sagesse et sa loyauté étaient à juste titre réputées dans la tribu ; nul ne révoqua en doute l’accusation qu’il venait de porter, d’autant plus que malheureusement pour lui le Visage-de-Singe était connu de longue date.

Le Cerf-Noir leva son couteau dont la lame bleuâtre lança aux reflets de la flamme du foyer un éclair sinistre, mais par un effort suprême le Visage-de-Singe parvint à se dégager, il bondit comme une bête fauve et disparut dans les halliers avec un rire strident.

Le couteau avait glissé et il avait seulement entamé les chairs sans faire à l’adroit Indien une blessure grave.

Il y eut un moment de stupeur, puis tous se levèrent tumultueusement pour s’élancer à la poursuite du fugitif.

— Arrêtez ! s’écria Tranquille d’une voix forte, maintenant il est trop tard. Hâtez-vous d’attaquer les Visages-Pâles avant que le misérable ait eu le temps de les prévenir, car il médite déjà sans doute de nouvelles trahisons.

Les chefs reconnurent la justesse de ce conseil et les Indiens se préparèrent au combat.