Les Rêves (Verhaeren)

La Multiple SplendeurSociété du Mercure de France (p. 93-99).


LES RÊVES


Ô ces îles au bout de l’univers perdues,
Et leurs villes, leurs bois, leurs plaines et leurs plages
Que les mirages
Rejettent jusqu’aux nuages
Et retiennent, avec quels fils d’argent,
Avec quels nœuds en or bougeant,
Aux clous des astres suspendues !

Mon cœur et mon esprit en ont rêvé souvent.

Mon cœur disait : « Sur leurs forêts, le vent
Passe plus doux qu’en aucun lieu du monde ;

L’ombre y est tendre, ample, profonde,
Et se parfume, avant d’entrer dans les maisons,
Au toucher clair des floraisons
Dont les seuils s’environnent.
La lumière que jette à la mer le soleil
S’y brise, ainsi qu’une couronne
Dont chaque flot emporte un diamant vermeil.
Aucun ongle de bruit n’y griffe le silence ;
Sans alourdir le temps, les heures s’y balancent,
De l’aube au soir, ainsi que lianes en fleur,
Autour des arbres bleus dans la molle chaleur ;
L’unanime sommeil des bois gagne les plaines ;
La brise passe, avec ses doigts fleurant le miel ;
Les lignes d’ambre et d’or des montagnes lointaines
Dans le matin léger, tremblent au fond du ciel »
 
Et mon esprit disait : « Les plus beaux paysages
Sont heureux d’abriter, sous leurs roses, les sages.
L’homme désire en vain être celui
Qui pousse une lumière au delà de sa nuit
Et s’évade de la blanche prison

Que lui font les rayons de sa propre raison.
Tout est mirage : espace, effets, temps, causes.
L’esprit humain, depuis qu’il est lui-même, impose
Au front tumultueux de l’énorme nature,
Sa fixe et maigre et personnelle architecture.
Il s’avance, s’égare et se perd dans l’abstrait.
Les clous des vérités ne s’arrachent jamais,
Malgré l’acharnement des ongles et des mains,
D’entre les joints soudés d’une cloison d’airain.
Nous ne voyons, nous ne jugeons que l’apparence.
Qui raisonne, complique un peu son ignorance.
L’ample réalité se noue aux rêts des songes
Et le bonheur est fait avec tous les mensonges. »
 
Mon cœur et mon esprit parlaient ainsi,
Un soir d’effort lassé et de morne souci,
Quand le soleil n’était plus guère
Qu’une pauvre et vieillotte lumière
Errante aux bords de la terre.


Mais tout mon être ardent, qui brusquement puisait
Une force rugueuse, âpre et soudaine,
Dans le rouge trésor de sa valeur humaine,
Leur répondait :
 
« Je sens courir en moi une ivresse vivace.
J’ai la tête trop haute et le front trop tenace,
Pour accepter la paix et le calme mineurs
D’un doute raisonné et d’un savant bonheur,
En tels pays, là-bas, aux confins d’or du monde.
Je veux la lutte avide et sa fièvre féconde,
Dans les chemins où largement me fait accueil
L’âpre existence, avec sa rage et son orgueil.
L’instinct me rive au front assez de certitude.
Que l’esprit pense ou non avec exactitude,
La force humaine, en son torrent large et grondeur,
Mêle le faux au vrai, sous un flot de splendeurs.

Homme, tout affronter vaut mieux que tout comprendre ;
La vie est à monter, et non pas à descendre ;

Elle est un escalier gardé par des flambeaux ;
Et les affres, les pleurs, les crimes, les fléaux,
Et les espoirs, les triomphes, les cris, les fêtes,
Grappes de fer et d’or dont ses rampes sont faites,
S’y nouent, violemment, en une âpre beauté.

Et qu’importe souffrir, si c’est pour s’exalter,
Jusques dans la douleur la crainte et le martyre,
Et savoir seul, combien on s’aime et l’on s’admire ! »