- Je deviens vieux en apprenant toujours.
Solon répétoit souvent ce vers dans sa vieillesse Il a un
sens dans lequel je pourrois le dire aussi dans la mienne ;
mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt
ans l’expérience m’a fait acquérir : l’ignorance est encore
préférable. L’adversité sans doute est un grand maître ; mais
ce maître fait payer cher ses leçons, & souvent le profit
qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs
avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons
si tardives, l’à-propos d’en user se passe. La jeunesse est le
tems d’étudier la sagesse ; la vieillesse est le tems de la pratiquer.
L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle
ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. Est-il tems
au moment qu’il faudroit mourir d’apprendre comment on
auroit dû vivre ?
Eh que me servent des lumieres si tard & si douloureusement acquises sur ma destinée & sur les passions d’autrui dont elle est l’œuvre ! Je n’ai appris à mieux connoître les hommes que pour mieux sentir la misere où ils m’ont plongé, sans que cette connoissance en me découvrant tous leurs piéges m’en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d’années la proie & le jouet de mes bruyans amis, sans qu’enveloppé de toutes leurs trames j’en eusse même le moindre soupçon ! J’étois leur dupe & leur victime, il est vrai, mais je me croyois aimé d’eux, & mon cœur jouissoit de l’amitié qu’ils m’avoient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le tems & la raison m’ont dévoilée, en me faisant sentir mon malheur, m’a fait voir qu’il étoit sans remede & qu’il ne me restoit qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi dans mon état sans utilité présente, & sans profit pour l’avenir.
Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carriere ? Il ne reste plus à penser alors que comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement l’apprendre à mourir, & c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge ; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfans, & en sortent de plus mauvaise grace que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été pour cette vie, ils voient à sa fin qu’ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s’en font. Ils n’ont songé à rien acquérir durant leur vie qu’ils pussent emporter à leur mort.
Je me suis dit tout cela quand il étoit tems de ne le dire, & si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites à tems, & de les avoir bien digérées. Jetté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étois pas fait pour y vivre, & que je n’y parviendrois jamais à l’état dont mon cœur sentoit le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentois n’y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautoit déjà par-dessus l’espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m’étoit étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer.
Ce sentiment, nourri par l’éducation dès mon enfance & renforcé durant toute ma vie par ce long tissu de miseres & d’infortunes qui l’a remplie, m’a fait chercher dans tous les tems à connoître la nature & la destination de mon être avec plus d’intérêt & de soin que je n’en ai trouvé dans aucun autre homme. J’en ai beaucoup vu qui philosophoient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur étoit pour ainsi dire étrangere. Voulant être plus savans que d’autres, ils étudioient l’univers pour savoir comment il étoit arrangé, comme ils auroient étudié quelque machine qu’ils auroient apperçue, par pure curiosité. Ils étudioient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connoître ; ils travailloient pour instruire les autres, mais non pas pour s’éclairer en-dedans. Plusieurs d’entr’eux ne vouloient que faire un livre, n’importoit quel, pourvu qu’il fût accueilli. Quand le leur étoit fait & publié, son contenu ne les intéressoit plus en aucune sorte, si ce n’est pour le faire adopter aux autres & pour le défendre au cas qu’il fût attaqué, mais du reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s’embarrasser même que ce contenu fût faux ou vrai, pourvu qu’il ne fût pas réfuté. Pour moi quand j’ai desiré d’apprendre, c’étoit pour savoir moi-même & non pas pour enseigner ; j’ai toujours cru qu’avant d’instruire les autres il falloit commencer par savoir assez pour soi, & de toutes les études que j’ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n’y en a gueres que je n’eusse faite également seul dans une isle déserte où j’aurois été confiné pour le reste de mes jours. Ce qu’on doit faire dépend beaucoup de ce qu’on doit croire, & dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature, nos opinions sont la regle de nos actions. Dans ce principe qui fut toujours le mien, j’ai cherché souvent & long-tems pour diriger l’emploi de ma vie, à connoître sa véritable fin, & je me suis bientôt consolé de mon peu d’aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu’il n’y falloit pas chercher cette fin.
Né dans une famille où régnoient les mœurs & la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse & de religion, j’avois reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diroient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout-à-fait abandonné. Enfant encore, & livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique ; mais je demeurai toujours chrétien, & bientôt gagné par l’habitude mon cœur s’attacha sincérement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples-de Madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcerent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentimens affectueux, & me rendirent dévot presque à la maniere de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’Auteur des choses, & à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit & la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejetta dans le torrent du monde, je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit par-tout, & jetta l’indifférence & le dégoût sur tout ce qui pouvoit se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune & aux honneurs. Incertain dans mes inquiets desirs, j’espérois peu, j’obtins moins, & je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurois obtenu tout ce que je croyois chercher, je n’y aurois point trouvé ce bonheur dont mon cœur étoit avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuoit à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devoient m’y rendre tout-à-fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans flottant entre l’indigence & la fortune, entre la sagesse & l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, & distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connoître.
Dès ma jeunesse j’avois fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir, & celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint & dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir, & de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine, & quoiqu’alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non-seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie & au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant & mon penchant le plus durable. Je quittai le monde & ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, & mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités & les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittois. Je renonçai à la place que j’occupois alors, pour laquelle je n’étois nullement propre, & je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avois eu toujours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeoit une autre plus pénible sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions, & résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévere qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulois le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venoit de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoiloit à mes regards, les insensés jugemens des hommes, dont sans prévoir encore combien j’en serois la victime, je commençois à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avoit atteint que j’en étois déjà dégoûté, le desir enfin de tracer pour le reste de ma carriere une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venois de passer la plus elle moitié, tout m’obligeoit à cette grande revue dont je sentois depuis long-tems le besoin. Je l’entrepris donc, & je ne négligeai rien de ce qui dépendoit de moi pour bien exécuter cette entreprise.
C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde, & ce goût vif pour la solitude, qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenois ne pouvoit s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandoit de longues & paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un tems une autre maniere de vivre dont ensuite je me trouvai si bien, que ne l’ayant interrompue depuis lors que par force & pour peu d’instans, je l’ai reprise de tout mon cœur & m’y suis borné sans peine, aussi-tôt que je l’ai pu, & quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avoient plus fait pour mon bonheur que je n’avois su faire moi-même.
Je me livrai au travail que j’avois entrepris avec un zele proportionné, & à l’importance de la chose & au besoin que je sentois en avoir. Je vivois alors avec des philosophes modernes qui ne ressembloient gueres aux anciens : au lieu de lever mes doutes & de fixer mes irrésolutions, ils avoient ébranlé toutes les certitudes que je croyois avoir sur les points qu’il m’importoit le plus de connoître : car, ardents missionnaires d’athéïsme, & très-impérieux dogmatiques, ils n’enduroient point sans colere, que sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement qu’eux. Je m’étois défendu souvent assez foiblement par haine pour la dispute, & par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, & cette résistance, à des hommes aussi intolérans, qui d’ailleurs avoient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attiserent leur animosité.
Ils ne m’avoient pas persuadé, mais ils m’avoient inquiété. Leurs argumens m’avoient ébranlé, sans m’avoir jamais convaincu ; je n’y trouvois point de bonne réponse, mais je sentois qu’il y en devoit avoir. Je m’accusois moins d’erreur, que d’ineptie, & mon cœur leur répondoit mieux que ma raison.
Je me dis enfin ; me laisserai-je éternellement ballotter par les sophismes des mieux disans, dont je ne suis pas même sûr que les opinions qu’ils prêchent & qu’ils ont tant d’ardeur à faire adopter aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes ? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leur intérêt de faire croire ceci ou cela, rendent impossible à pénétrer ce qu’ils croient eux-mêmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti ? Leur philosophie est pour les autres ; il m’en faudroit une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu’il est tems encore, afin d’avoir une regle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l’âge, dans toute la force de l’entendement. Déjà je touche au déclin. Si j’attends encore, je n’aurai plus dans ma délibération tardive l’usage de toutes mes forces ; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité ; je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd’hui de mon mieux possible : saisissons ce moment favorable ; il est l’époque de ma réforme externe & matérielle, qu’il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle & morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, & soyons pour le reste de ma vie ce que j’aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé.
J’exécutai ce projet lentement & à diverses reprises, mais avec tout l’effort & toute l’attention dont j’étois capable. Je sentois vivement que le repos du reste de mes jours & mon sort total en dépendoient. Je m’y trouvai d’abord dans un tel labyrinthe d’embarras, de difficultés, d’objections, de tortuosités, de ténebres que vingt fois tenté de tout abandonner, je fus près, renonçant à de vaines recherches, de m’en tenir dans mes délibérations aux regles de la prudence commune, sans plus en chercher dans des principes que j’avois tant de peine à débrouiller. Mais cette prudence même m’étoit tellement étrangere, je me sentois si peu propre à l’acquérir que la prendre pour mon guide n’étoit autre chose que vouloir à travers les mers & les orages, chercher sans gouvernail, sans boussole, un fanal presque inaccessible, & qui ne m’indiquoit aucun port.
Je persistai : pour la premiere fois de ma vie j’eus du courage, & je dois à son succès d’avoir pu soutenir l’horrible destinée qui dès-lors commençoit à m’envelopper sans que j’en eusse le moindre soupçon. Après les recherches les plus ardentes & les plus sinceres qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentimens qu’il m’importoit d’avoir, & si j’ai pu me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut m’être imputée à crime ; car j’ai fait tous mes efforts pour m’en garantir. Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l’enfance & les vœux secrets de mon cœur n’aient fait pencher la balance du côté le plus consolant pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu’on desire avec tant d’ardeur, & qui peut douter que l’intérêt d’admettre ou rejetter les jugemens de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte ? Tout cela pouvoit fasciner mon jugement, j’en conviens, mais non pas altérer ma bonne foi : car je craignois de me tromper sur toute chose. Si tout consistoit dans l’usage de cette vie, il m’importoit de le savoir, pour en tirer du moins le meilleur parti qu’il dépendroit de moi tandis qu’il étoit encore tems & n’être pas tout-à-fait dupe. Mais ce que j’avois le plus à redouter au monde dans la disposition où je me sentois, étoit d’exposer le sort éternel de mon ame pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m’ont jamais paru d’un grand prix.
J’avoue encore que je ne levai pas toujours à ma satisfaction toutes ces difficultés qui m’avoient embarrassé, & dont nos philosophes avoient si souvent rebattu mes oreilles. Mais, résolu de me décider enfin sur des matieres où l’intelligence humaine a si peu de prise, & trouvant de toutes parts des mysteres impénétrables & des objections insolubles, j’adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même, sans m’arrêter aux objections que je ne pouvois résoudre, mais qui se rétorquoient par d’autres objections non moins fortes dans le systême opposé. Le ton dogmatique sur ces matieres ne convient qu’à des charlatans ; mais il importe d’avoir un sentiment pour soi, & de le choisir avec toute la maturité de jugement qu’on y peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans l’erreur, nous n’en saurions porter la peine en bonne justice, puisque nous n’en aurons point la coulpe. Voilà le principe inébranlable qui sert de base à ma sécurité.
Le résultat de mes pénibles recherches, fut tel à-peu-près que je l’ai consigné depuis dans la profession de foi du Vicaire Savoyard, ouvrage indignement prostitué & profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes, si jamais il y renaît du bon sens & de la bonne foi.
Depuis lors, resté tranquille dans les principes que j’avois adoptés après une méditation si longue & si réfléchie, j’en ai fait la regle immuable de ma conduite & de ma foi, sans plus m’inquiéter ni des objections que je n’avois pu prévoir, & qui se présentoient nouvellement de tems à autre à mon esprit. Elles m’ont inquiété quelquefois, mais elles ne m’ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit : tout cela ne sont que des arguties & des subtilités métaphysiques, qui ne sont d’aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés par mon cœur, & qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions. Dans des matieres si supérieures à l’entendement humain, une objection que je ne puis résoudre, renversera-t-elle tout un corps de doctrine si solide, si bien liée, & formée avec tant de méditation & de soin, si bien appropriée à ma raison, à mon cœur, à tout mon être, & renforcée de l’assentiment intérieur que je sens manquer à toutes les autres ? Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j’aperçois entre ma nature immortelle & la constitution de ce monde, & l’ordre physique que j’y vois régner. J’y trouve dans l’ordre moral correspondant & dont le systême est le résultat de mes recherches, les appuis dont j’ai besoin pour supporter les miseres de ma vie. Dans tout autre systême je vivrois sans ressource, & je mourrois sans espoir. le serois la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune & des hommes.
Cette délibération & la conclusion que j’en tirai ne semblent-elles pas avoir été dictées par le Ciel même pour me préparer à la destinée qui m’attendoit, & me mettre en état de la soutenir ? Que serois-je devenu, que deviendois-je encore dans les angoisses affreuses qui m’attendoient & dans l’incroyable situation où je suis réduit pour le reste de ma vie, si, resté sans asyle où je pusse échapper à mes implacables persécuteurs, sans dédommagement des opprobres qu’ils me font essuyer en ce monde, & sans espoir d’obtenir jamais la justice qui m’étoit due, je m’étois vu livré tout entier au plus horrible sort qu’ait éprouvé sur la terre aucun mortel ? Tandis que, tranquille dans mon innocence je n’imaginois qu’estime & bienveillance pour moi parmi les hommes ; tandis que mon cœur ouvert & confiant s’épanchoit avec des amis & des freres, les traîtres m’enlaçoient en silence de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs & les plus terribles pour une ame fiere, traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abyme d’ignominie, enveloppé d’horribles ténebres à travers lesquelles je n’apercevois que de sinistres objets, à la premiere surprise je fus terrassé, & jamais je ne serois revenu de l’abattement où me jetta ce genre imprévu de malheurs, si je ne m’étois ménagé d’avance des forces pour me relever dans mes chûtes.
Ce ne fut qu’après des années d’agitations que, reprenant enfin mes esprits & commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m’étois ménagées pour l’adversité. Décidé sur toutes les choses dont il m’importoit de juger, je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnois aux insensés jugemens des hommes, & aux petits événemens de cette courte vie, beaucoup plus d’importance qu’ils n’en avoient. Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importoit peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet auquel elles étoient destinées, & que par conséquent plus les épreuves étoient grandes, fortes, multipliées, plus il étoit avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand & sûr ; & la certitude de ce dédommagement étoit le principal fruit que j’avois retiré de mes méditations précédentes.
Il est vrai qu’au milieu des outrages sans nombre & des indignités sans mesure dont je me sentois accablé de toutes parts, des intervalles d’inquiétude & de doutes venoient de tems à autre ébranler mon espérance & troubler ma tranquillité. Les puissantes objections que je n’avois pu résoudre se présentoient alors à mon esprit avec plus de force, pour achever de m’abattre précisément dans les momens, où surchargé du poids de ma destinée, j’étois prêt à tomber dans le découragement. Souvent des argumens nouveaux que j’entendois faire me revenoient dans l’esprit à l’appui de ceux qui m’avoient déjà tourmenté. Ah ! me disois-je alors dans des serremens de cœur prêts à m’étouffer, qui me garantira du désespoir si dans l’horreur de mon sort je ne vois plus que des chimeres dans les consolations que me fournissoit ma raison ? si, détruisant ainsi son propre ouvrage, elle renverse tout l’appui d’espérance & de confiance qu’elle m’avoit ménagé dans l’adversité. Quel appui que des illusions qui ne bercent que moi seul au monde ? Toute la génération présente ne voit qu’erreurs & préjugés dans les sentimens dont je me nourris seul ; elle trouve la vérité, l’évidence dans le systême contraire au mien ; elle semble même ne pouvoir croire que je l’adopte de bonne foi, & moi-même en m’y livrant de toute ma volonté, j’y trouve des difficultés insurmontables qu’il m’est impossible de résoudre & qui ne m’empêchent pas d’y persister. Suis-je donc seul sage, seul éclairé parmi les mortels ? Pour croire que les choses sont ainsi suffit-il qu’elles me conviennent ? Puis-je prendre une confiance éclairée en des apparences qui n’ont rien de solide aux yeux du reste des hommes, & qui me sembleroient illusoires à moi-même si mon cœur ne soutenoit pas ma raison ? N’eût-il pas mieux valu combattre mes persécuteurs à armes égales en adoptant leurs maximes, que de rester sur les chimeres des miennes en proie à leurs atteintes sans agir pour les repousser ? Je me crois sage, & je ne suis que dupe, victime & martyr d’une vaine erreur.
Combien de fois dans ces momens de doute & d’incertitude je fus prêt à m’abandonner au désespoir. Si jamais j’avois passé dans cet état un mois entier, c’étoit fait de ma vie & de moi. Mais ces crises, quoi qu’autrefois assez fréquentes, ont toujours été courtes, & maintenant que je n’en suis pas délivré tout-à-fait encore, elles sont si rares & si rapides, qu’elles n’ont pas même la force de troubler mon repos. Ce sont de légeres inquiétudes qui n’affectent pas plus mon ame, qu’une plume qui tombe dans la riviere ne peut altérer le cours de l’eau. J’ai senti que remettre en délibération les mêmes points sur lesquels je m’étois ci-devant décidé, étoit me supposer de nouvelles lumieres ou le jugement plus formé, ou plus de zele pour la vérité que je n’avois lors de mes recherches, qu’aucun de ces cas n’étant ni ne pouvant être le mien, je ne pouvois préférer par aucune raison solide, des opinions qui dans l’accablement du désespoir ne me tentoient que pour augmenter ma misere, à des sentimens adoptés dans la vigueur de l’âge, dans toute la maturité de l’esprit, après examen le plus réfléchi, & dans des tems où le calme de ma vie ne me laissoit d’autre intérêt dominant que celui de connoître la vérité. Aujourd’hui que mon cœur serré de détresse, mon ame affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d’affreux mysteres dont je suis environné, aujourd’hui que toutes mes facultés, affaiblies par la vieillesse & les angoisses ont perdu tout leur ressort, irai-je m’ôter à plaisir toutes les ressources que je m’étois ménagées, & donner plus de confiance à ma raison déclinante pour me rendre injustement malheureux, qu’à ma raison pleine & vigoureuse pour me dédommager des maux que je souffre sans les avoir mérités ? Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand je me décidai sur ces grandes questions ; je n’ignorois pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui ; elles ne m’arrêterent pas, & s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’étoit pas encore avisé, ce sont les sophismes d’une subtile métaphysique qui ne sauroient balancer les vérités éternelles admises de tous les tems, par tous les Sages, reconnues par toutes les nations, & gravées dans le cœur humain en caracteres ineffaçables. Je savois en méditant sur ces matieres que l’entendement humain circonscrit par les sens, ne les pouvoit embrasser dans toute leur étendue. Je m’en tins donc à ce qui étoit à ma portée sans m’engager dans ce qui la passoit. Ce parti étoit raisonnable, je l’embrassai jadis & m’y tins avec l’assentiment de mon cœur & de ma raison. Sur quel fondement y renoncerois-je aujourd’hui que tant de puissans motifs m’y doivent tenir attaché ? Quel danger vois-je à le suivre ? Quel profit trouverois-je à l’abandonner ? En prenant la doctrine de mes persécuteurs prendrois-je aussi leur morale ? Cette morale sans racine & sans fruit, qu’ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d’éclat sur le théâtre, sans qu’il en pénetre jamais rien dans le cœur ni dans la raison ; ou bien cette autre morale secrete & cruelle, doctrine intérieure de tous leurs initiés, à laquelle l’autre ne sert que de masque, qu’ils suivent seule dans leur conduite, & qu’ils ont si habilement pratiquée à mon égard. Cette morale purement offensive, ne sert point à la défense, & n’est bonne qu’à l’agression. De quoi me serviroit-elle dans l’état où ils m’ont réduit ? Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, & combien me rendrois-je plus malheureux encore, si m’ôtant cette unique mais puissante ressource, j’y substituois la méchanceté ? Les atteindrois-je dans l’art de nuire, & quand j’y réussirois, de quel mal me soulageroit celui que je leur pourrois faire ? Je perdrois ma propre estime, & je ne gagnerois rien à la place.
C’est ainsi que raisonnant avec moi-même je parvins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes par des argumens captieux, par des objections insolubles, & par des difficultés qui passoient ma portée & peut-être celle de l’esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j’avois pu lui donner, s’accoutuma si bien à s’y reposer à l’abri de ma conscience, qu’aucune doctrine étrangere ancienne ou nouvelle ne peut plus l’émouvoir, ni troubler un instant mon repos. Tombé dans la langueur & l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnemens sur lesquels je fondois ma croyance & mes maximes ; mais je n’oublierai jamais les conclusions que j’en ai tirées avec l’approbation de ma conscience & de ma raison, & je m’y tiens désormais. Que tous les philosophes viennent ergoter contre : ils perdront leur tems & leurs peines. Je me tiens pour le reste de ma vie en toute chose, au parti que j’ai pris quand j’étois plus en état de bien choisir.
Tranquille dans ces dispositions, j’y trouve, avec le contentement de moi, l’espérance & les consolations dont j’ai besoin dans ma situation. Il n’est pas possible qu’une solitude aussi complete, aussi permanente, aussi triste en elle-même, l’animosité toujours sensible & toujours active de toute la génération présente, les indignités dont elle m’accable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans l’abattement, l’espérance ébranlée, les doutes décourageans reviennent encore de tems à autre troubler mon ame & la remplir de tristesse. C’est alors qu’incapable des opérations de l’esprit nécessaires pour me rassurer moi-même, j’ai besoin de me rappeller mes anciennes résolutions, les soins, l’attention, la sincérité de cœur que j’ai mises à les prendre reviennent alors à mon souvenir & me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes, qui n’ont qu’une fausse apparence, & ne sont bonnes qu’à troubler mon repos.
Ainsi retenu dans l’étroite sphere de mes anciennes connoissances, je n’ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant, & je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumieres utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état. C’est-là qu’il seroit tems d’enrichir & d’orner mon ame d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l’offusque & l’aveugle, & voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misere de toutes ces connoissances dont nos faux savans sont si vains. Elle gémira des momens perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale, sont un bien qu’on emporte avec soi, & dont on peut s’enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette unique & utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré !