Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, &
déjà je sens qu’il touche à sa fin. Un autre amusement lui
succéde, m’absorbe, & m’ôte même le tems de rêver. Je m’y
livre avec un engouement qui tient de l’extravagance & qui
me fait rire moi-même quand j’y réfléchis ; mais je ne m’y
livre pas moins, parce que dans la situation où me voilà, je
n’ai plus d’autre regle de conduite que de suivre en tout mon
penchant sans contrainte. Je ne peux rien à mon sort, je n’ai
que des inclinations innocentes, & tous les jugemens des
hommes étant désormais nuls pour moi, la sagesse même
veut qu’en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me
flatte, soit en public, soit à-part-moi, sans autre regle que
ma fantaisie, & sans autre mesure que le peu de force qui
m’est resté. Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture,
& à la Botanique pour toute occupation. Déjà vieux j’en avois
pris la premiere teinture en Suisse auprès du Docteur d’Ivernois,
& j’avois herborisé assez heureusement durant mes voyages
pour prendre une connoissance passable du regne végétal.
Mais devenu plus que sexagénaire & sédentaire à Paris, les forces
commençant à me manquer pour les grandes herborisations,
& d’ailleurs assez livré à ma copie de musique pour n’avoir
pas besoin d’autre occupation, j’avois abandonné cet amusement
qui ne m’étoit plus nécessaire ; j’avois rendu mon herbier,
j’avois vendu mes livres, content de revoir quelquefois
les plantes communes que je trouvois autour de Paris dans
mes promenades. Durant cet intervalle le peu que je savois s’est presque entièrement effacé de ma mémoire, & bien plus rapidement qu’il ne s’y étoit gravé.
Tout-d’un-coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j’avois & des forces qui me restoient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans l’herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la premiere fois, me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray & de connoître toutes les plantes connues sur la terre. Hors d’état de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu’on m’a prêtés & résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j’y mette toutes les plantes de la mer & des Alpes & de tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil la bourrache & le séneçon ; j’herborise savamment sur la cage de mes oiseaux & à chaque nouveau brin d’herbe que je rencontre je me dis avec satisfaction : voilà toujours une plante de plus.
Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie, je la trouve très-raisonnable, persuadé que dans la position où je suis, me livrer aux amusemens qui me flattent est une grande sagesse, & même une grande vertu : c’est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine, & pour trouver encore dans ma destinée du goût à quelque amusement, il faut assurément avoir un naturel bien épuré de toutes passions irascibles. C’est me venger de mes persécuteurs à ma manière, je ne saurois les punir plus cruellement que d’être heureux malgré eux.
Oui, sans doute la raison me permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui m’attire & que rien ne m’empêche de suivre, mais elle ne m’apprend pas pourquoi ce penchant m’attire, & quel attroit je puis trouver à une vaine étude faite sans profit, sans progrès, & qui, vieux radoteur déjà caduc & pesant, sans facilité, sans mémoire me ramène aux exercices de la jeunesse & aux leçons d’un écolier. Or c’est une bizarrerie que je voudrois m’expliquer ; il me semble que, bien éclaircie, elle pourroit jeter quelque nouveau jour sur cette connaissance de moi-même à l’acquisition de laquelle j’ai consacré mes derniers loisirs.
J’ai pensé quelquefois assez profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré & comme par force : la rêverie me délasse & m’amuse, la réflexion me fatigue & m’attriste penser fut toujours pour moi une occupation pénible & sans charme. Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, & durant ces égaremens mon ame erre & plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination dans des extases qui passent toute autre jouissance.
Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté toute autre occupation me fut toujours insipide. Mais quand, une fois jeté dans la carriere littéraire par des impulsions étrangères, je sentis la fatigue du travail d’esprit & l’importunité d’une célébrité malheureuse, je sentis en même tems languir & s’attiédir mes douces rêveries, & bientôt forcé de m’occuper malgré moi de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces chères extases qui durant cinquante ans m’avoient tenu lieu de fortune & de gloire, & sans autre dépense que celle du tems m’avoient rendu dans l’oisiveté le plus heureux des mortels.
J’avois même à craindre dans mes rêveries que mon imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son activité, & que le continuel sentiment de mes peines, me resserrant le cœur par degrés, ne m’accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m’est naturel, me faisant fuir toute idée attristante, imposa silence à mon imagination et, fixant mon attention sur les objets qui m’environnoient me fit pour la premiere fois détailler le spectacle de la nature, que je n’avois guère contemplé jusqu’alors qu’en masse & dans son ensemble.
Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure & le vêtement de la terre. Rien n’est si triste que l’aspect d’une campagne nue & pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon & des sables. Mais vivifiée par la nature & revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux & du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d’intérêt & de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux & son cœur ne se lassent jamais.
Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord. Une rêverie douce & profonde s’empare alors de ses sens, & il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent, il ne voit & ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particuliere resserre ses idées & circonscrive son imagination pour qu’il puisse observer par partie cet univers qu’il s’efforçoit d’embrasser.
C’est ce qui m’arriva naturellement quand mon cœur resserré par la détresse rapprochoit & concentroit tous ses mouvemens autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à s’évaporer & s’éteindre dans l’abattement où je tombais par degré. J’errois nonchalamment dans les bois & dans les montagnes, n’osant penser de peur d’attiser mes douleurs. Mon imagination qui se refuse aux objets de peine laissoit mes sens se livrer aux impressions légères mais douces des objets environnans. Mes yeux se promenoient sans cesse de l’un à l’autre, & il n’étoit pas possible que dans une variété si grande il ne s’en trouvât qui les fixoient davantage & les arrêtoient plus long-tems.
Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans l’infortune repose, amuse, distroit l’esprit & suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion & la rend plus séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes semblent se disputer à l’envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu’aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces, & si cet effet n’a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c’est dans les uns faute de sensibilité naturelle & dans la plupart que leur esprit trop occupé d’autres idées ne se livre qu’à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens.
Une autre chose contribue encore à éloigner du règne végétal l’attention des gens de goût ; c’est l’habitude de ne chercher dans les plantes que des drogues & des remèdes. Théophraste s’y étoit pris autrement, & l’on peut regarder ce philosophe comme le seul botaniste de l’antiquité aussi n’est-il presque point connu parmi nous ; mais grâce à un certain Dioscoride, grand compilateur de recettes, & à ses commentateurs la médecine s’est tellement emparée des plantes transformées en exemples qu’on n’y voit que ce qu’on n’y voit point, avoir les prétendues vertus qu’il plaît au tiers & au quart de leur attribuer. On ne conçoit pas que organisation végétale puisse par elle-même mériter quelque attention ; des gens qui passent leur vie arranger savamment des coquilles se moquent de la botanique comme d’une étude inutile quand on n’y joint pas, comme ils disent, celle des propriétés, c’est-à-dire quand on n’abandonne pas l’observation de la nature qui ne ment point & qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement à l’autorité des hommes qui sont menteurs & qui affirment beaucoup de choses qu’il faut croire sur une parole, fondée elle-même le plus souvent sur l’autorité d’autrui. Arrêtez-vous dans une prairie émaillée à examiner successivement les fleurs dont elle brille, ceux qui vous verront faire, vous prenant pour un frater, vous demanderont des herbes pour guérir la rogne des enfans, la gale des hommes ou la morve des chevaux.
Ce dégoûtant préjugé est détruit en partie dans les autres pays & sur-tout en Angleterre grâce à Linnæus qui a un peu tiré la botanique des écoles de la pharmacie pour la rendre à l’histoire naturelle & aux usages économiques, mais en France où cette étude a moins pénétré chez les gens du monde, on est resté sur ce point tellement barbare qu’un bel esprit de Paris voyant à Londres tel jardin de curieux plein d’arbres & de plantes rares s’écria pour tout éloge : Voilà un fort beau jardin d’apothicaire ! À ce compte le premier apothicaire fut Adam. Car il n’est pas aisé d’imaginer un jardin mieux assorti de plantes que celui d’Eden.
Ces idées médicinales ne sont assurément guère propres à rendre agréable l’étude de la botanique, elles flétrissent l’émail des prés, l’éclat des fleurs, dessèchent la fraîcheur des bocages, rendent la verdure & les ombrages insipides & dégoûtans ; toutes ces structures charmantes & gracieuses intéressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, & l’on n’ira pas chercher des guirlandes pour les bergères parmi des herbes pour les lavemens.
Toute cette pharmacie ne souilloit point mes images champêtres ; rien n’en étoit plus éloigné que des tisanes & des emplâtres. J’ai souvent pensé en regardant de près les champs, les vergers, les bois & leurs nombreux habitans que le règne végétal étoit un magasin d’alimens donnés par la nature à l’homme & aux animaux. Mais jamais il ne m’est venu à l’esprit d’y chercher des drogues & des remedes. Je ne vois rien dans ses diverses productions qui m’indique un pareil usage, & elle nous auroit montré le choix si elle nous l’avoit prescrit, comme elle a fait pour les comestibles. Je sens même que le plaisir que je prends à parcourir les bocages seroit empoisonné par le sentiment des infirmités humaines s’il me laissoit penser à la fièvre, à la pierre, à la goutte & au mal caduc. Du reste je ne disputerai point aux végétaux les grandes vertus qu’on leur attribue ; je dirai seulement qu’en supposant ces vertus réelles, c’est malice pure aux malades de continuer à l’être ; car de tant de maladies que les hommes se donnent il n’y en a pas une seule dont vingt sortes d’herbes ne guérissent radicalement.
Ces tournures d’esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, & qui feroient regarder avec indifférence toute la nature si l’on se portoit toujours bien, n’ont jamais été les miennes. Je me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes : tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste & gâte mes pensées, & jamais je n’ai trouvé de vrai charme aux plaisirs de l’esprit qu’en perdant tout à fait de vue l’intérêt de mon corps. Ainsi quand même je croirois à la médecine, quand même ses remèdes seroient agréables, je trouverois jamais à m’en occuper ces délices que donne une contemplation pure & désintéressée & mon ame ne sauroit s’exalter & planer sur la nature, tant que je la sens tenir aux liens de mon corps. D’ailleurs sans avoir eu jamais grande constance à la médecine, j’en ai eu beaucoup à des médecins que j’estimais, que j’aimais, & à qui je laissais gouverner ma carcasse avec pleine autorité. Quinze ans d’expérience m’ont instruit à mes dépens ; rentré maintenant sous les seules lois de la nature, j’ai repris par elle ma premiere santé. Quand les médecins n’auroient point contre moi d’autres griefs, qui pourroit s’étonner de leur haine ? Je suis la preuve vivante de la vanité de tout art & de l’inutilité de leurs soins. Non, rien de personnel, rien qui tienne à l’intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon ame. Je médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissemens inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes freres, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs au tout je ne pouvois être heureux que de la félicité publique, & jamais l’idée d’un bonheur particulier n’a touché mon cœur que quand j’ai vu mes freres ne chercher le leur que dans ma misere. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors, me réfugiant chez la mere commune, j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfans, je suis devenu solitaire, ou comme ils disent, insociable & misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paroît préférable à la société des méchans, qui ne se nourrit que de trahisons & de haine.
Forcé de m’abstenir de penser, de peur de penser à mes malheurs malgré moi, forcé de contenir les restes d’une imagination riante mais languissante, que tant d’angoisses pourroient effaroucher à la fin ; forcé de tâcher d’oublier les hommes, qui m’accablent d’ignominie & d’outrages de peur que l’indignation ne m’aigrît enfin contre eux, je ne puis cependant me concentrer tout entier en moi-même, parce que mon ame expansive cherche malgré que j’en aie à étendre ses sentimens & son existence sur d’autres êtres, & je ne puis plus comme autrefois me jeter tête baissée dans ce vaste océan de la nature, parce que mes facultés affaiblies & relâchées ne trouvent plus d’objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée pour s’y attacher fortement & que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. Mes idées ne sont presque plus que des sensations, & la sphère de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis immédiatement entouré.
Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n’imaginant plus, pensant encore moins, & cependant doué d’un tempérament vif qui m’éloigne de l’apathie languissante & mélancolique, je commençai de m’occuper, de tout ce qui m’entourait, & par un instinct fort naturel je donnai la préférence aux objets les plus agréables. Le règne minéral n’a rien en soi d’aimable & d’attrayant ; ses richesses enfermées dans le sein de la terre semblent avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité. Elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément aux véritables richesses qui sont plus à sa portée & dont il perd le goût à mesure qu’il se corrompt. Alors il faut qu’il appelle l’industrie, la peine & le travail au secours de ses miseres ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa vie & aux dépens de sa santé des biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offroit d’elle-même quand il savoit en jouir. Il fuit le soleil & le jour qu’il n’est plus digne de voir ; il s’enterre tout vivant & fait bien, ne méritant plus de vivre à la lumiere du jour. Là, des carrières des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de marteaux de fumée & de feu succèdent aux douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que l’appareil des mines substitue au sein de la terre, à celui de la verdure & des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux & des laboureurs robustes sur sa surface.
Il est aisé, je l’avoue, d’aller ramassant du sable & des pierres, d’en remplir ses poches & son cabinet & de se donner avec cela les airs d’un naturaliste : mais ceux qui s’attachent & se bornent à ces sortes de collections sont pour l’ordinaire de riches ignorans qui ne cherchent à cela que le plaisir de l’étalage. Pour profiter dans l’étude des minéraux, il faut être chimiste & physicien ; il faut faire des expériences pénibles & coûteuses, travailler dans des laboratoires, dépenser beaucoup d’argent & de tems parmi le charbon, les creusets, les fourneaux, les cornues, dans la fumée & les vapeurs étouffantes, toujours au risque de sa vie & souvent aux dépens de sa santé. De tout ce triste & fatigant travail résulte pour l’ordinaire beaucoup moins de savoir que d’orgueil, & où est le plus médiocre chimiste qui ne croye pas avoir pénétré toutes les grandes opérations de la nature pour avoir trouvé, par hasard peut-être, quelques petites combinaisons de l’art ?
Le regne animal est plus à notre portée & certainement mérite encore mieux d’être étudié. Mais enfin cette étude n’a-t-elle pas aussi ses difficultés ses embarras, ses dégoûts & ses peines ? Surtout pour un solitaire qui n’a ni dans ses jeux ni dans ses travaux d’assistance à espérer de personne. Comment observer, disséquer, étudier, connoître les oiseaux dans les airs, les poissons dans les eaux les quadrupèdes plus légers que le vent, plus forts que l’homme & qui ne sont pas plus disposés à venir s’offrir à mes recherches que moi de courir après eux pour les y soumettre de force ? J’aurois donc pour ressource des escargots, des vers, des mouches, & je passerois ma vie à me mettre hors d’haleine pour courir après des papillons, à empaler de pauvres insectes, à disséquer des souris quand j’en pourrois prendre ou les charognes des bêtes que par hasard je trouverois mortes. L’étude des animaux n’est rien sans l’anatomie, c’est par elle qu’on apprend à les classer, à distinguer les genres, les espèces. Pour les étudier par leurs mœurs, par leurs caractères, il faudroit avoir des volières, des viviers, des ménageries il faudroit les contraindre en quelque maniere que ce pût être à rester rassemblés autour de moi. Je n’ai ni le goût ni les moyens de les tenir en captivité, ni l’agilité nécessaire pour les suivre dans leurs allures quand ils sont en liberté. Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes ! Quel appareil affreux qu’un amphithéâtre anatomique, des cadavres puans, de baveuses & livides chairs, du sang des intestins dégoûtans, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles ! Ce n’est pas là, sur ma parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusemens.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frois, ruisseaux, bosquets, verdure venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon ame morte à tous les grands mouvemens ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles ; je n’ai plus que des sensations, & ce n’est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas. Attiré par les rians objets qui m’entourent, je les considère, je les contemple, je les compare, j’apprends enfin à les classer & me voilà tout d’un coup aussi botaniste qu’a besoin de l’être celui qui ne veut étudier la nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l’aimer.
Je ne cherche point à m’instruire : il est trop tard. D’ailleurs je n’ai jamais vu que tant de science contribuât au bonheur de la vie. Mais je cherche à me donner des amusemens doux & simples que je puisse ajouter sans peine & qui me distroient de mes malheurs. Je n’ai ni dépense à faire ni peine à prendre pour errer nonchalamment d’herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caractères, pour marquer leurs rapports & leurs différences, enfin pour observer l’organisation végétale de maniere à suivre la marche & le jeu des machines vivantes, à chercher quelquefois avec succès leurs lois générales, la raison & la fin de leurs structures diverses, & à me livrer au charme de l’admiration reconnaissante pour la main qui me fait jouir de tout cela.
Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre comme les étoiles dans le ciel, pour inviter l’homme par l’attroit du plaisir & de la curiosité à l’étude de la nature, mais les astres sont placés loin de nous, il faut des connaissances préliminaires, des instrumens, des machines, de bien longues échelles pour les atteindre & les rapprocher à notre portée. Les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds & dans nos mains pour ainsi dire, & si la petitesse de leurs parties essentielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les instrumens qui les y rendent sont d’un beaucoup plus facile usage que ceux de l’astronomie. La botanique est l’étude d’un oisif & paresseux solitaire : une pointe & une loupe sont tout l’appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, il erre librement d’un objet à l’autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt & curiosité, & sitôt qu’il commence à saisir les lois de leur structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s’il lui en coûtoit beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu’on ne sent que dans le plein calme des passions mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse & douce ; mais sitôt qu’on y mêle un motif d’intérêt ou de vanité, soit pour remplir des places ou pour faire des livres, sitôt qu’on ne veut apprendre que pour instruire, qu’on n’herborise que pour devenir auteur ou professeur, tout ce doux charme s’évanouit, on ne voit plus dans les plantes que des instrumens de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai plaisir dans leur étude, on ne veut plus savoir mais montrer qu’on sait, & dans les bois on n’est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de s’y faire admirer ou bien se bornant à la botanique de cabinet & de jardin tout au plus, au lieu d’observer les végétaux dans la nature, on ne s’occupe que de systèmes & de méthodes ; matiere éternelle de dispute qui ne fait pas connoître une plante de plus & ne jette aucune véritable lumiere sur l’histoire naturelle & le règne végétal. De-là les haines, les jalousies, que la concurrence de célébrité excite chez les botanistes auteurs autant & plus que chez les autres savans. En dénaturant cette aimable étude ils la transplantent au milieu des villes & des académies où elle ne dégénère pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux.
Des dispositions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une espèce de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n’ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons, dans les bois, pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes & aux atteintes des méchans. Il me semble que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre & paisible comme si je n’avois plus d’ennemis ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes comme il les éloigne de mon souvenir, & je m’imagine dans ma bêtise qu’en ne pensant point à eux ils ne penseront point à moi. Je trouve une si grande douceur dans cette illusion que je m’y livrerois tout entier si ma situation, ma foiblesse & mes besoins me le permettaient. Plus la solitude où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, & ceux que mon imagination me refuse ou que ma mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que la terre, non forcée par les hommes, offre à mes yeux de toutes parts. Le plaisir d’aller dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre celui d’échapper à mes persécuteurs et, parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes, je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus.
Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis un jour du côté de la Robaila montagne du justicier Clerc. J’étois seul, je m’enfonçai dans les anfractuosités de la montagne, & de bois en bois, de roche en roche, je parvins à un réduit si caché que je n’ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux dont plusieurs tombés de vieillesse & entrelacés les uns dans les autres fermoient ce réduit de barrières impénétrables, quelques intervalles que laissoit cette sombre enceinte n’offroient au-delà que des roches coupées à pic & d’horribles précipices que je n’osais regarder qu’en me couchant sur le ventre. Le duc la chevêche & l’orfraie faisoient entendre leurs cris dans les fentes de la montagne, quelques petits oiseaux rares mais familiers tempéroient cependant l’horreur de cette solitude. Là je trouvai la Dentaire héptaphyllos, le Cyclamen, le Nidus avis, le grand Laserpitium & quelques autres plantes qui me charmerent & m’amuserent long-tems. Mais insensiblement dominé par la forte impression des objets, j’oubliai la botanique & les plantes, je m’assis sur des oreillers de Lycopodium & de mousses, & je me mis à rêver plus à mon aise en pensant que j’étois là dans un refuge ignoré de tout l’univers où les persécuteurs ne me déterreroient pas. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparois à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, & je me disais avec complaisance : Sans doute je suis le premier mortel qui oit pénétré jusqu’ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanois dans cette idée, j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnoître ; j’écoute : le même bruit se répete & se multiplie. Surpris & curieux je me leve, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d’où venoit le bruit, & dans une combe à vingt pas du lieu même où je croyois être parvenu le premier j’aperçois une manufacture de bas.
Je ne saurois exprimer l’agitation confuse & contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette découverte. Mon premier mouvement fut un sentiment de joie de me retrouver parmi des humains où je m’étois cru totalement seul. Mais ce mouvement plus rapide que l’éclair, fit bientôt place à un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres mêmes des Alpes échapper aux cruelles mains des hommes, acharnés à me tourmenter. Car j’étois bien sûr qu’il n’y avoit peut- être pas deux hommes dans cette fabrique qui se fussent initiés dans le complot dont le prédicant Montmollin s’étoit fait le chef, & qui tiroit de plus loin ses premiers mobiles. Je me hâtai d’écarter cette triste idée & je finis par rire en moi-même & de ma vanité puérile & de la maniere comique dont j’en avois été puni.
Mais en effet qui jamais eût dû s’attendre à trouver une manufacture dans un précipice ! Il n’y que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage & de l’industrie humaine. La Suisse entiere n’est pour ainsi dire qu’une grande ville dont les rues, larges & longues plus que celle de Saint-Antoine, sont semées de forêts, coupées de montagnes, & dont les maisons éparses & isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglais. Je me rappelai à ce sujet une autre herborisation que du Peyrou, d’Escherny, le colonel Pury, le justicier Clerc & moi avions faite il y avoit quelque tems sur la montagne de Chasseron, du sommet de laquelle on découvre sept lacs. On nous dit qu’il n’y avoit qu’une seule maison sur cette montagne, & nous n’eussions sûrement pas deviné la profession de celui qui l’habitoit si l’on n’eût ajouté que c’étoit un libraire, & qui même faisoit fort bien ses affaires dans le pays. Il me semble qu’un seul fait de cette espèce fait mieux connoître la Suisse que toutes les descriptions des voyageurs.
En voici un autre de même nature ou à peu près qui ne fait pas moins connoître un peuple fort différent. Durant mon séjour à Grenoble je faisais souvent de petites herborisations hors de la ville avec le sieur Bovier avocat de ce pays-là, non pas qu’il aimât ni sût la botanique, mais parce que s’étant fait mon garde de la manche, il se faisait, autant que la chose étoit possible, une loi de ne pas me quitter d’un pas. Un jour nous nous promenions le long de l’Isère dans un lieu tout plein de saules épineux. Je vis sur ces arbrisseaux des fruits mûrs j’eus la curiosité d’en goûter et, leur trouvant une petite acidité très-agréable, je me mis à manger de ces grains pour me rafraîchir ; le sieur Bovier se tenoit à côté de moi sans m’imiter & sans rien dire. Un de ses amis survint, qui me voyant picorer ces grains me dit : eh ! monsieur, que faites-vous là ? Ignorez-vous que ce fruit empoisonne ? Ce fruit empoisonne, m’écriai-je tout surpris. Sans doute, reprit-il, & tout le monde fait si bien cela, que
C’eft sans doute la reflemblance des noms qui a entraîné M. Roufleau k appliquer l’anecdote du Libraire, à ClwJJ’cron , au lieu de Chafftral , autre montagne trcs-élevée fur ks frontières de la Principauté de Neufçhâtel. personne dans le pays ne s’avise d’en goûter." Je regardai le sieur Bovier & je lui dis : "Pourquoi donc ne m’avertissiez-vous pas ? — Ah ! monsieur me répondit-il d’un ton respectueux, je n’osais pas prendre cette liberté." Je me mis à rire de cette humilité dauphinoise, en discontinuant néanmoins ma petite collation. J’étois persuadé, comme je le suis encore, que toute production naturelle agréable au goût ne peut être nuisible au corps ou ne l’est du moins que par son excès. Cependant j’avoue que je m’écoutai un peu tout le reste de la journée : mais j’en fus quitte pour un peu d’inquiétude, je soupai très-bien, dormis mieux, & me levai le matin en parfaite santé, après avoir avalé la veille quinze ou vingt grains de ce terrible Hippophage, qui empoisonne à très-petite dose, à ce que tout le monde me dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure me parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais sans rire de la singuliere discrétion de M. l’avocat Bovier.
Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local, des objets qui m’ont frappé, les idées qu’il m’a fait naître, les incidents qui s’y sont mêlés, tout cela m’a laissé des impressions qui se renouvellent par l’aspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes, dont l’aspect a toujours touché mon cœur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier & bientôt il m’y transporte. Les fragmens des plantes que j’y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d’herborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme & produit l’effet d’un optique qui les peindroit derechef à mes yeux. C’est la chaîne des idées accessoires qui m’attache à la botanique. Elle rassemble & rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flattent davantage. Les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix sur-tout & le repos qu’on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages, & tous les maux dont ils ont payé mon tendre & sincère attachement pour eux. Elle me transporte dans des habitations paisibles au milieu de gens simples & bons tels que ceux avec qui j’ai vécu jadis. Elle me rappelle & mon jeune âge & mes innocents plaisirs, elle m’en fait jouir derechef, & me rend heureux bien souvent encore au milieu du plus triste sort qu’oit subi jamais un mortel.