Les Révolutions et les dictatures de l'Amérique du Sud en 1859
Ce monde est un vaste laboratoire où tout subit la grande, la mystérieuse et implacable loi de la transformation, du travail et de l’épreuve. D’une extrémité à l’autre du globe, des races qui se connaissent à peine s’agitent dans des sphères d’action différentes. La civilisation apparaît à la fois à tous les degrés, dans ses phénomènes les plus caractéristiques, mœurs, religions, organisations politiques, crises intérieures qui dégénèrent en révolutions, antagonismes nationaux d’où naissent les guerres. Une des œuvres les plus curieuses, les plus instructives, je l’ai toujours pensé, serait celle où, à travers des faits rassemblés avec un zèle sérieux d’exactitude, distribués dans un ordre simple et juste, on sentirait palpiter cette vie universelle. Par là on arriverait à connaître les directions essentielles du monde contemporain et à suivre la fortune inégale de tous les peuples engagés dans les luttes de la vie. Napoléon, qu’on a cru communément peu accessible aux émotions poétiques, écrivait un jour à son frère Joseph qu’il lisait les états de ses troupes, et qu’il goûtait à cette lecture autant de plaisir qu’une jeune fille en pouvait prendre à lire un roman : c’est que dans ces chiffres, muets et énigmatiques pour d’autres, ce terrible esprit voyait se dessiner et se mouvoir sa pensée ; il lisait le roman de ses aventures démesurées dans cette sèche statistique. Tout le monde n’est pas Napoléon, — heureusement ; mais cet intérêt que l’empereur, en vrai chef guerrier, trouvait dans les états de ses armées, ceux qui réfléchissent sont plus naturellement fondés, ce me semble, à le chercher dans cet ensemble de faits et même de chiffres, qui sont en quelque sorte les états de la vie des peuples. La presse est le reflet quotidien de cette vie dans ce qu’elle a de plus actuel comme aussi dans ce qu’elle a de confus et souvent de contradictoire. L’œuvre d’une périodicité annuelle qui laissera un peu mûrir les événemens, qui permettra aux résultats de se dégager et aux contradictions du moment de se dissiper, cette œuvre sera déjà de l’histoire, une histoire constatant d’année en année les progrès des uns, la stagnation ou le déclin des autres, les efforts de tous. Ce sera la statistique morale, politique, diplomatique et matérielle de tous les pays, des extrémités de l’Orient jusqu’en Europe, du fond de l’Amérique jusqu’à l’empire de Russie ; en un mot, ce sera l’Annuaire des Deux Mondes, un livre qui fait son chemin depuis dix ans, où bien des fois on a puisé sans le dire, et qui deviendra un des plus étendus comme un des plus sérieux documens d’histoire contemporaine. Ce recueil, lui aussi, est l’état de cette grande armée dont les soldats sont des nations.
Assurément, dans toutes ces contrées dont l’Annuaire des Deux Mondes décrit encore une fois l’histoire ; et dont il fait l’abondant inventaire, il y a bien des problèmes qui s’agitent aujourd’hui, qui s’agitaient déjà il y a un an. Dans l’Inde, une insurrection formidable est à peine domptée après avoir contraint la puissance anglaise à un immense effort. En Chine, un choc est toujours imminent entre la civilisation de l’Occident et l’esprit oriental. Plus près de nous, sous nos yeux, la Russie poursuit la laborieuse expérience d’une transformation sociale par l’affranchissement des serfs de l’empire, L’Autriche, qui, après une guerre malheureuse, semble imiter en tout la Russie, s’est repliée en elle-même, et dans son recueillement elle trouve, elle aussi, à ce qu’il paraît, une leçon de progrès intérieur. La Prusse flotte de son côté entre des habitudes qui la rattachent aux traditions du droit de 1815 et les tentations d’agrandissement qui furent la politique de Frédéric II, le plus déterminé des annexionistes à coup sûr. L’Allemagne, profondément remuée et incertaine, se demande dans quelle sphère d’action elle sera entraînée, tandis que la lutte engagée en Italie s’est dénouée par la reconstitution d’une nationalité à qui il ne manque qu’une prudence virile pour assurer ce que les armes ont conquis. Au-delà des Pyrénées même, un ébranlement de patriotisme a jeté l’Espagne dans une guerre avec le Maroc. Vers quelque point du monde que le regard se dirige, il trouve des changemens, les uns à peine entrevus, d’autres irrévocablement accomplis. Ne parlons pas même, si l’on veut, des événemens qui sont la partie dramatique et presque romanesque de l’histoire. Comment tous ces pays sont-ils organisés ? Quels sont leurs moyens d’action et leurs ressources ? Où est le rapport entre leurs institutions et les tendances de leur politique extérieure ? Ce sont là les élémens sérieux, positifs, de cette vaste enquête qui embrasse à la fois les deux hémisphères.
Un des épisodes les plus curieux vraiment dans cette universelle histoire est ce qui se passe tous les jours dans le Nouveau-Monde, aux États-Unis d’abord sans doute, et aussi dans cette partie de l’Amérique où la race espagnole est restée maîtresse et dominatrice. Là également et plus qu’en toute autre région est le doute, le problème. Il s’agit de savoir comment la civilisation prendra racine sur ce sol tourmenté, si la race hispano-américaine, par son travail et par son industrie, est apte à rester la souveraine de cet immense continent qu’elle occupe, ou si elle est définitivement et incurablement condamnée à tourner dans un cercle d’agitations stériles et sans grandeur, en attendant que d’autres viennent suppléer à son incapacité. Voici en effet des populations émancipées depuis cinquante ans et peu nombreuses encore, répandues dans des contrées sans limites. Leur première pensée devait être de fonder leur indépendance et leur nationalité sur des bases solides et durables, en consacrant tous leurs efforts à régulariser leur vie, à développer leurs forces naturelles ; elles se créent au contraire une existence factice, sans sécurité et sans profit. Elles devraient sentir le prix de l’union, de la cohésion ; elles se divisent, elles se morcellent. Dans un même pays, il y a des provinces, des villes toujours en guerre. Un trait distinctif de ces quinze républiques hispano-américaines, c’est l’identité de toutes les questions de civilisation morale et matérielle. Des circonstances locales peuvent donner un caractère particulier à l’existence de chacun de ces états. Ces différences, plus accidentelles que profondes, tiennent à la position géographique, à l’action plus ou moins violente de certaines influences, à des combinaisons d’intérêts ou de passions qui se compliquent indéfiniment, sans perdre le caractère primitif d’une origine commune.
Si l’on veut se rendre un compte exact de l’état de ces contrées, il faut s’arrêter peu à ces apparences aussi bien qu’aux noms dont se décorent les partis, acharnés à se disputer un pouvoir chimérique sous des drapeaux divers. Que selon les pays les partis s’appellent libéraux et conservateurs, ou radicaux et oligarques, ou fédéralistes et unitaires, ces classifications n’ont qu’un rapport lointain avec le sens attaché à ces mots de la langue politique. Ce ne sont pas des luttes d’idées et de systèmes qui s’agitent, ce sont plutôt des luttes de passions et d’ambitions. On en est encore dans l’Amérique du Sud au conflit orageux entre les vieilles traditions du régime colonial et un instinct vague de réorganisation qui n’a pu arriver jusqu’ici à se formuler, et à travers tout le phénomène prédominant et caractéristique reste toujours ce qu’on nomme au-delà de l’Atlantique le caudillage, le despotisme d’un chef de hasard, qui grandit par la guerre civile, dissout les congrès, règle des dettes nationales, se querelle avec les étrangers qui le gênent, et s’assure une autocratie de quelques années pour tomber ensuite comme il s’est élevé. On a cru voir autrefois une exception dans le général Rosas. Le dictateur argentin n’était que le type d’une race qui existe partout, et dont les spécimens contemporains sont les Monagas dans le Venezuela, Urbina dans l’Equateur, Carrera dans l’Amérique centrale, Castilla au Pérou, comme elle a produit autrefois Oribe, Lavalleja, Rivera, Florès, Belzu. Il y a maintenant juste un demi-siècle que les républiques hispano-américaines ont commencé leur mouvement d’émancipation, et il y a un demi-siècle que le drame continue. Quand s’arrêtera-t-il ? C’est le problème de l’Amérique du Sud tout entière, et à une telle question la plus instructive réponse est un coup d’œil jeté sur les plus récentes agitations de tous ces pays répandus dans le Nouveau-Monde espagnol : le Mexique et l’Amérique centrale, — les états qui formèrent autrefois la Colombie et qui s’étendent, sur l’Océan-Pacifique, jusqu’au Pérou et au Chili, — les républiques enfin qui remplissent de leurs querelles le grand bassin fluvial du Rio de la Plata. Ce sera, si l’on veut, un voyage à travers les révolutions et les dictatures de l’Amérique du Sud.
Le Mexique a bien quelque droit à la primauté dans l’histoire de l’anarchie américaine. Depuis qu’il existe comme état indépendant, il a parcouru les plus singulières vicissitudes. Il fut même un moment érigé en empire sous Iturbide en 1822, empire fort éphémère, qui dura moins d’un an. Depuis lors, la question est de savoir si le Mexique sera une république fédérative ou une république unitaire, s’il sera gouverné par le parti conservateur ou s’il passera sous la domination des radicaux, qui par un euphémisme bizarre s’appellent aussi les puros. Ce que cette question a déjà produit de révolutions et de présidences sous toutes les formes et sous tous les titres, ce qu’elle a fait naître de plans successifs de régénération, il serait difficile de le dire. Les événemens qui agitent depuis quelque temps le Mexique et qui l’ont rejeté plus que jamais dans la guerre civile ne sont que la continuation de ce conflit permanent ; ils remontent, par leur origine la plus immédiate, à quelques années déjà, à la révolution accomplie contre la dernière dictature du général Santa-Anna.
Le premier promoteur de cette révolution était un vieil Indien, le général Alvarez, qui a passé sa vie dans l’état de Guerrero, où il s’est créé une sorte de souveraineté féodale, et qui traînait jusqu’à Mexico ses bandes d’Indiens pintos. Le résultat le plus clair du mouvement fut la prédominance du radicalisme démocratique. Le signe du triomphe de la révolution fut le vote d’une constitution, en date de 1857, qui rétablissait le fédéralisme et réalisait l’idéal de la démocratie. Enfin un personnage du moment, M. Comonfort, qui n’avait été d’abord que le lieutenant du général Alvarez, devint lui-même président, tandis que le vieil Indien regagnait l’état de Guerrero avec ses bandes sauvages.
Succès éphémère pourtant ! Pressé entre les radicaux, qui le débordaient en le soupçonnant de tendances trop modérées, et une réaction conservatrice qui devenait déjà menaçante, M. Comonfort disparut. On était alors en 1858. Un pronunciamiento militaire provoqué d’abord par le président, puis tourné contre lui, renversa cette impuissante dictature d’un jour et donna le pouvoir à un nouveau chef, le général Félix Zuloaga, qui arrivait au gouvernement soutenu par l’armée et investi de la mission de faire prévaloir un plan dit de Tacubaya, destiné, comme tant d’autres, à assurer la régénération du Mexique. C’était un succès pour le parti conservateur, qui se voyait ainsi délivré soudainement de la domination des puros. Malheureusement le parti démocratique, vaincu à Mexico, s’agitait d’un autre côté dans les provinces, et relevait comme un drapeau la constitution de 1857. Le vice-président de la république, un petit Indien remuant et obstiné, radical intraitable, M. Benito Juarez, organisait une sorte de gouvernement pseudo-légal au nom de cette constitution ; après avoir erré de ville en ville, il finissait par aller s’établir à la Vera-Cruz, dont le parti révolutionnaire était parvenu à s’emparer.
Il y avait donc deux gouvernemens au Mexique. L’un était établi à Mexico même ; il avait pour lui une grande partie de l’armée, le clergé, tous les intérêts conservateurs. Sans être un pouvoir régulier par son origine, il était après tout maître de la capitale, et seul il était reconnu par les puissances étrangères, dont les agens avaient immédiatement noué des relations avec lui. L’autre gouvernement, expression de la légalité révolutionnaire qui venait d’être vaincue à Mexico, se personnifiait en M. Benito Juarez. Maître de la Vera-Cruz, c’est-à-dire du principal port de la république, il avait la main sur les douanes, et disposait d’une ressource pécuniaire qui lui permettait pour le moment de vivre et d’attendre. À défaut d’une armée régulière, il trouvait dans les provinces des partisans qui se levaient pour le défendre, — anciens gouverneurs, licenciés transformés en généraux, chefs de bandes toujours prêts à piller et à rançonner le pays sous un drapeau quelconque. La cause dite constitutionnelle avait également au nord l’appui d’un personnage qui n’a pas été le moins curieux dans ces dernières années, M. Santiago Vidaurri. Portant lui-même du sang indien dans les veines, opiniâtre et énergique, ayant la tête pleine de quelques idées confuses, et de plus d’ambition encore, M. Vidaurri avait passé trente ans à se frayer le chemin du pouvoir, et il y était arrivé, régnant à peu près en maître dans les provinces limitrophes des États-Unis, qu’il a menacé plus d’une fois de détacher du Mexique pour former Une république nouvelle de la Sierra-Madre. Pour le moment, c’était un auxiliaire de M. Juarez.
La lutte était ainsi engagée. La première nécessité pour le gouvernement qui siégeait à Mexico, c’était évidemment de briser ce réseau de résistances qui se formait autour de lui, pour arriver à pacifier la république, et à l’organiser d’une façon un peu plus régulière. Au nord, du côté de l’état de Jalisco, un corps d’armée, envoyé sous les ordres de deux jeunes officiers énergiques, Osollo et Miramon, obtint d’abord quelques succès. Osollo faisait capituler. plusieurs chefs constitutionnels ; il s’emparait de quelques villes et poursuivait victorieusement la campagne, lorsqu’il fut subitement frappé à mort dans un combat. C’était une perte pour le gouvernement de Mexico, car Osollo était un officier de capacité et de résolution dont on attendait beaucoup. Cette perte fut réparée toutefois par la présence au camp de l’armée du nord d’un homme tout jeune encore, également vigoureux, et qui allait bientôt prendre un rôle considérable dans les affaires du Mexique : c’était le général Miguel Miramon, qui avait été jusque-là le lieutenant d’Osollo, et qui passait au premier rang par la mort de ce dernier. Miramon prit avec une énergie nouvelle la direction de la guerre. Doué d’une vive intelligence militaire, plein de confiance en lui-même, il montra une activité infatigable, battit les factieux en toute rencontre, et releva l’ascendant du parti conservateur de telle façon que peu à peu tous les regards se tournèrent vers ce jeune général, à qui rien ne pouvait résister.
Les victoires de Miramon demeuraient par malheur assez stériles et n’avaient aucun résultat politique. Tandis que l’armée du nord, habilement conduite, battait les constitutionnels, l’armée de l’est, commandée par le général Echeagaray et dirigée contre la Vera-Cruz, perdait le temps à des opérations impuissantes. Le gouvernement de Mexico se montrait lui-même dépourvu de tout esprit d’initiative ; il vivait d’expédiens et ne tirait aucun profit des avantages obtenus par l’armée du nord. Le président élevé au pouvoir en janvier 1858 et adopté par le parti conservateur, le général Zuloaga, laissait voir une déplorable médiocrité politique, qui devenait une cause de déconsidération et de défiance universelle. Il en résulta une sorte d’équilibre entre le gouvernement de Mexico, au nom duquel Miramon poursuivait inutilement ses succès, et le gouvernement qui continuait à vivre à la Vera-Cruz, s’enhardissant de l’impuissance même des opérations dirigées contre lui. Tous les avantages qui avaient semblé favoriser le pouvoir de Zuloaga, reconnaissance du corps diplomatique, succès d’un général habile, ne servirent nullement à décider la question entre les partis. C’est de cet ensemble de faits que naquit une péripétie nouvelle dans la situation du Mexique. Le général Echeagaray, au lieu de tourner ses efforts contre la Vera-Cruz, qu’il était chargé de prendre, se mit en insurrection contre le président Zuloaga, de qui il tenait ses pouvoirs. Echeagaray avait fait son mouvement à Ayotla, en publiant, selon l’habitude, un nouveau plan politique. Le 23 décembre 1858, le général Roblès Pezuela, commandant de la garnison de Mexico, suivait l’impulsion et adoptait à son tour un programme qui n’était que le plan d’Ayotla un peu modifié. Zuloaga avait tout juste le temps de se réfugier à la légation britannique, tandis que Roblès devenait le maître de la capitale et du gouvernement. Le mot de ce pronunciamicnto, né du désordre universel, était la fusion ou la réconciliation des deux partis en lutte. On s’était hâté de nommer un comité où entraient le général Mariano Salas, le licencié Castaneda, le général Casanova ; une junte composée de cent cinquante notables devait se réunir peu de jours après pour élire un président provisoire, en attendant l’organisation définitive de la république, qui devait être l’œuvre d’un congrès où tous les partis seraient représentés.
Or il restait à savoir deux choses : d’abord comment M. Juarez répondrait, au nom des constitutionnels, à ces offres de conciliation qui lui étaient adressées, ensuite quelle serait l’attitude de Miramon en face des événemens qui venaient de s’accomplir. — M. Juarez répondit avec dédain aux propositions qui lui étaient transmises. Quant à Miramon, il était loin, et à l’heure même où cette crise éclatait à Mexico, il infligeait une rude défaite à l’un des principaux chefs constitutionnels, Santos Degollado. Une chose était visible toutefois, c’est que de l’attitude du commandant de l’armée du nord dépendait en grande partie le succès du mouvement de Mexico. Cette crise même augmenta l’importance du jeune général, et tel était l’ascendant qu’il exerçait déjà, que lorsque la junte se rassembla, le 1er janvier 1859, pour élire un président provisoire, ce fut lui qui réunit la majorité ; il eut 52 voix, le général Roblès n’en obtint que 46. Miramon, qui n’avait point quitté son armée, se trouvait élu, sans le savoir, chef suprême de la république à la place de Zuloaga, révolutionnairement déposé ; ce qu’il y avait de plus caractéristique, c’est qu’au moment de cette élection on ne connaissait pas même l’opinion de Miramon sur les derniers événemens.
La vérité est que le commandant de l’armée du nord condamnait énergiquement la sédition militaire qui avait renversé Zuloaga. Comme conservateur, il refusait de s’associer à un mouvement qui n’était qu’une avance impolitique faite au parti révolutionnaire ; comme militaire, il s’indignait d’un acte qui était le désaveu du sang versé par ses soldats. C’est dans ce sens qu’il répondit aux ouvertures que M. Roblès lui fit dès le premier moment pour obtenir son adhésion. C’est aussi dans ces dispositions que Miramon reçut à Guadalajara l’avis de son élection. Se laisserait-il gagner par l’appât offert à son ambition, et accepterait-il le bénéfice d’un mouvement qu’il réprouvait ? Nul ne connaissait ses desseins, peut-être ne savait-il pas lui-même ce qu’il ferait. Toujours est-il qu’il se rapprocha de Mexico sans trop se hâter, et que lorsqu’il y arriva le 21 janvier 1859, tout le monde commença à s’apercevoir que le jeune officier, parti presque inconnu quelques mois auparavant, rentrait en maître.
C’était un personnage nouveau dans l’histoire politique de la république mexicaine, personnage vraiment singulier, qui à vingt-six ans arrivait à une sorte de dictature, sans affectation d’empressement, sans nulle intrigue. Ce qu’on sait peu, c’est que l’homme qui a joué depuis un an, et qui joue encore un des premiers rôles au Mexique, est d’origine française. Sa famille est du Béarn et appartenait à la noblesse. Elle émigra en Espagne au dernier siècle ; le grand-père de don Miguel Miramon passa au Mexique comme aide-de-camp d’un des vice-rois ; son père, M. Bernardo Miramon, se maria dans le pays et y resta. C’est encore aujourd’hui un des plus vieux généraux mexicains. Le président actuel, né de ce mélange de sang français et espagnol, a été élevé à l’école militaire de Chapultepec. Il a commencé sa carrière en guerroyant contre les Américains du Nord ; mais jusqu’en 1858 il n’était encore qu’un jeune officier connu pour sa bravoure. La campagne dont la direction lui était échue par la mort d’Osollo suffit à sa fortune en révélant en lui le don du commandement, une singulière fermeté, de la promptitude de décision, une brillante valeur unie à une certaine réserve dans les actes et dans les paroles. C’est par ces qualités que Miramon était parvenu à inspirer à ses soldats la confiance absolue qu’il avait en lui-même, et qui avait fini par gagner le monde politique de Mexico. Aussi attendait-on son arrivée avec une vive anxiété. Pour tous, il était l’arbitre de la situation.
Miramon arriva à Mexico le 21 janvier sans escorte, évitant toute démonstration officielle, et il alla droit chez son père ; il arrivait mécontent, sentant sa force et ne cachant nullement ses dispositions sévères. Il reçut tout le monde avec hauteur. Le vieux général Salas voulut lui dire que s’il songeait à rétablir Zuloaga, il ne serait point appuyé : Miramon répondit qu’il ne comptait sur personne, si ce n’est sur son épée. Quant au général Roblès, qui était un officier du génie, il lui signifia de se préparer à l’accompagner dans les opérations qu’il méditait contre la Vera-Cruz. Les vieux généraux et d’autres murmuraient bien un peu des façons de ce dominateur de vingt-six ans, de ce muchacho, comme on disait, car ils n’étaient pas accoutumés à être ainsi traités ; on subissait néanmoins son ascendant. Sans accepter la présidence qui lui était dévolue par le vote de la junte, Miramon avait commencé par se faire nommer général en chef de l’armée mexicaine. Trois jours après, le 23 janvier, il rappelait à la présidence le général Félix Zuloaga. Le mouvement des généraux Echeagaray et Roblès était considéré comme non avenu. Zuloaga était donc solennellement rétabli le 24 janvier 1859.
Il était bien clair cependant que ce pouvoir restauré s’éclipsait entièrement derrière le hautain protecteur qui le remettait ainsi sur pied. Nul ne pouvait s’y tromper. Zuloaga seul peut-être avait la simplicité de se prendre au sérieux. Pour tout le monde à Mexico, cette situation n’était qu’un artifice, et en admettant même cette restauration comme un hommage rendu à un semblant de légalité, on sentait que la magistrature suprême devait aller là où était la réalité du pouvoir. C’est ce que le général Zuloaga lui-même était contraint de reconnaître, pressé par l’opinion, et une semaine était à peine écoulée qu’il abdiquait l’autorité présidentielle, la remettant par un décret à Miramon. Cette fois Miramon acceptait la situation qui lui était faite, et le 2 février il prenait possession du pouvoir par un discours où il disait des vérités un peu dures à tout le monde, même à son parti, ce que les conservateurs n’entendaient pas sans étonnement. Désormais on pouvait peut-être s’attendre à des fautes nées de l’inexpérience politique du nouveau président, et encore plus de l’inextricable situation du pays, — non à de la mollesse.
La première pensée de Miramon fut d’aller forcer le gouvernement de M. Juarez dans sa citadelle de la Vera-Cruz. Là était à ses yeux le nœud de la question. Après avoir formé un ministère et s’être procuré quelque argent par un impôt extraordinaire, le président partit le 16 février et dirigea ses forces contre la Vera-Cruz. Si Miramon n’avait eu qu’à vaincre l’ennemi qui était devant lui, il eût probablement réussi ; mais il était dans une de ces situations confuses où tout se déplace à chaque instant. Les opérations furent d’abord ralenties, puis neutralisées par une série de circonstances qui lui échappaient entièrement, et devaient le tenir en échec en multipliant les difficultés autour de lui.
Tant que Miramon avait été à l’armée du nord, il avait battu les constitutionnels dans toutes les rencontres et avait créé un semblant de pacification. En son absence, les constitutionnels retrouvèrent leur activité et leur audace ; ils se réunirent dans l’intérieur au nombre de sept ou huit mille hommes sous les ordres de don Santos Degollado, qui prit le titre de ministre de la guerre, s’emparèrent par surprise de la ville de Guanajuato et marchèrent sur Mexico. Cette armée, pillant et dévastant tout sur son passage, arriva le 21 mars à Tacubaya, aux portes de la capitale. Mexico se trouvait en état de siège et sous le coup d’un assaut toujours possible. Le 1er avril, les constitutionnels tentèrent l’attaque par la porte de San-Cosme ; ils furent repoussés, mais ils restaient encore menaçans à Tacubaya. Sur ces entrefaites, un des lieutenans les plus énergiques de Miramon, le général Leonardo Marquez, arriva avec des forces nouvelles, se mit immédiatement à la poursuite des fédéraux et les chassa vigoureusement au loin. Enfin Miramon se porta lui-même au secours de la capitale, obligé de se détourner ainsi de son expédition de la Vera-Cruz.
Un incident d’un ordre différent vint d’autre part modifier un peu les chances des partis en lutte en donnant un certain crédit, une sorte d’authenticité internationale, au gouvernement de M. Juarez et de ses adhérens. Jusque-là, le gouvernement de Mexico avait eu l’avantage d’être seul reconnu par les états étrangers. L’agent même des États-Unis, M. Forsyth, était resté accrédité auprès du général Zuloaga, Dès les premiers mois de 1859 cependant, on apprit que le cabinet de Washington se disposait à changer de politique vis-à-vis de la république mexicaine : effectivement M. Forsyth était remplacé par un nouvel envoyé, M. Mac-Lane, qui reconnaissait bientôt M. Juarez. Comment s’expliquait cette évolution ? Le voici : aussitôt après l’avènement de Zuloaga, M. Forsyth avait songé à tirer parti des circonstances et des embarras d’un pouvoir naissant, encore mal affermi, pour assurer quelque nouveau gage à l’invariable ambition de l’Union américaine. Il avait proposé un traité assurant aux États-Unis une cession de territoire déguisée sous forme d’une rectification de la frontière du nord, un droit de passage à perpétuité par l’isthme de Tehuantepec, le tout moyennant compensation pécuniaire pour le Mexique. Le cabinet du général Zuloaga s’était nettement refusé à une telle négociation, présentée comme une offre de secours, comme un acte de générosité des États-Unis. Dès ce moment, M. Forsyth avait manifesté une très médiocre sympathie pour le gouvernement de Mexico. Il redoublait d’aigreur, favorisait ostensiblement les menées des conspirateurs, et soutenait avec une vivacité impérieuse les réclamations des citoyens américains lésés dans leurs intérêts par des faits de guerre civile.
Bref, on en venait à une sorte de rupture. Les griefs des Américains du Nord étaient assurément fondés, comme ceux de beaucoup d’autres étrangers. Il y avait cependant une singulière logique à rendre le gouvernement de Mexico responsable des actes commis par ses ennemis, puis à se tourner vers le gouvernement de la Veva-Cruz, dont les défenseurs étaient justement ceux qui commettaient ces actes ! Ce changement de politique de la part des États-Unis avait évidemment un motif étranger aux réclamations des citoyens américains : on voulait obtenir de M. Juarez ce que M. Forsyth n’avait point obtenu du général Zuloaga. Le nouvel envoyé américain, M. Mac-Lane, arriva dans les premiers jours d’avril 1859 à la Vera-Cruz. Il était, dit-on, muni pour la forme d’instructions qui l’autorisaient à décider lui-même quel gouvernement il devait reconnaître au Mexique. À peine avait-il passé vingt-quatre heures à la Vera-Cruz qu’il s’était résolu à reconnaître M. Juarez.
Reconnu par les États-Unis, dégagé pour le moment de toute menace d’attaque par l’obligation où s’était vu Miramon de se replier vers Mexico, servi en même temps par les diversions multipliées des bandes dites constitutionnelles qui entretenaient la guerre civile dans l’intérieur, le gouvernement de M. Juarez songea à manifester son existence par d’autres actes. Les circonstances lui donnaient un répit de quelques mois, il en profita ; il reprit législativement la guerre engagée par la dernière révolution contre l’église, et institua par décret le mariage civil. Il publia aussi un manifeste annonçant toute sorte de réformes couronnées par l’expropriation du clergé. Cette dernière mesure, faite pour attirer tous les spéculateurs décidés à s’enrichir à tout prix, n’était pas non plus sans rapport avec les relations nouvelles qui venaient de s’établir entre les Américains du Nord et M. Juarez, les propriétés ecclésiastiques étant une garantie toute trouvée à offrir aux États-Unis dans une négociation. Le cabinet de Mexico protesta contre la loi d’expropriation de l’église, comme il avait protesté contre la reconnaissance de M. Juarez par les États-Unis. D’avance il déclina les conséquences que pourrait avoir pour les particuliers et pour les étrangers toute immixtion dans la vente des biens du clergé, de même qu’il déclara nul tout traité qui pourrait être conclu entre le cabinet de la Vera-Cruz et les Américains du Nord.
C’était une guerre de décrets, de lois, de protestations ajoutée à la guerre par les armes, qui continuait à désoler le pays. Naturellement le gouvernement de Mexico fit tout l’opposé de ce que tentait de faire celui de la Vera-Cruz. Au manifeste de Juarez, Miramon opposa un autre manifeste, où il exposait avec amertume toutes les plaies saignantes du pays. Malheureusement le jeune président avait plus d’intrépidité et de coup d’œil sur le champ de bataille que d’expérience dans le maniement des affaires publiques. C’est ainsi qu’au mois de juillet 1859, séduit par les beaux projets d’un jeune homme, M. Carlos de la Peza, qui se présentait comme possesseur d’un secret pour la régénération financière du Mexique, il l’appela au ministère. On le blâma de s’être laissé séduire, et on le blâma un peu plus tard d’abandonner l’expérience, lorsque l’inefficacité du secret de M. de la Peza fut trop démontrée. Ces tiraillemens tenaient moins à l’absence de qualités de gouvernement chez Miramon qu’à une situation impossible. Pourtant les forces militaires du gouvernement de Mexico gardaient leurs avantages. Le général Leonardo Marquez, placé à la tête de l’armée du nord, maintenait son ascendant. D’autres chefs, Woll, Vicario, obtenaient des succès. Cobos battait les factieux à Teotitlan et s’emparait d’Oajaca, qui est la clé des états de Chiapas, de Tabasco, de Tehuantepec. D’un autre côté, M. Santiago Vidaurri, qui, dans les états du nord, avait soutenu jusque-là M. Juarez, se prononçait contre lui au mois de septembre, ou du moins se proclamait neutre entre les deux partis. Toutefois rien ne se terminait, et, voyant cela, Miramon prit la résolution de partir le 4 novembre 1859 pour Queretaro à l’improviste, presque seul, au risque d’être enlevé par quelque bande de fédéraux.
Arrivé à Queretaro, Miramon apprit que les constitutionnels, conduits par Degollado, Doblado, Blanco, Arteaga, se réunissaient, au nombre de 7 ou 8,000 hommes, pour tenter un coup de main sur Guanajuato. Il appela aussitôt toutes les forces qui étaient à sa portée, fit venir de l’artillerie de Mexico, et se disposa à marcher sur l’armée constitutionnelle. Avant qu’on en vînt aux mains, il accepta une entrevue avec don Santos Degollado, qui lui proposa de le reconnaître pour président, s’il acceptait la constitution de 1857, sauf à la faire réformer par un congrès. Miramon refusa nettement. Degollado, se croyant supérieur en nombre, prit alors un ton menaçant. Le jeune président ne s’émut pas. « — Très bien, don Santos, dit-il à son interlocuteur, je n’ai que la moitié de vos forces, et pourtant demain matin j’aurai l’honneur de vous battre. » Le lendemain en effet, à la estancia de las Vacas, Miramon dispersait l’armée constitutionnelle, et ce nouveau succès lui rendait un prestige qui s’était un peu affaibli dans toutes les tergiversations politiques au milieu desquelles il avait vécu à Mexico. Son activité, son audace toujours heureuse réveillaient cette confiance qui l’avait élevé au pouvoir suprême. Les batailles ont rarement un résultat décisif au Mexique, et cette guerre civile, qui dure déjà depuis deux ans, ne semble pas près du dénoûment, toujours fuyant, quoique toujours annoncé comme prochain. Depuis que les partis sont aux prises, c’est-à-dire depuis le mois de janvier 1858, il s’est livré 8 batailles importantes, 24 combats de second ordre, 39 engagemens d’un degré inférieur, en tout 71 actions militaires, sur lesquelles 16 seulement ont été à l’avantage des constitutionnels. Au reste, la guerre civile n’est le plus souvent qu’un prétexte pour commettre toute sorte d’excès et de déprédations. En réalité, le parti qui s’appelle fédéral ou constitutionnel, ou même constitutionnaliste, comme on dit au Mexique, n’est qu’un ramassis de bandes indisciplinées ravageant le pays. Chaque chef agit pour son compte, et ces chefs sont innombrables. Les plus connus par leurs méfaits sont Carbajal, Alatriste, Pueblita, Villalta, Alvarez.
Au mois de mai 1859, les fédéraux pillaient la maison de monnaie de Guanajuato, et s’emparaient de 180,000 piastres, dont 90,000 appartenaient à des Anglais. Un des ministres de M. Juarez, M. Zamora, disait pour expliquer le fait que ce n’était là « qu’une occupation temporaire de fonds étrangers destinés à subvenir aux besoins les plus pressans de l’armée fédérale. » A Tepic, Coronado, un général constitutionnel, extorquait à M. Allsopp, consul britannique, une somme de 11,000 piastres. Sur un autre point, le colonel Carretero s’emparait d’un convoi de six cents mules chargées appartenant aux négocians de Puebla. Au mois de novembre, les fédéraux, en s’enfuyant de la ville d’Oajaca, emportaient 40 arrobes ou 10 quintaux d’argent pris dans une église. Ces étranges chefs du radicalisme mexicain ont trouvé un nouveau moyen de se procurer des ressources. Il leur est arrivé quelquefois de s’emparer des prêtres ou des moines, et de ne les rendre que moyennant argent. À Zacatecas, ils rendaient huit prêtres pour 8,500 piastres ; à San-Luis, la liberté d’un seul a coûté 10,000 piastres.
La vie des étrangers n’est pas plus en sûreté que leurs intérêts et que l’existence ou les intérêts des nationaux. Un jour, pendant le siège de Mexico, au mois de mars 1859, quelques Allemands, choisissant bien leur temps à la vérité, projetèrent une excursion au grand désert. Ils s’arrêtèrent le soir à la ferme de Cuaji-Malpa pour continuer leur course le lendemain. Ils venaient de faire paisiblement leur partie de whist, lorsque les portes furent enfoncées, et l’un d’eux, le docteur Fuchs, tomba frappé d’une balle. Ils furent tous sommés de se rendre et pillés. Des muletiers qui étaient dans le même ferme et qui transportaient des marchandises à Toluca eurent le même sort, tout ceci au cri de vive la fédération ! On ne saurait dire que les chefs qui font la guerre pour le gouvernement de Mexico s’interdisent absolument des méfaits de ce genre. Ainsi au mois de novembre 1859 le général Marquez enlevait, pour payer son armée, une somme de 600,000 piastres à un convoi d’argent qui passait par Guadalajara : ce qu’il faut ajouter, c’est que Miramon, en apprenant ce fait, fut saisi de la plus vive indignation ; il ordonna immédiatement la restitution de l’argent détourné, et ôta au général Marquez le commandement de l’armée du nord.
Telle est l’histoire du Mexique, de ses révolutions, de ses guerres civiles, de son anarchie, pourrait-on dire. La situation respective des deux partis ne peut être mieux caractérisée que par un des épisodes les plus récens de cette histoire. Ce qui était facile à prévoir, en considérant les relations nouvelles nouées entre les États-Unis et le gouvernement dit constitutionnel de la Vera-Cruz, s’est réalisé. Les Américains du Nord n’avaient pu songer à reconnaître le gouvernement de Juarez sans compensation, sans espoir d’en tirer avantage, et Juarez, à son tour, ne pouvait manquer de chercher à s’assurer à tout prix l’appui des États-Unis. De là une négociation qui commençait aussitôt après l’arrivée de M. Mac-Lane, et qui s’est terminée par un traité conçu d’après les données que M. Forsyth avait inutilement proposées à Mexico. Le traité est par le fait une cession déguisée d’une partie du territoire mexicain et une sorte de haut protectorat institué au profit des États-Unis. M. Juarez pensait sans doute trouver une force dans l’appui qu’il achetait des Américains du Nord ; mais il comptait sans l’impopularité qui devait l’assaillir à la première divulgation du traité Mac-Lane, même parmi beaucoup de ses partisans, et ce qu’il considérait comme une force, comme un gage de succès, est devenu une cause de discrédit et d’affaiblissement. Les États-Unis eux-mêmes semblent hésiter à soutenir jusqu’au bout l’œuvre de leur plénipotentiaire, voyant M. Juarez compromis et menacé plus que jamais. En effet, tandis que M. Juarez signait son traité avec l’Union américaine, Miramon se remettait en campagne, réunissait de nouvelles forces pour reprendre des opérations plus sérieuses et plus décisives contre la Vera-Cruz. Il y a peu de temps, les États-Unis, pour venir en aide à Juarez, ont mis la main sans façon sur deux navires à vapeur destinés à seconder les opérations de Miramon, ce qui a singulièrement dérangé celui-ci, sans le décourager toutefois. Les deux partis sont donc toujours en présence, et la question se précise, si ce mot peut avoir une apparence de vérité au sein d’une telle anarchie.
Les républiques centro-américaines offrent-elles un spectacle très différent ? Depuis que l’Amérique centrale a été délivrée des flibustiers qui l’ont un moment ravagée et qui la menacent toujours sans avoir réussi jusqu’à présent à donner une forme sensible à leurs plans perpétuels d’invasion, le pays n’a point cessé d’être le théâtre d’un travail aussi actif que confus. Il semble que tous les intérêts, toutes les rivalités se soient donné rendez-vous dans ce coin de terre, transformé en champ de bataille industriel et diplomatique, comme toutes les parties du Nouveau-Monde à travers lesquelles un passage peut s’ouvrir entre l’Océan-Atlantique et l’Océan-Pacifique. Nicaragua, Tehuantepec, Panama, c’est sur ces trois points que les États-Unis ont les yeux, car sur ces trois points à la fois s’agite la question essentielle de ces contrées, la question du transit. C’est ce qu’on pourrait appeler la question des isthmes américains, et les États-Unis, sentant l’importance pour leur grandeur de rapides et faciles communications, ne négligent rien, on le comprend, pour s’assurer une certaine prépondérance sur ces voies interocéaniques, si favorables à leurs desseins. L’Angleterre, la France elle-même, sans vues exclusives, s’efforcent à leur tour de sauvegarder les droits, les intérêts de l’Europe et du commerce universel. De là ce conflit d’entreprises rivales, de négociations simultanées et contradictoires, et tout ce bruit enfin soulevé autour de cette question du transit, qui n’est résolue en fait jusqu’ici qu’à Panama par l’établissement du chemin de fer.
Ces luttes n’existeraient pas si, par leur constitution et par leurs moyens propres, les états centro-américains pouvaient régler en commun leurs affaires et maintenir une certaine autorité sur leur territoire. Malheureusement que sont ces républiques de l’Amérique centrale ? On le sait, elles ont des gouvernemens toujours menacés par les guerres civiles, des intérêts à peu près stationnaires, une population incohérente et rare, un degré de consistance qui ne résiste pas à l’invasion d’une bande de flibustiers étrangers. Il ne faut rien exagérer toutefois dans cet ordre de faits intérieurs : il n’y a eu que deux révolutions dans ces républiques en 1859, deux révolutions accomplies d’ailleurs sans effusion de sang au Salvador et à Costa-Rica. Quant aux autres parties de l’Amérique centrale, Nicaragua, Honduras, Guatemala, — elles ont vécu à peu près en paix, et il est à remarquer que ces cinq états, toujours prêts à en venir aux mains en cherchant toujours à se rapprocher, n’ont eu entre eux aucune querelle bien grave depuis quelque temps.
Guatemala, la plus importante des républiques centro-américaines, est depuis quelques années à l’abri des révolutions intérieures sous l’autorité d’un homme étrange, le général Rafaël Carrera. Ce personnage, devenu l’autocrate de la république guatémaltèque, est un ladino ou métis de naissance. Il a passé sa jeunesse dans la campagne, élevant des bestiaux, vivant au milieu des Indiens, sur lesquels il exerçait un certain prestige par son énergie et sa résolution. C’est en se servant de ces masses d’Indiens, en les conduisant au combat, que Carrera a fait son entrée dans la politique et a conquis le pouvoir. Lui aussi, comme bien d’autres, notamment comme Santa-Anna au Mexique, il a eu son vote populaire qui lui a donné la présidence à vie. Seulement, à la différence de Santa-Anna, il s’est maintenu jusqu’ici, faisant habilement alliance avec la classe qui pouvait s’effrayer de son origine et de ses habitudes peu civilisées. Le secret de la paix intérieure de Guatemala est bien moins au reste dans le scrutin populaire, qui a été l’origine de cette situation, que dans une sorte d’accord tacite assez fidèlement observé. Carrera, tout en voulant rester président, a eu le bon sens de comprendre qu’il ne réunissait pas toutes les conditions nécessaires pour gouverner utilement, et il laisse gouverner pour lui. D’un autre côté, les ministres ont compris qu’ils pouvaient tout faire avec Carrera, en lui laissant la dignité de la magistrature suprême, et ils se sont contentés de gouverner effectivement sans aspirer pour eux-mêmes à la présidence. Il en est résulté une situation que n’agite pas perpétuellement le jeu des ambitions personnelles.
C’est donc au Salvador et à Costa-Rica, comme nous le disions, que se sont concentrées les agitations les plus récentes de l’Amérique centrale. Comment se fait un président au Salvador ? Cette petite république avait en 1858 un chef du pouvoir exécutif, M. Miguel Santin del Castillo, qui venait d’être élu. Malheureusement pour lui, le nouveau président du Salvador avait à ses côtés un homme fort préoccupé de ne plus rester au second rang : c’était le général Barrios, qui occupait tout à la fois les fonctions de ministre des relations extérieures et de général en chef. Barrios était un homme de cinquante ans, de peu de suite dans les idées, d’une médiocre consistance, mais inquiet, actif et ambitieux. Dans des vues d’élévation personnelle, il voulait faire réformer l’article de la constitution qui fixait à deux années seulement la durée de la présidence. Il s’efforça d’amener le président à proposer et à soutenir cette réforme, à quoi M. Santin se refusa. Il s’ensuivit des discussions très vives sous l’impression desquelles le président invitait Barrios à se démettre de tous ses emplois. Ce n’était pas du tout le compte du général Barrios, qui exigeait une destitution formelle, et M. Santin se décida effectivement à en venir là ; seulement le président ne s’était pas tout à fait rendu compte de sa position, et quand il s’adressa pour obtenir le contre-seing du décret de destitution aux deux autres ministres, MM. Cabanas et Quiros, ceux-ci, qui étaient parens et amis de Barrios, refusèrent de s’associer à cette mesure. M. Santin n’avait d’autre ressource que de former un nouveau cabinet ; il nomma deux ministres, MM. Dueñas et Zelaya : le premier, chef de l’opposition ; le second, natif de Honduras et jouissant de quelque considération. Quarriva-t-il alors ? Sans plus de forme, le général Barrios fît tout simplement enlever les deux nouveaux ministres et les expédia à Guatemala.
La rupture était complète, et la situation ne laissait pas de devenir bizarre. Barrios ne s’arrêtait pas en si bon chemin. Aux approches de la session qui allait commencer, il usait de toute son influence sur les membres du congrès, et les déterminait à appeler dans la capitale le général Guzman, son beau-père, vice-président de la république, pour lui remettre le pouvoir à l’exclusion de M. Santin, et c’est ce qui fut fait. Le journal officiel assura avec gravité que M. Santin se retirait pour motif de santé. Ce coup d’état fut facilement sanctionné par les chambres, dont la session commençait le 17 janvier 1859 et se termina le 12 février. Quelque courte que fût d’ailleurs cette session, les chambres eurent le temps de réaliser la réforme constitutionnelle tant désirée par Barrios. La durée de la présidence fut portée de deux à six années, le mandat des députés fut également prolongé de deux à quatre ans. La situation toutefois continuait à être singulièrement équivoque. Le vice-président de la république, le général Guzman, se lassa bien vite du pouvoir et se retira. Ici surgissait une difficulté nouvelle. D’après la constitution, en cas d’empêchement du président et du vice-président, le pouvoir passe à l’un des trois sénateurs désignés à cet effet. Or l’un de ces sénateurs, le premier, était Barrios lui-même, qui s’excusa, et l’autorité exécutive échut à un homme fort peu accoutumé à la direction des affaires, à un propriétaire, M. Peralta, qui accepta d’abord d’être le prête-nom de Barrios, entre les mains de qui, on le comprend, restait le pouvoir réel.
Jusque-là, sauf l’étrangeté de ces scènes d’une politique un peu sommaire, les choses avaient marché sans trop d’embarras. Cette série de coups de tête faisait pourtant des mécontens qui ne tardèrent point à s’agiter. Le 4 mars, une sorte de révolte éclatait dans une des casernes de la capitale. L’effervescence se répandit. Il y eut alors un mouvement attribué à M. Dueñas. On eut facilement raison de ces agitations. M. Peralta ne garda du reste que peu de jours l’autorité nominale qu’il avait acceptée ; il se retira à son tour, et cette fois Barrios prit directement le pouvoir. Il était arrivé à ses fins : il avait devant lui, comme chef provisoire du gouvernement, ce qui restait de temps jusqu’à la fin de la présidence de M. Santin, puis il se promettait bien de se faire élire lui-même président pour six ans. La combinaison n’était pas mal calculée. Pourtant Barrios avait encore affaire à ses ennemis, qui, après avoir été vaincus dans le premier moment, s’étaient réfugiés au Honduras, d’où ils menaçaient de revenir en armes. M. Santin lui-même, le président dépossédé, était du nombre. De là quelques difficultés entre le Honduras et Salvador. Barrios prétendait exiger que le président du Honduras, le général Guardiola, prît des mesures à l’égard des réfugiés, et Guardiola se montrait peu disposé à souscrire à ces exigences. Ces nuages n’ont été que passagers, grâce à l’entremise de Guatemala. Les réfugiés n’ont pu d’ailleurs tenter rien de sérieux, et le général Barrios a réussi, comme il le désirait, à se faire élire pour six ans président de la république de Salvador, après quoi il se tiendra sans doute tranquille. Cette élection date du mois de janvier 1860.
On vient de voir comment se fait un président dans l’Amérique centrale. On va voir comment un autre président tombe sans le savoir, en quelques heures, par la plus expéditive des révolutions, et cette fois c’est à Costa-Rica que la scène se passe, dans une république qui avait pu être considérée comme un phénomène par le calme invariable dans lequel elle vivait. Costa-Rica ne se trouvait point cependant dans des conditions particulières d’agitation. On n’aperçoit même pas la trace de partis véritables dans ce petit pays : le président, M. Juan-Rafael Mora, homme de quelque capacité et de quelque énergie, qui semblait universellement accepté, s’était fait réélire, sans nul effort, le 8 mai 1859 ; mais, à défaut de causes bien profondes, quelques faits peuvent mettre sur la voie de cette péripétie imprévue. D’abord, à la fin de 1858, il y avait eu un conflit très vif entre le président, M. Mora, et l’évêque de San-José, Mgr Llorente. Pour quel motif ? Parce que le président avait établi sur les propriétés du clergé un impôt au profit de l’hôpital et du lazaret. L’évêque de San-Jose ordonnait aussitôt des prières pour obtenir du ciel les lumières nécessaires afin de défendre les droits méconnus de l’église, à quoi M. Mora répondait en faisant rendre par le congrès un décret d’expulsion contre l’évêque Llorente, qui était effectivement expédié à Punta-Arenas. Il dut en résulter une sourde hostilité dans le clergé. De plus, on sait que des entreprises rivales se disputent incessamment la voie du transit interocéanique : M. Mora, en signant un traité de concession avec une compagnie dont un Français, M. Félix Belly, était l’agent, et en patronant énergiquement cette compagnie, avait dû froisser d’autres intérêts, outre qu’il ne se montrait pas, dit-on, très coulant dans les négociations que l’Angleterre suivait, vers cette époque, dans l’Amérique centrale. Que ces circonstances aient eu une part directe dans ce qui allait arriver, qu’un chef ambitieux ait saisi l’occasion que lui offraient quelques mécontentemens nationaux ou étrangers, toujours est-il qu’on ne s’attendait guère à une révolution à Costa-Rica, et le président s’y attendait moins que personne.
Ce fut une révolution très bizarre et tout à fait improvisée. Le 14 août, à cinq heures du matin, le président Mora recevait la visite inopinée de quelques individus dont deux officiers, accourus, disaient-ils, pour l’informer qu’une mutinerie venait d’éclater dans une caserne de la ville, et se prétendant envoyés par le colonel Salazar, pour lui demander de se rendre aussitôt sur le lieu de la révolte. Bien qu’un peu surpris, M. Mora, qui était couché, se disposait à se rendre à cet appel ; il ne se hâtait pas trop cependant, comme s’il eût eu quelque méfiance, lorsque les officiers qui étaient venus lui procurer ce fâcheux réveil s’emparèrent de sa personne, et, lui laissant à peine le temps de s’habiller, le traînèrent à la caserne. Là, il se trouvait réellement prisonnier, victime contrainte d’un guet-apens. On l’obligea d’abord à écrire aux commandans militaires des autres villes et aux principales autorités pour leur défendre de s’opposer au mouvement qui était en cours d’exécution, car ces prudens révolutionnaires ne voulaient pas l’effusion du sang ; puis, quelques heures après, le président, son frère Jose-Joaquin Mora, général en chef de l’armée, et le général Jose-Maria Canas, ministre de la guerre et des finances, étaient conduits sous bonne escorte à Punta-Arenas pour être embarqués. Pendant ce temps, la population de San-Jose avait été appelée sous les armes par un coup de canon, signal habituel dans les circonstances graves, et le peuple de Costa-Rica s’était trouvé, sans s’en douter, concourir à une révolution dont il n’avait pas le secret. Qui profitait de ce mouvement ? C’était un médecin, M. Jose-Maria Montealegre, qui se faisait nommer ou se nommait immédiatement président provisoire, et prononçait une sentence de bannissement contre M. Mora, son frère Jose-Joaquin, contre le général Canas et un juge, M. Arguello. Il est vrai qu’on épargnait les propriétés des proscrits, qui n’étaient pas confisquées.
Les événemens s’étaient tellement précipités que M. Mora, d’ailleurs sévèrement gardé, n’avait pu opposer aucune résistance. Une fois mis à bord du Guatemala, il ne put que protester, se fondant sur la violence qui lui avait été faite, sur le caractère odieux d’une sédition imposée au peuple lui-même. M. Mora eut beau protester, les révolutionnaires de San-Jose n’avaient pas moins atteint leur but, et tandis que l’ancien président se rendait à Guatemala et au Salvador, puis de là à Panama et à New-York, les auteurs du mouvement du 14 août restaient maîtres du pouvoir. Ce qui tendrait à prouver que l’opposition faite par M. Mora aux négociations britanniques dans l’Amérique centrale a bien pu être exploitée contre lui, c’est que deux Anglais, M. Joy, fixé à San-Jose, et M. Allpress figuraient au premier moment dans cette échauffourée. Ce qui indiquerait aussi que les nouveaux maîtres du pouvoir n’étaient pas sans compter sur le clergé, c’est que l’évêque Llorente rentrait aussitôt de son exil. M. Mora, depuis ce temps, a essayé de rentrer à Costa-Rica d’une façon ou d’autre, fût-ce à main armée ; il n’a point réussi. La révolution a suivi son cours. Une assemblée s’est réunie et a fait une nouvelle constitution, qui a été présentée au président provisoire, M. Montealegre. Puis le congrès constituant s’est retiré, et des chambres législatives ordinaires ont été convoquées. La révolution de Costa-Rica en est là. Et voilà comment la plus pacifique, la plus régulière des républiques centro-américaines a glisse elle-même dans ces agitations fantasques où des ambitions personnelles se disputent le pouvoir pour n’en rien faire le plus souvent !
Lorsque le premier cri de l’indépendance fut poussé dans le Nouveau-Monde espagnol, cette contrée qui commence à l’isthme de Panama s’appela la Colombie et forma une confédération soutenue à sa naissance par l’épée et le conseil de Bolivar. Lorsque cette confédération, mal équilibrée, tomba en dissolution, trois républiques surgirent, — le Venezuela, la Nouvelle-Grenade et l’Equateur, — et chacune de ces républiques a suivi la carrière des révolutions. Cette carrière est loin d’être épuisée, si l’on en juge par les derniers événemens : l’histoire continue, offrant toutes les variétés de l’esprit d’anarchie.
La dernière révolution du Venezuela date de 1858 ; elle était dirigée contre une sorte de dynastie assez étrange qui était parvenue à s’emparer du pouvoir, et qui s’en servait depuis dix ans à son profit : c’était la dynastie des Monagas. Les divers membres de cette famille se transmettaient en effet la présidence et se succédaient l’un à l’autre ; ils étaient les dictateurs, les généraux, les ministres, les financiers du pays. Ils représentaient ce qu’on pourrait appeler l’élément démocratique, et ils ne reculaient devant aucun moyen, à tel point qu’ils n’avaient pas craint quelquefois de faire appel aux passions et aux ressentimens de la population de couleur. Le règne de cette famille date de 1848. L’aîné de la race, le général Tadeo Monagas, s’instituait dictateur à cette époque, en dispersant le congrès à coups de fusil. Depuis, il avait cédé le pouvoir à son frère Gregorio Monagas, qui le lui avait rendu à son tour. Il y avait seulement une différence entre les deux frères, c’est que l’aîné, sans avoir des habitudes moins despotiques, laissait voir pourtant des instincts plus civilisés, et avait l’autocratie plus décente, tandis que Gregorio se ressentait visiblement de la vie qu’il avait toujours menée dans les llanos. Accoutumé à passer son temps dans la province de Barcelone au milieu des nègres et des gens de couleur, frayant peu avec la société cultivée, il représentait passablement un chef campé en pays conquis, si bien qu’à l’expiration de sa présidence, le retour de Tadeo avait paru presque un bienfait au premier moment.
La présence au pouvoir de cette famille n’était pas moins le signe de l’humiliation et de l’abaissement de l’ancien parti conservateur ou oligarque, qui ne supportait le joug qu’avec impatience, et qui s’était souvent levé en armes pour le secouer. Les Monagas avaient réussi à dompter toutes les résistances, et même en 1858 l’aîné de la dynastie, alors président, le général Tadeo, venait de remporter une victoire qu’il croyait décisive : il avait fait réformer la constitution de façon à prolonger la durée de sa présidence. C’était cependant le moment où il était renversé tout d’un coup. On était las de cette domination semi-démocratique, semi-militaire, pleine d’oppression, de violence, de déprédations financières, qui durait depuis dix ans. La veille encore, le général Tadeo Monagas se croyait tout-puissant, le lendemain il tombait, il était menacé dans sa liberté et dans sa vie, et peut-être n’échappait-il à quelque représaille sommaire des vainqueurs qu’en se réfugiant d’abord à la légation de France, puis en quittant le pays sous la protection de la diplomatie, dont le rôle en ces circonstances était des plus difficiles et des plus ingrats.
Voilà donc une révolution accomplie à Caracas. Le chef de l’insurrection, le général Julian Castro, garda provisoirement la direction des affaires. Une convention nationale fut convoquée à Valencia pour faire une nouvelle constitution et réorganiser le pays. La difficulté cependant était de se mouvoir au milieu de tous les partis qui s’agitaient, de tracer la marche de la révolution qui avait triomphé le 15 mars 1858. Cette révolution n’était pas seulement l’œuvre des oligarques, bien qu’ils eussent particulièrement souffert de la domination des Monagas et pussent être considérés comme ses antagonistes naturels ; beaucoup de libéraux s’y étaient associés et l’avaient préparée en se séparant de la dernière présidence. Il y avait donc une lutte toujours possible au sein du nouveau pour voir, entre l’ancien parti conservateur, qui revenait, sur la scène, et les libéraux, qui prétendaient exercer une certaine influence. De plus, quelques méfaits qu’eût à se reprocher, le général Tadeo Monagas, il avait eu du moins le mérite, au dernier moment, d’abdiquer sans recourir aux armes et d’épargner au pays une guerre civile. Les amis du dernier président étaient assez nombreux, encore et avaient assez de moyens d’influence pour se faire compter, outre qu’une politique de réaction trop marquée pouvait faire éclater la lutte entre les oligarques et les libéraux, dont l’alliance avait fait le succès de la révolution et devait en assurer la durée.
C’est dans ces conditions que la convention nationale chargée de réorganiser le pays se réunit à Valencia en juillet 1858. Elle resta six mois en session, et fit une constitution. La république de Venezuela se trouvait replacée en apparence sous un régime régulier ; au fond, la situation n’était rien moins que rassurante. Le pays était à peine reconstitué qu’il était déjà menacé de nouveaux déchiremens. D’un côté, le gouvernement se laissait aller à un étroit et violent esprit de coterie ; il reproduisait dans la politique et dans les finances les mêmes abus qu’on avait vus précédemment ; d’un autre côté, les partis s’agitaient singulièrement. Le président, le général Castro, homme faible et de peu de tête, flottait au milieu de ces complications intérieures, se laissant dominer par son entourage et ne donnant aucune direction. Lorsqu’il rentra dans la capitale de la république, à Caracas, le 14 janvier 1859, après être resté à Valencia pendant la durée de la session de la convention, il ne trouva partout que froideur et symptômes alarmans.
Déjà les mouvemens révolutionnaires commençaient à éclater. À Guanarito, point limitrophe des provinces de Barinas, de Barquisimeto et de Carabobo, une faction de 1,200 ou 1,500 hommes s’était levée ; elle avait pour chef un propriétaire du pays, M. Linarès, oligarque d’opinion, mais devenu l’ennemi acharné du gouvernement à la suite du plus violent outrage, fait à sa sœur par un officier. Vers la fin de février, la garnison de Coro se prononçait sous les ordres du général Zamora, qui allait battre la campagne avec 1,500 hommes. D’un autre côté, La Guayra semblait prête à se soulever ; on s’attendait à tout instant à voir débarquer les généraux Falcon et Sotillo. Ce dernier ne tarda point à arriver à Maturin, où la famille des Monagas jouit d’une grande influence. Sotillo, qui a, dit-on, vingt-cinq fils légitimes ou naturels, et qui ne manque pas de crédit sur la population noire, suffisait, avec ses nombreux enfans, pour donner une nouvelle activité à la guerre civile. L’insurrection, éclatant à l’orient et à l’occident, prit bientôt, des proportions menaçantes. Les insurgés évitaient d’ailleurs de trop mettre en avant le nom des Monagas, tout en se grossissant de la nombreuse clientèle de cette famille ; ils arboraient le drapeau du fédéralisme, et ces mouvemens, en se propageant, ne laissèrent pas de produire une assez vive impression à Caracas même.
Le général Castro ne savait que faire ; il flottait, choisissant alternativement des ministres parmi les libéraux et parmi les oligarques, promulguant des amnisties, puis les retirant, tantôt résolu à combattre la révolution et le lendemain inclinant à traiter avec elle. Il en vint à quitter subitement le pouvoir au mois de juin, et immédiatement il le reprenait, se tournant définitivement vers le parti libéral, formant un cabinet de cette opinion, dont les membres principaux étaient le licencié Aranda et le général noir Laurencio Silva. Par cette péripétie du 21 juin, la situation du Venezuela se trouva totalement transformée ; c’était un échec complet pour les oligarques évincés du pouvoir et en même temps une avance faite au parti révolutionnaire, à qui on proposait la paix.
Tout fut inutile. La révolution n’avait cessé de se développer pendant qu’on s’agitait stérilement à Caracas. Le général Zamora avait organisé à Barinas une sorte de gouvernement provincial qui fonctionnait presque régulièrement. Sotillo occupait toujours les provinces d’orient. Enfin, le 24 juillet, le général Falcon, longtemps attendu comme le chef le plus autorisé de la révolution, débarquait près de Puerto-Cabello. Les événemens marchaient si vite que, le 30 juillet, il circulait à Caracas une proclamation désignant les généraux Falcon et Zamora comme les héros et les chefs de la régénération fédéraliste.
La situation était critique. Castro, débordé par l’insurrection, avait rompu trop ouvertement avec les oligarques pour se tourner encore vers eux. Il fit un pas de plus : il publia lui-même une proclamation par laquelle il semblait se rallier au fédéralisme. N’ayant pas su conjurer la révolution, ne pouvant la dominer, il tâchait de s’y associer et de prendre position pour balancer l’influence de Falcon et de Zamora. Il était trop tard ; les événemens allaient se précipiter d’une singulière façon et déjouer tous les plans. Dès le lendemain en effet, le 1er août, Castro fut surpris chez lui et mis en arrestation par les deux bataillons Cinco de marzo et Convencion, dont les officiers lui devaient leur position et leurs grades, et ne le trahissaient pas moins. Cela fait, ces officiers proclamèrent la fédération et le général Falcon. Une partie de la population fut appelée à former un gouvernement provisoire. Le général Silva resta commandant militaire supérieur. Ce gouvernement alla siéger dans une maison de la place San-Pablo, et se hâta de rédiger l’acte de pronunciamiento qu’il fit publier. En présence de ce mouvement, les oligarques de leur côté ne restèrent point inactifs. Délivrés du général Castro, ils organisèrent la résistance dans leur propre intérêt, et trouvèrent un secours très efficace dans le colonel Casas, qui était maître du parc d’artillerie de la capitale, et qui refusa nettement de reconnaître le gouvernement insurrectionnel.
La lutte était ainsi flagrante entre les deux partis. Le tout était de savoir qui pouvait compter sur la garnison. Le gouvernement établi à San-Pablo, pour s’assurer jusqu’au bout l’appui des deux bataillons Cinco de marzo et Convencion, garantit aux officiers la conservation de leurs grades. Les oligarques employèrent sans doute pour gagner cette troupe de meilleurs argumens que leurs adversaires, car le lendemain le général Aguado, qui avait proclamé la fédération à La Guayra, et qui accourait avec 300 hommes pour soutenir le mouvement libéral de Caracas, fut reçu à coups de fusil par ceux-là mêmes qu’on croyait ralliés à la situation nouvelle. Le combat s’engagea aussitôt dans les rues entre les insurgés fédéralistes et les partisans des oligarques, qui prétendaient défendre la constitution et le gouvernement légal. La victoire échut à ceux-ci, le gouvernement provisoire disparut, et Aguado fut obligé de reprendre en désordre le chemin de La Guayra avec ce qui lui restait de son monde. Maîtres du champ de bataille, les vainqueurs songèrent aussitôt à organiser leur victoire, et comme le vice-président de la république, M. Manuel Felipe Tovar, ne se présentait pas, ce fut le troisième fonctionnaire, indiqué par la constitution sous le titre de designado, le docteur Pedro Gual, qui se chargea du pouvoir exécutif. Du général Castro il ne fut plus question ; il disparaissait tristement, ayant montré toujours aussi peu de résolution que de capacité dans cette série d’événemens qu’il n’avait su ni diriger ni empêcher.
Ce n’était pas tout cependant de vaincre dans un combat. Quelque légal et constitutionnel que prétendît être le gouvernement demeuré le maître de Caracas, il ne pouvait se dissimuler que sa situation était extrêmement précaire et que la révolution était partout. La Guayra restait au pouvoir des fédéraux. Le général Falcon disposait de près de 3,000 hommes, avec lesquels il errait autour de Valencia et allait menacer Barcelone. Sotillo était devant Maturin. Sur tous les points il y avait des bandes insurgées. La capitale elle-même était presque bloquée, et l’autorité oligarque n’était reconnue que dans un rayon très restreint. Le gouvernement de Caracas ne se découragea pas toutefois. Il réunit un petit corps d’armée qui parvint à reprendre possession de La Guayra, défendue par le général Aguado. Ce coup de main heureux n’était pas seulement un succès militaire et politique : il avait un important effet financier, en rendant au gouvernement de Caracas une des principales douanes de la république, — et en Amérique, on le sait, qui met la main sur une ville de douane a toujours le pouvoir de soutenir la guerre civile. Ce premier avantage était d’ailleurs suivi bientôt d’une série d’autres succès obtenus, par les troupes du gouvernement. La révolution, après avoir été tout près de triompher au mois d’août 1859, a paru depuis être tout à fait en déclin. Il n’est pas dit pourtant qu’elle ne retrouvera pas l’avantage, et que la fortune des Monagas ne se relèvera pas dans la confusion. On peut s’étonner quelquefois de la durée de ces guerres civiles. Le fait n’est pas absolument surprenant. D’abord toutes ces insurrections trouvent toujours des soldats, mais il arrive souvent qu’elles n’ont ni armes ni munitions à leur service, et il s’ensuit, qui elles sont d’habitude moins sanglantes, qu’elles ne le paraissent. Et puis, rien ne presse tous ces chefs d’arriver à un dénoûment ; la guerre civile leur donne ce qu’un état régulier ne leur donnerait pas. Le pays seul souffre et reste paralysé dans son développement moral et matériel.
On ne peut parler qu’à peine de la Nouvelle-Grenade, tout occupée depuis quelque temps à se transformer en république fédérative, et où le régime fédéral, n’a paru être jusqu’ici que la décentralisation du désordre, le déplacement des conflits intérieurs transportés du centre du pays dans une multitude de foyers locaux. Il y a peu d’années encore, la lutte était engagée entre le radicalisme démocratique le plus exalté et les tendances d’une politique plus conservatrice ; aujourd’hui cette lutte, après avoir produit tout ce qu’elle pouvait produire, l’anarchie et la dictature, s’est compliquée d’un nouvel élément, la passion du fédéralisme. En présence du pouvoir central désarmé et traité en ennemi, les états nouveaux se sont sentis pris d’une émulation singulière d’indépendance locale. Dans le sud, le général Mosquera, qui a été autrefois président de la Nouvelle-Grenade et qui est maintenant gouverneur du Cauca, a semblé viser à se créer un grand fief, — sans suzerain bien entendu. Au nord, dans l’état de Bolivar, une révolution a éclaté, s’est étendue aux contrées voisines, et a menacé d’enflammer tout le pays. Qu’ont fait le président et le congrès fédéral ? Ils n’ont rien fait et ne pouvaient rien faire, n’ayant ni armée, ni finances, ni autorité d’aucune sorte. Le chef de la confédération néo-grenadine, M. Mariano Ospina, homme d’ailleurs d’une réelle portée d’esprit, semble à peu près réduit au rôle de président philosophe, observant ce qui se passe autour de lui comme une bizarre expérience, racontant dans son dernier message les révolutions accomplies déjà et celles qu’on lui promet.
Qu’est-ce que l’Equateur maintenant ? C’est un état relativement petit en Amérique et qui serait, grand en Europe, qui réunirait tous les élémens de prospérité, si depuis quelque dix ans il n’était livré à cette domination, mélange d’autocratie militaire et de prétentions démocratiques, dont on a vu déjà quelques personnifications. Deux hommes ont représenté ce régime, le général Urbina et M. Roblès, habituellement secondés par un autre personnage, le général Franco, qui est un ancien chef de la campagne, se ressentant fort de sa vie d’autrefois, fréquentant volontiers les mulâtres et les sambos. Urbina a été l’inaugurateur du système : c’était un de ces militaires remuans et ambitieux comme il y en a eu beaucoup en Amérique. Il n’a point eu de repos qu’il ne fût arrivé à la présidence, et après lui est venu M. Roblès, avec qui il a continué à partager le pouvoir, on le comprend, du droit du premier inventeur. Cette double présidence a réalisé pour l’Equateur l’idéal de la démocratie militaire. Ce régime, longtemps heureux, a eu pourtant une fin. Urbina et Roblès, les deux dictateurs jumeaux, comme on les appelle dans le pays, ont disparu, il y a moins d’un an, dans une série d’événemens obscurs où les révolutions se mêlent à la guerre étrangère. La guerre est venue d’une rupture avec le Pérou. Que dans cette querelle il y eût une question litigieuse au sujet de la frontière des deux pays, c’est affaire de diplomatie qui ne pouvait certes conduire à la guerre lorsqu’il s’agissait de contrées désertes, de forêts vierges, dont aucun des deux états n’a rien fait jusqu’ici et ne fera rien de longtemps sans doute. Au fond, la vraie cause de mésintelligence et de conflit était d’une nature plus particulière et plus personnelle ; elle dérivait de l’antipathie profonde qui existait entre Urbina et Roblès d’une part et le général Castilla, président du Pérou, de l’autre. Les deux chefs équatoriens se croyaient intéressés, pour la sûreté de leur pouvoir, à renverser Castilla, lequel n’avait pas moins à cœur de renverser Urbina et Roblès. Il ne fallait qu’un prétexte ; ce prétexte fut le renvoi d’un ministre péruvien assez irascible, M. Cavero, que le gouvernement de l’Equateur fit partir de Quito.
Dès lors la guerre était déclarée, sinon entre les deux peuples, du moins entre deux influences ennemies acharnées à se détruire. Des forces navales péruviennes parurent devant Guayaquil, et de leur côté les chefs équatoriens se mirent en devoir de se défendre, de rendre à Castilla guerre pour guerre. Or ici on peut voir comment dans ces pays ces questions, simplement extérieures en apparence, se compliquent vite de tous les élémens de la situation intérieure. Si les Équatoriens n’avaient vu que la défense d’un intérêt national, ils auraient sans doute soutenu leur gouvernement ; mais dès que Castilla se proposait uniquement, comme il le déclarait, de renverser Roblès, ils furent très portés à faire des vœux en sa faveur. L’esprit d’opposition se fit jour surtout à l’occasion des pouvoirs extraordinaires demandés par le général Roblès aux chambres, et que les députés proposèrent peu après de lui enlever, en l’accusant formellement de vouloir s’en servir pour livrer les îles Galapagos aux Américains du Nord moyennant une somme de 2 ou 3 millions de piastres. Roblès et Urbina recoururent alors à leurs moyens ordinaires, — et le congrès, battu sans être content, fut obligé de céder la place à un arbitraire qui allait souvent jusqu’à la brutalité la plus soldatesque.
Le terrain ainsi déblayé, restait à savoir quelle forme allait prendre cette dictature dans la situation critique qui naissait. On la décora du nom de suprême direction de la guerre. Roblès, comme président, fut le directeur suprême, Urbina général en chef de l’armée, — et comme ils s’étaient nommés eux-mêmes, Roblès déclara dans une proclamation, au moment de se diriger sur Guayaquil, qu’il partait « avec les pouvoirs que le peuple lui avait confiés. » Ainsi d’un côté les forces navales péruviennes s’étaient avancées dans la rivière de Guayaquil et bloquaient la ville ; de l’autre, Roblès et Urbina se tenaient sur la défensive à la tête de leur armée.
Entre les deux ennemis, qui se montraient d’ailleurs peu pressés d’en venir aux mains, une médiation survint, proposée d’abord par le Chili seul, puis de concert avec la Nouvelle-Grenade, et elle fut acceptée. En dépit de leurs manifestations belliqueuses, et si peu de goût qu’ils eussent pour le président du Pérou, les deux dictateurs équatoriens étaient certainement les plus sincères dans leur acceptation et dans leur désir de paix, car ils étaient les plus intéressés à voir finir un état de guerre dont ils sentaient tous les dangers pour la sécurité de leur pouvoir. Castilla se montrait infiniment moins pressé d’en finir ; il louvoyait, ergotait, et en venait à décourager les médiateurs, qui renoncèrent à leur mission. Qu’attendait-il ? quel était le secret de ses temporisations ? Le président du Pérou gagnait du temps, se fiant toujours aux mouvemens intérieurs que le blocus de Guayaquil ne pouvait manquer de provoquer dans l’Equateur, et il ne se trompait pas absolument dans ses calculs.
Tandis que le blocus de Guayaquil était maintenu par l’amiral péruvien Mariategui, et que la médiation avait tant de peine à naître, puis à vivre, voici en effet ce qui se passait dans l’intérieur de l’Equateur. Dès le 4 avril 1859, une tentative d’insurrection éclatait à Guayaquil même. À onze heures du soir, un officier, le commandant Darquea, se présentait avec vingt hommes chez le président Roblès ; il le trouvait jouant aux cartes avec le général Franco et ses familiers, et il l’arrêtait. Roblès, ne pouvant résister, se laissait emmener, lorsque Franco, qui s’était échappé dans le premier moment, revenait un tromblon à la main et déchargeait son arme sur le commandant Darquea, qu’il blessait mortellement. Les soldats hésitaient alors et laissaient Roblès reprendre sa liberté. Pendant ce temps, le vrai chef du mouvement, le général Maldonado, était allé prendre position sur un mamelon dominant la ville. Il disposait des meilleures troupes, et il était réellement maître de la situation. La mésaventure du commandant Darquea le troubla, et il entra aussitôt en négociation avec Roblès, qui ne se montra pas difficile sur les conditions, vu la gravité des circonstances. Les troupes rentrèrent donc dans leurs quartiers, et tout fut fini pour le moment. Il n’en résulta pour le président qu’une perte de 500 hommes, qui avaient profité de l’événement pour déserter.
Un mois était à peine écoulé, qu’une tentative de révolution plus sérieuse éclata à Quito, et ici c’était tout le parti conservateur, c’est-à-dire l’ensemble des classes éclairées et cultivées, qui composait ce mouvement, d’un caractère plus politique que celui de Guayaquil. Un gouvernement provisoire se forma. Le mouvement de Quito gagna immédiatement les provinces de Imbabura, Pichincha, Chimborazo. Il ne restait à Roblès que Guayaquil et Cuença, qu’il s’agissait de lui enlever en provoquant, s’il était possible, la défection de son armée. C’est ce dont se chargea M. Garcia Moreno, qui partit de Quito avec 5 ou 600 hommes, ramassés à la hâte, tandis que de son côté le général Urbina accourait avec des troupes pour étouffer l’insurrection. Les deux partis se rencontrèrent à Tamburuc. Garcia Moreno eut la témérité d’aller se jeter sur Urbina, qui avait des forces supérieures, des soldats mieux disciplinés, mieux armés, et qui de plus avait su se réserver l’avantage de la position. Il fut battu et compromit tout. Urbina rentrait bientôt victorieux à Quito, et cette seconde tentative de révolution avait encore échoué. Pourtant Roblès et Urbina n’en étaient pas moins désormais sérieusement menacés.
Castilla, voyant l’insuccès de ces diverses tentatives de révolution intérieure et délivré de la médiation, résolut d’agir plus énergiquement. L’amiral péruvien Mariategui resserra le blocus de Guayaquil ; la ville commençait à souffrir cruellement, et manquait déjà de vivres et d’eau douce. Mariategui donna un délai de trois jours pour l’évacuation de la ville. Le commandant militaire de Guayaquil était le général Franco, qui jusque-là n’avait pas séparé sa cause de celles de Roblès et d’Urbina, et qui dans ce moment même paraissait fort disposé à se défendre. Sur ces entrefaites, le chargé d’affaires d’Espagne, M. Heriberto Garcia de Quevedo, intervint, dit-on, pour faciliter une rencontre entre l’amiral péruvien et le commandant de la ville. De cette entrevue sortit une convention signée le 21 août 1859 par les deux chefs des forces belligérantes. L’approbation du gouvernement supérieur de l’Equateur n’était pas même stipulée. C’était, à tout prendre, une véritable défection de Franco.
Roblès était déjà rentré à Quito depuis quelque temps ; son embarras fut grand au premier bruit de cette péripétie inattendue. Sans approuver ni désapprouver la convention du 21 août, ce qu’on ne lui demandait pas au surplus, il partit pour Guayaquil à tout hasard ; mais sur la route, à Huaranda, il fut informé par Urbina qu’en présence des événemens qui venaient de s’accomplir, on ne pouvait plus compter sur l’obéissance des troupes. Ce n’est pas tout : à la suite de son départ de Quito, la révolution avait éclaté de nouveau. Le gouvernement provisoire du 1er mai reparut. Ainsi Roblès ne pouvait plus compter sur l’armée, il laissait derrière lui la révolution à Quito, et devant lui à Guayaquil il trouvait la défection. Il n’avait plus qu’à abdiquer ; son rôle était fini, et il alla attendre à Punta-Española le passage du paquebot de Panama pour se rendre au Chili, Quelques jours après, Urbina fut réduit à la même extrémité, et se vit forcé de chercher sa sûreté sur un bâtiment français.
Où était cependant le gouvernement de l’Equateur ? Il y en avait un sans doute à Quito ; mais que se passait-il à Guayaquil ? Que faisait Franco et que devenait la convention du 21 août ? Mariategui avait bien voulu se servir de Franco pour renverser Roblès, mais non pas pour l’élever lui-même, tandis que Franco entendait faire tourner cette révolution à son profit, et effectivement il se déclarait chef militaire de toute la province. Quelques jours après, le 17 septembre, il convoquait les citoyens pour élire un chef suprême. Ce qu’il y eut de curieux dans cette élection, c’est que Franco ne réunit que 161 voix, et que Garcia Moreno, l’un des principaux personnages du gouvernement de Quito, obtint 160 suffrages. Malgré ce qu’il y avait d’équivoque dans ce résultat, qui donnait une médiocre idée de la popularité de Franco, celui-ci ne se proclama pas moins. Il y eut donc à la fin de septembre 1859 deux gouvernemens au moins dans l’Equateur : l’un établi à Quito et reconnu dans les provinces de Chimborazo, Pichincha, Imbabura, — l’autre à Guayaquil, et retenant dans sa sphère les provinces de Manabi, de Cuença. Avec ces forces divisées, l’Equateur avait à faire face aux hostilités persistantes du Pérou.
À ce moment, on apprit à Guayaquil que Castilla allait arriver lui-même pour en finir. Le président du Pérou ne paraissait plus se contenter de la chute de Roblès : il voulait imposer et dicter la paix à l’Equateur, quel que fût le gouvernement de ce pays. Si le patriotisme avait eu voix au conseil, assurément ces deux pouvoirs rivaux établis à Quito et à Guayaquil se seraient mis d’accord pour faire face à l’ennemi commun. Cela était d’autant plus simple que Garcia Moreno, qui venait de faire le voyage de Lima pour sonder Castilla, en était reparti fort désabusé. On essaya en effet de se rapprocher : Garcia Moreno eut une entrevue avec Franco ; mais les défiances furent plus fortes que tout : les deux factions équatoriennes en étaient au même point de mésintelligence.
Que venait faire Castilla avec une force de 6,000 hommes ? Il parut tout d’abord se disposer à débarquer militairement, puis il suspendit ses préparatifs d’attaque, et pendant ce temps il suivait une sorte de négociation tout à la fois avec Guayaquil et avec Quito. Le chef péruvien, tenant sous sa dépendance la ville de Guayaquil, crut sans doute avoir meilleure composition avec Franco, et il ne se trompait pas. Le 4 décembre en effet, les deux généraux signaient une convention stipulant un armistice de quarante jours, pendant lequel les divers districts de la république devaient être invités à prendre part à des négociations. Castilla se réservait toutefois de pouvoir traiter avec celui des gouvernemens existans dont l’autorité s’étendrait aux deux tiers de la république, c’est-à-dire qu’il restait maître de traiter avec qui il voudrait. La conclusion de tout ceci fut que le 20 décembre 1859 les deux chefs signèrent à la hâte un arrangement définitif, par lequel le général Castilla reconnut le gouvernement de Guayaquil comme gouvernement suprême de l’Equateur. On ajoutait qu’il y avait entre les deux généraux un pacte secret stipulant une alliance offensive et défensive. Guayaquil n’allait pas moins être provisoirement occupé par les soldats du Pérou, et Franco prenait le pouvoir sous la protection de Castilla : c’était au reste la plus sûre garantie dans la situation où il se trouvait placé, et la république équatorienne, tant bien que mal, rentrait en paix avec un état voisin qui depuis un an la tenait sous le coup de ses menaces d’hostilités. Il est douteux qu’elle retrouve de si tôt la paix intérieure.
Une figure singulière apparaît à travers toutes ces affaires si bizarrement emmêlées de l’Equateur, c’est le général Ramon Castilla, qui résume en sa personne, à vrai dire, la vie politique du Pérou, sans se préoccuper beaucoup, quant à lui, de démocratie ou d’idées conservatrices, du système fédéral ou du système unitaire. Ramon Castilla est un vrai cacique au Pérou. Accoutumé à se considérer comme le chef naturel de son pays, jaloux de son pouvoir, peu endurant, astucieux et inquiet de toute rivalité, il supporte malaisément les contradictions dans l’exercice de son autorité, et en cela il a tous les instincts, toutes les habitudes du dictateur ; il est singulièrement ombrageux dans ses relations avec les états étrangers, et en cela il est essentiellement Américain. Pour tout dire, il se joue volontiers des assemblées plus ou moins nationales qui se succèdent, comme aussi quelquefois des puissances européennes elles-mêmes qui ont à défendre les intérêts de leurs nationaux. Il s’ensuit qu’il s’attire souvent des affaires, qu’il aggrave par ses façons d’agir. Son gouvernement porte la marque d’une humeur jalouse, violente et même ambitieuse. Tel qu’il est, le chef péruvien a évidemment un rôle exceptionnel et prépondérant dans un pays habitué à la dictature, et qui serait encore heureux de trouver un despotisme intelligent ; sa personnalité originale efface toutes les autres et garde une supériorité relative, due à ses défauts peut-être autant qu’à ses mérites.
Ce n’est pas la première fois que le général Castilla est président du Pérou ; il l’a été autrefois ; il l’est redevenu grâce à une révolution qui renversait le général Echenique ; mais ici, dans ce retour de fortune, Castilla se trouvait d’une part avoir à combattre une insurrection redoutable organisée et dirigée contre lui par le général Vivanco, de l’autre avoir à se démener avec une convention nationale sortie comme lui de la révolution dernière, et occupée à élaborer une constitution qui semblait un moment destinée à annihiler le pouvoir exécutif en le dépouillant de toutes ses prérogatives. L’insurrection de Vivanco fut comprimée. Quant à la convention nationale, qui prolongeait son existence outre mesure, le président s’en trouva débarrassé d’une singulière façon. Cette pauvre assemblée, atteinte de déconsidération, finit, le 2 novembre 1857, des suites d’un coup d’état exécuté par un officier subalterne, qui la somma tout simplement de se dissoudre, ce qu’elle fit aussitôt. Castilla, occupé alors devant Arequipa, et son cabinet, qui était à Lima, désavouèrent, il s’entend, cet étrange serviteur ; ils n’acceptèrent pas moins l’acte du 2 novembre comme un fait accompli, et, partant de là, — la défaite de l’insurrection de Vivanco une fois assurée, — ils convoquèrent un nouveau congrès, en lui assignant de leur propre autorité la mission de réformer la constitution votée par la convention nationale, et morte avec l’assemblée qui l’avait décrétée. Castilla fut définitivement élu président par le suffrage populaire au mois d’août 1858, et le congrès nouveau se réunit à Lima trois mois après.
Le fait saillant de cette situation, c’est que, sous une forme ou sous l’autre, le président exerçait une véritable dictature, disposée peut-être à ne pas trop se faire sentir si on ne la contrariait pas, mais qui en venait facilement à toutes les extrémités dès qu’on lui résistait. Or, dans cet état de choses, quels allaient être les rapports entre le nouveau congrès et le chef du pouvoir exécutif, qui n’avait convoqué l’assemblée que pour réformer la constitution ? Dès le premier moment, des symptômes de mésintelligence se manifestèrent. Au lieu de s’occuper à réformer la constitution, les députés observaient, surveillaient le président, discutaient ses actes, et Castilla, qui se disposait dès lors à agir contre l’Equateur, qui se faisait au même moment une querelle avec le représentant de la France, qui en un mot portait son humeur despotique dans les affaires extérieures comme dans les affaires intérieures, Castilla supportait impatiemment ces contradictions. De là des incidens qui agitèrent cette session jusqu’à ce que ce congrès disparût à son tour.
La lutte ne tarda pas à se dessiner, d’abord au sujet de la détention prolongée d’un certain nombre de personnes fort légèrement accusées d’avoir trempé dans quelques troubles au Callao et obstinément retenues par Castilla, malgré les réclamations des chambres, puis à l’occasion de cette aventure du 2 novembre 1857 dans laquelle avait péri la convention nationale. Le gouvernement, en déclinant la responsabilité de ce coup d’état, en avait profité, comme on l’a vu ; puis on n’avait plus parlé de rien. L’affaire du 2 novembre était tombée dans l’oubli, lorsque le président, à l’ouverture de la nouvelle session, eut l’étrange idée d’y revenir en rappelant la nécessité de punir les coupables et en invitant les chambres à prendre des mesures en conséquence. Le général Castilla était sans doute fort peu sincère en parlant ainsi ; il suggérait un système d’enquête rétrospective et de sévérité dont il ne se souciait pas du tout ; il l’avait prouvé en s’abstenant lui-même de toute mesure à l’égard du colonel Arguedas, le principal auteur du coup d’état. Les chambres ne prirent pas moins au sérieux cette insinuation assez perfide ; elles évoquèrent cette irritante affaire, et après délibération elles condamnèrent le colonel Arguedas à être destitué de son emploi et privé de ses droits politiques. Cette sentence fut communiquée au pouvoir exécutif pour avoir son effet. Ce n’était point l’affaire du gouvernement, qui renvoya aussitôt cette délibération aux chambres en leur faisant observer qu’elles avaient outre-passé leurs pouvoirs et usurpé les droits de l’autorité judiciaire, seule compétente pour rendre un arrêt de condamnation. Les chambres, une fois engagées, persistèrent à demander la promulgation de leur loi, et le président, non moins obstiné, opposa un refus péremptoire dans une note d’un ton impérieux et violent. C’était le 8 avril 1859. Le congrès se mit en permanence et appela devant lui le cabinet ; les ministres feignirent d’abord de ne point entendre : les uns se dirent malades, les autres retenus par les affaires de leur département. Puis ils comparurent, déclarant que le président, pour sa part, ne croyait pas devoir promulguer la loi, mais que cette loi, une fois promulguée, recevrait son exécution. Le congrès fut trop heureux de se tirer d’affaire en prenant acte de cette espèce d’engagement. Le président de l’assemblée promulgua la sentence prononcée, et l’on crut tout fini.
Il n’en était rien ; l’astucieux président ne se rendait pas si aisément. Quelques jours se passèrent sans qu’aucune mesure fût prise pour l’exécution de la sentence législative. Le congrès alors, revenant à la charge, adressa une nouvelle note au gouvernement ; le ministre de la guerre, le général San-Roman, répondit sur un ton à la fois délibéré et ambigu que, la loi ayant suivi le cours tracé par la constitution, il n’y avait plus lieu de s’en occuper. En d’autres termes, cela signifiait que le congrès avait agi selon sa volonté, et que le président agissait aussi comme il l’entendait. L’irritation fut extrême dans l’assemblée ; les discussions violentes, les votes contradictoires se succédèrent ; on se mit à délibérer sur une motion déclarant la patrie en danger et la présidence de la république vacante. Or voici où l’on reconnaît que tout ce bruit avait bien peu de portée, que l’assemblée péruvienne n’avait pas consulté ses forces, et que Castilla avait grandement raison de ne pas s’émouvoir beaucoup. Le premier article de la motion déclarant la patrie en danger fut voté par 44 voix contre 32 ; quand on en vint à la disposition qui déclarait la présidence vacante, l’article fut rejeté par 42 voix contre 33. De cette étrange lutte, c’était le gouvernement qui sortait victorieux. Les députés avaient reculé et s’étaient mis dans une position d’humiliante impuissance ; ils le sentirent si bien que ni le lendemain, ni les jours suivans, ils ne se trouvèrent plus en nombre suffisant pour délibérer.
Une semaine après environ, sans paraître prendre garde à ce qui s’était passé, Castilla lut aux chambres en séance secrète un message dans lequel il annonçait une vaste conspiration. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le gouvernement se servit en cette circonstance, pour appuyer quelques mesures extraordinaires, de la motion par laquelle le congrès avait déclaré la patrie en danger, et qui était primitivement dirigée contre lui. Castilla, on le voit, traitait légèrement le congrès ; il avait maintenu ses avantages dans cette crise bizarre, refusant ouvertement de sanctionner la décision du pouvoir législatif et se moquant à peu près des députés. Ce n’est qu’un peu plus tard que sans tenir compte de la loi votée par le congrès, il se décida de lui-même à traduire le colonel Arguedas devant un conseil de guerre et à le faire condamner à un an d’exil. Le général Castilla joignait dans ses procédés la ruse à la hauteur. Après cela, il ne restait plus à l’assemblée péruvienne d’autre issue qu’une prudente retraite. Elle le comprit et mit fin à ses séances le 25 mai 1859, en s’ajournant toutefois au 28 juillet ; mais dans l’intervalle Castilla prit sur lui de dissoudre définitivement le congrès péruvien, et, si l’on nous permet ce terme, il écrivit son épitaphe dans un décret du 11 juillet, constatant que l’assemblée, convoquée pour réformer la constitution, avait consacré cent vingt-cinq séances à ne rien faire, et appelant le peuple péruvien à se réunir en ses comices le 10 décembre 1859 pour élire un congrès ordinaire qui se rassemblerait le 28 juillet 1860. Ce congrès extraordinaire de 1858-1859 a donc eu une assez triste fin, comme la convention nationale qui l’avait précédé. Après lui, comme avant lui, c’est la dictature de Castilla : tout ceci sous la réserve de quelque insurrection toujours possible, quoique pour le moment invraisemblable, car les rivaux de Castilla, — Vivanco, Echenique, — n’ont dans le pays qu’une influence très peu en rapport avec leurs prétentions.
Castilla, on le voit, règne et gouverne dans la république péruvienne, ne souffrant aucune contradiction, ne reconnaissant d’autre autorité que la sienne, qu’il exerce en vieux cacique, et cet esprit américain, dont il est une des curieuses personnifications, se fait sentir bien plus encore peut-être dans les relations extérieures, conduites avec un mélange de violence et d’astuce, de méfiance et d’ambition. Castilla est, lui aussi, dans une certaine mesure, un héros de ce qu’on a appelé l’américanisme, et il le montre surtout dans ses rapports avec les puissances de l’Europe. Dans ces pays livrés à toutes les révolutions, les étrangers, on le sait, ont souvent à supporter des dommages ; ils souffrent dans leurs intérêts, ils subissent des actes qui sont une violation de leur qualité d’étrangers ; on leur applique des mesures à l’abri desquelles ils devraient être par leur nationalité, et ce sont là autant de causes de réclamations incessantes que les personnes lésées exagèrent souvent, mais qui n’en ont pas moins un fondement légitime. Or ces réclamations, Castilla ne les aime pas, il les élude, se refusant volontiers à toute satisfaction qui coûte à son orgueil. Céder sur quoi que ce soit est ce qu’il comprend le moins. Il résiste avec une humeur astucieuse et hautaine. C’est ce qui lui est arrivé récemment avec la France, et il en est résulté une rupture qui ne s’est point d’ailleurs prolongée. Combien de temps encore durera la domination du général Castilla ? Le Pérou a-t-il même intérêt à ce qu’elle cesse ? Oui sans doute, s’il doit entrer dans une voie de développement régulier ; qu’importe au contraire si, à travers des révolutions nouvelles, il ne fait que changer de dictateur ?
Dans ces immenses régions du Nouveau-Monde, les républiques du Rio de la Plata, — la Confédération Argentine, la République-Orientale, le Paraguay, — sont peut-être les états les plus favorisés de la nature, les mieux situés pour prospérer et grandir. Elles ont tout, la douceur du climat, la fertilité du sol, l’étendue du territoire, — tout, moins la paix, qui seule peut faire germer la richesse et mettre des peuples là où il n’y a que des agglomérations turbulentes. Autrefois c’était, disait-on, le despote violent de ces contrées qui était un obstacle à tout. Rosas une fois tombé, les merveilles de la civilisation allaient se dérouler. Si ces pays étaient sans aucune espèce d’ordre intérieur, sans organisation politique, si tous les intérêts ne se développaient pas, c’était la faute du dictateur argentin. Rosas est tombé, qu’est-il arrivé ? La Confédération Argentine la première est aussitôt retombée dans la guerre civile, et s’est violemment divisée en deux parties ennemies, — Buenos-Ayres d’un côté, et de l’autre le reste de la confédération, sous l’autorité du général Urquiza. Aux yeux de Buenos-Ayres, la ville aux esprits cultivés et ardens, Urquiza a été toujours le chef de campagne, le caudillo qui n’a renversé Rosas que pour s’élever à sa place, et qui, du sein de sa province d’Entre-Rios, prétend faire peser le joug du gaucho sur l’esprit argentin ; aux yeux d’Urquiza et de ses adhérens au contraire, Buenos-Ayres a toujours été la ville rebelle et ambitieuse qui, sous des dehors libéraux, prétend attirer à elle et garder toute l’importance politique, le monopole du commerce et de la vie extérieure.
Telles sont les dispositions respectives de ces deux fractions ennemies de la république argentine, que depuis huit ans elles n’ont pu s’entendre. Trop faibles pour se réduire mutuellement par les armes, trop dominées par leurs passions pour céder à la nécessité supérieure d’un rapprochement volontaire, elles ont vécu de cette vie singulière qui n’était ni l’existence en commun ni l’indépendance complète. Chacune d’elles a eu son gouvernement, sa constitution, sa législation propre, et même sa représentation extérieure. Un moment, en 1854 et 1855, à défaut de l’unité nationale qu’elles ne pouvaient rétablir, elles essayaient du moins de sauvegarder leurs intérêts communs en réglant par des conventions leurs rapports commerciaux, en faisant un certain ordre dans le désordre ; mais cet état de paix relative, qui laissait intacte la grande question de l’intégrité nationale, durait peu, et après une courte expérience Urquiza, ne pouvant malgré tout renoncer à l’espoir de soumettre Buenos-Ayres, essayait d’un autre système qu’il croyait devoir être plus efficace que l’emploi de la force. Il cherchait à atteindre la province dissidente dans ses intérêts en favorisant le commerce direct entre les états étrangers et la confédération par l’établissement de droits différentiels sur les marchandises importées ou exportées qui toucheraient à Buenos-Ayres. C’était une guerre commerciale compliquée d’ailleurs d’incessantes manifestations d’hostilités d’un autre genre qui ne pouvaient qu’exciter et rendre plus irréconciliables les animosités en préparant une lutte nouvelle devenue inévitable en 1859.
Les symptômes de ces intentions belliqueuses ne tardèrent pas à se manifester et se succédèrent rapidement. Le chef de la confédération, le général Urquiza, ne demandait qu’à être ou à paraître pressé par l’opinion. Il y eut d’abord sur divers points de vrais pronunciamientos en faveur de la guerre contre la province dissidente. Le mot d’ordre était partout la reconstitution de l’intégrité nationale. Bientôt un fait singulièrement significatif se produisit : on rétablit comme signe de ralliement la fameuse ceinture rouge (la cinta) du temps de Rosas. La devise était, il est vrai, moins farouche. Ce n’était pas moins une résurrection fort malheureuse d’un déplorable emblème de haine et de guerre civile. Dans le même temps, le cabinet de Parana remettait au jour une loi de 1856, par laquelle il avait protesté contre tout acte de souveraineté extérieure de Buenos-Ayres. On ne pouvait se méprendre sur le sens de cette série de faits. On voulait la guerre à Parana, on la voulait le plus promptement possible. Cette pensée se laissait voir pleinement dans le message par lequel le président de la confédération ouvrait la session législative le 1er mai 1859 ; elle éclatait dans le premier acte du congrès, qui était d’autoriser le chef de l’état « à résoudre la question de l’intégrité de la république par des négociations pacifiques ou par la guerre, à mobiliser les gardes nationales, à augmenter les troupes de ligne, à faire toutes les dépenses nécessaires, et à prendre au besoin le commandement de l’armée. »
Quoi qu’en pût dire le général Urquiza dans son message aux chambres fédérales, il n’est pas moins vrai que Buenos-Ayres ne prenait nullement l’initiative de l’agression dans cette lutte nouvelle qui se préparait. Sans doute la province dissidente était jusqu’à un certain point rebelle et agressive par sa position, par les principes qui inspiraient son gouvernement, par ses prétentions de suprématie, par cette usurpation de souveraineté extérieure inhérente à la demi-indépendance qu’elle s’était donnée. En un mot, elle se trouvait dans une situation anomale qui devait déplaire au chef de la confédération, et qui ne pouvait durer. Au point de vue actuel et immédiat, il faut reconnaître qu’elle n’avait rien fait qui fût de nature à changer subitement cette situation irrégulière en un conflit déclaré. Elle restait plutôt sur la défensive, non cependant sans observer avec une amertume croissante cette série d’actes d’hostilité qui s’accomplissaient à Parana, et qui ne pouvaient qu’enflammer les haines contre Urquiza. Tandis que le chef de la confédération parlait un langage menaçant où se dévoilaient ses desseins, le gouverneur de Buenos-Ayres, M. Alsina, disait de son côté : « Buenos-Àyres n’a point provoqué et ne désire point la guerre, mais elle ne la craint pas. ».Et M. Alsina, lui aussi, se faisait autoriser à disposer de toutes les forces de l’état dans l’intérêt de la défense et de la sûreté du territoire.
La guerre renaissait dès lors invinciblement. Ce qu’il y eut de singulier, c’est que, les hostilités une fois ouvertes, les deux adversaires n’étaient pas en position de se rencontrer de si tôt. Le gouvernement de Buenos-Ayres fit envahir la province de Santa-Fé, mais sans poursuivre rien de décisif. De son côté, Urquiza tardait à se mettre en campagne ; il avait besoin de temps et de moyens qui lui manquaient d’abord pour conduire son armée de l’Entre-Rios sur la rive droite du fleuve. On entrait dans la saison d’hiver de ces contrées, et toute opération se trouvait enrayée. Trois mois se passèrent sans amener aucun événement sérieux ; tout au plus y avait-il quelques escarmouches. De part et d’autre, des escadrilles sillonnaient le fleuve. On s’observait et on se gênait mutuellement. Le fait est que, des deux côtés, à défaut d’une action militaire ajournée, on recourait à un moyen souvent employé dans ces contrées et dont Buenos-Ayres se servit avec succès, il y a quelques années, pour se délivrer d’un blocus par lequel Urquiza essayait de la réduire : chacune des deux parties essaya d’affaiblir l’autre par la captation et la corruption.
Cet intervalle de quelques mois laissé entre l’ouverture des hostilités et les opérations actives n’était point après tout sans avantage à un autre point de vue ; il permettait à des médiations désintéressées de se produire et de tenter, sous les auspices d’un arbitrage étranger, un rapprochement qui avait toujours échoué sous la forme d’une négociation directe. C’était vraiment la période des médiations : médiation des États-Unis, médiation au nom de la France, de l’Angleterre et du Brésil agissant en commun, médiation du Paraguay. La première en date fut celle du ministre des États-Unis, M. Yancey, et ce ne fut pas la plus heureuse. M. Yancey arriva à Buenos-Ayres au commencement de juillet 1859. Malheureusement, dès la première heure, on put voir de quelles difficultés épineuses se trouvait hérissée cette entreprise de pacification. L’embarras n’était pas de faire admettre le principe de l’intégrité nationale proposé par M. Yancey et que personne ne contestait ; mais d’abord Buenos-Ayres refusait formellement de souscrire à une suspension d’hostilités. En outre, elle répondait aux propositions de M. Yancey par des conditions au moins singulières, dont la plus difficile à faire accepter était l’abdication du chef actuel de la confédération et son éloignement de la vie publique pendant six ans, sans que cela impliquât au reste la réincorporation immédiate de la province séparée. C’était mettre la paix à des conditions impossibles et proposer un arrangement qui n’en était pas un ; M. Yancey ne manqua pas de le faire observer. L’opposition de Buenos-Ayres avait si visiblement pour mobile l’animosité personnelle à l’égard du chef de la confédération, que, par une dernière concession, M. Alsina consentait à faire représenter la province dans un congrès qui se réunirait pour réformer la constitution fédérale « aussitôt que le général Urquiza se retirerait de la vie publique. » C’était toujours la même difficulté ; il y avait vraiment trop peu de chances de s’entendre, et M. Yancey, un peu moins avancé le 15 août que le 6 juillet, déclarait sa médiation terminée.
Ce n’était point la dernière tentative de conciliation qui devait se produire. La mission malheureuse de M. Yancey était suivie peu après de deux médiations, — l’une exercée par le Paraguay, — l’autre proposée par les trois gouvernemens réunis de la France, de l’Angleterre et du Brésil, — et par une singularité de plus en cette affaire, c’est la moins importante en apparence qui devait amener un dénoûment. Comment le rôle de ces trois dernières puissances s’est-il effacé devant l’intervention d’un petit état américain ? C’est que la médiation du Paraguay avait été offerte et acceptée à Parana dès le 22 août, — peut-être même était-elle le résultat de combinaisons antérieures, — tandis que les représentans de la France et de l’Angleterre n’étaient en position d’offrir leurs bons offices qu’à la fin de septembre. On eut l’idée un moment de réunir tous ces efforts et de ne former qu’une seule et même médiation ; cela ne put réussir. Quoi qu’il en soit, le fils du président du Paraguay, le général Solano Lopez, arrivait au commencement d’octobre dans la Plata, muni de tous les pouvoirs nécessaires, et le ministre de France à Parana, M. Lefebvre de Bécour, ne tardait pas à se rendre lui-même à Buenos-Ayres avec le chargé d’affaires d’Angleterre à Montevideo et le plénipotentiaire brésilien, dont les lenteurs avaient peut-être contribué à entraver cette intervention de l’Europe. Dans tous les cas, cette médiation des grandes puissances restait une dernière ressource, et la présence des agens européens ne pouvait que venir en aide au médiateur qui avait réclamé son droit d’antériorité.
Le général Solano Lopez se mit à l’œuvre dès son arrivée à Buenos-Ayres. Le résultat de ses premières démarches ne fut pas d’un bon augure. Le gouvernement de Buenos-Ayres ne mettait pas moins d’obstination que par le passé à refuser une suspension d’hostilités que le général Urquiza demandait toujours pour pouvoir traiter. Seulement, après l’insuccès de la mission de M. Yancey, Urquiza croyait de sa dignité de montrer un peu plus de hauteur ; il ne consentait plus à envoyer ses plénipotentiaires à Buenos-Ayres, il exigeait que les plénipotentiaires de Buenos-Ayres se rendissent à son quartier-général. Le médiateur paraguayen essayait vainement de tout concilier ; il était tout près de voir échapper de ses mains le fil de cette négociation, lorsqu’il reçut tout à coup un secours inattendu des événemens.
Pendant ce temps, les armées des deux belligérans s’étaient peu à peu rapprochées, si bien que vers le 20 octobre 1859, quelques jours après l’ouverture de la médiation, elles se trouvaient en présence. Celle de Buenos-Ayres était sous les ordres du général Bartolomé Mitre, celle de la confédération était commandée par le général Urquiza lui-même. Il était difficile de ne point se heurter. Les deux armées se rencontrèrent en effet le 23 octobre à Cepeda, et l’avantage resta au général Urquiza ; la cavalerie de l’armée opposée avait pris la fuite dès le commencement du combat. Le général Mitre eut beau se représenter dans ses rapports comme victorieux à l’aide de son infanterie et comme étant resté maître du champ de bataille : il n’est pas moins certain qu’il fut obligé de battre en retraite dans le plus grand désordre, et qu’il fit une marche forcée de quinze heures pour aller se mettre à l’abri de toute poursuite à San-Nicolas, ce qui était une singulière façon d’être victorieux. L’affaire de Cepeda devait donner fort à réfléchir à Buenos-Ayres. La route de la capitale était ouverte devant Urquiza, qui s’avançait et qui avait d’ailleurs des intelligences dans toute la province. Il n’en fallut pas davantage pour relever l’autorité de la médiation du général Solano Lopez.
Cette fois en effet les négociations se renouèrent et ne pouvaient qu’être plus sérieuses. Un point fut désigné en dehors des défenses de Buenos-Ayres pour la réunion des conférences de paix ; mais en peu de jours tout avait changé. Il n’y avait plus désormais à exiger l’éloignement du général Urquiza, c’était M. Alsina qui était obligé de se résigner au sacrifice patriotique qu’il voulait naguère imposer au chef de la confédération ; à un certain moment, la négociation fut même sur le point de se rompre, s’il ne quittait pas le pouvoir. M. Alsina et ses ministres furent alors invités par l’assemblée législative de Buenos-Ayres à abdiquer leurs fonctions, ce qu’ils firent aussitôt, et dès lors la négociation se dénouait le 11 novembre par un traité de paix. Les conditions se ressentaient naturellement des circonstances nouvelles où l’on se trouvait. Buenos-Ayres se déclarait dès ce moment partie intégrante de la Confédération Argentine. Dans un délai de vingt jours, elle devait rassembler une convention provinciale chargée d’examiner la constitution fédérale en vigueur ; elle cessait immédiatement d’avoir des relations diplomatiques d’aucune espèce avec les états étrangers. La douane rentrait dans le ressort fédéral. Enfin le Paraguay garantissait l’exécution des engagemens réciproques contractés sous sa médiation. Ainsi la paix se trouvait rétablie dans la république argentine.
Les événemens ultérieurs n’ont été que le développement de ce premier acte de pacification. On s’est occupé de part et d’autre de l’exécution des clauses du traité du 11 novembre. Il y a eu pourtant plus d’un embarras dans l’exécution de ce traité. Lorsque la convention récemment élue s’est réunie à Buenos-Ayres, elle a paru, dès les premières séances, se diviser en deux partis assez tranchés, dont l’un était d’avis d’accepter purement et simplement la constitution fédérale actuelle, sauf à en demander plus tard la révision, tandis que l’autre semblait disposé à réclamer, comme préliminaire de la fusion définitive, la réforme de divers articles constitutionnels, ce qui entraînerait de nouveaux retards. Une autre difficulté s’est élevée lorsque le gouvernement de Parana a voulu envoyer un commissaire à Buenos-Ayres pour prendre possession de la douane, replacée désormais sous la juridiction de l’autorité fédérale. L’administration de Buenos-Ayres s’est opposée à cette mesure, qu’elle représentait comme prématurée et ne devant avoir lieu qu’après la complète réincorporation de la province.
Enfin, pendant que s’agitaient et se dénouaient à demi toutes ces luttes, un fait important s’est produit dans la confédération. Un nouveau président a été choisi pour remplacer le général Urquiza, dont les pouvoirs allaient expirer, et qui a tenu à démentir par son désintéressement les prédictions de ceux qui l’accusaient de vouloir perpétuer son autorité. Le nouvel élu est le ministre de l’intérieur de la dernière présidence, M. Santiago Derqui, qui n’est pas moins attaché que le général Urquiza aux idées fédérales. Buenos-Ayres aura donc à ratifier ce choix auquel elle est restée étrangère, et comme elle a elle-même, d’un autre côté, à élire prochainement un gouverneur provincial, il reste à se demander si elle ne cherchera point à opposer, par la désignation qu’elle fera, quelque protestation indirecte contre le sens généralement attaché à la nomination du nouveau président fédéral. La république argentine a donc à concilier les gages de paix qui sont tout entiers dans le traité du 11 novembre 1859 avec les mille difficultés qui naissent de l’exécution pratique de ce pacte si laborieusement conquis. Ici encore les intérêts du pays et les passions des hommes sont en lutte, de telle manière qu’on ne saurait dire au juste si ces événemens sont le prélude d’une ère de paix définitive ou une halte entre les dissensions de la veille et les troubles du lendemain.
Et le Paraguay n’a-t-il point sa place dans cet ensemble de choses ? Le Paraguay n’est point sans avoir eu, lui aussi, ses tribulations récentes et ses petites péripéties, tribulations de l’ordre diplomatique surtout, car depuis que le président Lopez, chef invariable de la république paraguayenne, a voulu faire une figure dans le monde, il s’est attiré successivement mainte querelle. C’était la conséquence à peu près inévitable de cette combinaison bizarre d’une politique extérieure d’apparence un peu libérale pratiquée avec les habitudes d’une politique intérieure ombrageuse et exclusive. Le Paraguay a donc eu ses aventures, les unes assez heureuses comme sa médiation dans les affaires argentines, d’autres plus scabreuses comme son démêlé avec les États-Unis.
C’était au fond une vieille querelle. Les causes de mésintelligence entre les deux états s’étaient accumulées. Il y a quelques années déjà, un citoyen américain, M. Hopkins, grand organisateur d’affaires, consul de l’Union à l’Assomption, chef d’une compagnie de navigation, s’était vu atteint dans ses intérêts particuliers aussi bien que dans son caractère consulaire par l’expulsion dont il avait été l’objet, et même un de ses parens avait eu le singulier désagrément d’être sabré par un soldat paraguayen pour ne s’être pas conformé à une consigne. Ce n’est pas tout. Un bâtiment américain, le Water-Witch, chargé de l’exploration scientifique des rivières de la Plata, avait été canonné à son entrée dans les eaux du Paraguay. Enfin un traité de commerce et de navigation avait été négocié et signé en 1853 entre les États-Unis et le Paraguay. Ce traité, amendé par le sénat de Washington, n’avait pas été ratifié sous sa forme nouvelle à l’Assomption. Les griefs, on le voit, étaient de diverse nature, et les États-Unis avaient annoncé l’intention où ils étaient de faire entendre raison au président Lopez. Dès les premiers jours de 1859, une escadre américaine se présenta dans la Plata, sous les ordres du commodore Sihubrick, qui était accompagné du capitaine Page et d’un commissaire extraordinaire, M. Bowlin, porteur, dit-on, d’un ultimatum assez effrayant. La situation devenait critique, car M. Lopez ne pouvait songer à opposer une résistance bien sérieuse.
En présence de cette menace de guerre, les médiations, selon l’habitude, se multiplièrent. Le Brésil avait proposé la sienne, et la faible République-Orientale elle-même offrait de s’interposer ; mais le général Urquiza, devançant toutes les démarches, se hâtait de se rendre à l’Assomption pour porter au président Lopez moins une promesse de secours que l’autorité de ses conseils, et lui ménager au besoin une capitulation convenable. Une négociation s’ouvrit donc, avec le concours, d’ailleurs tout officieux, du général Urquiza. Le président Lopez n’était point évidemment en position d’être bien difficile ; il fit pourtant bonne contenance, et ce ne fut pas sans peine que le général Urquiza lui fit accepter des conditions qui n’avaient au surplus rien de bien dur. Le commissaire américain n’obtenait pas tout ce qu’il avait été chargé de demander ; mais, en voyant de plus près les choses, il avait compris sans doute qu’obtenir beaucoup plus ne serait pas une grande victoire. De son côté, M. Lopez avait l’air de ne céder qu’à l’intervention pressante du général Urquiza, qui lui rendait ainsi d’avance le service qu’il devait en recevoir plus tard. Il est vrai que le général Urquiza avait peut-être une autre pensée, qu’il espérait amener M. Lopez à lui prêter son concours dans la croisade qu’il méditait contre Buenos-Ayres. Le président paraguayen n’était pas homme à se laisser si aisément convaincre. Le moment venu, il rendit médiation pour médiation.
Ce n’était pas encore le dernier embarras pour le Paraguay ; une espèce de fortune ironique lui réservait l’ennui d’un démêlé imprévu au milieu même du succès diplomatique de sa médiation dans les affaires de la république argentine. Au moment où le général Solano Lopez, après avoir rempli heureusement sa mission à Buenos-Ayres, s’embarquait sur le navire paraguayen le Tacuari pour retourner à l’Assomption, un bâtiment anglais attendait ce dernier navire à la sortie du port, lui donnait la chasse et menaçait de s’en emparer de vive force. Le Tacuari n’eut que le temps de rentrer bien vite au port, et il y resta provisoirement. Le général Solano Lopez fut obligé de prendre la voie de terre pour revenir dans son pays. C’était, à vrai dire, de la part des forces navales anglaises, un procédé un peu sommaire, d’un caractère assez inusité en l’absence de toute déclaration de guerre. Il s’expliquait toutefois, jusqu’à un certain point, par l’état des relations de l’Angleterre et du Paraguay, par une sorte de rupture qui avait eu lieu entre le gouvernement de l’Assomption et le consul britannique, M. Henderson, à l’occasion de l’incarcération d’un Anglais du nom de Canstatt. M. Lopez avait compté sans doute sur l’infaillibilité de son procédé habituel : quand il est en querelle avec quelque agent étranger, il s’adresse au gouvernement que représente cet agent, et il gagne ainsi du temps. Il se trompait cette fois ; les Anglais agirent plus sommairement. De là la mésaventure du Tacuari. M. Lopez a fini pourtant par mettre en liberté l’Anglais Canstatt, et le Tacuari a pu alors sortir librement pour regagner le Paraguay.
Malheureusement on a toujours affaire ici à un petit despote qui se prévaut de son éloignement et de son isolement. La difficulté, nous le disions, réside dans le conflit incessant entre une politique qui a manifesté depuis quelques années des prétentions un peu plus libérales et une manière d’entendre cette politique toute pleine d’ombrages traditionnels. M. Lopez veut bien avoir des relations extérieures, mais il prétend les interpréter et les régler à sa façon ; il veut bien recevoir les étrangers, mais en les traitant comme il traite ses sujets ; il ne refuse pas de proclamer la liberté de navigation, à la condition qu’on en use le moins possible. Dans ses rapports avec les autres états, si on n’a pas pour lui tous les égards voulus, il est très fier et très chatouilleux ; si on lui fait sentir le poids du droit et de la loi universelle des nations, il se rejette avec une astucieuse modestie sur l’infériorité du Paraguay. En un mot, il veut rester maître chez lui envers les étrangers comme envers les nationaux, et réellement il est tout dans son pays, il dispose de tout, il règle tout ; les Paraguayens ne se marient même pas sans sa permission. Il ne supporte autour de lui aucune influence, pas même celle de son fils, le général Solano Lopez, qui, soit calcul, soit soumission volontaire, ne contrarie d’ailleurs en rien son père. Avec cela, il a réalisé sans doute quelques progrès, mais il s’arrange pour que tout se fasse par lui et rien que par lui : homme bizarre et original après tout, qui continue dignement le système du docteur Francia. Le président Lopez vieillit cependant, et il est atteint d’infirmités incurables, dues à la vie laborieuse qu’il mène, à la tension permanente de toutes ses facultés, incessamment occupées des plus infimes minuties du gouvernement. On lui a prescrit le repos, il n’a pu s’y assujettir, car il s’est tellement accoutumé à cette vie de préoccupations jalouses, que le repos le tuerait, comme cette vie même accélère le progrès de ses infirmités. Le président Lopez n’aura pas moins été une des curieuses figures de l’Amérique du Sud, et sans sortir de cet isolement au sein duquel il se retranche avec une ténacité difficile à vaincre, on le voit encore, en 1859, mettre la main à une des plus sérieuses affaires de ces contrées, à la pacification de la république argentine.
Passons la République-Orientale, qui n’est pas encore si loin des révolutions intérieures qu’elle n’en porte toutes les traces, et dont l’impuissance est rendue plus palpable par le traité signé le 2 janvier 1859 entre la Confédération Argentine et le Brésil pour consacrer la neutralité perpétuelle du territoire de l’Uruguay. Par le fait, il n’y a jusqu’ici que deux états sud-américains, le Chili et le Brésil, qui, placés dans des conditions différentes, aient paru représenter sur le sol du Nouveau-Monde la paix et un progrès assez régulier. Le Chili a cessé d’être une de ces exceptions heureuses. Il vient d’avoir, lui aussi, sa guerre civile, que le gouvernement a comprimée, mais qui n’attend peut-être que le moment favorable d’une nouvelle élection présidentielle pour se réveiller[1]. Le Brésil reste donc seul ; il le doit sans contredit tout d’abord à la monarchie constitutionnelle, qui met le pouvoir souverain au-dessus des rivalités ambitieuses des chefs de hasard, en laissant aux partis la liberté de leurs luttes.
Le Brésil garde dans son existence un double caractère qui se dévoile à travers les événemens de tous les jours et qui fait son originalité politique. Il est sans doute américain, et grandement américain, par sa population, par la nature de ses ressources et de son développement, par les lacunes d’une civilisation si disproportionnée avec l’immensité du pays, en un mot par tout ce qu’il possède comme par tout ce qui lui manque. En même temps, de tous les états du Nouveau-Monde c’est celui qui se rapproche le plus de l’Europe par ses habitudes de gouvernement, par l’extérieur officiel de sa vie, par son aptitude politique. Le Brésil, c’est assurément son honneur et sa force, ne va pas de révolution en révolution ; il a une marche suivie, des affaires régulières dans leur ensemble, surtout des relations diplomatiques généralement conduites avec habileté, et des hommes d’état capables qui exercent alternativement le pouvoir sous la prudente direction d’un souverain plein de zèle et de circonspection, ayant toute la bonne volonté possible de bien faire. De là vient que, si dans ce jeune empire il y a des crises politiques, il n’y a point de commotions sérieuses ; si l’on rencontre toutes les incohérences inévitables dans un état de civilisation encore si imparfait, ces incohérences ne se compliquent pas du moins du mouvement de toutes les passions acharnées à bouleverser le pays dès longtemps pacifié.
Et maintenant quelle impression générale laisse dans l’esprit la vue de ces républiques dont l’existence n’apparaît le plus souvent que comme un tourbillon lointain ? On ne peut se le dissimuler, le Nouveau-Monde n’est encore que le gigantesque cadre de sociétés en voie de formation, dont l’ébauche ne peut pas même être entrevue, dont tous les élémens flottent dans la confusion. Aux États-Unis, tout est violence sans doute, jusque dans la paix ; il y a une audace qui trop souvent ne tient compte ni du droit, ni des faibles, mais qui agit, qui marche, et qui, en s’avançant chaque jour, dépose un germe, prend possession de la terre, fait reculer le désert et le vide. Dans l’Amérique du Sud, ce qui frappe, c’est cette universelle et colossale disproportion entre tous les intérêts déterminés par la nature et les événemens, œuvres des ambitions, — entre les ressources latentes d’un sol prodigieux et l’incurie des hommes, — entre l’étendue même du domaine et l’impuissance des dominateurs, qui semblent vouloir suppléer à leur petit nombre par l’agitation. Contemplez ce vaste continent : dans cet espace immense qui va de l’Océan-Atlantique à la Cordillère des Andes et du Rio de la Plata à la Patagonie, la Confédération Argentine voit se perdre une population qui ne va peut-être pas à 1,500,000 âmes. Au Venezuela, les llanos ou savanes, qui ont neuf mille lieues carrées, ne renferment pas 50,000 habitans ; la zone des bois, des montagnes, qui pourrait donner asile à plus de 15 millions d’hommes, en a 60,000. Dans l’intérieur de l’Equateur, les vastes régions de Quijos, de Macas et de Mainas sont couvertes de forêts séculaires où errent quelques tribus que nulle civilisation n’atteint, sur lesquelles le gouvernement n’exerce aucune action. Buenos-Ayres, l’Athènes du Nouveau-Monde, a presque à ses portes le désert et la vie sauvage, et le Chili lui-même est réduit à combattre les vieilles et fières peuplades de l’Arauco ou à traiter avec elles. Enfin ces contrées sont sillonnées de merveilleux réseaux de fleuves, comme celui du Rio de la Plata et celui de l’Amazone, artères naturelles de civilisation. Le principe de la liberté de navigation proclamé par des traités réserve l’avenir. Quels résultats a-t-on vus cependant jusqu’à présent, si ce n’est l’aventureuse expédition de quelques barques dans les rivières argentines, et quelques tentatives de navigation pour relier le Brésil et le Pérou à travers l’épaisseur du continent américain ?
Pendant ce temps, au sein de cette fécondité et au milieu de tous ces problèmes qui sollicitent à la fois l’activité humaine, des partis font et défont des constitutions, des chefs militaires se disputent le pouvoir, — et les uns et les autres se servent des Indiens en les disciplinant pour leurs guerres civiles, sans les élever par l’éducation et le travail, c’est-à-dire en leur donnant des armes à l’aide desquelles ils arriveront à pénétrer avec effraction dans la politique et iront camper dans les villes, comme on le voit déjà au Mexique. Il y a quelques années, Santa-Anna le disait dans un message aux Mexicains : « Après trente ans d’indépendance, où en sommes-nous ? Quel est votre crédit au dehors ? quelle est votre réputation auprès des nations étrangères ? » La réponse était navrante et claire : des territoires perdus pour le Mexique, des révolutions et des dictatures partout, c’est, à peu d’exceptions près, l’histoire de ce monde espagnol. Parce que l’Amérique du Sud en est encore à cette période où rien n’est équilibré, où tout est hasard, où l’on ne peut même entrevoir un but prochain, il ne faudrait pas toutefois se laisser aller à ce dédain des civilisés pour ce qui n’est pas conforme à leurs habitudes et à leurs goûts. Ce monde est un vaste laboratoire, disions-nous : l’Europe elle-même est sortie de là. Quelques siècles avant le christianisme, était-elle, comme aujourd’hui, riche, éclairée et florissante ? Ce n’est que par degrés, en suivant une échelle infinie de transformations et d’épreuves souvent obscures et vulgaires, que les sociétés se forment. Dieu, qui a créé cet imposant et prodigieux théâtre du continent sud-américain, en le livrant à la race humaine, n’a pu vouloir qu’il fût indéfiniment la pompeuse et inutile décoration de drames sanglans ou puérils.
CH. DE MAZADE.
- ↑ Cette guerre civile a déjà été racontée dans la Revue ; voyez la livraison du 15 décembre 1859.